Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/16

Hachette (Tome 1p. 288-316).
troisième partie

LE MINISTÈRE DU DEUX JANVIER


CHAPITRE IV

LA GUERRE



PRÉVISIONS SINISTRES. — ÉMOTION À BADE. — TOURGUÉNEFF. — SOUVENIR DU PONT DE KEHL. — LE GÉNÉRAL ET LA GÉOGRAPHIE. — ARRIVÉE À PARIS. — ENTREVUE AVEC OLLIVIER. — LA MALADIE DE L’EMPEREUR. — LES MOBILES DE PARIS AU CAMP DE CHÂLONS. — MÉDÉAH ET ANTIBES. — LES RÉTICENCES DU DUC DE GRAMONT. — DEUX NÉGOCIATIONS PARALLÈLES. — L’EMPEREUR DE RUSSIE. — MENACES DE LA RUSSIE. — LE COMTE VITZTHUM. — ENTREVUE AVEC L’EMPEREUR D’AUTRICHE. — NÉGOCIATIONS CONTRADICTOIRES DE L’ITALIE. — ABANDON DE LA FRANCE. — LA PROPOSITION DE L’ARCHIDUC ALBERT. — LA JOURNÉE DU 6 AOÛT. — LA FAUSSE NOUVELLE. — TROIS DÉFAITES SIMULTANÉES. — AHURISSEMENT DE LA FRANCE. — BAZAINE COMMANDANT DE L’ARMÉE SOUS METZ. — L’EMPEREUR, NI GÉNÉRAL, NI SOUVERAIN. — CONVOCATION DU CORPS LÉGISLATIF. — DÉMISSION DU MINISTÈRE DU 2 JANVIER. — ÉMILE OLLIVIER A PARDONNÉ À LA FRANCE !



ÀBADE, le télégraphe nous tenait au courant de toutes ces péripéties. Dès que j’avais compris que les cartes s’embrouillaient dans des mains malhabiles, j’avais été saisi d’angoisse, car je ne pouvais me faire aucune illusion sur l’état de l’armée allemande. Les communes sur le territoire desquelles je chassais depuis une douzaine d’années, Niederbühl, Rauenthal, Muggensturm, Œtigheim, Wintersdorf, forment ceinture autour de Rastatt, qui, tout en restant ville de guerre, a cessé d’être forteresse fédérale depuis 1866. J’avais donc vu manœuvrer, souvent au grand détriment du gibier, les troupes prussiennes qui y tenaient garnison, à côté des troupes badoises. Je les avais admirées bien des fois et je n’étais pas rassuré en pensant que nous allions nous heurter contre elles.

J’écrivis à un de mes amis, qui fréquemment approchait l’Empereur, une lettre où je ne cachais pas mes inquiétudes ; cette lettre, je ne l’ai pas, mais elle peut se résumer ainsi : « De politique qu’elle est encore, la guerre va devenir rapidement nationale ; d’un côté on voudra reprendre le Rhin, de l’autre on fera effort pour ressaisir l’Alsace et la Lorraine ; il ne faut point se dissimuler la gravité de la situation ; c’est l’aventure la plus grave que la France aura courue dans ce siècle ; je n’en excepte ni 1814, ni 1815. » J’indiquais le nombre d’hommes que l’Allemagne pouvait mettre en ligne, car je ne doutais pas que les États du Sud ne fissent cause commune avec la Prusse ; je parlais de la discipline, de l’instruction du soldat allemand, de la science de ses officiers, et je terminais en disant : « Si nous n’avons pas, comme entrée de jeu, 300 000 hommes solidement massés, si derrière eux, à portée de contact, nous n’avons pas une réserve de force égale, il faut ne pas faire attention à la candidature Hohenzollern. » J’ai toujours regretté de n’avoir plus le texte de cette lettre, car les événements lui ont malheureusement donné la valeur d’une prophétie.

Le ministre de France, de Mosbourg, était consterné, mais il gardait bonne attitude, et le soir nous nous promenions ensemble sur la terrasse, ayant l’air de causer de choses indifférentes, mais troublés du présent et inquiets de l’avenir. Baden s’était vidé, comme par enchantement ; tout le monde s’était sauvé, sauf quelques pauvres diables qui, ayant tout perdu au jeu, étaient retenus parce qu’ils ne pouvaient payer leur aubergiste.

Dans le pays même, l’effarement était au comble ; à chaque minute, on s’attendait à voir apparaître les pantalons rouges ; dès la nuit venue, les bourgeois de la ville, armés de fusils de chasse, faisaient patrouille au long des routes et battaient la Forêt-Noire sur les chemins qui conduisent vers Strasbourg. La France s’était lancée avec une telle impétuosité qu’on l’avait crue prête et plus armée qu’elle ne l’était. On avait pris pour un acte d’habileté ce qui n’était qu’un effet de l’inconséquence de notre caractère.

Dès le 15 juillet au soir, nous avions eu, par le télégraphe, connaissance de la déclaration de guerre ; le 17 dans la matinée, je reçus la visite du baron de Gœler, qui était directeur, c’est-à-dire préfet de la ville. Après que nous eûmes échangé quelques lamentations, il me demanda ce que je comptais faire et brusquement me pria de ne point quitter Baden ; l’invitation était pour me surprendre et je ne le cachai point ; il me dit alors sans circonlocution que le pays était terrifié à l’idée que les spahis et les turcos allaient arriver, pour tuer les hommes, égorger les enfants et violer les femmes. Je fis de mon mieux pour rassurer ce fonctionnaire effaré, qui m’adjura de lui garder le secret sur sa démarche ; je le lui promis et je lui ai tenu parole ; ce n’est pas y manquer que de divulguer cette historiette longtemps après sa mort. Le même jour, ou la veille, je rencontrai le prince de Fürstenberg[1], qui me dit : « Je m’en vais chez moi pour y recevoir les Français. » La résidence du prince est située au sommet de la Forêt-Noire, à Donaueschingen, à la source même du Danube ; au milieu du mois d’août, tout le monde, dans le grand-duché de Bade, s’attendait à voir arriver l’avant-garde de l’armée française.

Le 19 juillet, je rencontrai Tourguéneff, qui, arrivant de Russie, avait traversé Berlin, où il avait séjourné pendant quelques heures. Il me dit que jamais il n’avait vu un enthousiasme pareil, que toute maison était pavoisée, que la population était sur pied ; que chaque soldat qui passait était acclamé et que l’on jurait de ne s’arrêter qu’à Paris. Je connaissais Tourguéneff et j’avais pour son talent une admiration sans réserve ; l’homme me plaisait moins, malgré son extrême douceur et son esprit ; je remarquais en lui une sorte de soumission extérieure qui n’était pas de bon aloi ; son caractère m’inspirait des doutes et je savais en outre qu’il aimait peu la France, où cependant il avait toujours été chaleureusement accueilli ; je dirai le mot, tout pénible qu’il est : je sentais qu’il la méprisait ; en revanche, il admirait l’Allemagne et son cœur était avec elle.

Je compris cela aux réticences de sa conversation, plutôt qu’aux opinions qu’il émettait, car il n’aimait point la lutte ouverte et ne manquait pas de malice pour l’éviter. Il m’avait parlé de l’enthousiasme de Berlin avec une chaleur où j’avais cru deviner quelque intention agressive. On est volontiers chauvin en pays étranger, et surtout en pays ennemi. À ma question : « Que pensez-vous de l’issue de la guerre ? », il répondit : « C’est bien douteux et j’ai peur pour vous. » Cette façon de voir était exactement la mienne, mais je ne me tins pas de riposter : « Mon cher, quand on a eu l’honneur de battre les Russes, on ne craint pas d’être battu par les Prussiens. » Nous nous sommes souvent revus depuis, et jamais nous n’avons fait la moindre allusion à ces paroles aigrelettes.

Le vendredi 22 juillet 1870, Laurent de Mosbourg quitta Bade, accompagné, si je ne me trompe, par un chambellan du grand-duc. Le lendemain, je partis. Deux amis, qui, depuis plus de trente ans, vivent auprès de moi, et quatre domestiques composaient déjà un groupe de sept personnes auquel seize femmes françaises demandèrent à se joindre. Nous ne pouvions rentrer en France que par un détour assez long, le chemin sur Strasbourg, le chemin sur Bâle étant interceptés, tous les wagons étaient réquisitionnés pour le transport des troupes. Nous prîmes route à travers la Forêt-Noire, vers Wildbad, d’où nous devions gagner la Suisse par la voie ferrée du Wurtemberg. En voitures, suivies de chariots portant les bagages, nous avions l’air d’une troupe d’émigrants ; on avait encore de la gaieté ; mais, si j’en juge par moi, j’imagine que l’on essayait de s’étourdir. Arrivée à Romanshorn le 25 dans la journée, notre bande se dispersa, chacun tirant de son côté. Le soir, j’étais à Zurich, et là j’apprenais que les hostilités avaient commencé. La garnison française de Strasbourg avait bombardé et incendié la petite ville ouverte de Kehl, où les Strasbourgeois aimaient à venir boire de la bière le dimanche. Le pont qui reliait les deux rives du Rhin et qui portait si allégrement les convois lancés à toute vitesse avait été détruit.

