SOUVENIRS
D'UN AMIRAL

LA MARINE DE LA RESTAURATION

LES DERNIERES ANNEES DE LA VIE D'UN MARIN.



I

À mon retour de la Mer du Sud, je pus observer un spectacle nouveau pour moi, — la marine française employant à d’utiles travaux quelques années de paix qui me rappelaient combien de jours moins calmes j’avais déjà traversés. Involontairement je rapprochai dans ma pensée mes humbles destinées de celles de tous mes frères d’armes. Que de péripéties, d’épreuves, de souffrances morales pour notre pauvre marine dans l’espace de moins d’un demi-siècle ! L’intérêt de ces grands contrastes sera mon excuse, si j’interromps par quelques réflexions le cours d’un récit qui touche d’ailleurs à sa fin.

On n’a pas oublié peut-être à quelle époque et sous quels auspices a commencé ma carrière. Je quitte la France en 1791 pour aller chercher, au milieu d’archipels inconnus, les traces ou les débris de l’expédition de Lapérouse. Je laisse derrière moi une marine fortement constituée, un matériel imposant, un corps d’officiers que l’Angleterre nous envie, des matelots, des canonniers, rompus au service des escadres et à celui des navires de guerre, une flotte, en un mot, telle que la monarchie française n’en a pas encore possédé. Je revois mon pays après cinq ans d’absence ; cette flotte a disparu, je ne retrouve plus ni les hommes, ni les choses. À la faveur d’une situation plus stable, une nouvelle flotte se forme ; elle met quinze ans à grandir. Survient une autre tempête qui la disperse. Cette fois une sombre lassitude semble avoir gagné tous les cœurs ; nous sommes sur le point d’abdiquer définitivement le rôle de puissance maritime. Nous reprenons cependant courage. L’étranger s’éloigne, les exilés et les vaincus se rapprochent. Nos finances suffisent à tout : elles soldent notre paix avec l’Europe, notre paix avec les compatriotes que nous avions dépouillés ; elles nous donnent même le moyen de refaire une marine, tant cette France est féconde, tant ses flancs généreux sont inépuisables ! Nous devions croire notre avenir à jamais assuré, quand une troisième, une quatrième crise, comme un fléau inévitable et périodique, viennent nous apporter encore des inquiétudes, encore des menaces. Pourtant notre marine surnage, mes derniers regards auront contemplé la seule flotte qui pût me rappeler celle que j’admirais au début de ma carrière. Croit-on que les incertitudes dont nous ne pouvions, on le comprendra, demeurer les témoins indifférens n’aient pas été de nature à paralyser souvent nos efforts ? Croit-on que nous n’eussions pas marché d’un pas plus ferme vers le but que nous voulions atteindre, si nous avions pu nous dire que, tant qu’il y aurait une France, il y. aurait une marine française ?

L’absence d’un programme nettement posé me paraît expliquer suffisamment les périlleuses expériences dont nous avons eu en trop d’occasions à souffrir. Dès qu’on sait où l’on veut arriver, on s’applique naturellement à ne pas faire de détours inutiles. Si au contraire on erre à l’aventure, on ne craint pas de changer à chaque instant de sentier. Ce qui nous a manqué, c’est donc l’intime conviction que nous ne pouvions pas vivre sans marine. Telles sont les difficiles conditions sous le poids desquelles chacun de nos gouvernemens a dû poursuivre depuis 1815 la réorganisation de notre puissance, maritime. La restauration, qui héritait d’une situation obérée, devait, avant tout, s’occuper d’introduire la plus stricte économie dans nos dépenses. Le gouvernement de juillet avait à rétablir dans la flotte les traditions militaires qu’une confiance trop prolongée dans la paix eût fini par mettre en péril. La mission du second empire était d’opérer dans le matériel naval les surprenantes transformations que les deux autres gouvernemens n’avaient pu que prévoir.

