Souvenirs d’un officier de la Grande armée/04

J.-B. Barrès
Souvenirs d’un officier de la Grande armée
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 606-634).
SOUVENIRS
D’UN OFFICIER
DE LA GRANDE ARMÉE
PUBLIÉS PAR MAURICE BARRÉS, SON PETIT-FILS [1]

IV [2]
LA MONARCHIE DE JUILLET

1er août 1830. — Dans la matinée, le lieutenant-colonel, à qui je venais de remettre le commandement du régiment, réunit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit très sérieusement qu’il avait servi avec fidélité la République, le Consulat, l’empereur Napoléon, Louis XVIII et Charles X, et qu’il servirait de même le souverain que les Chambres appelleraient au trône. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du régiment. Au fait, ce n’était ni sa faute ni la nôtre, si les événements nous forçaient à servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la fréquence de nos serments si solennellement prêtés, et souvent si peu respectés. Ses frais d’éloquence touchèrent peu les soldats qui se croyaient dégagés depuis le 29 juillet de tout frein disciplinaire.

Le 2 août, les débris de nos 1er et 3e bataillons, qui avaient passé la nuit à Versailles, arrivèrent à Paris dans la matinée, sous le commandement de leurs chefs, tambours battants et baïonnettes au bout des fusils. C’était la première troupe armée de la ligne qu’on revoyait dans nos parages ; et ils se présentaient dans cette attitude militaire, en vertu d’une convention faite avec les commissaires envoyés pour recevoir leur adhésion. Les honnêtes gens virent avec plaisir que la force armée régulière et disciplinée allait reprendre le service de la capitale.

Grâce à l’arrivée de ces deux bataillons, le régiment se trouva de nouveau réuni. Mais ce n’était plus le même corps. Que de divisions parmi les officiers ! Des ambitions bien peu justifiées se montraient, des haines se manifestaient à toutes les réunions. Le 15e avait cessé d’être le modèle des autres corps. Sur les 1 500 hommes qu’il avait présentés à la revue du 26, il ne lui en restait pas 400. Plus de 1 000 hommes avaient déserté. Quant à la tenue, elle n’existait plus. La plupart des soldats vendaient le soir les effets qu’on leur délivrait le matin.

9 août 1830. — Louis-Philippe, roi des Français, accepte la nouvelle Charte, et prête serment devant les députés réunis au palais de la Chambre...

Pour moi, à deux heures et demie du matin, je pris le commandement d’une nombreuse corvée que je devais conduire à Vincennes pour recevoir 600 fusils. Je rentrai à deux heures après-midi, bien mécontent des hommes et de leurs officiers qui n’osaient plus les commander. Cette journée me laissera de douloureux souvenirs sur le funeste effet de l’indiscipline. Quelle différence avec les soldats d’avant la Révolution ! quel changement profond dans les caractères en si peu de jours ! Ce qui occasionna en grande partie les nombreux écarts de désobéissance dont les soldats se rendirent coupables, c’est la faim. Restés à Vincennes plus longtemps qu’on ne pensait, parce que d’autres régiments s’y trouvaient en même temps que nous, l’heure du déjeuner était passée depuis longtemps quand notre tour d’être armés arriva, ce qui exaspéra les hommes, facilement irritables à cette époque de dissolution sociale. La plus grande difficulté, ce fut de les empêcher d’entrer dans Paris par la rue du faubourg Saint-Antoine, que je ne voulais pas traverser, dans la crainte que le peuple avide d’armes ne les désarmât : ce que mes indisciplinés chasseurs auraient volontiers laissé faire pour ne pas se donner la peine de porter leurs armes. Enfin je parvins presque seul à vaincre toutes ces résistances, et arrivai au quartier sans avoir perdu un seul fusil, malgré toutes les tentations qu’on mit en jeu pour que les hommes en vendissent pendant ce long trajet autour des murs d’enceinte et depuis la barrière de la Râpée jusqu’à la caserne. Si ces hommes furent ce jour-là mauvais soldats, ils furent du moins honnêtes gens.


LA FAMILLE ROYALE

Le soir de ce 9 août, je fus, avec les autres officiers supérieurs du régiment, présenter mes hommages à notre nouveau Roi et à la famille royale Je fus vivement émerveillé de la simplicité et de la bonté remarquables de cette belle et intéressante famille, qui s’était trouvée au milieu de nous pour nous préserver de l’anarchie. Après avoir causé quelques instants avec le Roi, nous fûmes présentés à la Reine, à Mme Adélaïde, aux jeunes princesses et aux Ducs de Chartres et de Nemours. Il y avait beaucoup de monde, notamment les maréchaux, duc de Dalmatie (Soult), duc de Trévise (Mortier), duc de Tarente (Macdonald), duc de Reggio (Oudinot), et les comtes Jourdan et Molitor, en grand costumes des dignitaires, au milieu d’un très grand nombre de généraux. On était sur la galerie vitrée du Palais Royal, tant pour jouir de la fraîcheur de la soirée que pour voir l’affluence des curieux dans la grande cour et le jardin. Tout était plein. Les cris de « Vive le Roi ! » et des airs patriotiques joués par diverses musiques, se firent constamment entendre, jusqu’au moment où la pluie vint interrompre cet admirable concert de satisfaction. On passa dans les salons. La Reine, les princesses et quelques dames se placèrent autour d’une table ronde où elles travaillèrent, les hommes circulèrent tout en causant à travers les salons. Le Roi, M. Laffitte et d’autres personnages politiques que la Révolution venait d’élever aux premières fonctions, s’entretenaient dans une embrasure de croisée ; les princes recevaient les nouveaux arrivants, et surtout leurs condisciples du collège Henri IV. Enfin tout, dans cette première réunion royale, charmait par sa simplicité. C’était un tableau de famille plein de douce émotion et d’heureuses espérances.

Le 28 août, le régiment change de caserne. Il est envoyé à l’École militaire. Le lendemain eut lieu, au Champ de Mars, une grande revue de la Garde Nationale, pour la distribution des drapeaux aux bataillons des douze légions.


REVUE DE LA GARDE NATIONALE

Cette cérémonie frappa d’admiration les personnes qui en furent témoins. On ne pouvait concevoir que, dans l’espace d’un mois, 45 000 hommes eussent pu s’habiller, s’armer, s’équiper et acquérir assez d’instruction pour exécuter passablement les différents mouvements de l’exercice et de la marche en colonne. Le Champ de Mars était presque plein de ces soldats citoyens qui, placés sur plusieurs lignes, présentaient un coup d’œil fait pour inspirer un juste orgueil.

L’arrivée du « roi des barricades, » comme l’appelaient les Parisiens, fut moins annoncée par les salves d’artillerie des Invalides que par les vivats d’enthousiasme de 300 000 personnes, placées sur les talus et les banquettes de ce vaste forum. Cette immense population, avide de voir le souverain qu’elle venait de se donner, se pressait autour de lui, prenait ses mains, et lui prodiguait toute sorte d’hommages. C’était un père au milieu de ses enfants, un citoyen couronné au milieu de ses égaux. Point de gardes, point de courtisans dorés, mais beaucoup d’officiers de tous les grades qui lui faisaient cortège. Les légions n’étant pas encore toutes réunies, il monta dans les appartements d’honneur du palais, où étaient la Reine et sa jeune famille, pour attendre que tout fût prêt. Ensuite il se rendit à pied sous une immense tente, élevée sur un haut échafaudage en face du palais de l’Ecole. Des maréchaux de France, des généraux et un nombreux état-major l’accompagnaient. Le général La Fayette, commandant général des gardes nationales de France, souffrant de la goutte, s’appuyait sur le bras du Duc d’Orléans. Après la distribution des drapeaux et la prestation du serment, le Roi monta à cheval, passa devant le front de toutes les légions, et fut se placer ensuite sous le balcon du palais de l’Ecole pour les voir passer en colonne.