Ce ne fut pas sans amertume que je me rappelai que, lorsqu’il fut inauguré, au printemps de 1860 ou de 1861, un banquet avait réuni dans la grande salle de la conversation à Bade des journalistes allemands et français ; on avait trinqué, fraternisé, et l’on s’était même un tantinet grisé. À cette occasion, et pour célébrer la construction du pont de Kehl, un couplet fut fait ; l’auteur, je crois, était un rédacteur du Siècle, nommé Labedollière, qui excellait aux chansons. De ce couplet qu’on s’en allait chantant dans l’avenue de Lichtenthal et dans les brasseries, je n’ai retenu que les deux vers de la fin ; il ne faut pas oublier, pour en bien comprendre le trait, que le pont avait été bâti de compte à demi par l’Allemagne et par la France :

L’Allemand fait le tablier,
Le Français fournira les piles.

Lorsque je pense à cette hâblerie, et j’y pense souvent, cela ne me fait pas le cœur gai.

La Suisse, qui fut admirable pour nous, lorsque l’armée de Bourbaki, abandonnée par Jules Favre, aux préliminaires de l’armistice de Versailles, chercha un refuge sur son territoire, était alors fort irritée contre la France, qu’elle qualifiait de nation agressive et bataillarde ; je m’en aperçus à l’accueil qui nous fut fait dans toutes les villes que nous eûmes à traverser. Je partis de Lucerne le 29 ; je rentrai en France par Pontarlier, et à minuit j’étais à Dijon, où le train fut arrêté pendant une heure à cause d’un encombrement de la voie. Je me promenais sur le quai de la gare, lorsque je rencontrai le général D…, que je connaissais. Il allait prendre le commandement d’une division de cavalerie déjà rendue par étapes aux environs de la frontière. La confiance du général était imperturbable : une bataille, puis une promenade militaire jusqu’à Berlin ; en se hâtant un peu, on y arriverait pour célébrer le 15 août, qui est la fête de l’Empereur.

Tout en bavardant, je lui dis : « Le dépôt du ministère de la Guerre vous a-t-il expédié vos cartes ? » Que de fois sa réponse m’est revenue au souvenir ! Il se mit à ricaner et, en goguenardant, il me répondit : « Ah ! vous voilà bien, messieurs les savantasses ! Les cartes, la géographie, la topographie, c’est un tas de foutaises qui ne servent qu’à embarbouiller la cervelle des honnêtes gens. La topographie en campagne, voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Eh bien ! c’est un paysan que l’on place entre deux cavaliers ; on lui dit : « Mon garçon, tu vas nous conduire à tel endroit et l’on te donnera un petit verre de ratafia avec une belle pièce de cent sous ; si tu te trompes de route, voilà deux particuliers qui te casseront la tête à coups de pistolet… » Ce n’est pas plus malin que ça et je m’y connais, car ce n’est pas d’aujourd’hui que je fais la guerre ; je n’ai jamais eu d’autres cartes géographiques que celles-là et ça m’a toujours réussi. » Je ne répliquai point et je changeai de conversation. Le convoi était près de partir ; je remontai dans mon wagon ; je me tenais debout devant ma portière. « Au revoir, mon général, et bonne chance ! » Il me fit un signe de la main, comme le train s’ébranlait, et me cria : « Adieu, géographe ! » Je ne l’ai pas revu ; il mourut au début de la campagne, emporté par une fièvre pernicieuse.

J’arrivai à Paris, le 30 juillet 1870, précisément quarante ans après la révolution de Juillet, que j’avais vue commencer place Vendôme devant le ministère de la Justice, et je revenais pour assister à une révolution moins sanglante que son aïeule, mais de formidable conséquence. Paris était joyeux ; on y chantait La Marseillaise, Le Rhin Allemand, Le Chant des Girondins et puis je ne sais quelle turlutaine de circonstance où l’on disait :

Ah ! Guillaume, ah ! mon gros papa,
Tu vas tomber le nez dans ton caca.

Cela faisait rire ; les gamins braillaient cette ordure sur le boulevard ; on en était obsédé. L’esprit de la population était très exalté. Ceux qui, depuis la défaite, ont dit que le peuple n’avait pas acclamé la guerre se sont trompés, involontairement ou non. L’idée d’une lutte avec la Prusse a été très populaire. Tout mauvais cas est niable, je le sais, mais non pour l’historien qui s’efforce de ne point sortir de la vérité et qui parle si longtemps après les événements qu’on ne peut le soupçonner de subir d’autre impulsion que celle de l’esprit de justice. Les bandes qui parcouraient les rues en criant : « À Berlin ! » étaient sincères. L’âme belliqueuse de la vieille Gaule était en elles ; il est dans la nature des Français de dresser l’oreille au bruit du tambour et de frémir de joie à la sonnerie des clairons.

Je sais qu’il y eut une contre-manifestation, mais si minime, en nombre si disproportionné, que je n’en parlerais pas si plus tard on n’en avait voulu tirer parti dans l’intérêt d’une mauvaise cause et si elle n’avait été suscitée dans un but exclusivement politique. Dans la faction intransigeante et dans certains groupes orléanistes, on ne doutait point des victoires de l’armée française, mais on était persuadé que l’Empereur en profiterait pour ressaisir toute l’autorité dont il s’était départi en faveur du Corps législatif. C’est pourquoi, sur les boulevards et sur la place Vendôme, quelques troupes d’hommes, que du reste la population huait et faisait taire, ont crié : « Vive la paix ! » Des personnages très mêlés au mouvement politique de cette époque, Jules Simon, Eugène Pelletan[2], le comte d’Haussonville[3], Peyrat[4], Langlois[5], ne me l’ont point caché et disaient couramment : « S’il est vainqueur, nous sommes perdus. » Aucun d’eux ne croyait à la défaite. L’esprit de parti est implacable et peut-être n’est-il implacable que parce qu’il est aveugle.

Le lendemain de mon retour à Paris, le dimanche 31 juillet, je fus surpris de recevoir dans la matinée un billet d’Émile Ollivier qui me disait : « Je désire causer avec vous ; vous seriez aimable de venir me voir à une heure. » Je fus exact ; des ordres avaient sans doute été donnés, car on m’introduisit immédiatement auprès du garde des Sceaux, que je trouvai toujours le même, marchant sur les nuages et crevant le ciel de sa tête. Ces gens-là sont heureux ; lorsque leur entreprise réussit, ils s’en attribuent exclusivement l’honneur ; si elle échoue, ils accusent les destins, les hommes et les dieux, mais l’idée de s’accuser eux-mêmes ne leur vient jamais.

Je restai deux heures en tête-à-tête avec Ollivier, arpentant l’allée droite du jardin de la chancellerie, qui est bordée par le mur des communs de l’hôtel de l’État-Major. La lettre que j’avais écrite de Baden avait été remise à l’Empereur, qui l’avait communiquée à Émile Ollivier, qu’elle avait offusqué : « Vous voyez noir, me dit-il ; l’habitude de vivre une partie de l’année en Allemagne vous a donné sur ce pays des idées fausses ; vous le croyez fort, il n’est que gros ; vous avez eu tort d’inspirer à l’Empereur des doutes sur l’issue de la campagne. » Je répondis que Napoléon III était beaucoup mieux renseigné que je ne pouvais l’être et que c’est probablement à cause de cela qu’il avait tant hésité à déclarer la guerre. Textuellement, et si étrange que paraisse la réponse, Ollivier répliqua vivement : « C’est vrai, il ne voulait pas la guerre, mais il est si bon qu’il me l’a accordée, quand il a vu que je la désirais. » Je fus tellement abasourdi de ces paroles que je gardai le silence ; cela du reste était facile avec Ollivier, qui trouvait intéressante toute conversation où il était seul à parler.

Et il parlait, il parlait, se grisant à ses phrases, emporté dans un songe, me montrant la France victorieuse, dictant la loi à l’Europe, acclamée par les peuples et devenue le phare sur lequel l’univers fixerait les yeux. Pendant qu’il reprenait haleine, je lui dis brusquement : « Mais à quoi croyez-vous donc ?… » Il s’écria : « Je crois à l’effondrement de l’Allemagne. » Une tristesse profonde m’avait envahi et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Et si c’était l’effondrement de la France ! » Il s’arrêta, me regarda avec des yeux irrités et, me posant la main sur l’épaule : « Vous n’aimez point votre pays, vous ne savez pas l’aimer : quand on l’aime, on le croit invincible ; invincible, il l’est, et c’est un crime d’en douter ; si vous l’aimiez comme je l’aime, vous seriez certain de son triomphe. La Prusse est perdue ; nous n’avons qu’à étendre le bras pour saisir Berlin. »

Nous avions repris notre promenade et il me disait : « Non, jamais je n’admettrai que nos petits chasseurs, qui ont le pied cambré, que nos grands cuirassiers de Lorraine, que nos chapards d’Algérie et nos vétérans du Mexique soient vaincus par ces lourds Allemands, gonflés de choucroute et de bière, lents à se mouvoir, pleurnichards et dont le pied plat est rebelle aux marches prolongées ; par les rapports que je reçois, je sais que l’Allemagne est consternée, tandis qu’en France l’enthousiasme est indescriptible. » Je lui demandai si les engagements volontaires étaient nombreux, il répondit : « À Paris seulement, nous en avons plus de cent mille. » Il se trompait ou voulait me tromper.