Fidèle à son rôle réparateur, la restauration sut prolonger indéfiniment la durée de ce matériel, dont le dépérissement rapide était un sujet incessant d’affliction pour les économistes. Au lieu de lancer les navires dès qu’on les avait construits, elle les conserva inachevés sur les cales ; elle les couvrit de toitures, laissa l’air circuler à travers les bordages et accumula ainsi les richesses que nous avons vu ses successeurs utiliser. À flot, un bâtiment devait être refondu au bout de douze ou quatorze ans, renouvelé au bout de dix-huit ou de vingt ; sur les chantiers, il pouvait survivre à des générations d’ingénieurs. Le gouvernement de juillet ne rejeta pas complètement cette salutaire pratique ; moins assuré de la paix, il voulut cependant avoir dans ses arsenaux une marine plus promptement disponible que celle dont la restauration se trouvait satisfaite. La flotte commença donc à descendre des chantiers, et peu après à sortir des arsenaux. Ce fut alors qu’on put procéder sérieusement à l’application des idées d’ordre, de discipline intérieure, d’instruction militaire, que nous avions puisées dans la fréquentation habituelle de nos anciens rivaux. Sur certains points, nous dépassâmes bientôt ceux que nous avions pris pour modèles. Notre esprit méthodique brilla en cette occasion de tout son lustre. Tout ce qui peut s’acquérir par de bonnes et sages dispositions, par un judicieux arrangement du personnel et du matériel placés sur un navire, nous l’obtînmes en très peu de temps. Nous ne restâmes inférieurs que sur les points où la méthode est insuffisante, où l’instinct du métier ne se remplace pas. L’organisation de nos escadres date de cette époque. Depuis lors, nous n’y avons rien ajouté.

Avec la fin de l’année 1851 apparut le vaisseau à vapeur, dont la construction avait été décidée sous la monarchie de juillet. Ce fut le dernier coup porté au système conservateur que la restauration avait fait prévaloir. Dans un vaisseau à vapeur, la coque en effet ne tient pas le premier rang ; elle n’est plus que le boîtier dans lequel on enferme les rouages compliqués de la montre. Il faut de toute nécessité mettre cette coque à l’eau pour monter, ajuster, essayer la machine. À l’instant, le dépérissement s’en empare, et le fonds de renouvellement de la flotte reprend de prime abord sa ruineuse importance. Coque, agrès, chaudières, menus objets d’armement, tout s’use, se détériore, exige un entretien coûteux, et finit cependant, au bout de dix-huit ou vingt ans, par disparaître. Ce n’eût été rien encore si à l’entretien et au renouvellement ne fût venu s’ajouter un genre de dépenses que la restauration ni le gouvernement de juillet n’avaient jamais connu : je veux parler des transformations. La flotte à voiles, on l’a déjà pressenti, fût devenue inutile, si on n’eût pu la transformer. Pour ne pas rebuter complètement l’ancien matériel, des navires ont été allongés par le milieu, d’autres par l’avant, presque tous par l’arrière, un certain nombre enfin par le milieu et par les deux extrémités. À l’aide de ces changemens, tout vaisseau qui n’était pas hors d’âge a pu trouver sa place dans la flotte nouvelle. Mais voici qu’une troisième marine vient soudain détrôner celle que nous achevons à peine de construire. Après avoir scié en deux nos bâtimens pour leur donner la force de porter une machine, il faudra leur retrancher un ou deux étages pour leur donner la faculté de porter une cuirasse. Nos bassins se trouvent aujourd’hui trop étroits, notre artillerie est à réformer, nos côtes sont sans défense, et après avoir coûté à peine cinq cent mille livres du temps de Louis XIV, les vaisseaux vont coûter sept millions, en attendant peut-être qu’ils en coûtent quinze ou vingt, comme le Great-Eastern !

Le vertige ne vous saisit-il pas quand vous abordez ces questions ? J’y découvre néanmoins, pour ma part, un symptôme rassurant : c’est la facilité qu’a montrée jusqu’ici le matériel naval à se plier aux exigences des découvertes les plus inattendues. Si je l’eusse trouvé moins souple, moins prompt à se métamorphoser, je me serais senti peu disposé à le favoriser dans son développement ; mais du moment que l’accumulation de ce matériel dispendieux n’engage en aucune façon l’avenir, du moment qu’elle constitue sous une forme essentiellement élastique et changeante des richesses réelles, je me reprocherais de jeter le moindre doute sur l’efficacité de nos sacrifices. Cependant, en présence des incertitudes auxquelles le matériel naval est en proie, on ne trouvera point inopportun sans doute que nous cherchions à détourner un peu l’attention du pays vers ce côté non moins important et plus intéressant peut-être de la marine, le personnel naval. Peut-être en racontant, dans ses plus intimes détails, l’existence laborieuse d’un marin, ai-je déjà réussi à faire comprendre, à ceux qui ne connaissaient encore qu’imparfaitement les exigences de notre profession, qu’une marine ne se compose pas seulement de bois, de cordages et de fer, mais qu’elle se compose avant tout d’hommes dont l’éducation réclame de longues années, et qui méritent à tous les titres les sympathies de leurs compatriotes. C’est cette pensée, cette pensée surtout, qui m’encourage à poursuivre un récit que j’avais d’abord eu l’intention de terminer avant d’arriver à une époque aussi rapprochée de la nôtre. Saurait-on bien d’ailleurs ce que peut être la vie de l’homme de mer, si l’on se bornait à l’étudier dans ces riantes années où tout est joie et soleil, où les déceptions ne laissent pas de traces, où l’avenir, comme le présent, ne semble jamais vous souhaiter que la bienvenue ? C’est vers le soir de l’existence que se pressent les épreuves amères, et si mes souvenirs pouvaient donner quelque force au marin engagé dans ces luttes suprêmes, ils auraient atteint leur but.