Les officiers du régiment, comme hôtes de l’Ecole militaire, se trouvèrent au pied du grand escalier pour recevoir la Reine, qui arriva par la cour de la caserne, dans une simple voiture de promenade. Des députations de demoiselles lui offrirent des fleurs, après l’avoir complimentée. Elle les embrassa toutes avec beaucoup d’émotion. Douze demoiselles qui représentaient les douze arrondissements de Paris étaient toutes remarquables par leur beauté et leur gracieuse élégance. Je suivis la reine dans les grands appartements, où je restai longtemps pour jouir du magnifique coup d’œil qu’offrait le Champ de Mars dans cet instant de la journée.

Le 13 septembre, eut lieu la prestation du nouveau serment, juré individuellement par tous les officiers, sous-officiers et soldats, en face du drapeau tricolore, dans la cour de la caserne. Le 26, il y eut une revue du Roi.

Le Roi, en passant devant le front de chaque régiment, fit prodigieusement de promotions, pour remplir les vacances et attacher l’armée aux nouvelles institutions. On aurait dit un lendemain de Wagram ou de la Moskowa. Mais une grande révolution politique, qui bouleverse toutes les situations acquises, qui a tant de nouvelles exigences à satisfaire, n’est-ce pas aussi une grande bataille donnée, des vainqueurs et des dévoués à récompenser ? C’était 1815 retourné, les mêmes prétentions, les mêmes ridicules, les mêmes apostasies.


LE DUC D’AUMALE A HUIT ANS

Quelques jours plus tard, le 28 septembre, Barrès dîne au Palais Royal.

Je pris place à la table du Roi. Nous y étions soixante. Placé à un bout, à côté de l’aide de camp de service, le maréchal de camp, comte de Rumigny, je pus de ce point remarquer tous les convives, dont je me fis dire les noms par l’aide de camp. La beauté et la régularité du service, la délicatesse des mets, dont beaucoup m’étaient inconnus, le luxe des décorations et de brillants accessoires qu’on ne peut guère trouver qu’à une table royale, m’instruisirent de la manière la plus intéressante sur les avantages de la richesse et les agréments du grand monde. :

A cette table étaient le Roi, la Reine, Mme Adélaïde et la fille aînée du Roi. Le Duc d’Orléans et son frère, le Duc de Nemours, présidaient une autre table, où tous les jeunes invités prirent place. On prit le café dans les grands salons, où je fus accosté par le Duc d’Aumale, enfant de huit ans, qui me charma par son aimable babil et des connaissances qui m’étonnèrent, bien que son rang ne me les fit pas paraître au-dessus de ce qu’elles étaient. Il savait que le régiment allait à Strasbourg et moi à Wissembourg. Etonné de ce qu’il me disait, je lui demandai comment il pouvait savoir cela.

— C’est bien simple, me dit-il, votre capitaine de carabiniers est l’ami de mon précepteur. C’est par lui que j’ai appris tout ce que je sais sur votre prochain départ et votre destination.

Ce charmant enfant ne me quitta pas de la soirée, m’expliqua tous les tableaux de la galerie, le nom des peintres, et les beautés de chacun d’eux. Tout cela était dit avec un aplomb et une grâce charmante.


PROMENADES DANS PARIS

Non content de noter au jour le jour tant de grands événements dont il vient d’être le témoin, Barrès, avec cette curiosité toujours en éveil qui est chez lui un trait de caractère, a soin de consigner dans son journal toutes les nouveautés qui l’ont frappé dans Paris pendant ses sept années de séjour (1823-1830.) Monuments, spectacles, voitures publiques, — Favorites, Dames blanches, batignollaises, — etc., tout l’intéresse et il ne manque pas de signaler les difficultés croissantes de la circulation dans les rues !

Ma promenade favorite était le jardin du Luxembourg ; mais après la mort de ma femme, j’y fus moins souvent, le voisinage me rappelant de trop douloureux souvenirs. Je visitais avec plaisir ses superbes collections de rosiers, ainsi que la pépinière de l’enclos des Chartreux. J’allais souvent dans les galeries du palais du Luxembourg admirer les belles peintures modernes qui s’y trouvent réunies. Elles n’y sont pas à demeure ; quand le peintre qui les a produites est mort, ses ouvrages sont portés au Louvre, et leur place prise par ceux que le Gouvernement a achetés aux expositions publiques. Ainsi le musée du Luxembourg est le musée des peintres vivants ; le Louvre, celui des peintres morts. En général, la vue des chefs-d’œuvre de l’école moderne fait plus de plaisir, à ceux qui ne sont pas connaisseurs, que la majeure partie des tableaux du Louvre. Mais les artistes et les amateurs instruits en jugent autrement. Une autre promenade qui avait toutes mes sympathies, c’était le Jardin des plantes. J’y ai passé dans la belle saison des matinées et des soirées pleines de charme. Combien je jouissais de voir en détail le jardin de botanique, de parcourir les serres et les nombreuses galeries du Muséum ! Au reste, c’était Paris tout entier qui m’attirait dans tous ses coins. Il n’est pas un quartier ancien ou neuf, une rue nouvellement ouverte, un monument, un passage, un bazar, un pont, une fontaine, qui n’aient eu ma visite, surtout ce qui avait été construit ou amélioré depuis 1823. Je supprimerai une foule de faits et de remarques que j’avais notés dans mon ancien itinéraire et qui sont bien peu intéressants pour moi, maintenant que j’ai vieilli. Mais voici qui prête encore à mes réflexions.

Sur la place où fut guillotiné, le 21 janvier 1793, l’infortuné Louis XVI, — place qui a porté successivement les noms de Louis XV, avant 1789 ; de la Révolution, jusqu’à 1802 ; de la Concorde jusqu’à 1814 ; de Louis XVI jusqu’à 1830, et qui s’appelle de la Concorde jusqu’à nouvel ordre ; — sur cette place d’où l’on voit un palais sans roi, les Tuileries ; un temple sans dédicace, la Madeleine ; un arc de triomphe sans consécration, l’arc de l’Etoile, on élevait un monument à Louis XVI. Le piédestal qui devait le supporter était seul achevé quand la Révolution de 1830 éclata.

Pendant mon séjour, on plaça sur les balustrades du beau pont Louis XVI, les statues colossales en marbre blanc de Condé, Turenne, Duguesclin, Bayard, Suger, Sully, Richelieu, et Colbert, Tourville, Duquesne, Duguay-Trouin et Suffren : elles ont disparu. Au rond-point des Champs-Elysées, on élevait un monument à Louis XV, encore peu avancé : je pense que les derniers événements empêcheront qu’on y donne suite. Le superbe Arc de triomphe de la barrière de l’Etoile, ou de Neuilly, s’achevait. J’en avais vu poser la première pierre en 1806 : on le dédiait alors aux armées françaises de la République et de l’Empire ; sous les Bourbons de la branche ainée, il devait être consacré à la gloire du Duc d’Angoulême, pour sa campagne d’Espagne. On élevait une statue à Louis XVIII, auteur de la Charte, et fondateur du gouvernement représentatif en France, sur la place du Palais-Bourbon, en face de la Chambre des députés : elle n’était pas terminée à la déchéance de Charles X ; qu’en est-il advenu ?

Je fus souvent visiter l’église Sainte-Geneviève, pour bien connaître sa belle architecture et pour étudier la fresque que le baron Gros a peinte, dans la seconde coupole du dôme. Un groupe dans cette fresque devait représenter Napoléon avec Marie-Louise, le roi de Rome et les principaux guerriers, mais les invasions de 1814 et 1815 y firent substituer Louis XVIII et la Charte. La Révolution, la France, le Duc de Bordeaux, la guerre d’Espagne, la Dauphine, entourent le Roi, tenant la place des personnages qui devaient figurer autour de Napoléon. Ce fait est curieux à ajouter à l’histoire des changements qu’a éprouvés l’église Sainte-Geneviève, que voici de nouveau destinée aux grands hommes.

Chaque fois que je revoyais la triomphale colonne de la place Vendôme, je restais autant de temps à la contempler que si c’eût été le premier jour. Ses bas-reliefs me rappelaient d’honorables et glorieux souvenirs. Le temps n’avait pas effacé les impressions vivaces de cette célèbre campagne d’Austerlitz. La Révolution de Juillet fit disparaître le drapeau blanc qui s’y déployait et restaurer le drapeau tricolore sous les couleurs duquel nous avions vaincu les Autrichiens dans cette immortelle campagne en 1805.