Je lui parlai du prince Napoléon, qui, parti le 2 juillet sur son yacht, pour aller jusqu’à Arkhangelsk, apprit la déclaration de guerre à l’île de Tromsoë, franchit six cents lieues en cinq jours et vint se mettre à la disposition du ministre de la Guerre, dont il ne put obtenir un commandement. Le prince Napoléon fit venir Ollivier au Palais-Royal, ne lui ménagea pas les reproches, et lui dit, avec sa brutalité de langage habituelle : « Êtes-vous fou de faire la guerre pour de pareilles niaiseries et de jouer le sort de la France à propos d’une candidature au trône d’Espagne ; avez-vous donc oublié que l’Espagne nous a toujours porté malheur ? » Ollivier ne fut pas en reste et riposta : « Si, en présence du mouvement national, nous n’avions pas accepté la lutte contre la Prusse, c’est à coups de pied au derrière que l’on vous eût chassés, vous, votre famille et toute la dynastie. » La parole me sembla tellement exagérée que je n’y crus qu’à moitié ; elle me fut textuellement confirmée le lendemain par Maurice Richard.

Certes, la riposte d’Ollivier au prince Napoléon était excessive, et cependant je n’oserais affirmer qu’elle ne fût l’expression de la vérité. Il est certain qu’en présence des incidents faussés, dénaturés, amplifiés par la presse, par la tribune, par le bavardage des oisifs, la passion publique était arrivée au paroxysme et qu’il y aurait eu danger de lui refuser satisfaction. Aurait-on poussé le mécontentement jusqu’à la révolte ? c’est possible. En tout cas, l’Empereur serait resté déconsidéré, sans autorité morale, et le Corps législatif lui eût enlevé ses prérogatives, les unes après les autres, jusqu’au jour où, le jugeant inutile, il l’eût prié de s’en aller. Il est pénible de parler ainsi en ce moment. Je le reconnais, mais il faut avoir le courage de ne manquer ni de bonne foi, ni de probité.

Je le répète : cette guerre de 1870, dont on a fait retomber toute la responsabilité sur Napoléon III, lui a été imposée par la nation, à laquelle le duc de Gramont avait révélé des faits que la diplomatie seule aurait dû connaître, tant que la solution n’en était point définitive. Du reste, le pouvoir personnel et le pouvoir parlementaire n’ont rien à se reprocher, rien à s’envier ; ils sont également coupables, le premier d’avoir fait la guerre du Mexique, le second d’avoir exigé la déclaration de guerre à la Prusse.

Il y avait deux heures que je causais avec Ollivier, ou plutôt que je l’écoutais, lorsqu’on vint lui annoncer que Vandal était dans le salon d’attente. Or Vandal était alors directeur général des postes ; je sais ce que parler veut dire, et je me retirai, comprenant que le portefeuille du cabinet noir était apporté au garde des Sceaux, dont la seule présence à la tête du gouvernement aurait dû mettre fin à tous les abus. Comme je sais que les abus sont immortels, je n’en fus pas surpris. Dans le second volume de mes Souvenirs littéraires (1883), j’ai écrit : « Le lendemain de mon retour, je fus appelé chez un assez haut personnage que je n’ai pas à nommer ; la conversation fut longue et m’affligea, car j’avais affaire à un homme qui ne soupçonnait rien des armées allemandes, ni de leur discipline, ni de leur esprit. Au moment où je prenais congé, mon interlocuteur me dit : « Revenez donc me voir dans deux ou trois jours, il y a une question dont je voudrais m’entretenir avec vous. » Désirant n’être pas pris au dépourvu, je demandai : « Laquelle ? » Il répondit : « La question des frontières : la Sarre, la Meuse, le Rhin, la Moselle ; tout cela est un peu confus dans ma tête. » Je rentrai chez moi ; on me dit : « Comme vous avez l’air triste ! » Le personnage que je n’ai point nommé n’était autre qu’Émile Ollivier. Que de fois, repensant à cette scène, je me suis souvenu de la phrase de Commines : « Dieu ne peut pas envoyer une plus grande plaie à un État qu’un prince ignorant. »

Le 23 juillet, des lettres patentes avaient conféré la régence à l’impératrice Eugénie, et Napoléon III, emmenant avec lui le Prince impérial, son fils, était parti pour le grand quartier général, installé à Metz. Or ce que l’on n’avait pas dit, ce que l’on avait caché comme un secret d’État, c’est que quinze jours auparavant, c’est-à-dire le 7 juillet, les docteurs Nélaton, Ricord, Fauvel, Corvisart et Germain Sée, réunis en consultation, avaient examiné l’Empereur et avaient constaté un délabrement général de sa santé, produit par une affection dont plus d’une fois déjà il avait souffert. Nélaton, en le sondant, avait reconnu la présence d’une pierre assez forte dont l’accroissement rapide était à redouter. Ceci explique bien des choses, sans les excuser.

Dans certains états maladifs, le raisonnement subsiste, la volonté est abolie ; on voit ce qu’il faut faire et l’on n’a plus l’énergie de le faire. Ce fut le cas de l’Empereur, qui ne voulait pas la guerre et qui la laissa déclarer, parce qu’il n’eut point la fermeté d’imposer silence à ses ministres. L’« observation » résultant de la consultation fut rédigée sans ménagement par Germain Sée. Napoléon III n’en eut même pas connaissance ; la note, contresignée par tous les médecins, fut remise à l’Impératrice, qui la lut, ne le communiqua point et la serra dans un meuble dont elle portait toujours la clef sur elle. Au lieu du repos, du calme, des soins destinés à préparer une opération que l’on recommandait, on laissa le malade partir pour l’armée, où l’attendaient nécessairement les fatigues, les soucis et la plus lourde des responsabilités. Désemparé, sujet à des souffrances que tout effort exaspérait, ce malheureux pouvait à peine diriger la paix et il saisissait la direction de la guerre.

L’Allemagne a été victorieuse, mais il est juste de reconnaître que jamais bonne fortune semblable n’a été offerte aux hasards des batailles. Un souverain, général en chef, malade ; une régente faite d’ignorance et de frivolité, un ministère où la légèreté le disputait à l’outrecuidance, une armée dont l’infériorité numérique seule était une cause d’insuccès, un pays divisé par les factions, de prétendus alliés prêts à se dérober et se dérobant : le roi Guillaume eut la partie belle ; il en profita ; c’était son droit, mais vraiment le combat fut engagé dans des conditions trop inégales. L’Allemagne n’en a pas moins ressenti un prodigieux orgueil, et cela se comprend car on dirait que vaincre la France, c’est vaincre plus qu’une nation.

Dès le début de la campagne, avant même que le premier coup de fusil eût été tiré, on put comprendre qu’une partie de la population rechignerait au devoir. L’armée avait été divisée en plusieurs corps, dont le sixième corps, réuni au camp de Châlons, était placé sous le commandement du maréchal Canrobert, qui était un homme irréprochable. Sa bonté, son courage, les actions d’éclat qui avaient marqué les étapes de sa carrière, commencée en 1828, l’abnégation dont souvent il avait donné l’exemple par respect pour la discipline, tout, jusqu’à une certaine emphase de parole et d’attitude, l’avait rendu populaire dans l’armée. Les soldats l’aimaient, se racontaient la prise de Zaâtcha, l’hiver devant Sébastopol, la dignité avec laquelle Canrobert avait repris le commandement d’une division sous les ordres de Pélissier ; ils savaient qu’il s’inquiétait d’eux, de leur bien-être, de leur sécurité, que jamais il ne s’était ménagé, ainsi que ses blessures en faisaient foi, et, trouvant en lui un esprit chevaleresque et compatissant, ils l’avaient surnommé : « Gonzalve de Cordoue ». J’ajouterai que par sa vie privée, autant que par sa vie militaire, par les qualités qui affirment la supériorité morale, nul plus que lui n’était digne de respect. Il eut à recevoir au camp de Châlons, à instruire, à façonner pour la guerre les gardes mobiles de Paris. Ce fut une dure besogne, si difficile que l’on peut dire qu’elle était à peine ébauchée, lorsque la guerre prit fin.

Gouailleurs, indisciplinés, spirituels de cet esprit de trottoir parisien qui saisit le côté comique des choses les plus sérieuses et les plus terribles, d’une moralité apprise au comptoir du marchand de vins, pillards, effrontés et menteurs, ils apportèrent, au milieu d’une armée en formation, des éléments de dissolution dont Canrobert fut effrayé. Il fit réunir les gardes mobiles, afin de les passer en revue, de leur faire une allocution et de les amener à des sentiments meilleurs. Le maréchal avait alors soixante et un ans ; pour les adolescents qu’il allait inspecter, c’était un vieillard, un vieillard glorieux devant lequel tous ces jeunes fronts auraient dû s’incliner. On le traita de vieille baderne, de vieille vadrouille, de vieux mannequin, on lui cria qu’il était le porte-coton de Badinguet, et tout un bataillon, le quatrième je crois, demanda à retourner à Paris. Ce ne fut pas une insurrection, mais ce fut un scandale, où dominaient les clameurs : « À Paris ! À Paris ! »

Le maréchal était consterné ; il s’arrêta et dit : « J’ai l’oreille un peu dure et j’entends mal ; vous désirez que je vous conduise à Berlin, je ne demande pas mieux. — Non ! non ! à Paris ! » Un orateur se détacha du bataillon et déclara que les gardes mobiles avaient pour mission de défendre la ville où ils étaient nés et non point d’aller combattre à l’armée active, ce qui était l’affaire des soldats. Le maréchal Canrobert l’a dit : « C’était une troupe n’offrant aucune garantie et animée d’un très mauvais esprit. » Les mêmes causes produisent les mêmes effets, et les mobiles de Paris se conduisaient, en 1870, au camp de Châlons, comme les volontaires s’étaient conduits en 1792. On n’en parlera pas moins encore des braves mobiles et des héroïques volontaires ; cela est naturel, les gens instruits savent l’histoire, les ignorants acceptent les légendes ; c’est pourquoi la légende étouffe l’histoire et lui survit.