J’ai toujours servi très activement, j’ai rempli mes missions à la satisfaction de ceux qui m’avaient employé, et cependant, depuis le jour où l’amiral Latouche-Tréville me nomma capitaine de vaisseau, j’ai passé dans chaque grade le temps que durait alors en France une dynastie. Capitaine de vaisseau en 1803, je l’étais encore en 1816. Contre-amiral sous la restauration, je n’ai obtenu le grade de vice-amiral qu’après la révolution de juillet. C’est qu’à partir du grade qui, dans la marine, correspond à celui de colonel dans l’armée, l’avancement, par suite de la faible proportion d’officiers-généraux qui nous est octroyée[1], devient presque toujours d’une excessive lenteur. Sous l’empire et sous la restauration, où les extinctions naturelles produisaient à peu près seules des vacances dans cette partie des cadres, il fallait plus encore qu’aujourd’hui s’armer de résignation et de patience. Cependant en ces temps mêmes, après les services que j’avais rendus et l’appréciation bienveillante qu’on en avait faite, je crois pouvoir dire que j’ai été une exception. Je ne m’en prends à personne, je n’ai conservé d’amertume contre aucun gouvernement ; mais je ne puis m’empêcher de me demander si les choses se passent tout à fait en ce monde comme au banquet de l’Évangile, et si les meilleures places y sont bien réservées à ceux qui vont modestement s’asseoir à l’extrémité de la table.

La jeunesse des marins anglais se passe comme la nôtre dans des luttes très vives. Le patronage s’exerce en Angleterre avec une naïve franchise ; il y jouit pour ainsi dire des immunités d’un droit politique. Dans l’armée, la plupart des grades s’achètent à deniers comptans ; dans la marine, c’est la protection, c’est l’interest qui les donne. L’interest pour nos voisins, ce n’est pas l’injustice, c’est un moyen d’avancement légitimé par un long usage, dont personne ne rougit de se servir, contre lequel non plus personne ne proteste. Faute d’une protection suffisante, bien des officiers méritans restent en chemin ; beaucoup renoncent de très bonne heure à poursuivre une carrière ingrate. À côté de ces causes de découragement, la sagesse du législateur a mis une compensation : dès que le marin anglais a pu franchir le seuil si difficile qu’on appelle le grade de capitaine de vaisseau, il peut respirer à l’aise, son avenir est assuré. Nul de ceux qui le suivent ne le devancera ; ni intrigues, ni capacité, ni héroïsme ne prévaudront contre son ancienneté. L’escadre jaune, c’est-à-dire une retraite déguisée, l’attend, il est vrai, au bout de sa carrière, lorsqu’il n’a pu exercer pendant six, cinq ou quatre années, suivant le temps de paix ou de guerre, un commandement de son grade ; mais si, capitaine de vaisseau dès l’âge de trente à trente-cinq ans, il a rempli, avant les premiers signes précurseurs du déclin, ce qu’on peut nommer ses conditions de mer, il ne dépendra que de lui d’habiter en paix les temples sereins de la philosophie et de la sagesse. Il pourra contempler du rivage, heureux et résigné, les glorieux travaux de ses compagnons ; il craindra leurs revers, il applaudira franchement à leurs succès, car il doit être le premier à en recueillir le fruit. Lorsque l’Angleterre reconnaissante viendra décerner à sa marine une promotion d’officiers-généraux, les vainqueurs le plus souvent n’auront pas conquis cette faveur pour eux-mêmes, ils l’auront méritée pour ces capitaines de vaisseau plus anciens qui n’auront eu d’autre souci que de les accompagner de leurs vœux. Gardons-nous toutefois de plaindre les vaillans champions qui combattent pour les intérêts d’un corps tout entier. Chaque promotion les rapproche de la tête de la liste ; le grade supérieur ira infailliblement les y chercher. On entrevoit d’ici les nombreux inconvéniens de ce système : les amiraux seront pour la plupart trop vieux, les capitaines pourront souvent manquer d’émulation, l’esprit d’indépendance abusera peut-être de garanties excessives. En revanche, quelle dignité devront, sous l’empire de ces règlemens, acquérir les caractères ! quelle concorde devra régner dans les escadres ! quelle facilité trouvera la voix du patriotisme pour s’y faire entendre ! Au sentiment de l’émulation, dont je ne veux pas contester les heureux effets, on aura substitué un sentiment qui peut aussi, dans les grandes épreuves des nations, inspirer l’enthousiasme, — le sentiment du devoir. Il n’est pas certain néanmoins que la France et l’Angleterre, en prenant des routes opposées, n’aient pas fait, dans l’intérêt de leur marine, le meilleur choix. Le système anglais ne serait admissible chez nous qu’avec une très large augmentation des cadres ; le grand nombre de non-valeurs qu’il tend à créer rendrait le chiffre de notre personnel plus insuffisant encore. Lorsque les désabusés, les paresseux et les invalides ont leur place gardée par un droit imprescriptible, lorsqu’ils en ont la possession assurée jusqu’au terme de leur vie, il faut bien qu’une certaine surabondance de sujets compense cet affaiblissement réel des hauts grades, et que la faculté d’exercer un choix judicieux, chaque fois qu’une mission délicate ou périlleuse se présente, ne soit plus renfermée dans de trop étroites limites.

