Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/1



PREMIÈRE PARTIE

LA CHUTE DU SECOND EMPIRE



LA chute du ministère Ollivier fut la préface de la chute de l’Empire ; on eût dit que le ministre partait en avant comme fourrier du souverain. Les vingt-cinq journées qui s’écoulèrent entre le 9 août et le 4 septembre furent insupportables, je les retrouve dans mon souvenir stériles, agitées, mal respirées, si je puis dire ; en un mot, odieuses. Les incidents qui séparent ces deux dates et pour jamais les relient dans l’histoire me sont connus ; j’étais mis au courant de ce qui se passait et j’ai pu voir se dérouler, presque heure par heure, les événements qui ont jalonné le chemin de la catastrophe. Pour donner sécurité à mon récit, j’invoque quatre autorités qui ne sont point sans valeur.

J’étais resté en relations fréquentes avec Maurice Richard, qui, tout en n’étant plus ministre, n’en occupait pas moins son siège au Corps législatif, où il recueillait les nouvelles qu’il me communiquait.

Le général A. de Susleau de Malroy était chef d’état-major du général Soumain, qui commandait la place de Paris ; non seulement liés par une proche parenté, mais par une vieille affection, nous causions ensemble à cœur ouvert et j’ai reçu de lui bien des renseignements précis. Arthur Kratz, conseiller à la Cour des Comptes, dont j’ai parlé à propos du marquis de Chasseloup-Laubat, était, après le changement de ministère, devenu le secrétaire intime, et pour ainsi dire le factotum de Brame[1], qui avait pris le portefeuille de l’Instruction publique. Initié aux délibérations secrètes du Conseil des ministres, ouvrant les dépêches, rédigeant la correspondance, il a tenu un journal de ce qu’il a pu remarquer à cette époque, et ce journal est sous mes yeux. Enfin j’allais, chaque jour, voir Piétri, qui était préfet de Police. Là j’étais au centre même des nouvelles et on ne me les laissait point ignorer.

J’avais connu J.-M. Piétri en 1867, dans des circonstances que je rappellerai brièvement. J’étais alors résolu à écrire l’histoire des administrations de Paris, à les démonter sous les yeux du public, comme un horloger démonte une horloge, pour en faire connaître le mécanisme. Je compris que si la préfecture de Police demeurait close pour moi, je n’avais qu’à renoncer à mon travail, qui serait incomplet et se réduirait à une sorte d’aperçu approximatif. Je me fis recommander à Piétri par le prince Napoléon et par Hortense Cornu. Je fus bien accueilli, j’expliquai mon projet et je fus écouté attentivement. Je ne réclamais que des documents administratifs ; car, sous aucun prétexte, je ne voulais jeter les yeux sur les rouages politiques, qui, par leur nature même, échappaient à mon travail. La réponse de Piétri fut celle-ci : « Je n’ai rien à cacher, je n’ai qu’à gagner à être divulgué ; la préfecture de Police vous est ouverte dès à présent et n’aura pas un secret pour vous. »

Ce n’était point parole banale ; j’ai eu tout en main, depuis les rapports sur l’approvisionnement des halles jusqu’aux dossier à classer dossiers mystérieux concernant des affaires de mœurs ou de familles tellement scandaleuses qu’on les étouffait, parce que la répression du scandale eût fait plus de mal que le scandale lui-même. Je puis dire que j’ai eu le secret de Paris ; j’ajouterai que nul ne s’en est jamais douté et que nul ne s’en doutera, car, même dans ces souvenirs posthumes qui ne peuvent parler que de gens morts depuis longtemps, je ne me suis permis aucune allusion aux faits que j’ai appris alors. J’eus souvent à m’entretenir avec Piétri, lorsque j’avais à obtenir l’autorisation, qui jamais ne me fut refusée, d’accompagner ses agents, pendant certaines expéditions dirigées contre des voleurs et contre des assassins ; je lui étais reconnaissant de la façon libérale dont il avait répondu à ma requête ; il me savait gré de ma réserve. Peu à peu, à des relations simplement courtoises succédèrent des relations amicales et nous étions en termes excellents, lorsque la guerre éclata.

Dès que la nouvelle de la défaite de Wœrth parvint à Paris et que l’on comprit que l’Empire n’avait plus que des heures de grâce à vivre, son cabinet, si fort encombré de solliciteurs de la veille et d’amis du lendemain, fut désert. La raison qui en éloignait les autres fut sans doute celle qui m’y attira ; j’y allais tous les jours ; nos causeries étaient tristes, car il se faisait peu d’illusions. C’est alors que naquit entre nous une amitié que le temps a cimentée en la fortifiant et qui dure encore. Le 4 septembre 1870, il m’en donna un témoignage qui m’a laissé pour lui un vif sentiment de gratitude et que je considérai comme une preuve d’affection sincère ; il se réfugia chez moi.

Les renseignements puisés aux sources que je viens d’indiquer et ceux que j’ai pu recueillir moi-même servent de point d’appui au récit que je vais continuer.

  1. Brame (Jules-Louis), 1808-1878. Député de l’opposition libérale au Corps législatif depuis 1857. (N. d. É.)