J’ai appris ce qui s’était passé au camp de Châlons et les insultes qui avaient accueilli le maréchal Canrobert, par un enfant que j’aimais beaucoup et qui faisait partie du contingent des mobiles parisiens. Il était le beau-fils d’Amédée Achard[6] et se nommait René-Jean François. C’était un garçon vaillant, n’aimant point la guerre, mais résolu à faire son devoir honnêtement et sans défaillir. Il était fort écœuré du milieu dans lequel il était forcé de vivre. Ses compagnons insubordonnés, se plaignant de la nourriture, du coucher, de la fatigue, volant dans les fermes pour alimenter la « popote », perdant leur temps à la cantine, où ils se grisaient de propos grossiers et de conduite dissolue, n’étaient point pour plaire à un jeune homme de vingt-deux ans, bien élevé, qui venait de sortir de l’École centrale avec le brevet d’ingénieur civil.

Dès qu’il eut appris la défaite de Wœrth, il se résolut à quitter ces soldats de maraude, qui n’iraient point de bon cœur au feu ; il accourut à Paris et signa son engagement au troisième régiment de zouaves, qui appartenait au corps d’armée commandé par le maréchal Mac-Mahon. Je cite ce fait secondaire pour faire comprendre non pas le désordre, mais l’insouciance qui régnait alors dans l’administration attachée à de vieux usages que l’état de guerre ne parvenait même pas à modifier. Lorsque René eut signé son engagement, on lui dit : « On va vous remettre votre feuille de route, afin que vous receviez votre équipement et votre numéro matricule. — Où est le dépôt ? — À Médéah. » René fit un bond, déclara qu’il s’engageait pour aller se battre en France et non pour aller voyager en Algérie. On lui répondit que, s’il consentait à payer son costume et son accoutrement, il serait immédiatement dirigé sur son régiment en campagne. Quelques jours après, il était vêtu en zouave et partait.

Il rejoignit l’armée la veille de l’affaire de Sedan, se battit, fut fait prisonnier, s’évada, traversa la Belgique, rentra à Paris et courut au bureau de recrutement pour se réengager dans le quatrième de zouaves, que le général Vinoy avait ramené intact. On lui donna sa feuille de route pour le dépôt, qui était non plus à Médéah cette fois, mais à Antibes. René en fut quitte pour acheter un nouveau costume, resta à Paris et fit partie de la petite troupe de 60 000 hommes qui fut à tous les combats et s’y montra héroïque. Il m’avait raconté l’histoire de son premier engagement au troisième de zouaves et je me rappelle en avoir pris texte pour faire, dans le Journal des Débats, un article qui demandait qu’un dépôt fictif fût organisé à la suite de tout régiment en guerre. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il n’en fut que cela.

Ces prodromes n’étaient point satisfaisants ; aucune nouvelle n’arrivait de l’armée, on en était surpris. Le mot du maréchal Lebœuf : « Nous sommes prêts, archi-prêts », avait été répété ; on en avait conclu que nous n’aurions qu’à marcher pour franchir la frontière ; on s’imaginait que l’on ne voulait pas faire connaître les mouvements de notre armée, qui certainement manœuvrait dans le Palatinat bavarois, et peut-être même de l’autre côté du Rhin. Les reporters de journaux s’empressaient d’aller rejoindre le quartier général ; ils y allaient comme à une partie de plaisir. Jamais je n’ai vu pareille illusion ; la confiance était tellement profonde, tellement universelle, que je finissais, malgré que j’en eusse, par en être pénétré. On croyait qu’il n’y avait qu’à se montrer pour vaincre.

Je m’étais arrêté à lire, sur une muraille, la proclamation dans laquelle l’Empereur disait : « La guerre sera longue et difficile. » Un homme s’écria près de moi : « Longue et difficile ! En voilà des bêtises ; dans un mois nous serons à Berlin. » Émettre un doute eût paru criminel. On parlait de nos alliances avec une raideur d’affirmation qui ne supportait même pas l’expression d’un doute ; on colportait les paroles prononcées par le duc de Gramont, et de jour en jour on s’attendait à apprendre l’entrée en ligne des Italiens et des Autrichiens. Le 15 juillet, dans la soirée, une commission parlementaire était réunie pour entendre les ministres ; le duc de Gramont se fit attendre et, arrivant enfin, il s’excusa de son retard. « J’avais chez moi, dit-il, les ambassadeurs d’Autriche et d’Italie ; j’espère que la commission ne m’en demandera pas davantage. »

Metternich et Nigra s’étaient en effet rendus au ministère des Affaires étrangères, mais isolément, l’un après l’autre, et sans avoir concerté leur démarche ; tous deux virent Gramont en tête-à-tête et sans s’être donné le mot ; ils lui tinrent le même langage ; ils ne vinrent pas lui dire : « Nous voilà, disposez de nous », mais ils lui dirent : « Votre précipitation nous paralyse ; à quoi bon, dans quel but, courir au-devant de la bataille ! Négociez, traînez le temps ; nous ne sommes pas prêts ; avant que nous ayons pu nous mettre sur le pied de guerre, des semaines se passeront ; il est sage, il est peut-être prudent de ne pas laisser les événements nous gagner de vitesse, afin que nous puissions y prendre part. » Ces conseils, le duc de Gramont les avait écoutés avec une courtoisie qui cachait de l’impatience ; et la réticence, un peu trop diplomatique, de l’allusion qu’il fit de son entrevue avec les représentants des gouvernements d’Autriche et d’Italie était de nature à faire croire à des alliances qui, en réalité, n’existaient pas.

Plus tard, bien après l’effondrement, le duc de Gramont a plaidé pro domo sua, dans diverses brochures, qu’il signait du pseudonyme d’Andréas Memor. Il a prétendu qu’il avait été joué par l’Autriche, qui s’était engagée à faire cause commune avec la France contre l’Allemagne et qui, au dernier moment, l’avait abandonnée. On a protesté à Vienne contre ces allégations et l’on a accusé le duc de Gramont de se tromper volontairement ; on a eu tort ; il a pu être de bonne foi, car il y eut deux négociations distinctes que je suis en mesure de faire connaître et dont une, celle qui est restée secrète, explique l’erreur d’Andréas Memor.

Dès que l’on sut à Vienne — et on l’apprit immédiatement — que la France se disposait à faire un casus belli de la candidature Hohenzollern, le comte de Beust, premier ministre de la monarchie austro-hongroise, consulta les chefs de l’État-Major, qui déclarèrent que six semaines au moins leur seraient nécessaires pour être prêts à entrer en campagne. Le comte de Beust envoya tout de suite à Paris deux hommes de confiance, dont l’un était Julian Klaczko[7], bien connu des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, et qui alors remplissait les fonctions de conseiller aux relations extérieures d’Autriche. C’est lui qui m’a raconté les détails de son entrevue avec le duc de Gramont, dont nulle considération ne put éveiller la prudence. À toutes les observations qui lui étaient adressées, il répondait qu’ayant charge de l’honneur de la France il ne devait, sous aucun prétexte, le laisser exposé aux fantaisies de M. de Bismarck et que, dût-il aller seul au combat, il irait. Rien ne pouvait l’engager à introduire une action diplomatique à laquelle l’Europe s’associerait, ce qui permettait, au moins, de grouper en face de la Prusse des forces devant lesquelles il lui faudrait réfléchir.

Le dernier mot de l’entretien en donne le sens complet et le résume. Comme les envoyés autrichiens insistaient encore, le duc de Gramont répondit : « Vous ne voulez pas vous associer à nos victoires, soit : libre à vous ; mais nous sommes bons princes et nous vous en laisserons profiter. » Klaczko m’a dit que son compagnon et lui s’étaient arrêtés sur le palier du grand escalier de l’hôtel des Affaires étrangères, et qu’après avoir échangé quelques paroles ils avaient été pris d’un rire nerveux qui s’était terminé par un flot de larmes. Ils comprenaient que la défaite de la France entraînait forcément, et pour de longues années, la soumission de l’Autriche à la Prusse ; Vienne ne remuerait plus sans l’autorisation de Berlin.