C’est dans le grade de contre-amiral que je devais traverser la restauration ; mais c’était quelque chose à cette époque que d’être contre-amiral. Les vice-amiraux, fort âgés pour la plupart, ne naviguaient point. Nous les avions surnommés le camp des immortels. S’ils s’obstinaient à ne pas nous céder la place, du moins ils ne nous tenaient pas dans l’ombre : tous les commandemens importans étaient dévolus à des contre-amiraux. Sur la côte d’Espagne, à Navarin, dans le Tage, ce furent des contre-amiraux qui commandèrent. Une chance très heureuse, un mérite exceptionnel, ou de très longs services pouvaient seuls en 1825 faire un contre-amiral. Aussi une énorme distance existait-elle alors entre l’officier-général et le capitaine de vaisseau. Aucun calcul de probabilité ne leur laissait entrevoir, plusieurs années à l’avance, l’heure où le supérieur et le subordonné deviendraient deux collègues. Un maréchal de France peut à peine se flatter aujourd’hui de posséder le prestige dont je n’ai cessé de jouir, avec mes camarades, de 1816 à 1830. Ce prestige n’a commencé à s’affaiblir qu’après le combat de Navarin, qui, en faisant surgir de nouvelles gloires, donna du même coup naissance à une nouvelle école. Jusque-là, je n’avais pas, je puis le dire, connu un seul jour d’impatience, et après quatorze ans de bons services je ne trouvais pas le grade de vice-amiral trop lent à venir.

De gracieuses dépêches m’avaient été adressées dès le retour à Brest de la division que j’avais conduite sur les côtes de l’Amérique espagnole. « J’ai remarqué avec un plaisir bien vif, mais sans en être surpris, m’écrivait le ministre, que, dans les contrées que vous avez visitées, la présence de la division sous vos ordres a fait naître l’opinion la plus favorable de la marine française. Un résultat aussi heureux de la mission dont vous étiez chargé doit être d’autant plus flatteur pour vous qu’en plusieurs circonstances cette division avait à détruire des préventions suscitées et entretenues par l’intérêt personnel. Vous avez pris à La Guayra le seul parti qui convînt dans votre position, et qui pût concilier les droits de l’humanité avec l’obligation où vous étiez de garder la plus exacte neutralité entre les troupes espagnoles et celles de la république de Colombie. Vous avez rendu à l’Espagne le service important de sauver des soldats fidèles à leur roi, et peut-être aura-t-il suffi de ce premier exemple d’une capitulation due à votre heureuse intervention pour rendre désormais moins cruelle une guerre qui jusqu’alors ne laissait aux vaincus aucun espoir de salut. »