J’avais formé le projet, avant mon arrivée à Paris, de suivre les cours des plus illustres professeurs du Collège de France et du Jardin d’histoire naturelle. Je comptais sur mon bon vouloir, mais il me manqua en partie, et puis les dérangements, les visites, vingt autres obstacles s’y joignirent. Je ne fus assez exactement qu’à celui de chimie, à la Sorbonne, fait par M. Thénard. C’est une indifférence que je me reproche quand elle a été volontaire.

Un homme avait à cette époque une espèce de célébrité, que peu de personnes auraient enviée ; mais on cherchait à le voir, et je le regardais chaque fois que j’allais me promener dans les galeries du Palais-Royal : c’était le Diogène de ce brillant bazar, le fameux Chodruc Duclos, de Bordeaux. Cet homme, après avoir joui d’une assez belle fortune, fait l’ornement de la bonne société et paradé sur de beaux chevaux, après s’être fait remarquer par son bon ton, son luxe de toilette, ses fréquents duels et ses nombreuses maîtresses, promenait son cynisme, sa misère, ses haillons, dans le lieu de Paris le plus hanté par les étrangers, les provinciaux et les désœuvrés. On le regardait avec étonnement, on admirait sa belle taille, sa figure expressive, ses yeux de feu, mais on détournait aussitôt la vue, tant l’abjection et le malheur de ce personnage, encore fier, attristaient. Il avait été l’ami, disait-on, du comte de Peyronnet, qui fut deux fois ministre et signa les Ordonnances de juillet.

Voilà comment pendant les premiers mois je courus assez pour tout voir ; mais plus tard, tant par suite de mes chagrins que par ennui et lassitude, je fus moins ardent ; ma curiosité moins vive ou satisfaite me rendit plus indifférent, et c’est ainsi que j’ai quitté Paris sans avoir assisté à aucune séance de la Chambre des députés.

J’avais vu une grande révolution s’accomplir en trois jours : un trône renversé et un autre relevé par la volonté nationale ; un Roi puissant fuir avec toute sa famille, en pays étranger, et surveillé sur sa route d’exil pour qu’il ne s’écartât pas de l’itinéraire qui lui était tracé. J’avais vu descendre le drapeau blanc, imposé à la France par les étrangers, et reparaître après quinze années de proscription la glorieuse cocarde tricolore. J’avais vu une superbe Garde royale, belle de tenue et de discipline, bien favorisée et pleine de dévouement, se fondre, se dissoudre, et disparaître avant même que son royal chef l’eût dégagée de ses serments. J’avais vu l’insubordination dans les troupes presque encouragée, les officiers et les soldats dénonçant leurs supérieurs ; la médiocrité, l’inconduite se faire des titres de ce qu’ils n’avaient pas été employés sous la Restauration, pour prétendre à des emplois, à des grades supérieurs, à des récompenses, par-dessus ceux qui, pendant quinze années, s’étaient dévoués au service du pays, avaient conservé les bonnes traditions de l’Empire, et mérité les éloges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. J’avais vu descendre au tombeau la mère de mon bien-aimé fils. Quand je disais au colonel Perrégaux et à quelques autres officiers avec lesquels je me trouvais avant notre départ de Lyon : « Puisque nous allons à Paris, je voudrais y être témoin de quelque événement important, » je ne pensais pas être si douloureusement servi. Quelle soif irréfléchie d’émotions et de nouveautés, si fatalement satisfaite et si funeste à mon bonheur !

Les soldats apprirent avec plaisir qu’ils allaient quitter ce brillant Paris, qui n’était pour eux qu’un séjour de grosses lassitudes et de pénibles veilles. Personnellement j’en fus très satisfait. J’y avais été trop malheureux, j’y avais éprouvé trop de dégoût et d’ennui, pour ne pas considérer comme une grande faveur l’ordre qui nous prescrivait d’aller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village à cette époque me semblait préférable à la capitale du monde civilisé.


CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE

En 1830, Barrès est devenu, par rang d’ancienneté, le plus ancien des commandants du 15e. Son bataillon est le premier à partir pour l’Alsace le 1er octobre. En cours de route, à Montmirail, où il était déjà passé en 1808, 1814 et 1820, son billet de logement lui vaut d’être l’hôte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, « dans le beau château où naquit le cardinal de Retz. »

3 octobre 1830. — Logé par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps après être entré dans l’appartement qui m’était destiné, la visite de son valet de chambre qui m’annonça celle de son maître, et m’apporta en même temps que des rafraîchissements sept à huit journaux politiques de différentes couleurs. Après m’être habillé, je fis dire que j’étais en position de recevoir l’honneur qu’on voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et m’inviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du château, très curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le château est une vieille habitation modernisée, flanquée de tours carrées, et sur l’une d’elles flottait un immense drapeau tricolore.

Le dîner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme Sosthène de la Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du Roi, homme célèbre par son bon ton et pour avoir, dans l’intérêt des mœurs, fait allonger les jupons des demoiselles de l’Opéra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc (comme les dévots l’appelèrent lors de sa mort subite à Saint-Thomas d’Aquin), ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Rapt de Rastignac, pair destitué par la Révolution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes moins aristocratiques, à ce que je crois. On causa peu. M. de la Rochefoucauld et moi, nous fûmes à peu près les seuls qui échangeâmes quelques paroles à voix basse. Du reste, je n’eus qu’à me louer des politesses qu’on me fit, et des attentions dont je fus l’objet.

Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la Révolution de Juillet et des malheurs de la famille royale. « Malheureux roi ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manqué, mais des hommes plus influents l’ont circonvenu et conduit à sa perte. » Tous ces personnages avaient quitté Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du Roi, et oublier, s’il était possible, les grandeurs qu’ils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, déjà âgé ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes manières ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant à M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théâtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlèrent pas : elles se seraient compromises devant un plébéien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse étranger à tout ce grand monde, j’y tins ma place, et reçus un accueil parfait.

DE METZ A WISSEMBOURG

Le 11 octobre, Barrès arrive à Metz, qu’il revoit pour la troisième fois :

A la porte de la ville où je devais m’arrêter, former les pelotons et régulariser la tenue pour faire mon entrée, je vis venir à moi mon fils conduit par son grand père, sa grand mère et sa tante Elisa Belfoy. Avec quelle joie je les embrassai tous quatre, et pressai tendrement contre mon cœur mon petit Auguste ! Ce nouveau témoignage d’affection que me donnaient ces bons parents me toucha vivement. Faire un voyage de cinquante lieues pour me procurer le plaisir d’embrasser mon enfant, c’était me donner une bien grande preuve de leur attachement et m’offrir une aimable diversion aux ennuis d’une longue route. Je trouvai mon fils fort, espiègle, et plein de santé. Quarante-huit heures que je passai avec ma famille me parurent bien courtes.

18 octobre. — A quelques lieues au delà de Bitche, marchant dans le brouillard et sur un chemin sablonneux mal tracé, le bataillon quitta la route et se dirigea à gauche vers la Bavière rhénane. Près d’arriver à la frontière, un paysan accourut tout haletant, me prévenir de notre erreur, et nous remit dans la direction que nous devions suivre. Je le remerciai comme il convenait du service qu’il venait de me rendre, car dans les circonstances où nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraître intentionnelle et donner lieu à des commentaires plus ou moins absurdes. A cette époque l’Europe tout entière était en agitation. Les rois se préparaient à la guerre soit pour contenir les peuples que la Révolution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour résister à la France qu’on croyait disposée à porter ses principes en Allemagne, et à faire de la propagande armée. Quel effet auraient pu produire l’apparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française et l’arrivée inattendue d’un bataillon qu’on aurait pris pour l’avant-garde d’une armée d’invasion ! L’alarme se serait vite répandue ; la joie ou la peur auraient grossi l’événement.

