Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Au Voltaire/VII


VII

UN DOCUMENT LITTÉRAIRE


Une lettre inédite de Gérard de Nerval est de ces documents littéraires qui ne courent pas les rues.

La publication de la correspondance du poète m’a remis en mémoire celle que j’avais retrouvée dans des papiers de famille et dont j’avais offert l’autographe au vicomte Spoelberch de Lovenjoul pour sa collection de romantiques. Cet autographe doit être aujourd’hui à Chantilly, dans le fonds qui porte le nom du célèbre bibliophile et dont l’Académie française a hérité. J’en avais préalablement pris copie de telle sorte que je puis encore l’éditer et éviter ainsi aux admirateurs du bon Gérard le voyage et la recherche.

La lettre ne porte pas de date, mais elle se fixe d’elle-même par sa teneur à 1849, et de mai à juin de cette année de choléra. Elle est adressée à Théophile Gautier, son ami de collège au lycée Charlemagne, et son frère d’armes de toute la vie. Comment elle se conserva jusqu’en 1872, c’est-à-dire pendant vingt-trois ans, à travers les déplacements constants et multiples d’Albertus, c’est ce que seul pourrait dire celui qui préside au sort des choses. Toujours est-il que la voici. Elle a surtout intérêt de relique à une époque où l’on recueille assez passionnément les éléments du martyrologe artistique.

Lettre de Gérard de Nerval à Théophile Gautier.
« Mon cher Théo,

« L’honneur du papier blanc » me faisait hésiter à t’écrire cette lettre, qui ne te rencontrera peut-être pas. Si cela arrive, je l’adresse à l’honorable inconnu qu’on a l’usage de symboliser par X… Il sait sans doute, ainsi que toi, ce qui vient de se passer à Paris, une révolution manquée, une journée absurde. Enfin, tout est fini et pour longtemps selon les apparences.

« Je suis allé le jour même à La Presse, où Neftzer n’était pas très rassuré. Cependant, il paraît sûr qu’on n’entravera pas le journal, lequel, du reste, n’est pas du tout dans la même situation qu’à l’époque de Cavaignac.

« On n’a pas ouvert le musée aujourd’hui 15. J’y suis allé pour t’écrire ce qu’il en était. La cour était pleine de chevaux et de cavaliers. Il est même probable que ce n’est pas prochain (?).

« Le choléra a diminué de moitié. La pauvre Héloïse a été un jour malade, mais cela va mieux. E… est mieux portante que jamais. Nous avons été dîner chez Mme Heine, qui s’est trouvée prise pendant le repas, mais qui va bien. La présidente a aussi eu une attaque avant-hier. Le « turgue » (Turgan) aussi, mais tout cela est léger et tient à des imprudences, d’artichauts chez Mme Heine, de homard chez la présidente, et de je ne sais quoi chez le « turgue ». Quant à la pauvre Héloïse, je crois que c’est faute, elle… d’imprudence. Moi-même ! ! ! chose étonnante, je me suis réveillé deux jours de suite avec la langue jaune au milieu et blanche à l’entour. Quelques excès m’ont rendu à la santé.

« Tout cela est le produit de la préoccupation. Les gens se mettent au lit pour la moindre indisposition, qu’ils n’auraient point remarquée en d’autres temps. Avant-hier, je vais voir un ami qu’on disait malade. J’arrive et je le trouve buvant de la tisane mêlée de rhum, par l’ordre du médecin. Il me dit : « Voyez comme j’ai la fièvre. » Son œil brillait. Il me lit des vers, ne voulant pas, s’il meurt, que le chant du cygne reste inouï. Le médecin arrive, le malade lui dit : « Je ne sens pas mon cœur battre, je vais mourir ! — Non, dit le médecin, vous êtes gris, voilà tout ; vous avez bu trop de tisane au… « rhum ! » Le fait était vrai. Ennuyé de rester au lit, ce garçon s’est habillé, est allé se promener et s’est aperçu qu’il était bien portant.

« Comment va notre société ? Vous êtes-vous amusés en Hollande ? Et votre charmante et excellente compagnonne, et nos amis Lhomme et Landelle, vais-je les revoir bientôt ? Si vous ne vous amusez pas beaucoup en Belgique, vous pouvez bien revenir. Il me semble qu’il y a bien longtemps que je vous ai quittés. Je vous embrasse.