Tel était généralement, sous la restauration, le style des dépêches officielles, empreint d’une exquise urbanité et d’une chevaleresque courtoisie. Les ministres d’un gouvernement qui cherchait sa base dans les traditions du passé devaient être, soit par leur naissance, soit par leurs relations sociales et le rang qu’ils occupaient dans le monde, de très grands personnages pour des officiers de fortune, comme nous l’étions presque tous à cette époque. Le respect que nous leur accordions avait pour contre-poids la condescendance bienveillante dont ils nous honoraient. Tous ces ministres n’étaient pas sans doute ce que, sous l’ancienne monarchie, on eut appelé des grands seigneurs, mais il suffisait qu’ils le fussent pour nous, et que la politesse de leurs formes rehaussât à nos propres yeux la déférence que nous accordions à leurs ordres. Le respect n’exclut pas la dignité chez l’inférieur, il constitue même, à mon sens, la véritable dignité de l’obéissance. Nous aurions tort, je le sais, de demander à la vivacité de notre caractère national cette austère décence qui forme dans un pays voisin le fonds de la discipline sociale ; la familiarité naturelle à nos mœurs exige pourtant un correctif, et ce correctif, la restauration semblait l’avoir trouvé dans la bienséance des rapports établis entre tous les degrés de la hiérarchie officielle. On a beaucoup parlé des difficultés qui attendaient ce gouvernement ; lord Wellington et le comte de Maistre avaient en 1815 admirablement pressenti les obstacles qui, dès les premiers pas, devaient entraver sa marche. Que de ressources cependant offraient à la dynastie des Bourbons les grands noms et les grandes existences sur lesquels les frères de Louis XVI trouvaient à s’appuyer ! Seule, depuis soixante ans, la restauration a eu cet important secours pour fonder en France un gouvernement stable. Si elle n’a réussi à élever sur les ruines de la république et de l’empire qu’une monarchie éphémère, je ne crois pas qu’elle en doive complètement accuser la mobilité proverbiale de notre nation. La chute de la restauration a pu être imputée, non sans quelque apparence de raison, au malheur de son origine ; je me permettrai de l’attribuer, avant tout, à sa vertueuse et naïve ignorance des ravages qu’un demi-siècle d’incrédulité avait dû causer au sein de la société française. Le trône et l’autel ont failli s’écrouler à la fois en 1830 pour avoir imprudemment essayé de rendre solidaires deux causes qui auraient dû rester éternellement distinctes.

M. le baron Portal avait apprécié mes services avec une bienveillance qui devait assurément flatter mon amour-propre ; mais j’étais en ce moment insensible à de pareilles jouissances. Tout entier au malheur qui venait de me frapper, je ne fus touché que des marques d’intérêt personnel que me donna quelques jours plus tard le ministre avec une délicatesse qui montrait bien toute l’élévation de son âme. Dès qu’il jugea que ma douleur me permettrait de supporter le voyage, M. le baron Portal voulut m’appeler à Paris. Il m’avait ménagé une audience particulière du roi Louis XVIII et de M. le duc d’Angoulême. Le roi, qui avait lu les différens rapports que j’avais fait parvenir au ministre pendant le cours de ma dernière campagne, trouva pour m’en féliciter des expressions auxquelles assurément j’étais loin de m’attendre. Le prince, qu’en sa qualité de grand-amiral les choses de la marine touchaient de plus près encore, ne se montra pas moins bienveillant. Il m’adressa, sur la perte douloureuse que je venais de faire, quelques paroles de consolation qui m’allèrent au cœur. Au sortir de cette audience, je rentrai dans ma retraite. On ne vint pas m’y troubler, et les espérances que j’avais conçues, sinon pour moi-même, au moins pour les excellens officiers qui m’avaient si bien secondé, ne tardèrent point à s’évanouir. Une crise ministérielle amena au pouvoir une nouvelle administration. Les promesses des ministres ne font guère partie de l’héritage qu’ils se transmettent : on jugea néanmoins que mon expérience pouvait être utilisée pendant les loisirs mêmes que devait me laisser l’intervalle de deux campagnes, et au mois de juillet 1822 on me confia le soin d’inspecter les quartiers de l’inscription maritime de Brest à Dunkerque. Je pus rapprocher mes observations de celles que j’avais recueillies huit ans auparavant dans une inspection semblable. Je retrouvai encore accrue cette précieuse réserve de matelots qui n’a pas sa pareille au monde. Les désastres de la république et de l’empire étaient loin de nous avoir fait une situation irréparable ; il nous restait sur nos côtes, parmi ces populations qui de Dunkerque à Bayonne se livrent à la petite pêche, une excellente pépinière de marins. C’était là une ressource qu’il importait de ménager et de se conserver à tout prix, car on l’avait constamment sous la main et prête à obéir à la première sommation. — Il fallait donc, écrivais-je quelques mois plus tard au ministre, faire quelques sacrifices en faveur de braves gens auxquels on en demandait sans cesse. Si l’on voulait avoir une marine, il fallait se décider enfin à encourager sérieusement l’agriculture de la mer. — Le gouvernement de la restauration était très disposé sans doute à favoriser de pareils projets ; mais c’était un gouvernement pauvre, disputant péniblement un budget insuffisant à des finances épuisées. En fait de marine, il ne put guère avoir pendant quatorze ans que de bonnes intentions. En échange du volumineux rapport que je remis au ministre, il me fut adressé une lettre de félicitations ; puis ce travail, qui m’avait coûté tant de recherches et de fatigues, alla s’enfouir dans les cartons, où l’on pourra le retrouver un jour, s’il prend jamais fantaisie à quelque archéologue de l’y aller chercher.