Peu après, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, à ma rencontre, une espèce de troupe armée, marchant en colonne, tambours battants, drapeau déployé. Arrivée à la portée de la voix, cette troupe s’arrêta et son chef cria : « Qui vive ? » Après les réponses d’usage, il s’approcha de moi, me salua de l’épée, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15e léger. Ce capitaine était un gamin de quinze ans, de très bonne tournure, et montrant beaucoup d’aplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze à quinze ans, bien organisés, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantinière, son porte-drapeau. Rien n’y manquait, pas même l’instruction et le silence. Après avoir causé quelques minutes avec cet intéressant jeune homme, je lui dis de prendre la tête de la colonne, et de nous conduire sur la place où nous devions nous arrêter. Au gîte d’étape, je le priai de venir dîner avec moi, ce qu’il fit avec grand plaisir. J’appris que c’était un capitaine en retraite qui avait eu la patience d’instruire et organiser ces enfants avec tant de succès. Ils faisaient plaisir à voir. Ils avaient pour armes de grands sabres en bois, dont les chefs, décorés d’épaulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnés. Nous étions en Alsace.

Au résumé, de Paris à Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la manière la plus heureuse. Sur toute la route, particulièrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait à notre rencontre en criant : « Vive le Roi ! Vivent les Grandes Journées ! » Toutes les maisons étaient ornées de drapeaux tricolores et partout les soldats reçurent bon accueil et furent fêtés. En partant de Paris, je pensais que cette route serait pour moi une source d’ennui et de désagréments, que les hommes feraient des sottises, manqueraient aux appels, resteraient en arrière. La conduite qu’ils avaient tenue dans Paris, depuis la Révolution de Juillet, me le donnait à craindre. Il n’en fut rien. Quand nous arrivâmes à Wissembourg, ils étaient si peu fatigués et leur tenue si soignée que les habitants purent croire que nous venions seulement de faire une promenade matinale de quelques lieues.

Ayant pris possession de la caserne et installé sa troupe, Barrès obtint bientôt un congé pour aller à Charmes. Mais son séjour se trouva écourté par une lettre de rappel du colonel qui croyait à une prochaine déclaration de guerre. Ce qui survint, c’est un épisode plus humble, caractéristique de l’esprit alsacien.


DIFFICULTÉS SCOLAIRES EN ALSACE

Le 9 mars 1831, je reçus l’ordre du général Fehrmann de me rendre, avec tout mon bataillon, au village d’Ober-Belschdorff, distant de quatre lieues, pour concourir à la répression d’une résistance aux décisions de l’administration supérieure. Cette quasi-insurrection avait pour cause la nomination d’un maître d’école que les habitants ne voulaient pas. C’était en vain qu’on leur disait que celui qu’ils préféraient était un ignorant et avait échoué à tous les concours. Ils y tenaient parce que c’était le gendre du garde-forestier, et que celui-ci les avait prévenus que, s’ils en prenaient un autre, il leur ferait des rapports toutes les fois qu’ils iraient prendre du bois dans la belle forêt de Haguenau. La rébellion était manifeste : la gendarmerie avait été chassée plusieurs fois du village, lorsqu’elle voulait prendre possession de la maison d’école ; des individus avaient établi des barricades et, armés de fusil, s’étaient retranchés dans l’école. On temporisa dans l’espérance que la réflexion et la lassitude les rendraient plus raisonnables. Cette longanimité les enhardit. La gendarmerie fut repoussée une troisième fois et le sous-préfet de Wissembourg bafoué. Dans cet état de choses, la force devait intervenir pour faire respecter la loi.

A mon arrivée, le 10 mars, je trouvai les barricades évacuées, mais la maison d’école toujours occupée. Après avoir pris quelques dispositions et sommé les révoltés de se retirer, j’envoyai contre eux ma compagnie de voltigeurs. A son approche, ils se sauvèrent par la porte de derrière qu’on n’avait pas fait garder exprès, et gagnèrent à toutes jambes la forêt. Immédiatement, le maître d’école nommé par l’administration fut installé en présence de M. Matter, inspecteur d’Académie, du sous-préfet, du juge de paix de Soultz-sous-forèt, du maire et de tous les officiers. Tous les enfants avaient été mandés et contraints de venir pour assister à cette cérémonie, qui aurait semblé ridicule dans toute autre circonstance, mais qui fut imposante et pénible en même temps, tous ces malheureux enfants se figurant qu’on allait les égorger sans pitié. Ils poussaient des cris à effrayer l’auditoire. Après des discours prononcés, des conseils donnés et des exhortations faites aux parents, les enfants furent renvoyés. La commune ayant repris sa tranquillité ordinaire, et les enfants ne manifestant plus aucune crainte, je rentrai dans ma garnison le 13, en laissant toutefois deux compagnies pour maintenir les esprits dans cette salutaire disposition.

Ces deux compagnies rentrèrent quatorze jours après, lorsque la gendarmerie eut à peu près arrêté les principaux mutins. Cette prudente expédition, qui ne fit couler que des larmes d’enfants, eut un très bon résultat en ce qu’elle apprit aux populations que le pouvoir était assez fort pour faire rentrer dans le devoir ceux qui s’en écarteraient. Depuis 1830, les communes étaient très agitées et les habitants disposés à mettre à profit l’espèce de pouvoir que la Révolution de Juillet leur avait donné. Ils dévastaient en plein jour les forêts de l’État, chassaient les gardes forestiers, menaçaient les maires et apportaient sur les marchés le produit de leur vol, sans rougir de leurs actions. Je fus souvent obligé, pendant l’hiver, d’envoyer des compagnies en garnison dans les villages, sur le versant oriental des Vosges, pour faire cesser ce scandaleux brigandage.


L’ALSACE ACCLAME LE ROI CITOYEN

Depuis plusieurs jours j’étais prévenu officiellement de la prochaine arrivée du Roi en Alsace, et de mon départ pour Strasbourg pour me trouver avec tout le régiment à son entrée dans la capitale de la province et aux revues qui suivraient. Le but politique de ce voyage était de faire connaître aux populations de l’Est et à l’armée, le monarque que la France de Juillet s’était donnée. Il était important de donner au Roi une bonne opinion du régiment, et à l’Allemagne qui nous regardait une semblable opinion sur notre jeune armée qu’on venait en quelque sorte de recréer. Je pris toutes mes mesures en passant de fréquentes inspections, pour que mon bataillon fût aussi beau, aussi nombreux que possible. Je réussis complètement.

18 juin. — La garnison, les troupes arrivées pour les revues du Roi et les gardes nationales des arrondissements de Strasbourg et de Wissembourg, prirent les armes pour border la haie, depuis la porte Blanche ou Nationale, jusqu’au Palais royal. Le Roi fit son entrée solennelle à cheval, ayant à ses côtés ses deux fils, les Ducs d’Orléans et de Nemours, accompagnés par les maréchaux Soult et Gérard, par le ministre du Commerce, comte d’Argout, et par un immense état-major. Il était précédé et suivi de douze régiments de cavalerie, et de plusieurs centaines de voitures alsaciennes ornées de feuillages et de rubans, pavoisées de drapeaux tricolores et remplies de jeunes et fraîches paysannes costumées dans le goût du pays. Cette entrée dans une ville guerrière célèbre, fut magnifiquement imposante. Un concours immense de citoyens et aussi d’étrangers à l’Alsace, une allégresse générale et de vives acclamations, spontanément manifestées sur le passage du Roi, prouvaient qu’il avait l’assentiment des populations entières. L’esprit public était encore bon, les menées démagogiques n’avaient pas encore perverti les masses et changé en indifférence coupable les témoignages d’affection que le Roi avait reçus jusqu’alors.

Le passage fini et les rangs rompus, les officiers se réunirent, pour aller chez le Roi où ils furent présentés par le général Brayer, commandant la division. Nous trouvâmes là le grand- duc de Bade et une nombreuse suite, les envoyés des souverains allemands, et les ambassadeurs ou agents français attachés à ces cours.

