Michel Lévy frères (p. 39-50).


LES CONCERTS D’AMATEURS
TRIBULATIONS D’UN MUSICIEN

Il y a un proverbe qui dit, qu’il n’y a rien de plus à redouter qu’un dîner d’amis et un concert d’amateurs. Les proverbes sont la sagesse des nations, et rien n’est en effet plus sage et plus véridique que la maxime que nous venons de citer. L’on doit s’estimer bien heureux lorsqu’on n’est pas frappé de ces deux fléaux à la fois ; mais il est bien rare qu’après avoir été forcé d’avaler le dîner d’ami, composé, pour l’ordinaire, du classique pot-au-feu, suivi de quelqu’un de ces bienfaisants légumes qui vous rappellent les beaux jours et les succulents repas du lycée ; il est bien rare, dis-je, qu’après ce maussade festin, vous ne soyez pas encore régalé d’un petit concert impromptu après le dessert. C’est la petite fille de huit ans qui va vous faire juger de ses progrès. On ouvre le piano, à qui il ne manque qu’une demi-douzaine de cordes, vu qu’il n’a pas été accordé depuis la dernière soirée où l’on a dansé au piano, et l’enfant chéri est prié de jouer quelque chose pour faire plaisir à l’ami de la maison. Mais l’enfant chéri, qui prend ordinairement sa récréation après le dîner, ne trouve pas du tout amusant de donner un échantillon de ses talents à une pareille heure, et fait une moue longue d’une aune. « Allons, fais donc voir à Monsieur que tu es une grande demoiselle à présent, » dit le papa, en traînant sa fille du côté du piano. L’enfant résiste, le père se fâche, et la virtuose en herbe se met à pleurer. La maman se met alors de la partie : « Pourquoi la brutaliser ainsi ? dit-elle à son mari ; tu sais combien elle est timide, elle n’osera plus jouer, à présent. Allons, mon enfant, sois raisonnable, et si tu joues bien ton morceau, tu iras embrasser le monsieur qui aime beaucoup les petites filles qui sont bien sages. » Douce perspective !

Vous croyiez en être quitte pour entendre un peu de mauvaise musique, vous serez obligé, bon gré, mal gré, d’aller embrasser cette charmante petite fille qui, à l’aide du mouchoir de son père, est occupée dans un coin à sécher ses larmes. Il faut bien vous résigner ; après bien des façons, vous avez le bonheur d’entendre : Ah ! vous dirai-je, maman ! Je suis Lindor, Triste Raison, et autres petits airs de cette fraîcheur, exécutés sans mesure, et avec un accompagnement obligé de fausses notes. Après ce charmant concert, vous êtes forcé de subir l’embrassade promise et de mêler vos compliments à ceux de la famille enchantée. N’est-ce pas qu’elle est vraiment étonnante ? dit le père ; oh ! elle est organisée pour la musique comme on ne l’est pas. Elle retient tous les airs qu’elle entend… Elle n’a que deux ans de leçons. C’est sa mère qui lui montre. Elle est excellente musicienne. Est-ce que vous n’avez jamais entendu chanter ma femme ? Elle a une voix magnifique. Dis-donc, bonne amie, il faut chanter quelque chose à Monsieur. Allons, ne vas-tu pas faire l’enfant, à présent ? Il faut encore joindre vos instances à celles du mari, qui est allé décrocher une vieille guitare qu’il met un quart-d’heure à accorder. Puis, mêlant sa voix à celle de sa moitié, il vous rafraîchit les oreilles de Fleuve du Tage ou de Dormez donc, mes chères amours à deux voix. Ordinairement on prend son chapeau après le dernier couplet, et on se retire en remerciant le couple aimable de la délicieuse soirée qu’il vous a procurée, et l’on ne remet plus les pieds dans la maison.