Les glorieux souvenirs de la monarchie n’en fournissaient pas moins, sous la restauration, plus d’une inspiration heureuse au ministère de la marine. M. de Clermont-Tonnerre, comme son prédécesseur le baron Portal, se défendait avec soin de subir les idées des novateurs, qui ne rêvaient plus pour la France que la guerre de corsaires. Quelque restreintes que fussent les ressources de son département, il aimait à prévoir le jour où notre pays, reprenant en Europe le rang dont ses malheurs l’avaient fait déchoir, aurait de nouveau l’ambition de posséder des escadres. Aussi M. de Clermont-Tonnerre songeait-il à entretenir chez nos officiers l’habitude des mouvemens d’ensemble, à les familiariser de bonne heure avec les grandes leçons1 de la tactique navale. Ce fut dans cette pensée qu’une escadre d’évolutions, composée de deux vaisseaux et d’un certain nombre de frégates, fut réunie dans la mer des Antilles. La réputation qu’on voulait bien m’accorder de m’être toujours occupé avec ardeur des détails techniques de notre profession me désigna pour ce commandement. Je l’exerçai pendant dix-huit mois. Quelques officiers se souviennent peut-être encore des résultats que nous obtînmes pendant la campagne dont la mer des Antilles fut le théâtre de 1824 à 1825. La Havane vit alors pour la première fois une escadre formée en ligne de bataille entrer beaupré sur poupe dans son port. Les débouquemens de Saint-Domingue, la baie de Port-au-Prince et celle de la Chesapeake, la passe dangereuse de l’Iroise, où nos onze bâtimens louvoyèrent toute une nuit sans se séparer, tous ces parages féconds en accidens, si redoutés même des bâtimens isolés, furent également témoins de la précision de nos manœuvres. Il se forma en peu de temps à cette école de très bons tacticiens, et j’eus ainsi la satisfaction d’avoir pu, avant de clore ma carrière active, renouer la chaîne des précieuses traditions auxquelles d’imprudens esprits pressaient la restauration de renoncer.

On est moins étonné de la fière contenance de la marine française au début de la guerre d’Amérique, quand on la voit s’essayer six ans auparavant, dans une studieuse et instructive campagne, aux manœuvres qu’elle accomplira en mainte occasion sous le feu de l’ennemi. Le comte d’Orvilliers fut plus heureux que moi. La campagne d’évolutions à laquelle il présida, du mois de mai au mois de septembre 1772, fut le prélude d’une campagne de guerre ; celle que je dirigeai dans la mer des Antilles ne devait me préparer qu’aux utiles, mais obscures fonctions qui allaient occuper les dernières années de ma carrière. Cette carrière cependant m’eût paru incomplète, si j’eusse dû la terminer sans avoir commandé une escadre. C’était la suprême satisfaction qui manquait à ma vie, le suprême enseignement qui manquait à mon expérience. La vie d’escadre est pour le marin ce qu’est pour le soldat la vie des camps. Supprimez-la, vous n’avez plus de traditions, plus d’unité ni d’uniformité dans le service. L’inspiration plus ou moins heureuse de chaque capitaine devient la seule loi. Où vous aviez mis l’ordre et la lumière, le caprice individuel ramène le chaos. « Les campagnes isolées, écrivait d’Orvilliers la veille du combat d’Ouessant, peuvent former des marins ; elles ne forment point d’officiers. » Il faut en effet la réunion de plusieurs navires pour qu’on puisse étudier la science des mouvemens d’ensemble, et s’exercer à ces manœuvres délicates dans lesquelles la moindre faute a sa gravité. Les évolutions navales apprennent à penser vite et à ordonner promptement. Pour y jouer convenablement son rôle, il faut avoir acquis par une longue et journalière pratique cet aplomb, ce coup d’œil, sans lesquels on a vu trop souvent, quand des masses menaçantes couraient avec la rapidité de la foudre à l’encontre l’une de l’autre, les plus fermes cœurs se troubler et défaillir. Aussi n’est-ce que dans les escadres que les officiers se classent définitivement, que les fausses réputations s’écroulent, que les renommées légitimes se consolident. Sous l’ancienne monarchie, on attachait le plus grand intérêt aux notes confidentielles que l’amiral en chef était tenu d’adresser au ministre aussitôt qu’il avait ramené ses vaisseaux au port. La guerre de 1778 a merveilleusement ratifié les appréciations qu’avait inspirées au comte d’Orvilliers sa campagne de 1772[2]. J’ai assez vécu pour voir les événemens se charger également de confirmer sur presque tous les points les opinions que j’émettais en 1825. Les officiers que je signalai alors à la bienveillance du ministre sont presque tous arrivés aux premiers rangs de notre marine. Les uns en sont encore l’honneur ; les autres, enlevés prématurément aux glorieuses destinées qui les attendaient, en seront longtemps le deuil le plus cher et le plus ineffaçable.