« Gérard. »

Sans être aussi violent que le choléra de 1882, mis en œuvre par Eugène Sue dans son Juif errant, Iliade du roman-feuilleton, et qui fut le plus meurtrier de tous ceux que l’Asie déchaîna sur l’Europe, celui de 1849 a été un fléau fort honorable. Au mois de juin il enlevait ses sept cents âmes à Paris par jour, et cent encore en septembre, tandis que Gérard, qui avait été carabin, courait la ville en quête de ses amis pour les soigner et les rassurer, tant la terreur est contagieuse surtout dans les milieux philosophiques, ou réputés tels, des intellectuels. Théophile Gautier était à Londres, où l’avaient emmené ceux qui l’aimaient, et il avait laissé son alter ego tenir seul la férule dramatique à La Presse. Ce fut, je crois, à ce moment que Champfleury fit courir le bruit qu’à l’instar de Henri Heine, dont il venait de traduire les Reisebilder, et qui changeait de religion comme de chemise, Gérard s’était rallié au Coran et s’était prêté à toutes les conséquences de sa foi nouvelle. Puis Gautier revint et Gérard partit pour l’Allemagne à son tour et rien ne fut interrompu au rez-de-chaussée de La Presse.

Mais ces choses sont connues de ceux qu’elles intéressent et c’est perdre son encre que de les apprendre aux autres. De Gérard de Nerval le vulgum pecus ne sait que le drame de la rue de la Vieille-Lanterne et comment, le 15 janvier 1855, la police trouvait son cadavre pendu à la porte d’un bouge sans pouvoir décider si le noctambule s’était suicidé ou s’il avait été assassiné.

Mais n’est-il pas étrange que l’énigme ne soit pas encore résolue au bout de plus d’un demi-siècle et qu’on en soit toujours à se demander si Gérard de Nerval s’est tué ou s’il a été suriné dans un coupe-gorge. Il en est ainsi toutefois. En dépit de l’émotion énorme que souleva dans les journaux de l’époque, et dans la ville entière, le mystère tragique de cette mort violente, nul n’a plus songé et ne songe plus, fût-ce ses admirateurs, ses biographes ou de simples curieux du crime, à en percer les ténèbres épaissies. Il est vrai qu’il ne s’agit que d’un poète.

Aussi n’en parlé-je que pour la forme, dans l’étonnement tout virtuel qu’un tel problème de police n’ait pas tenté les spécialistes. Quel thème d’exercice pour les apprentis limiers et quelle étude de leur art en cette « affaire classée » de la rue de la Vieille-Lanterne. La donnée historique se présente, il est vrai, si obscure qu’il y faudrait le double génie inductif et déductif d’un Edgar Poe, et il y a lieu d’imaginer que si l’auteur de L’Assassinat de la rue de la Morgue n’était pas mort six ans avant l’événement, soit en 1849, il se serait entrepris à en résoudre le schéma détectival.

J’ai connu plusieurs des intimes les plus chers de Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Asselineau et Monselet et je les ai maintes fois interrogés à ce sujet sur lequel ils devaient avoir une opinion normale et raisonnée ; or, aucun d’eux ne croyait au suicide.

Le docteur Blanche lui-même, paraît-il, qui l’avait hospitalisé à deux reprises dans sa maison de santé, et qui l’aimait comme un enfant, était obstinément rebelle à l’hypothèse de la mort volontaire. Ni organiquement, ni moralement, le doux rêveur n’était prédestiné aux vertiges du « nirvâna ». Il avait usé par les voyages la seule douleur qui eût pu faire dévier sa raison, et depuis longtemps son amour pour Jenny Colon ne lui chantait plus le chant de l’abîme. Quant à la misère, outre qu’il lui était invulnérable, elle ne pouvait conduire à une telle fin un homme à qui toutes les bourses étaient, comme tous les cœurs, ouvertes et tendues. — Mon père était là, me disait un jour Dumas fils en haussant les épaules à la présomption du suicide, et mon père l’adorait. — Reste la folie, dont les actes autant que les pensées échappent à l’analyse. — Mais est-on fou parce qu’on vous enferme, relevait Théophile Gautier. Il n’est pas de rêve, la nuit, qui ne justifie de la camisole de force. L’état lyrique est une simple démence. Gérard dormait éveillé comme le personnage du conte arabe. Le seul acte de démence dont on puisse le taxer fut de s’aventurer seul dans ces ruelles qui serpentaient autour de la tour Saint-Jacques, car nous y étions allés vingt fois ensemble du temps que j’abattais du poing cinq cent vingt sur la tête de Turc, et nous en étions revenus.