Moi, qui ai les nerfs fort irritables, et qui, en ma qualité de musicien, ai la musique d’amateurs en abomination, j’ai toujours soin de m’informer si les gens avec qui je suis près de lier connaissance cultivent la musique ; pour peu qu’ils aient le moindre goût pour exercer cet art enchanteur, votre serviteur… je n’en veux plus entendre parler, je me renferme en moi-même, et, ferme comme un roc, je reste sourd à toutes les supplications. Vous concevrez qu’avec de pareils principes je déménage souvent. Je n’ai jamais pu trouver un propriétaire qui consentît à exiger de mes co-locataires un certificat d’incapacité musicale ; et dès que, malgré des bourrelets à toutes les portes, et mes fenêtres constamment fermées même en été, le son d’un piano, d’un violon, d’un flageolet ou d’une voix arrive jusqu’à moi, le lendemain je donne congé. Je ne vous parlerai pas des orgues de Barbarie et des cors de chasse qui s’exercent à la fenêtre des marchands de vin ; j’ai reconnu depuis longtemps que c’était un fléau qu’il est impossible d’éviter dans une ville un peu civilisée, et que tous les quartiers de Paris y sont sujets. J’ai essayé des logements les plus isolés, les orgues des rues ont été m’y poursuivre. J’ai cru un jour en être quitte : j’avais loué une maisonnette dans la plaine de Monceaux ; depuis trois jours, j’y jouissais d’un silence absolu, lorsque, par une belle matinée d’été, je suis éveillé en sursaut, à quatre heures du matin, par la générale qu’on battait sous mes fenêtres. Je me lève en toute hâte. Jugez de mon désespoir lorsque, mettant le nez à la croisée, je vois une vingtaine de tambours de la garde nationale groupés autour de mon habitation, et faisant une répétition générale de tous les fla et les rrra qu’on peut tirer de cet harmonieux instrument.

Je vis bien que le repos n’est pas fait pour l’homme sur cette terre. J’ai déménagé ; je suis retourné au sein de la grande ville. Je me calfeutre chez moi, et je tâche de me boucher assez les oreilles pour me figurer que je suis sourd, quand il passe dans la rue quelque chanteur ou quelque instrumentiste maudit. Je suis devenu misanthrope ; j’ai rompu avec le genre humain depuis mon lever jusqu’à sept heures du soir.

Je sors alors, et je m’achemine vers l’Opéra ou l’Opéra-Comique, et je me sature jusqu’à mon coucher de vraie musique qui n’ait aucune analogie avec la musique d’amateurs. J’ai soin de me placer dans quelque coin bien obscur, pour être isolé le plus possible ; car les amateurs vous poursuivent partout, et il y en a qui ont l’habitude de battre la mesure (presque toujours à contre-temps) ou de chantonner avec les acteurs : ces gens-là me crispent les nerfs et me font d’un plaisir un supplice.

Je me suis brouillé avec toutes mes connaissances qui avaient des familles musiciennes, et je n’ai conservé de relations qu’avec un huissier retiré, entièrement étranger aux beaux-arts, du moins à ce que je croyais. Mais le traître vient de rompre le dernier lien qui me rattachait à l’humanité, il s’est fait amateur, et cela sans savoir une note de musique, et qui pis est, il m’a entraîné dans un horrible repaire où l’on râcle, où l’on souffle, où l’on écorche les oreilles et les musiciens de la façon la plus atroce, le tout pour cent sous par mois. Écoutez le récit de mon malheur :

Il n’y a pas tout à fait quinze jours, que mon vieil huissier m’invita à venir partager son dîner. C’était la première fois qu’il me conviait, et, bien qu’il m’eût prévenu que c’était un dîner d’ami, j’aurais été fort en droit de lui dire en sortant de table : Je ne me croyais pas si fort votre ami ; mais, comme cela n’est que le moindre des maux qui m’attendaient dans cette fatale soirée, je ne veux pas trop m’appesantir sur cette première calamité.

Le repas terminé, je m’apprêtais à quitter la chambre, sans feu, et éclairée d’une seule bougie (c’est par pudeur que je dis bougie), où nous avions dîné, pour aller à l’Opéra entendre Robert le Diable, quand mon vieux scélérat d’ami, me retenant par le pan de mon habit :

— Et pourquoi, diable ! vous sauver si vite ? ne pouvez-vous pas me consacrer une soirée tout entière ? Vous vous imaginez, peut-être, que je n’ai pas songé à vous ménager un après-dîner agréable ? Je vous ai réservé une surprise pour ce soir, laissez-moi le temps de prendre mon chapeau, laissez-vous conduire ; et si vous n’êtes pas content, vous serez bien difficile.

Je le laisse agir. Nous sortons, et nous arrivons rue des Petits-Champs.