Quoi qu’en puissent penser les esprits frivoles ou paresseux qui voudraient s’étayer des rares circonstances où le dédain des règles a donné la victoire, la science des manœuvres n’a jamais été pour les flottes, pas plus que pour les armées, une vaine science. De nos jours où, grâce à la vapeur, ces manœuvres peuvent acquérir un degré de précision encore inconnu, l’étude approfondie de la tactique doit seule assurer l’efficacité de nos forces navales[3]. Les flottes ne prennent pas la mer, en temps de guerre, sans un but déterminé, elles ont presque toujours une autre mission que celle d’aller bravement à la rencontre de l’ennemi et de le combattre à outrance ; elles peuvent avoir pour objet de contenir, sans lui livrer bataille, la flotte opposée, et de couvrir ainsi le passage d’un convoi ou celui d’une armée de débarquement. Pour la marine la moins riche en hommes et en matériel, si ce but peut être atteint sans combat, le profit est tout clair ; si le combat ne dégénère pas en mêlée, c’est encore la puissance à laquelle il importe le plus de ménager ses équipages et ses vaisseaux qui doit s’en applaudir. L’exemple des d’Orvilliers et des Guichen n’est donc pas tellement à dédaigner qu’on serait tenté de le croire, si l’on se laissait éblouir par les succès, malheureusement trop faciles à expliquer, de Nelson[4].

Quand on veut approfondir les enseignemens que renferme l’histoire, il faut faire avant tout dans les événemens la part qui revient à l’audace ou au génie du chef. La flotte que commandera un Suffren ou un Nelson aura les mômes raisons de vaincre que l’armée qui verra à sa tête un Napoléon ou un Frédéric. Le secret de ses triomphes ne sera pas seulement dans sa force intrinsèque ; il faudra le chercher d’abord dans les inspirations auxquelles il lui sera donné d’obéir. En dehors de ces influences souveraines qui ont fait tour à tour pencher en notre faveur ou en faveur de nos ennemis la balance des combats, on doit beaucoup attendre d’une armée ou d’une flotte manœuvrière dans laquelle tous les mouvemens commandés s’exécuteront sans trouble, que l’ennemi ne surprendra jamais en défaut, et qui, soit qu’elle avance ou qu’elle se retire, présentera toujours à ses adversaires une force compacte et un front imposant[5].