Pendant que les envoyés du comte de Beust étaient à Paris, la situation de l’Autriche était déjà modifiée ; sa sécurité n’était plus indemne ; sa liberté d’action était compromise, pour ne pas dire annihilée. L’empereur de Russie venait de manifester sa volonté, qui ne nous était point favorable. Plusieurs motifs, qu’il convient de rappeler sommairement, ont dicté sa conduite en 1870 ; le principal est peut-être la vénération affectueuse qu’il professait pour son oncle le roi Guillaume de Prusse, mais, en dehors de cette cause, purement sentimentale, il y avait en lui un fonds de rancune tenace contre la France et contre l’Autriche. Contre la France, il se souvenait avec amertume du discours intempestif que le prince Napoléon avait prononcé au Sénat en 1863 à propos de l’insurrection polonaise, discours dont la portée fut grave, car il amena un rapprochement immédiat et une entente éventuelle entre les cours de Pétersbourg et de Berlin. Il se souvenait également qu’un attentat avait été dirigé contre lui, en 1867, lorsqu’il était à Paris, pendant l’Exposition universelle, et que le jour où il visita le palais de Justice, l’avocat Floquet, actuellement (1887) président de la Chambre des députés, lui cria : « Vive la Pologne, monsieur[8] ! »

Envers l’Autriche, que la Russie avait sauvée en intervenant à main armée et à main victorieuse contre l’insurrection hongroise de 1848-1849, ses griefs étaient d’un ordre exclusivement politique ; il ne lui pardonnait ni son inaction pendant la guerre de Crimée, ni sa complicité latente avec le soulèvement polonais de 1863, au cours duquel la Galicie avait servi de lieu de ravitaillement et de recrutement pour les révoltés. Donc il aimait le roi Guillaume, boudait la France et gardait mauvais vouloir à l’Autriche. Il en résulta que sa neutralité, bienveillante pour l’Allemagne, malveillante pour Napoléon III, fut oppressive pour l’empereur François-Joseph.

Il prescrivit à son ambassadeur à Vienne de signifier au comte de Beust que, pour un bataillon que l’Autriche mobiliserait sur la frontière de Silésie, la Russie mobiliserait un régiment sur les frontières de Galicie. C’était péremptoire, et de ce moment l’armée austro-hongroise fut condamnée à l’inaction. Le comte de Beust, édifié par l’État-Major sur la lenteur des préparatifs militaires, retenu dans ses velléités d’intervention par la déclaration de l’empereur Alexandre II, se le tint pour dit, et, quoiqu’il eût le cœur irrité contre la Prusse qui avait asservi la Saxe, sa patrie réelle, et rejeté hors de la Confédération germanique l’Autriche, sa patrie d’adoption, il se résigna à n’être que spectateur du combat prochain. Il écrivit au prince de Metternich, son ambassadeur à Paris, qu’il eût à prévenir Napoléon III que l’Autriche, pour les motifs qu’il énumérait, était forcée de se désintéresser de la lutte près d’éclater entre la France et l’Allemagne. Metternich, qui, dans ses conversations avec l’Empereur, dans ses causeries intimes avec l’impératrice Eugénie, avait sinon promis, du moins fait espérer un concours empressé, resta perplexe et ne se hâta pas de transmettre la dépêche à qui de droit ; peut-être croyait-il que le conflit serait apaisé, peut-être comptait-il sur un revirement de la politique autrichienne.

Sur ces entrefaites, le ministre plénipotentiaire d’Autriche à Bruxelles, le comte Vitzthum, arriva à Paris et alla, au débotté, faire une visite au prince de Metternich. J’ai connu le comte Vitzthum à Baden, où il possédait une villa quasi royale, et c’est lui qui, en 1885, m’a donné connaissance des faits que je raconte[9]. Metternich lui fit lire la lettre du comte de Beust, en le priant de n’en dire mot à quiconque. Vitzthum fut surpris de la décision de son chef hiérarchique, car pour lui la victoire de la France n’était pas douteuse ; il avait vu nos régiments en marche, avait eu à Bruxelles l’écho de l’enthousiasme parisien, et il était convaincu que l’intérêt de l’Autriche était de se joindre à nous.

Il se résolut à faire une démarche directe auprès de François-Joseph. Je n’ai jamais su si le prince de Metternich l’y avait encouragé, ni même s’il en avait reçu confidence. Le comte Vitzthum partit immédiatement pour Vienne, où il ne vit pas le comte de Beust, et se rendit à Schœnbrunn. Il dit à l’empereur d’Autriche que l’attitude et les préparatifs de la France étaient un sûr garant du succès, que l’occasion de venger les humiliations de 1866 était propice, qu’il fallait lier partie avec le vainqueur futur, avec le vainqueur assuré, qui, sans cela, après deux ou trois batailles gagnées, brusquerait la paix selon son habitude et la ferait au détriment de la monarchie austro-hongroise ; il ajouta que les ressentiments de Solférino et de Magenta n’étaient plus de saison, que la sécurité, la grandeur de l’Autriche seules étaient à considérer et que, malgré les injonctions de la Russie, il ne fallait point hésiter à serrer l’alliance offensive et défensive avec Napoléon III.

Le comte Vitzthum était de bonne foi, j’en suis persuadé, mais il ne lui déplaisait peut-être pas de flatter la passion de son souverain, et il ne pouvait ignorer qu’il prêchait un converti. En effet, François-Joseph n’avait qu’un rêve : se venger de la Prusse qu’il haïssait et repousser à un rang inférieur cette puissance, cette parvenue que son orgueil avait si longtemps regardée comme une sorte de vassale de sa maison. L’empereur d’Autriche abonda dans le sens des observations, qu’il écoutait d’une oreille prévenue, et déclara que le comte de Beust était trop timide, que les menaces de la Russie n’iraient pas au-delà des paroles et qu’il était décidé, pour sa part, à entrer en ligne dès qu’une occurrence favorable lui serait offerte. Il autorisa le comte Vitzthum à remettre confidentiellement une note dans ce sens au duc de Gramont.

Pour celui-ci, la note secrète détruisait la dépêche officielle du comte de Beust, que le prince de Metternich s’était décidé à communiquer ; c’est pourquoi, frappant sur le tiroir de son bureau de travail et répondant à des députés qui l’interrogeaient sur l’attitude de l’Autriche, il disait : « J’ai ici la preuve que nous pouvons compter sur elle et nous fier à sa loyauté. » Hélas ! il n’avait qu’une note personnelle émanant d’un souverain constitutionnel ; cette note n’avait donc qu’une valeur douteuse, que les événements allaient rendre illusoire ; mais c’est sur cette note que le duc de Gramont s’est appuyé pour dire qu’il avait eu en main l’engagement de l’Autriche et que l’Autriche l’avait trompé.

L’Italie ne jouait pas double jeu, mais elle jouait deux jeux contradictoires et parallèles, ce qui se produit souvent dans les États parlementaires dont le souverain cherche à conserver ses prérogatives. Le président du Conseil des ministres, qui siégeait alors à Florence, était Visconti-Venosta — le bel Emilio, — gendre d’Alfieri[10], élève de Ricasoli[11], disciple de Cavour, homme instruit, aimable, un peu gourmé et affectant volontiers la froideur anglaise qu’il croyait de bon ton pour un diplomate. Il était populaire en Italie, car, avec Cernuschi et Carlo Cattaneo[12], il avait été, au mois de mars 1848, un des chefs de l’insurrection qui chassa momentanément les Autrichiens de Milan. Visconti, qui, je crois, ne se faisait point d’illusion sur les forces militaires que l’Italie possédait alors, qui n’aimait guère Napoléon III, avec lequel il avait dû signer la convention de septembre 1864, qui avait été contraint de s’arrêter sur les rives de l’Arno, lorsque le but visé était sur les bords du Tibre, Visconti ne se souciait point de s’unir sans compensation à la France, et peut-être désirait-il réserver son action, afin de se la faire acheter au prix de Rome elle-même.

Il avait donc confié une mission secrète à Minghetti[13], qui s’était rendu à Vienne pour établir, en cas de guerre franco-allemande, un pacte de neutralité entre l’Autriche et l’Italie. Toutes deux devaient rester l’arme au pied, regarder le combat et n’y point prendre part.

Pendant que Minghetti représentait le gouvernement italien auprès du comte de Beust et lui transmettait les désirs du président du Conseil des ministres, le comte Vimercati, accrédité mystérieusement à Schœnbrunn auprès de l’empereur François-Joseph, lui apportait la pensée et les propositions du roi Victor-Emmanuel, qui était un soldat, aimait à entendre parler la poudre et avait voué un vif sentiment de gratitude à Napoléon III. Le roi d’Italie demandait à l’empereur d’Autriche de grouper, pour la première fois depuis longtemps, leurs armées dans une action commune, de rassembler chacun 150 000 hommes, et avec ces 300 000 soldats, marchant sous le commandement de leurs souverains, de tomber à revers sur la Prusse pendant que la France l’attaquait de front. Ces deux négociations si opposées se poursuivaient simultanément à l’insu l’une de l’autre. Elles devaient réussir ou échouer selon l’événement.