19 juin. — Nous prîmes les armes de grand matin pour être rendus de bonne heure au polygone. Ce vaste champ de manœuvre fut bientôt rempli de troupes de toutes armes, et d’une foule de spectateurs français et allemands. Indépendamment des gardes nationales à pied et à cheval, il y avait trois régiments d’infanterie (59e de ligne, 5e et 15e légers), douze régiments de cavalerie, deux d’artillerie, et plus de 500 voitures attelées, telles que canons, caissons, fourgons, équipages de pont, etc… Les étrangers, comme les nationaux, furent étonnamment surpris de voir qu’en si peu de mois, on était parvenu à réorganiser l’armée, à tripler son effectif, à monter la cavalerie et à créer un immense matériel de campagne. Grâce au maréchal Soult, la France avait déjà 400 000 hommes bons à faire la guerre, 600 pièces de canon attelées, et tous les autres services militaires portés à ce degré presque miraculeux de nombre et d’instruction.

L’arrivée du Roi fut saluée par les éclatantes acclamations d’un peuple immense, par une décharge générale de toutes les pièces de canon, par les clairons, les tambours et les musiques de tous les corps formés en bataille sur plusieurs lignes. Lorsque le souverain eut pris place sur une vaste estrade élevée sur un des côtés de ce vaste carré, les colonels ou chefs de corps se rendirent auprès du Roi pour recevoir de ses mains les drapeaux et étendards de leur régiment, qu’ils vinrent faire reconnaître et saluer par leurs subordonnés. Les cris de « Vive le Roi ! » se joignant aux bruyantes batteries des tambours qui battaient aux champs, annoncèrent que les soldats saluaient avec enthousiasme l’insigne national qui devait les guider et les conduire à la victoire.

Cette reconnaissance terminée, le Roi passa successivement devant tous les corps. En arrivant au centre du régiment, il me fit appeler, me remit la croix d’officier de la Légion d’honneur, et me dit qu’il s’estimait très heureux de pouvoir récompenser par une nouvelle distinction mes longs et loyaux services. Cet avancement dans l’ordre me fut très agréable, sans cependant me flatter autant que lorsque je fus nommé simple légionnaire en 1813. Le général Schramm avait eu la complaisance de venir me prévenir et de me complimenter sur ma nomination avant que Sa Majesté me décorât elle-même.

Dans cette journée, je recevais ma troisième décoration et prêtais serment à un sixième drapeau. Le premier, avec un aigle, au Champ de Mars, sous l’Empire ; le deuxième en 1814, aux fleurs de lys, lors du premier retour des Bourbons ; le troisième, tricolore, à l’aigle, pour les Cent jours ; le quatrième blanc, au second retour des Bourbons, donné aux légions départementales en 1816 ; le cinquième en 1821, lorsque les régiments furent rétablis ; et le sixième et dernier, je l’espère, tricolore avec le coq gaulois. Quant à la décoration de la Légion d’honneur, elle avait eu aussi ses vicissitudes. En 1814, l’effigie de Napoléon et l’aigle impériale furent remplacées par l’effigie de Henri IV et les armoiries de France aux trois fleurs de lys ; 1815 ramena la décoration à sa forme primitive ; la catastrophe de Waterloo rétablit les Bourbons et avec eux les changements de l’année précédente ; enfin la Révolution de Juillet substitua aux fleurs de lys de la monarchie du droit divin, les drapeaux tricolores de la monarchie représentative régénérée. Ainsi les écussons sont maintenant, d’un côté la figure de Henri IV et de l’autre deux drapeaux croisés avec la devise fondamentale « Honneur et Patrie. » La croix de Saint-Louis, sans être défendue, a cessé d’être portée...

La revue terminée, on défila rapidement, et même au pas de course, après avoir dépassé le Roi, pour dégager le terrain et laisser de la place à la cavalerie et au matériel. Il était près d’être nuit quand on rompit les rangs, sur la place du Temple neuf. Nous étions restés plus de quatorze heures sous les armes.

Après avoir réparé le désordre de ma toilette, je me rendis au château pour y monter la garde comme officier supérieur de jour, et le plus ancien chef de bataillon de l’infanterie. Ces deux titres me donnaient le droit de m’asseoir à la table du Roi. J’y pris place comme officier de service, et je fis grand honneur au banquet royal. Il y avait deux tables dans la même salle, de quarante-cinq à cinquante couverts chacune : le grand-duc de Bade, son frère, son beau-frère et les grands de sa cour, les envoyés de Bavière, du Wurtemberg, Hesse-Darmstadt, Francfort, etc., des généraux en activité de service ou en disponibilité, les commandants des gardes nationales, et plusieurs chefs de corps. Presque toute la suite militaire du grand-duc de Bade était décorée de la Légion d’honneur. C’étaient des officiers qui avaient autrefois combattu dans nos rangs. Je causai longtemps avec plusieurs d’entre eux, de nos anciennes guerres et de l’espérance qu’on avait que la paix ne serait pas troublée. La revue, la belle tenue, le degré d’instruction où notre jeune armée était déjà arrivée, les avaient vivement frappés. « Il n’y a que des Français, disaient-ils, capables de faire en aussi peu de temps d’aussi grandes choses. »

Après le diner, le Roi se rendit à la salle de spectacle où la ville donnait un bal. La salle magnifiquement décorée, quoique très spacieuse, était si pleine et la chaleur si étouffante qu’il y avait un certain courage à supporter sans autre motif que la curiosité une situation aussi accablante ; la place n’était vraiment pas tenable. J’y restai par devoir, et pour m’assurer si je ne rencontrerais pas une personne à qui j’avais fait la cour en 1817-1818, et avec laquelle je me serais probablement marié, si je ne fusse parti avant les dernières conventions matrimoniales. Après dix-huit à vingt mois de correspondance, toute espèce de rapports avaient cessé. Mes recherches au milieu de ces centaines de femmes ne furent pas vaines. Quoique passablement changés, l’un et l’autre, nous nous reconnûmes à première vue. Elle reçut avec convenance mes nouveaux hommages, m’apprit qu’elle était mariée, mère de famille et qu’elle me recevrait chez elle avec plaisir, si je lui faisais la politesse d’aller la voir. Quand je la revis le lendemain, je lui pardonnai de grand cœur les bienveillants reproches qu’elle me fit. Le temps avait amorti leur amertume, si toutefois ils étaient sérieux.

Le Roi rentra de bonne heure au palais. Mon service m’obligeait à le suivre. Je passai la nuit sur une chaise, dans la cour du château, ou me promenant avec les officiers de garde des trois armes que j’avais sous mes ordres, infanterie, cavalerie et gardes nationaux. La nuit fut aussi douce, aussi calme, que la journée avait été chaude et animée. Je déjeunai là le lendemain 20, et dînai encore le soir, ayant reçu une invitation particulière, à la même table que la veille. L’ordinaire était assez bon, et les convives d’assez bonne maison pour ne pas craindre de se compromettre.

Le départ du Roi pour Colmar fut suivi d’une grande inspection, passée par le lieutenant-général baron Sémélé, sous les ordres duquel Barrès avait servi à Mayence. Le général « fut plus qu’étonné de trouver le régiment aussi avancé dans son instruction. » Tous avaient travaillé jour et nuit pour obtenir ce résultat, « le maréchal Soult voulant avoir 500 000 hommes sous les armes, habillés et exercés, pour les présenter aux Puissances du Nord dans le courant de l’été, si elles persistaient à vouloir nous attaquer. » Barrès avait eu sa large part de cette activité, et son bataillon, de l’aveu même de son colonel, était « plus avancé que les autres. »


INSURRECTIONS A STRASBOURG ET A LYON

Le 13 septembre 1831, il obtint une permission d’un mois pour aller voir à Charmes son fils et sa famille. Mais de graves événements survenus à Strasbourg nécessitèrent son retour immédiat.

Le colonel m’écrivit de rentrer tout de suite à ma garnison ma présence étant rendue nécessaire par une espèce d’émeute qui venait de soulever la garde nationale, contre une des lois de l’État : insurrection comprimée, mais qui, pouvant se renouveler, exigeait que tout le monde fût à son poste. Prévenu le 6, j’étais en route, une heure après, pour Lunéville où je pris la diligence de Paris à Strasbourg.