— Maintenant nous allons attendre la voiture, me dit mon huissier.

— Quelle voiture ? pour où aller ?

— Mon jeune ami, laissez-moi faire. Je vous le répète, quand vous y serez, vous serez enchanté.

Après avoir attendu un quart-d’heure à la pluie et au froid, nous voyons, enfin venir de loin une de ces voitures monstres qui, la nuit, s’annoncent en faisant flamboyer leurs deux gros yeux rouges, bleus ou jaunes. Nous montons. Je donne mes six sous, ainsi que mon compagnon de voyage, m’abandonnant à ma destinée, que je ne sais quel pressentiment me faisait cependant redouter. Après une demi-heure de marche, l’omnibus s’arrête : nous descendons.

— Où sommes-nous ? — Rue de la Harpe.

Singulier quartier pour une partie de plaisir ! Nous sommes devant une grande vilaine maison, bien haute, bien noire et bien sale, comme toutes celles qui l’avoisinent.

— Voyez-vous cette lumière au quatrième ? c’est là que nous allons, me dit mon guide.

Je le suis : nous montons à tâtons un escalier bien roide qui nous conduit enfin devant une porte faiblement éclairée par une veilleuse placée sur une planche voisine, et je lis ces mots écrits en grosses lettres : Concert. Ici, je l’avoue, les jambes me manquèrent, et sans cette faiblesse peut-être aurais-je cédé à une horrible inspiration du démon qui me vint tout à coup. J’eus une irrésistible envie de précipiter mon malencontreux ami en bas des quatre étages ; mais la vertu l’emporta : je me contins, et je me contentai de m’enfoncer les ongles dans la paume de la main, quand j’entendis ce nouveau Méphistophélès me dire avec un rire de triomphe :

— Heim ! vous ne vous attendiez pas à cela ?

La porte s’ouvrit devant nous, et j’entrai. Je ressentis alors en moi une de ces révolutions bien naturelles au cœur de l’homme. À cette inquiétude mortelle qui vous possède à l’approche d’un grand danger, succède tout d’un coup cette courageuse résignation qu’on éprouve quand le danger est venu. Il n’y avait plus moyen de l’éviter ; je pris le parti de rire de mon malheur, et de jouer le rôle d’observateur, pour pouvoir au moins tenir mes concitoyens en garde contre une pareille infortune. La première pièce où nous entrâmes n’avait rien de particulier ; mais la seconde était fort remarquable : au milieu était un piano couvert de partitions et de parties d’orchestre ; des pupitres étaient disposés tout autour, et contre les murs étaient appendus toutes sortes d’instruments des plus aigus aux plus graves. Une douzaine d’individus étaient déjà réunis dans cette salle. À notre entrée, ce furent des acclamations unanimes : Ah ! c’est M. Vincent ; bonjour donc, monsieur Vincent ; quel plaisir de vous voir, etc. Les poignées de mains et les félicitations venaient de toutes parts à mon compagnon qui ne savait auquel entendre.

Après toutes ces politesses sur l’assurance que le concert ne commencerait pas avant une heure, j’entraînai mon ami Vincent dans un petit coin, et voici les détails qu’il me donna sur l’assemblée où nous étions :

— Cette réunion a plus de trente années d’existence. C’est un fonds qui s’achète et se trafique comme tout autre genre de commerce. Ici, pour 5 fr. par mois tout amateur, de quelque instrument qu’il joue, peut venir une fois par semaine faire la partie dans les ouvertures et symphonies qu’on exécute. On fournit aux exécutants la musique et les instruments, que vous voyez tapisser cette chambre. On est chauffe, éclairé, et l’on peut même amener un ami.

— Mais, lui dis-je, que venez-vous faire ici, vous ?

— Moi, je viens faire ma partie.

— Vous jouez donc de quelque instrument ?

— D’aucun, je ne sais même pas lire la musique, et voilà justement d’où vient la considération que chacun me témoigne ici. J’ai soin de ne jamais me mettre qu’à un pupitre où il y ait au moins deux instrumentistes.