L’événement fut la défaite de Mac-Mahon et l’invasion de la France. Les glaives qui s’agitaient dans les fourreaux devinrent subitement immobiles. À l’intérêt que notre cause avait pu inspirer succéda l’indifférence, peut-être même l’hostilité, et chaque peuple se railla de la nation devant laquelle l’Europe avait tremblé. Il devait en être ainsi, car la politique est chose humaine ; elle se prosterne devant les forts et crache sur les faibles. En telle matière, il n’y a ni droit, ni justice, ni grandeur d’âme ; il n’y a que la force. C’est pourquoi le meilleur moyen d’être respecté de ses voisins et de vivre en paix à leur contact est d’être plus fort qu’eux.

En apprenant le résultat de la bataille de Wœrth, l’empereur de Russie dit au comte Chreptowitch, son grand chambellan, qui était près de lui à Moscou : « C’est la revanche de Sébastopol. » Presque en même temps, il recevait un télégramme du roi de Prusse : « Après Dieu, c’est à toi que je dois la victoire. Guillaume. » Victor-Emmanuel, averti par un message de Visconti-Venosta, s’écria : « Oh ! le pauvre Empereur ! » puis, après une seconde de réflexion, il ajouta : « C’est égal, je l’ai échappé belle », et de ce moment il se mit à regarder vers Rome avec plus d’intensité que jamais. Tous les souverains s’empressèrent à féliciter le vainqueur ; on rivalisa de zèle pour saluer l’épée rouge de notre sang. Napoléon III reçut-il un seul témoignage de sympathie ou de commisération ? j’en doute.

Je me souviens qu’un de mes amis, le sculpteur Christophe, se rencontrant chez moi avec le comte de Nesselrode, fils de l’ancien grand chancelier de Russie, dit : « Est-ce que l’Europe nous laissera écraser ? » Nesselrode, d’un ton de conviction et de tristesse, répondit : « Avec volupté. » Ce mot — un mot de conversation — dépassait la mesure ; mais « avec satisfaction » n’eût été que l’expression de la vérité. Le cri d’orgueil qui éclata en Allemagne dissimula mal la surprise d’une si facile et si grande victoire ; on ne se ménagea ni les compliments ni les sornettes. On découvrit que c’était la main — la main même — de Dieu qui avait dirigé les événements et que c’était la moralité allemande qui avait été spécialement désignée par la Providence pour châtier l’immoralité française. Or je connais la moralité allemande et l’on peut m’en croire : moralité allemande, immoralité française, c’est tout un et ça peut se mettre dans le même sac, ça ne se querellera pas.

À Vienne, l’impression fut profonde, car l’on y comprit que la défaite de la France porterait contrecoup à l’Autriche, qui serait contrainte d’ajourner toute velléité de revanche et qui sentirait peser sur elle l’Allemagne, dont le poids seul la neutraliserait. L’archiduc Albert, celui-là même qui, dans ses conférences avec le général Lebrun, avait préparé un plan de campagne, en cas d’alliance effective entre François-Joseph et Napoléon III, estima que l’occasion était bonne de rendre à la maison de Habsbourg une partie des possessions dont elle avait été dépouillée. Pendant que la France et l’Allemagne se heurtaient sur les champs de bataille, que la Russie surveillait le combat et que l’Angleterre s’en désintéressait, la route du Sud était libre et ouverte aux revendications. L’archiduc Albert proposa à l’empereur d’Autriche de s’y précipiter, de déboucher par le Tyrol, d’arracher à Victor-Emmanuel la Vénétie, la Lombardie, de le rejeter en Piémont et de rendre aux princes dépossédés la Toscane, les Légations et le royaume de Naples, en un mot de rétablir l’Italie telle qu’elle était avant la guerre de 1859.

L’aventure avait de quoi tenter et l’on peut affirmer qu’elle eût réussi. Abandonnée à ses seules forces, l’Italie n’était pas, n’a jamais été de taille à se mesurer contre l’Autriche. François-Joseph fut plus sage que l’archiduc et ne voulut pas rentrer dans la galère italienne. Trop longtemps, dans son propre intérêt, la monarchie autrichienne avait traîné le boulet de la conquête : par point d’honneur, elle avait lutté afin de le garder rivé à son pied ; aujourd’hui elle en était débarrassée et s’en trouvait bien. Le roi de Hongrie refusa d’aller chercher encore la couronne de fer à Milan. L’archiduc Albert n’en parla plus et resta attristé de la victoire prussienne, qui diminuait son pays, en frappant le nôtre au cœur.

Je n’ai pas oublié et je n’oublierai jamais cette journée du 6 août 1870, qui commença par un chant de triomphe et se termina dans une angoisse vague dont on était oppressé, sans que l’on pût en réalité dire pourquoi, car nulle information venue du quartier général n’avait été communiquée au public. Le mercredi 3 août, on avait crié dans les rues de Paris : « La première victoire des Français ! » C’était l’insignifiante escarmouche de Sarrebruck, qui n’eut et ne pouvait avoir d’autre résultat que d’amuser la curiosité des badauds. Nous y perdîmes une vingtaine d’hommes ; il ne faut pas les plaindre ; ils sont morts croyant à la victoire et n’ont pas eu à supporter le désespoir dont nous avons été accablés. Le soir même, ou le lendemain, on afficha une dépêche adressée par l’Empereur à l’Impératrice, disant que le Prince impérial, qui avait quatorze ans, s’était bien comporté au feu et avait ramassé des balles mortes. Ce détail fit sourire et l’on en leva les épaules.

Le 4 et le 5, on resta sans nouvelles de l’armée : on ne s’en troublait pas ; les amateurs de stratégie — il n’en manquait pas — expliquaient que l’armée devait être occupée à faire une marche en avant, pour s’emparer de la position de Kaiserslautern, où sans doute on livrerait bataille. Le 6 dans la matinée, un bruit se répandit dans Paris dont l’origine, attribuée à tort ou à raison à des spéculations de Bourse, n’a jamais été dévoilée. On disait que l’armée du prince Frédéric-Charles avait été écrasée par Mac-Mahon, qui avait fait 25 000 prisonniers et emporté la ville forte de Landau. Nul doute pour personne, promenades avec des drapeaux, clameurs de joie, chants patriotiques. Où était-elle la dépêche triomphale qui annonçait la victoire ? Tout le monde en affirmait l’existence, nul ne l’avait vue.

Je courus chez Maurice Richard, dont le ministère[14] était installé depuis peu dans un hôtel de la rue de Grenelle, voisin de l’administration des télégraphes. À ma question : « Qu’est-ce que c’est que cette victoire ? » Richard répondit : « Je n’en sais rien. » Malgré la franchise et la bonhomie des traits, je crus remarquer qu’il composait son visage. J’ai appris depuis qu’il savait, dès la veille, que nous avions été culbutés à Wissembourg et que le général Abel Douay était tué. Le chef du cabinet du ministre des Beaux-Arts s’appelait Gerspach, c’était un Alsacien solide, peu réservé dans ses paroles, grossier comme des sabots, très bon garçon, brave, ayant été soldat, marchand d’éponges, employé du télégraphe aérien, courtier d’élections de Maurice Richard, qui l’avait pourvu d’une bonne situation : aujourd’hui il est directeur de la manufacture des Gobelins et voudrait restaurer l’art des mosaïstes.

Gerpach, de quart d’heure en quart d’heure, allait voisiner à l’administration des télégraphes et revenait : « Il n’y a rien. » À chaque fois qu’il rentrait, sa figure était plus longue ; une dernière fois, il secoua la tête et dit : « C’est mauvais signe. » Richard paraissait inquiet, Gerspach était décontenancé : je n’étais que surpris de cette absence de nouvelles officielles, mais l’émotion de la foule était en moi, et l’on a tant besoin de croire à son pays que j’étais prêt à jurer que le télégraphe ne fonctionnait peut-être plus, mais qu’à coup sûr nous étions victorieux.

À Paris, vers quatre heures de l’après-midi, sans rien connaître encore de la vérité, on comprit que cette absence de dépêche prouvait que la nouvelle était fausse ; on se rappela qu’au temps de la guerre de Crimée une erreur analogue avait fait croire à la prise de Sébastopol un an avant que la ville ne tombât entre nos mains. C’était une déconvenue cruelle, mais qui n’était point pour décourager, puisqu’elle ne reposait sur rien. On se dit : « Ce sera pour demain », et on attendit la bonne nouvelle. La bonne nouvelle ne vint jamais.

Ce fut le 7 août qu’on lut sur les murs la dépêche de l’Empereur à l’Impératrice : « Mac-Mahon a perdu une bataille. » Le même jour, coup sur coup, nous apprîmes l’affaire de Wissembourg, celle de Wœrth, celle de Spicheren ou Forbach[15], trois défaites qui ouvraient nos frontières sur trois points différents. Par trois corps d’armée parallèles, l’Allemagne venait d’envahir la France. Entre Metz et Strasbourg, entre la Lorraine et l’Alsace, entre les troupes du maréchal Bazaine et celles du maréchal Mac-Mahon, l’ennemi marchait en masse compacte. Thiers, qui ne reculait jamais devant des images d’une nouveauté douteuse, disait : « Nos deux armées sont désormais séparées par un mur d’airain. Oui, messieurs, je ne crains pas de le répéter, par un mur d’airain. » La Prusse sembla surprise et un peu ahurie de sa victoire, qu’elle ne poursuivit pas avec sa vigueur habituelle ; nos soldats firent une retraite qui se serait changée en déroute, s’ils avaient senti derrière eux les poussées de cavalerie que Murat menait après la bataille d’Iéna, ou la galopade furieuse devant laquelle, au soir de Waterloo, la France fuyait sur la chaussée de Genappe. On rallia les corps épars qui avaient cherché refuge à Strasbourg, à Saverne, et on les rassembla au camp de Châlons, pour les reformer et leur donner de l’aplomb. Quant aux armées allemandes, la victoire avait doublé leur effectif moral et elles étaient redoutables.