7 octobre. — L’essai d’insurrection avait été tenté par la partie républicaine de la garde nationale, sous le prétexte d’affranchir des droits d’entrée à la frontière les bestiaux étrangers, mais réellement pour essayer ses forces et ouvrir les portes du boulevard de la France à un membre de la famille impériale napoléonienne, si la République ne pouvait pas être proclamée. A cet effet, 4 à 500 gardes nationaux prirent les armes dans la nuit du 4 au 5 octobre, sans être autorisés par leurs chefs, et marchèrent sur le petit Rhin, en forçant le poste de la porte d’Austerlitz à leur livrer passage, pour aller incendier le bureau de la douane, et faire entrer les bestiaux étrangers sans payer les droits imposés par la loi.

L’autorité militaire avait été prévenue à temps par un sergent du régiment. Elle fit marcher de nuit mon bataillon, sous le commandement du lieutenant-colonel, à travers la campagne, pour prêter main-forte aux employés de la douane. Un peu après le jour, quand les gardes nationaux se présentèrent sur le petit Rhin, leur surprise fut grande de trouver la route barrée ; ils se débandèrent et furent ramenés en ville baïonnette aux reins, sans qu’on eût à en faire usage cependant. Une fois rentrés, ils se réunirent aux mécontents qui étaient restés, mais ceux-ci, contenus par la garnison qui était sous les armes depuis le point du jour, ne furent pas plus heureux dans leurs tentatives de désordre. Ils allaient se retirer, les uns et les autres, pour manger leur choucroute, lorsque le sous-préfet, par peur ou faiblesse, prit sur lui de réduire les droits de moitié, Cette lâche condescendance aurait tout perdu ; heureusement, dans la journée, une dépêche télégraphique annonça la cassation de l’arrêté du préfet, et la destitution de ce magistrat, qui reçut l’ordre de se rendre à Paris sur le champ, pour rendre compte de sa conduite.

Lorsque j’arrivai en hâte de Charmes, le calme était à peu près rétabli, et les troupes, appelées de l’extérieur, à la veille de rentrer dans leurs cantonnements.

J’ai su, bien des années après, qu’un militaire distingué, avec lequel je fus en fréquentes relations avant et après cet événement, ne fut pas étranger à cette échauffourée napoléonienne. C’était le commandant Parquin, chef d’escadron de gendarmerie à Strasbourg, le compagnon du prince Louis-Napoléon lors de ses tentatives insurrectionnelles à Strasbourg, en 1837, et à Boulogne en 1840. Il est mort dernièrement à Ham, prisonnier d’Etat.

Novembre. — L’insurrection de Lyon fut bien près de nous entraîner dans le mouvement des troupes qui fut ordonné à cette époque pour reprendre cette ville, d’où l’émeute venait de chasser les autorités. Le ministre de la Guerre, maréchal Soult, avant de partir pour Lyon avec le prince royal, avait donné des ordres pour que des troupes appelées de tous les points de la France se rendissent à marches forcées sous les murs de Lyon. Le régiment devait en faire partie, mais par une cause qu’on n’a pu expliquer, la dépêche télégraphique. ne parvint pas. Elle s’était probablement évaporée dans les airs ! On n’eut connaissance de cet ordre que par l’arrivée d’une estafette expédiée de Lyon qui ordonnait au colonel de rentrer à Strasbourg, la coopération de son. régiment n’étant plus nécessaire : la ville de Lyon avait été évacuée par les insurgés et le Gouvernement du Roi rétabli dans toute sa plénitude. L’estafette ne rencontrant pas le 15e léger en route, poussa jusqu’à Strasbourg et trouva chaudement couché dans son lit, le colonel qu’elle aurait dû rejoindre pataugeant dans les boues de la Franche-Comté. Le colonel fut fort surpris de recevoir un contre-ordre, pour un ordre qu’il n’avait pas exécuté. Cette erreur ou négligence des bureaux de la guerre nous sauva d’un départ précipité, de seize journées de marches forcées par la boue, la pluie et la neige, et de grandes fatigues en pure perte.


LE CHOLÉRA DE 1832

Au mois d’avril 1832, Barrès reçut la visite de ses beaux-parents et de sa belle-sœur, qui lui amenaient son jeune fils ; il eut la joie de les garder quelques jours auprès de lui et de montrer le Rhin à son fils. Mais un terrible fléau allait multiplier pour lui les deuils.

Mai et juin 1832. — Peu de jours après le départ de mes visiteurs, on m’écrivit que le choléra, qui faisait de grands ravages à Paris et dans les environs, venait de se manifester à Charmes avec beaucoup de violence. Cette sinistre nouvelle m’accabla d’épouvante. Comment croire possible l’invasion de cette terrible maladie dans une ville saine, propre, aérée, quand elle n’avait pas encore pénétré dans la Lorraine, et était encore à plus de quarante lieues de distance du point où elle venait de se déclarer ? Comment avait-elle passé par-dessus de grandes villes, des montagnes et des fleuves, sans laisser aucune trace de son gigantesque enjambement ? Ce furent de cruelles appréhensions à endurer.

Elles ne se réalisèrent que trop. Mon beau-frère, notaire à Charmes, âgé de moins de trente ans, fort et bien portant, fut frappé de cet horrible mal, le 24 juin, et peu d’heures après, ce n’était plus qu’un cadavre. Sa jeune fille, l’ainée de ses deux enfants, le suivit de près. Dans le même moment, une de mes belles-sœurs, Mme Elisa Belfoy, se mourait d’une maladie de langueur et succomba le 5 décembre. Tant de malheurs arrivés dans la famille en si peu de temps me brisèrent le cœur…


UNE JOURNÉE RÉVOLUTIONNAIRE

9 juin. — Les journées révolutionnaires et républicaines des 5-6 juin, à Paris, de sanglante mémoire, eurent un retentissement à Strasbourg, où les révolutionnaires de la capitale avaient des adeptes fanatiques. Nous fûmes sur le qui-vive jusqu’au 9 ; dans cette journée, les frères et amis, honteux de leur inertie, signifièrent au préfet que, la République étant proclamée à Paris, ils voulaient aussi qu’elle le fût à Strasbourg. Ils disaient que ce fait était attesté par toutes les correspondances et que le Gouvernement déchu, en sortant de Paris, avait fait briser la ligne des signaux pour que ce grand changement ne fût pas connu en province. Chercher à les convaincre qu’ils répandaient des mensonges, eût été en pure perte : ils voulaient faire du bruit, montrer de la sympathie pour les révoltés de Paris, et prouver qu’ils étaient dignes de les imiter. Pour rassurer la population, la garnison prit les armes et ses bataillons se portèrent sur différents points de la ville.

Mon bataillon fut établi sur la place d’Armes, où il resta depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à une heure du matin. Pendant le jour ne parurent sur la place que des enfants qui sifflaient, insultaient, ou jetaient des projectiles peu dangereux aux officiers et aux soldats. Mais, la nuit venue, les meneurs entrèrent en jeu ; les attroupements devinrent considérables et les cris anarchiques retentissants. Pour en finir avec cette tourbe d’aboyeurs, le général Brayer me donna l’ordre de les charger à la baïonnette et de faire évacuer la place. Ce qui fut exécuté sans accident ni résistance. Plus tard, il me donna l’ordre de faire lire par un commissaire de police la loi martiale, dans la rue des Arcades où était le plus grand rassemblement : je m’y rendis à la tête de mes voltigeurs, avec un tambour pour faire les roulements, et avec des torches en flammes pour donner plus d’apparat à cette grave mission. Avant de commencer la lecture, je signifiai qu’une fois celle-ci terminée, je ferais trois sommations pour inviter le public à se retirer et qu’alors je commanderais le feu. J’avais autour de moi les généraux Brayer, commandant la division ; Tririon, commandant le dépôt du Bas-Rhin ; Lallemand, commandant la cavalerie stationnée en Alsace ; et Marion, l’école d’artillerie. Il y avait quelque chose de sublime dans cet appareil de la force qui éclaire avant de frapper. A la première sommation, la foule commença à s’égailler ; à la deuxième, elle disparut presque entièrement ; à la troisième, cette longue rue fut déserte, et à onze heures, toute la ville reposait dans un calme profond.