Le chef d’orchestre est un assez bon musicien qui reconnaît parfaitement ceux qui font ce que vous appelez des brioches. Comme je me contente de faire semblant de jouer, il ne m’a jamais remarqué comme coupable d’un pareil méfait, et je passe ici pour être d’une très-grande force. Vous me demanderez pourquoi je viens ici ? C’est parce qu’il y fait chaud, que cela ne coûte pas cher, et que la considération dont je jouis me fait plaisir. La société est du reste parfaitement composée : ce sont des étudiants, des employés, des commerçants qui préfèrent cette réunion aux cafés et aux estaminets, et vous trouverez parmi eux beaucoup de gens avec qui vous serez charmé de faire connaissance.

Pendant que nous causions il était venu beaucoup de monde ; chacun était déjà à son pupitre, et depuis cinq minutes le chef d’orchestre frappait en vain sur son cahier avec son archet pour obtenir un peu de silence.

— Allons, monsieur Vincent, nous allons commencer. De quel instrument jouez-vous aujourd’hui ? Tenez, nous avons des débutants parmi les flûtes, allez-moi un pou soutenir ces jeunes gens-là.

Mon compagnon jette un coup d’œil au pupitre où trois jeunes gens étaient armés de leurs instruments. Il empoigne une flûte pendue au mur derrière lui, et soufflant de tous ses poumons comme on ferait dans une clef, il en tire un horrible son de sifflet qu’on aurait entendu du pont Saint-Michel.

— Hein ! quelle belle embouchure ! dit en s’exclamant un des apprentis flûtistes.

M. Vincent sourit d’un air modeste ; et la symphonie commence.

Je ne perds pas des yeux mon huissier, qui encourage ses jeunes compagnons d’un air de protection, dans l’horrible charivari qu’on exécute. Les flûtes ne peuvent parvenir à se faire entendre ; mais, pendant un silence, voilà un malheureux alto en retard d’une mesure, qui se met à exécuter un solo auquel on ne s’attendait pas. Le chef d’orchestre bondit sur sa chaise, tout s’arrête :

— De grâce. Monsieur Vincent, passez donc à la partie d’alto, nous ne pourrons jamais marcher sans cela. M. Vincent ne se le fait pas dire deux fois ; il dépose sa flûte et prend un alto. On recommence, et cette fois rien n’accroche. M. Vincent prend du tabac, se mouche, ou arrange son jabot, pendant les passages du piano ; mais quand arrivent les forte, il racle ses cordes à vide avec fureur, ses compagnons l’imitent, les altos dominent tout l’orchestre, et à la fin du morceau M. Vincent reçoit les félicitations du chef d’orchestre et de tous les exécutants.

Plaignez-moi. J’ai été obligé d’entendre six ouvertures ainsi exécutées. Vous dire lesquelles, ce me serait bien impossible, je n’en ai pas reconnu une seule, bien qu’on m’ait assuré qu’elles étaient toutes de nos premiers maîtres. À la fin du concert, la tête me bourdonnait, force m’a été de prendre le bras de mon vieil huissier pour retourner chez moi ; je me serais fait écraser ; le bruit des voitures et les cris de gare ! ne parvenaient plus à mon oreille ; j’étais complètement assourdi.

En rentrant chez moi, je suis monté chez mon propriétaire, je lui ai payé ce que je lui devais, j’ai déménagé la nuit, et j’ai fait porter mes meubles hors de Paris.

Au point du jour, je me suis trouvé dans un village, où j’espère que mon vieil huissier ne viendra pas me relancer. J’y ai loué la moitié d’une petite maison occupée par un maître d’école. Mais je prévois que je serai bientôt obligé de transporter mes pénates en d’autres lieux ; car il est dit dans la nouvelle loi sur l’instruction publique, que le chant entre pour quelque chose dans l’éducation élémentaire. Je suis maintenant seul au monde ; le seul ami que j’avais s’est fait amateur de musique sans en savoir une note ; où trouver maintenant une société ? Il y a quelques années qu’un particulier demandait, dans les Petites Affiches, un domestique qui ne sût pas chanter l’air de Robin des Bois ; moi, je demande partout un ami qui n’aime pas la musique, qui ne la sache pas, et qui redoute surtout les concerts d’amateurs. Si vous rencontrez jamais cet homme rare, adressez-le-moi ; croyez qu’il trouvera en moi un dévoûment sans bornes ; et que pour un pareil trésor, il n’est pas de sacrifice que ne puisse faire un pauvre musicien.