Nos soldats ont été admirables[16] — je répète ici une parole allemande. Écrasés par une artillerie de portée plus longue que la nôtre, accablés par des troupes toujours renouvelées, sans réserves pour être relayés ou pour trouver un point d’appui, ils ne purent qu’être héroïques — ils le furent — et se faire tuer sans broncher, ce qu’ils firent. Afin de remédier à leur infériorité numérique, qui était désespérante, il eût fallu des prodiges de stratégie et d’habileté militaire. Le commandant en chef, l’Empereur, ne commandait pas. Le maréchal Mac-Mahon commandait mal. Notre armée était un cœur sans tête. Son courage fut impeccable, sa science nulle ; elle a été vaincue par la science et par le nombre[17]. Le 6 août 1871, un an après la bataille de Wœrth, le feld-maréchal de Moltke se rendit sur le terrain du combat, à la tête d’un groupe d’officiers faisant service dans l’État-Major ; il expliqua les péripéties de la lutte, fit la lumière sur bien des mouvements que l’on avait exécutés sans les comprendre et, terminant sa démonstration, il dit : « Si les Français avaient eu seulement 50 000 hommes en réserve, nous étions perdus. »

À la nouvelle de ces désastres, Paris fut dans la stupeur. On était allégrement parti pour Berlin et tout à coup, en l’espace d’une seconde, on reconnaissait que Paris pouvait être menacé. Le choc fut dur, si dur que l’on en perdit la tête, et je ne suis pas certain qu’on l’ait retrouvée pendant cette guerre maudite. Le plus grand malheur qui peut frapper une nation envahie ne nous fut point épargné. Toute direction disparut, ou, ce qui revient au même, il y eut plusieurs directions, contradictoires les unes aux autres, et par conséquent funestes. Puis la voix publique s’en mêla, la voix publique mauvaise conseillère, qui répète, comme un écho inconscient, tous les bruits, toutes les fables, tous les bavardages, et qui n’est faite que des rumeurs de la foule ignorante.

C’est la voix publique que l’on a écoutée lorsque l’on nomma le maréchal Bazaine commandant en chef de l’armée sous Metz, armée vigoureuse, bien animée et qui était le dernier, pour ne pas dire le seul espoir de la France. L’Empereur, par le fait, était déchu de son commandement ; ni souverain, ni général, il errait comme une âme en peine, déjà conspué par le peuple, à peine obéi par les officiers de sa maison, souffrant, dissimulant ses souffrances et semblable à ce roi d’Espagne dont parle Ruy Blas :

Courbant son front pensif sur qui l’empire croule.

Il ira ainsi jusqu’au dénouement, sans résolution, presque sans volonté. Sous la pression de Bazaine, qui ne voit en lui qu’un obstacle et le pire des impedimenta, il quittera le quartier général. Il ne peut rentrer à Paris ; l’Impératrice régente ne veut pas de lui ; sa présence seule serait un péril et soulèverait la population. Il vague entre son trône et son armée, ne sachant que faire ; il s’accroche à Mac-Mahon, qui n’ose le renvoyer, et finit par aller se faire prendre dans la souricière de Sedan.

À Paris, le ministère était en désarroi ; chacun répudiait la faute et la rejetait sur le prochain : c’est Ollivier — c’est Gramont — c’est Lebœuf — c’est le Corps législatif — c’est Benedetti — c’est tout le monde, et en réalité ce n’est personne, car nul ne consent à accepter la responsabilité. Une ruche envahie par les frelons n’est pas plus en désordre : oh ! nous étions loin de Berlin et même de la frontière. À Metz, le maréchal Lebœuf disait : « C’est cet imbécile d’Ollivier qui est cause de ce malheur ; on n’a jamais vu déclarer la guerre avec une telle inconséquence. » De son côté, Ollivier disait : « Et cet animal de Lebœuf qui me dit qu’il est prêt et que l’on n’a qu’à souffler sur l’armée prussienne pour la disperser ! » Quant au duc de Gramont, tombé du haut de son empyrée, il répétait : « Qui jamais se serait douté de cela ! »

Dans certaines régions, non pas du pouvoir, mais de l’administration, nulle illusion ne subsistait. Ceux dont la fonction était d’avoir le doigt sur le pouls de la population parisienne savaient à quoi s’en tenir. Ils étaient persuadés qu’à moins d’une victoire improbable le gouvernement, miné à la base, découronné au sommet, était comme un château branlant que le moindre heurt peut coucher à terre ; ils faisaient transporter leurs papiers en lieu sûr, envoyaient leurs familles hors de Paris et réalisaient des valeurs ; je sais même que des dispositions furent prises afin d’assurer le départ de l’Impératrice. Ces dispositions, adoptées à son insu, furent vaines, lorsqu’elle n’eut plus qu’à déserter les Tuileries, pour se soustraire à la foule qui marchait vers le palais.

Le 7 août, trois décrets parurent au Journal officiel, qui convoquaient le Corps législatif et le Sénat, mettaient Paris en état de siège et appelaient le maréchal Baraguay d’Hilliers au commandement des forces militaires réunies à Paris. On a dit que l’Impératrice et Émile Ollivier étaient opposés à la réunion des Chambres ; il m’a été impossible de vérifier l’exactitude de cette information et je la reproduis sous réserve, comme un des mille propos qui prouvent à quel point l’opinion publique était surexcitée contre le ministère et contre la souveraine. De tout ce qui se disait alors, une moitié était médisance et l’autre moitié calomnie.

Le mardi 9 août, le Corps législatif se réunit ; j’avais déjeuné chez Maurice Richard ; nous parlâmes d’Émile Ollivier, qui ne doutait pas du succès final et ne comprenait pas que l’on témoignât tant d’émotion pour un revers : si la guerre n’était qu’une série de succès, on n’aurait pas grand mérite à la faire. J’imagine que l’on prenait une si tranquille attitude pour la galerie, que le cœur avait cessé d’être « léger » et que l’on dissimulait bien des angoisses derrière une assurance que l’on n’éprouvait pas. Cependant rien dans les paroles de Maurice Richard ne me fit supposer que le ministère croyait à sa chute ; Ollivier et lui s’attendaient à une séance orageuse, mais ne soupçonnaient pas qu’elle serait décisive pour leur existence ministérielle.

En réalité, la séance ne fut qu’un échange d’injures, suivi de l’expulsion du ministère ; on ne le renversa pas, on le mit à la porte. La cause était perdue d’avance ; elle était difficile à défendre ; Ollivier s’y évertua cependant avec une maladresse qui pourrait porter un autre nom. Il promit une revanche prochaine à notre armée et, sentant l’hostilité gronder autour de lui, il porta l’attaque dans le camp de ses adversaires ; il dit : « Aux ressources dont ils disposent, les Prussiens espèrent ajouter celles qui naîtraient de troubles dans Paris. » Cette allégation, qui était, en quelque sorte, une prophétie que la journée du 4 septembre allait bientôt réaliser, souleva un tumulte formidable. Lorsque le silence fut à peu près rétabli, Ollivier sembla sommer la Chambre de se placer derrière le ministère. La tempête éclata de nouveau ; une proposition signée de quatorze députés demanda que la présidence du Conseil fût confiée au général Trochu. C’est la première fois que ce nom apparaît.

Jules Favre monta à la tribune et d’un mot dévoila les pensées ou les menées secrètes de ceux qui devaient former bientôt le Gouvernement de la Défense nationale : « Il faut que l’Empereur abandonne le quartier général ; ce n’est pas tout : il faut, si la Chambre veut sauver le pays, qu’elle prenne en main le pouvoir. » La discussion était parvenue à ce point de violence que Paul Granier de Cassagnac, impérialiste excessif, put dire : « Cet acte est un commencement de révolution tendant la main à un commencement d’invasion. Les Prussiens vous attendaient ; si j’avais le pouvoir, vous seriez dès aujourd’hui devant un conseil de guerre. » Un député ayant invoqué l’inviolabilité parlementaire, le duc de Gramont se mit à rire. L’explosion fut terrible et devint de la fureur.