Telle fut la part que le parti de Strasbourg, pour répondre aux engagements qu’il avait contractés avec celui de Paris, prit aux journées de juin. Sans être trop belliqueux, il fut odieux, par les graves insultes qu’on adressa aux généraux présents, et par les quelques contusions que les officiers et les soldats reçurent, dans l’obscurité, des pierres jetées dans leurs rangs. Il n’y eut pas un seul habitant atteint, mais il fallut toute la prudence des officiers et leur mépris des injures pour empêcher les soldats de se venger de tant de provocations et de voies de faits.


LA VIE A STRASBOURG

Proposé pour le grade de Lieutenant-Colonel, Barrès change peu après de garnison. Son bataillon est dirigé sur Haguenau. Avant de quitter Strasbourg, le 5 octobre, il évoque encore quelques souvenirs d’un séjour qu’il ne vit pas s’achever sans regrets :

La garnison était assez fatiguée de service, et souvent obligée de prendre les armes, ou de rester consignée dans les casernes pour parer aux événements imprévus de la politique. Cette année 1832 fut si agitée, si orageuse pour le nouveau Gouvernement que ses seuls défenseurs déclarés devaient bien avoir leur part de ses mauvais jours.

Presque tous les dimanches, quand le temps n’était pas trop mauvais, il y avait grande parade sur la place d’armes. Il est probable que la nécessité le voulait ainsi, plus que le goût du lieutenant-général Brayer, le commandant de la division. Cet homme excellent et d’une aménité charmante aimait beaucoup le régiment et avait une grande confiance en lui. Aussi les mécontents, qui avaient sur le cœur leur échauffourée du Rhin avortée et les sommations du 9 juin, nous désignaient-ils sous le nom de gardes du corps de Brayer. « Brayer était leur compatriote, l’enfant de ses œuvres, le condamné à mort de 1815, le vainqueur des Chouans à la Roche-Servière et (pendant son bannissement) des Espagnols dans l’Amérique méridionale ; mais il avait épargné à Strasbourg les horreurs de Lyon et de Paris, et c’est là ce qu’on ne lui pardonnait pas. Nous mangions souvent chez lui et il nous faisait quelquefois l’honneur d’être des nôtres. Sa fille, femme distinguée par son extrême politesse, avait épousé M. Marchand, valet de chambre de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Marchand était plein de modestie et d’urbanité, et fort réservé sur la captivité de son illustre et infortuné maître. L’Empereur dans son testament l’avait fait comte, et avait dit qu’il épouserait la fi Ile d’un militaire ayant souffert pour sa cause. Il choisit Mlle Brayer.

Les défenseurs de la malheureuse Pologne, fuyant en masse leur patrie asservie, arrivaient à Strasbourg par toutes les routes de l’Allemagne. Bien accueillis et fêtés par les habitants, ils furent traités par les officiers de la garnison comme des camarades malheureux, comme d’anciens compagnons de gloire, que la proscription poursuivait, après de glorieuses défaites. Mais la ridicule entrée des généraux de circonstance Romarino et Langerman, et quelques mauvais procédés de certains officiers polonais, nous refroidirent : nous nous aperçûmes que les Boussingots de Strasbourg voulaient profiter de leur arrivée pour se faire des partisans et susciter des embarras au Gouvernement.

En novembre 1832, nous avions pris, le colonel, le major Aguilloni et moi, toutes nos mesures pour notre hiver. Nous mangions ensemble et nous passions habituellement nos soirées dans la même maison, chez des dames d’une parfaite aménité, où se réunissait tout ce qu’il y avait de plus distingué dans la ville. On y faisait de la musique, on y dansait, on y jouait. Je me serais trouvé très heureux que mon hiver se passât dans cette douce et charmante oisiveté. J’étais logé agréablement ; les occupations dans cette dure saison n’avaient rien de pénible, le vent impétueux, la pluie battante, tous les autans déchaînés, m’étaient indifférents, parce que j’espérais être à l’abri de toutes les intempéries. Bref, je me livrais avec le bon docteur Margaillant, mon voisin d’appartement, aux charmes de la paix et aux douceurs du coin du feu, lorsque, dans la nuit du 9 au 10 novembre, je fus subitement réveillé par mon adjudant, qui vint m’apprendre, sans égard pour mes charmants rêves, notre départ pour la Belgique.

C’est une nouvelle campagne qui s’annonce. Deux bataillons de guerre et deux compagnies d’élite sont formés en hâte, au prix d’un travail incessant. Le 12 novembre, en route pour Mézières, Barrès fait halte à Niederbronn, où il est logé chez M. Dietrich, l’ancien maire de Strasbourg. Arrivé à Mézières, le régiment est désigné pour faire partie de l’armée de réserve qui se forme sur la Meuse, afin d’empêcher les Prussiens de troubler le siège d’Anvers. Celui-ci aboutit bientôt à l’expulsion des Hollandais. Le but de l’expédition en Belgique ayant ainsi été atteint, Barrès reçoit à Charleville l’ordre de se rendre à Sedan, pour faire place aux troupes qui revenaient du siège. Il y reste une quinzaine de jours, puis va prendre d’autres cantonnements. En février 1833, il reçoit enfin l’ordre de regagner sa garnison d’Alsace, après quatre mois d’une « course armée » rendue fatigante par les pluies, et le froid.

Atteint d’un rhumatisme à la tête, Barrès obtient peu après un congé de convalescence qu’il va passer à Charmes. Mais l’insurrection de Lyon l’oblige à repartir le 16 avril. A son arrivée à Lyon, la ville est calme depuis trois jours, après des combats meurtriers où plus de trois cents hommes de la garnison avaient été mis hors de combat.

Le 8 juillet 1834 marque pour Barrès la cinquantième année de son âge ainsi que ses trente années révolues de services.


APRÈS TRENTE ANS DE SERVICES

Ce jour, longtemps désiré, me trouva assez disposé à profiter de l’avantage qu’il m’accordait pour finir honorablement ma carrière militaire et demander ma retraite. Depuis quelques années, je commençais à sentir le besoin de me reposer, de vivre un peu pour moi, et de jouir de cette pleine indépendance qu’on ne peut goûter que dans la vie civile et commodément que dans son ménage.

Sans être bien décidé, sans être absolument ennuyé du noble métier des armes, j’étais cependant entraîné à cette résolution par le besoin de me rapprocher de mon enfant, de veiller à son éducation, de le diriger, selon mes faibles facultés, dans la voie du bien, et de lui faire comprendre de bonne heure les dangers qu’on doit éviter pour ne pas se perdre au début de la vie. Je m’alarmais facilement quand on négligeait de me donner de ses nouvelles ; j’étais, dans ces moments d’attente, d’une inquiétude désespérante, ce qui me rendait l’existence pénible et le caractère triste et morose. Mes deux familles me pressaient de quitter le service, de conserver pour mon enfant mon existence tant de fois compromise, et si heureusement protégée contre tous les périls d’une longue carrière remplie d’accidents. Malgré moi, et avec la meilleure volonté, j’avais perdu cette énergie brûlante des premières et meilleures années, cette activité si nécessaire dans le service, pour remplir consciencieusement son devoir, quand on a l’amour-propre de faire au moins aussi bien que les autres, et donner de bons exemples à ses inférieurs. Les grandes manœuvres, le cheval, mon embonpoint me fatiguaient assez pour me décourager. D’un autre côté, je me voyais à regret condamné à me retirer avec mon grade, tandis que j’avais la certitude d’être nommé lieutenant-colonel avant un an, et d’obtenir la pension de retraite deux années après ma promotion. Je renonçais de gaieté de cœur à une existence honorable et aisée, à la société et aux agréments du grand monde, aux jouissances et aux plaisirs des grandes villes, pour aller vivre dans une petite ville qui n’offrait aucune ressource, loin de mon pays que j’aimais toujours, bien que trente années eussent effacé mes plus frais souvenirs.

Après avoir longtemps réfléchi sur les avantages et les inconvénients de la résolution que j’allais prendre, je me déterminai, à la fin du mois, à formuler ma demande et à l’adresser au colonel. Quand elle fut soumise au lieutenant-général Aymard, notre inspecteur général pour 1834, il ne voulut pas la recevoir avant de m’avoir entendu et de savoir de moi-même si je ne cédais pas à quelque dépit ou mécontentement. Il me communiqua une lettre du ministre de la Guerre qui le prévenait que le commandant Barrès, ayant été proposé aux inspections générales précédentes pour le grade de lieutenant-colonel, devait être de droit porté sur le tableau d’avancement de cette année-ci. « Vous êtes, me dit-il, le plus ancien chef de bataillon de mon inspection, proposé pour un grade supérieur ; vous serez porté le premier sur mon travail, et infailliblement nommé avant un an. Tout doit vous engager à retirer votre demande. » Malgré les efforts du colonel qui assistait à cet entretien et qui joignit ses instances à celles du général, je résistai à ces bienveillantes marques d’affection et d’intérêt. La seule faveur que je réclamai, ce fut un congé de trois mois pour aller dans ma famille paternelle, dire adieu à tous les miens, et porter des fleurs sur les tombes de mes père et mère.

Le général me l’accorda sans difficulté, en ajoutant qu’il regrettait que je n’eusse pas plus de déférence à son désir et aux instances de mes camarades.

Dans la persuasion où j’étais qu’à ma rentrée de congé, je trouverais l’ordre d’aller attendre à Charmes ma mise à la retraite, je vendis mon cheval un assez bon prix, après l’avoir gardé sept années, ce qui est fort rare chez les officiers d’infanterie qui sont le plus souvent enrossés. Les bons services qu’il m’avait rendus me le firent regretter. Quoique très médiocre cavalier, je n’ai pas eu le désagrément d’être jeté une seule fois à terre.

Je partis le 10 août et je fis la première partie de ma route dans le convoi du chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne. C’était la première fois que j’usais de cette manière de voyager. Je la trouvai agréable et surtout très commode, quoiqu’elle fût loin d’être aussi impétueuse qu’elle l’est devenue avec la vapeur. Les voitures bien suspendues, très commodes, tirées chacune par deux forts chevaux, lancés au grand galop, avaient une vitesse de 3 1/2 à 4 lieues à l’heure. De Saint-Etienne à Givors, elles descendaient sans être attelées, la légère inclinaison qui se trouve entre ces deux points suffisant pour leur donner une impulsion de 6 à 7 lieues à l’heure.

Par Monistrol, Yssingeaux, le Puy et Brioude, j’arrivai le 13 août à Blesle, après une absence de plus de trente années ! Mon frère puiné, militaire comme moi, en retraite depuis moins d’un an, vivait avec ma sœur. Comme c’étaient eux que j’allais voir spécialement, ce fut naturellement dans leur maison que je descendis. Ils étaient pour moi les successeurs de mon père et de ma mère, les représentants de la famille.

Une si longue absence, la mort des auteurs de mes jours, et de beaucoup de mes contemporains, auraient dû affaiblir chez moi les sentiments pour le sol natal, et la religion des souvenirs. Mais, malgré tant de causes d’indifférence et d’oubli, je ne me revis pas sans un ineffable plaisir au bien-aimé séjour de ma première jeunesse. Les trois mois que je devais passer dans cet humble vallon, si calme et si pittoresque, avec les miens et avec les vieilles amitiés que le ciel m’avait conservées, ne pouvaient que m’offrir de riantes images et de délicieuses distractions, selon le point de vue d’où je les envisageais. Je sentais le besoin de jouir de la remarquable faveur qui m’était accordée, après tant de dangers, de fatigues et de vicissitudes, de me retrouver dans les lieux d’où j’étais parti à vingt ans sans trop m’inquiéter de ce que je deviendrais. J’étais venu chercher d’intimes jouissances, je fus assez heureux pour les rencontrer et les apprécier avec la vive foi d’un homme qui regrette d’en être privé sur ses vieux jours.

Mon arrivée fut l’occasion de fréquentes et nombreuses réunions, soit chez mes parents et amis, soit chez moi. Pour répondre à tant de marques d’affectueuse amitié, je donnais à diner presque tous les lundis à dix ou douze personnes, des parents, de bons amis, de vieilles connaissances, dont la présence me rappelait un temps dont nous aimions à nous ressouvenir. Si le menu de nos repas se ressentait de la pauvreté des ressources du pays, j’avais du moins la satisfaction d’offrir d’excellents vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Champagne que j’avais apportés avec moi.

Les belles vendanges de cette année donnèrent lieu à de nombreuses parties de vigne qui furent aussi gaies qu’agréables. C’était presque une nouveauté pour moi qui n’avais pas joui de ces fêtes champêtres depuis 1803.

Après plusieurs courses dans les environs, et un séjour chez mes bons parents de Brioude, l’heure de se séparer arriva. Quoique les beaux jours et la saison des plaisirs fussent passés, je ne vis pas approcher sans regrets le moment où il fallut embrasser, peut-être pour la dernière fois, mes frères, mes amis et surtout ma sœur que je laissais avec peine derrière moi. Elle me conduisit le 6 novembre à Lempde, où nous avons couché parce qu’elle voulait me mettre elle-même dans la diligence. Notre séparation, qui eut lieu le 7 au matin, fut bien triste.

A Lyon, Barrès apprend qu’il ne peut pas être définitivement libéré avant que sa mise à la retraite n’ait paru au Bulletin des Lois. Après des semaines d’incertitude, il décide de demander au général Aymard un nouveau congé et d’aller attendre à Charmes le bon plaisir du Bulletin officiel.

Le 19 janvier 1835, j’arrivai à Charmes, dans la matinée, où j’eus le plaisir de trouver mon fils et la famille de mon beau-père en parfaite santé.

Quoique je ne pusse pas encore me considérer comme entièrement libéré du service, je ne m’occupai pas moins de mon prochain établissement avec toute l’activité que l’on déploie dans les choses qu’on fait avec plaisir. Je me mis, peu de jours après mon arrivée, à la recherche d’un logement convenable, et, après l’avoir trouvé, à surveiller les travaux d’arrangement et d’embellissement, à acheter les meubles et autres objets de ménage que je dus prendre à Nancy, Lunéville, Epinal ou Charmes, selon les avantages que je trouvais à me les procurer dans l’une ou l’autre de ces villes.

Ainsi s’est terminée une carrière qui, si elle n’a pas eu un grand éclat, a été du moins utile à la France et honorable pour moi. Je dis, avec orgueil, honorable, parce que, pendant trente et un ans, j’ai toujours fait consciencieusement mon devoir, dans toutes les occasions, et partout où je me suis trouvé ; que je n’ai aucune mauvaise action à me reprocher, et que j’ai toujours mérité l’estime et la confiance de mes supérieurs et de mes subordonnés, ainsi que l’amitié de mes camarades et des corps où j’ai servi. Si cette carrière n’a pas été plus brillante sous le rapport des actions et de l’avancement, c’est qu’il n’est pas donné à tous les militaires de se trouver dans des positions favorables, dans des moments propices, où leur nom peut être cité avec éloge : ces occasions sont rares, surtout dans l’infanterie, dont les mérites et les services ont trop peu d’éclat pour trouver des prôneurs. Quant à l’avancement, j’aurais pu, j’aurais dû espérer être plus favorisé, si les circonstances m’avaient mieux servi, si j’avais eu plus d’ambition, plus d’intrigue, et, comme tant d’autres, cherché à faire valoir mes services. Mais ces moyens, très en usage et peu licites, m’ont toujours répugné. Je puis dire avec sincérité que je n’ai jamais écrit à qui que ce soit pour me recommander, ni ne suis entré une seule fois au ministère de la Guerre pour me faire connaître aux dispensateurs des grâces et des faveurs : je me suis contenté de la protection de mes chefs immédiats ou supérieurs. Cependant je dois me féliciter de ce que la fortune ne m’a pas été plus contraire et remercier la Providence, puisque j’ai la satisfaction de me retirer du service sans aucune infirmité ni blessures graves : c’est une grande compensation et un inappréciable bienfait pour mes vieux jours [3].


J.-B. BARRES.

  1. Copyright by Maurice Carrés, 1922.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre et 15 novembre.
  3. J. -B. Barrès mourut à Charmes quatorze ans plus tard, en janvier 1849, ayant eu la satisfaction de voir, comme il le désirait, son fils entrer à l’École centrale.