Jérôme David se montra alors ; nul n’avait été plus partisan de la guerre, et c’est lui, je le rappelle, qui devait être appelé au ministère, si Émile Ollivier s’était déclaré satisfait de la renonciation Hohenzollern. Il reprocha à Ollivier l’infériorité numérique de nos soldats et ajouta ceci, qui était sa condamnation et celle de tous les pouvoirs qui avaient poussé à la lutte : « La Prusse était prête et nous ne l’étions pas. » Aveu dont la morale doit tenir compte et qui flagelle la guerre, car on peut en inférer que l’on ne doit l’entreprendre qu’à la condition d’être le plus fort. Klopstock a eu raison quand il a dit : « La guerre est la flétrissure du genre humain. »

Il fallait en finir, d’autant plus que l’on avait à peu près épuisé le vocabulaire des mots qui ne sont point usités entre gens de bonne compagnie. Ce fut Clément Duvernois, un des inventeurs du ministère Ollivier, qui porta le dernier coup, en déposant la proposition suivante : « La Chambre, décidée à soutenir un Cabinet capable d’organiser la défense du pays, passe à l’ordre du jour. » Cet ordre du jour, qu’Émile Ollivier repoussa comme injurieux pour lui, fut voté à la presque unanimité. Après une suspension de séance qui dura une heure et pendant laquelle les couloirs ne sont que tumulte et confusion, Ollivier reparaît à la tribune et déclare avoir remis la démission collective du ministère à l’Impératrice régente, qui charge le général de Montauban, comte de Palikao, de former un Cabinet. Ollivier, qui semble ne rien comprendre à sa situation, lâche cette énormité : « Mon appui est assuré au nouveau ministère. » Un éclat de rire fut la seule réponse qu’il obtint.

Le soir, à l’hôtel de la Chancellerie, place Vendôme, Émile Ollivier était seul dans son cabinet avec Albert Petit, alors rédacteur au Journal des Débats et depuis conseiller à la Cour des Comptes, qui l’aidait à ranger des paperasses et à préparer son départ. Le ministre déchu, à la fois irrité et plaintif, ne ménageait point les récriminations. Gémissait-il sur nos défaites, sur le pays envahi, sur les menaces de l’avenir ? non pas, il accusait l’ingratitude de la France, qui l’abandonnait à l’heure du péril, ne savait point reconnaître le bien qu’il lui avait fait, les bonnes intentions dont il était animé et l’empêchait, lui Ollivier, de la sauver, car seul il en était capable.

En reproduisant ces propos devant moi, deux jours après, Albert Petit ne s’est point trompé, car, en 1876, Émile Ollivier me les a répétés. Il m’a dit alors que jamais il ne se serait attendu à un tel oubli des services qu’il avait rendus à la cause de la liberté et que sa sortie du ministère avait entraîné la ruine de la France. Il m’a détaillé le plan de conduite qu’il avait adopté, pour assurer le salut du pays et le maintien de l’Empire. S’il était resté chef du Cabinet, il faisait voter un emprunt d’un milliard et prorogeait immédiatement la Chambre jusqu’à la conclusion de la paix ; dans la nuit même qui suivait cette dernière séance du Corps législatif, il faisait enlever dix-sept députés irréconciliables, quelques chefs de conciliabules secrets, révolutionnaires invétérés, et les expédiait à la maison de détention de Belle-Isle-en-Mer. Ceci fait, il s’emparait de la dictature, supprimait la liberté de la presse, le droit de réunion et gouvernait par une série de décrets dont le premier eût prescrit la levée en masse. Dès lors, la France devenait victorieuse, arrachait à l’Allemagne la Prusse rhénane, le Palatinat bavarois et reprenait le Rhin, qui est sa frontière naturelle. Ce n’était pas plus difficile que cela.

Il ne se vantait pas après coup, comme on le pourrait croire. Ce projet avait été discuté et résolu dans un conseil des ministres tenu le 8 août, dans la soirée, sous la présidence de l’Impératrice. La chute du ministère empêcha Ollivier de mettre ou d’essayer de mettre ce coup d’État à exécution. Il était très surexcité en me racontant ces faits que j’ignorais et dont j’entendais le récit avec avidité ; son dernier mot me rendit stupéfait. Mettant la main sur son cœur, il me dit : « Moi, j’ai pardonné à la France. »

Grand bien lui fasse ! Mais la France ne lui a point pardonné et l’histoire ne lui pardonnera pas.

FIN DU TOME PREMIER.

  1. Furstenberg (Karl-Egon, prince de), 1820-1892. Général et aide de camp du grand-duc de Bade. (N. d. É.)
  2. Pelletan (Eugène), 1813-1884. Député républicain au Corps législatif de 1864 à 1870, membre du Gouvernement de la Défense nationale, député à l’Assemblée nationale (1871), puis sénateur (1876). (N. d. É.)
  3. Haussonville (Bernard de Cléron, comte d’), 1809-1884. Écrivain et homme politique, reçu à l’Académie française en 1865. (N. d. É.)
  4. Peyrat (Alphonse), 1812-1891. Rédacteur au National et à La Presse, directeur de L’Avenir national. Député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur en 1876. (N. d. É.)
  5. Langlois (Amédée-Jérôme), 1819-1890. Publiciste, collaborateur et disciple de Proudhon. Député de 1871 à 1885. (N. d. É.)
  6. Achard (Amédée), romancier (1814-1875). (N. d. É.)
  7. Klaczko (Julian), 1828-1906. Polonais (sujet autrichien), il publia, de 1866 à 1869, dans la Revue des Deux Mondes, des articles sur la politique contemporaine et fut le collaborateur de Beust au ministère des Affaires étrangères (1869-1870). (N. d. É.)
  8. Je relis ceci en septembre 1888 ; Floquet est aujourd’hui président du Conseil des ministres ; c’est lui qui dirige les destinées de la France.
  9. Le comte Karl Friedrich Vitzthum von Eckstädt est Saxon ; il a été secrétaire de légation à Vienne et ministre plénipotentiaire de Saxe en Angleterre. En 1867, il est entré au service du gouvernement autrichien. Il a déjà (1889) publié trois volumes de Mémoires qui, au milieu d’un fatras de digressions inutiles, renferment quelques faits intéressants.
  10. Alfieri (Carlo), 1827-1897. Homme politique, de la famille de l’illustre poète. Membre de la Chambre des députés sarde, partisan de Cavour. Sénateur en 1869. (N. d. É.)
  11. Ricasoli (Bettino, baron), 1809-1880. Député au Parlement national de 1860, y soutint la politique de Cavour, auquel il succéda à la présidence du Conseil (1861-1863). (N. d. É.)
  12. Cattaneo (Carlo), 1801-1869. Professeur et homme politique républicain. (N. d. É.)
  13. Minghetti (Marco), 1818-1886. Homme politique, ami de Cavour. Ministre de l’Intérieur en 1861, président du Conseil en 1863 et en 1873-1876. (N. d. É.)
  14. Le ministère des Beaux-Arts, dont Maurice Richard était le titulaire depuis le 2 janvier 1870. (N. d. É.)
  15. À Forbach, le général Frossard, luttant contre les troupes de Steinmetz, envoya coup sur coup plusieurs aides de camp à Bazaine qui commandait alors le 3e corps et qui était à proximité ; il lui faisait demander d’appuyer sa gauche par une division, car, dans ce cas, il était certain de la victoire. Bazaine fit la sourde oreille. À la dernière sommation de faire le mouvement indiqué, le général Castagny répondit : « Tout cela ne nous regarde pas et nous ne sommes pas fâchés de voir comment le maître d’école va se tirer d’affaire tout seul. » Le maître d’école, c’était le général Frossard, qui avait été précepteur militaire du prince impérial.
  16. Extrait du Tagbuch du Prince royal (Frédéric III), 6 août 1870 : « 80 000 Français ; j’ai 100 000 hommes. La grande résistance de Mac-Mahon, qui se retire lentement, est admirable ; mais il m’abandonne le champ de bataille. J’ai pu tout diriger avec l’aide de Blumenthal et de Gottberg.

    « À quatre heures et demie, j’ai pu annoncer ma victoire au Roi. Les mitrailleuses ont un effet incontestablement terrible dans une très courte portée. Le concours des troupes de l’Allemagne du Sud a donné de la cohésion aux différents corps ; les conséquences de ce concours seront énormes si nous avons la ferme volonté de ne pas laisser passer sans profit un pareil moment.

    « Un colonel de cuirassiers français me dit : « Ah ! monseigneur, quelle défaite, quel malheur ! J’ai la honte d’être prisonnier ; nous avons tout perdu. » Je lui répondis : « Vous avez tort de dire avoir tout perdu, car, après vous être battus comme de braves soldats, vous n’avez pas perdu l’honneur. » Il réplique : « Ah ! merci, vous me faites du bien en me traitant de la sorte. » (En français dans le texte.) Les officiers français s’étonnent qu’on leur laisse leurs épées. »

    Quatre-vingt mille Français, y compris les troupes de Douai à Wissembourg et celles de Frossard à Forbach ; or le Prince royal n’a eu à lutter ni contre les unes, ni contre les autres.

  17. Le 27 août 1870, le principal journal de Stuttgart, cherchant à réagir contre le mauvais vouloir peu déguisé de l’armée wurtembergeoise, écrivait : « Tous les éléments actifs et passifs de l’armée française s’élèvent, en chiffres ronds, à 600 000 hommes ; au cas le plus heureux, la France ne peut jeter sur le Rhin qu’une armée de 300 000 hommes. Quant aux forces allemandes, le million de soldats rêvé par Napoléon est dépassé et bien au-delà. Il ne manque pas un homme. Nous serons dans la proportion de quatre contre un, en admettant même que les Français soient 350 000. Derrière l’armée française, il n’y a qu’une faible réserve d’un tiers de son effectif. Derrière l’armée allemande, il y a des centaines de milliers de soldats bien exercés. »

    Cet article n’était que l’expression de la vérité.