Je ne cacherai point ma prédilection pour la guerre d’escadres ; toute autre guerre me paraît de nature à livrer nos côtes aux insultes de l’ennemi, à lui sacrifier, dès le début des hostilités, notre commerce, à conduire enfin notre marine, par une succession de désastres partiels, à une destruction rapide et inévitable. Bien loin de concéder que ce genre de guerre ait été de tout temps funeste à la marine française, je soutiendrai au contraire que la guerre d’escadres est la seule que nous ayons constamment faite avec succès. Quand l’embarras de nos finances ou la défaillance de l’esprit public est venue nous contraindre d’y renoncer, nous n’avons plus connu que des revers. Quelques faits d’armes glorieux, d’héroïques résistances ne suffisent pas pour détruire la vérité de cette assertion. Je laisse à dessein de côté les guerres de la révolution, où le premier effet de nos discordes civiles fut de priver nos flottes de leurs officiers : je ne veux m’occuper que des temps plus heureux où des circonstances exceptionnelles n’avaient pas à l’avance consacré l’ascendant de l’ennemi. De 1676 à 1782, la marine française a livré vingt et une batailles rangées[6] ; elle n’en a perdu que trois[7]. Dans presque toutes les autres, elle est restée maîtresse du champ de bataille. Nos défaites mêmes n’ont point eu le caractère désastreux qu’on a voulu généralement leur imputer ; le découragement qu’elles nous inspirèrent en fut la plus triste conséquence. Nous nous imaginâmes follement que, vaincus dans des combats où nous avions mis contre nous, soit le nombre, comme à La Hougue et à la Dominique, soit le terrain et le nombre, comme dans la baie de Quiberon, il ne nous restait plus qu’à changer de système de guerre et à éparpiller nos forces ; mais la guerre de course, qui avait été heureuse tant que nos flottes tenaient la mer et obligeaient l’ennemi à se concentrer, ne nous a plus offert que des chances déplorables ; quand l’ennemi, redoublant d’efforts, a pu opposer sur tous les points du globe des divisions à nos bâtimens isolés. Croit-on que les États-Unis, malgré l’incontestable supériorité de leurs armemens, eussent pendant près de quatre ans, de 1812 à 1816, poursuivi impunément leurs croisières, si les flottes de l’Escaut, de Toulon et de Brest n’avaient retenu devant nos ports bloqués la presque totalité des forces anglaises ? Je ne crains pas de le dire : c’est avec un vif sentiment d’espérance et d’orgueil que j’ai souvent étudié ce glorieux passé, où je retrouve sous Louis XIV les combats de Stromboli, d’Agosta, de Bantry, de Beveziers et de Velez-Malaga, sous Louis XV ceux de Toulon et de Minorque, sous Louis XVI la savante journée d’Ouessant, l’affaire de la Grenade, les trois rencontres de M. de Guichen avec l’amiral Rodney, les opérations du comte de Grasse sur la côte d’Amérique, et dans les mers de l’Inde l’immortelle campagne de Suffren. Quelles annales la guerre de course pourrait-elle opposer à celles-là ?


II

Dans un grand état où l’activité ne se concentre pas tout entière à l’intérieur, la marine a un double devoir à remplir. Son premier soin doit être d’acquérir toute la valeur que la discipline et le bon ordre peuvent donner à une flotte. À ce point de vue, la marine ne saurait mieux faire que de concentrer ses bâtimens, en d’autres termes, de rassembler des escadres. Elle a cependant autre chose à faire encore ; elle doit assurer sur tous les points du globe une protection efficace à ce commerce extérieur dont les progrès se lient de la façon la plus étroite à son propre développement. Cette protection s’exerce d’ordinaire par des bâtimens isolés ; elle a donné naissance au service des stations navales. La France entretient aujourd’hui neuf ou dix de ces stations, établies, les unes dans les parages où notre commerce entretient des relations suffisamment actives, les autres dans les mers où nous cherchons à le faire pénétrer. La station qui en 1825 tenait le premier rang était la station de la mer des Antilles et du golfe du Mexique. La navigation privilégiée avait, dès le principe, resserré les rapports entre nos colonies et la métropole. Quelques années plus tard, l’émancipation des états de la Côte-Ferme, constitués en république sous le nom de Colombie, y avait attiré les capitaux aventureux qui consentaient à courir de grands hasards pour réaliser d’énormes bénéfices. En somme, le marché des Antilles méritait sous tous les rapports la sollicitude que lui accordait à cette époque le gouvernement français. Cet intérêt explique comment, au lieu de réunir une escadre d’évolutions sur nos côtes ou dans la Méditerranée, M. le marquis de Clermont-Tonnerre avait fait choix du vaste bassin dans lequel s’étaient mesurées autrefois les flottes de M. de Guichen et du comte de Grasse contre l’armée de l’amiral Rodney, Le ministre m’avait prescrit de me livrer à l’étude des évolutions navales, quand je pourrais rassembler les onze bâtimens qu’il plaçait sous mes ordres ; mais il avait exigé que je ne perdisse point de vue le soin plus essentiel encore de faire respecter notre pavillon et d’entourer les opérations de nos bâtimens de commerce de toutes les garanties qu’il serait en mon pouvoir de leur donner. J’ai indiqué en quelques lignes les résultats des manœuvres d’ensemble auxquelles il nous fut trop rarement permis de nous livrer. Je voudrais maintenant, sans m’appesantir sur les diverses missions confiées aux navires de la station des Antilles, en dire assez cependant pour bien faire apprécier aux esprits les moins disposés à reconnaître la nécessité d’une marine l’embarras dans lequel, même au milieu de la paix la plus profonde, pourrait se trouver jeté un grand état dépourvu d’un établissement naval suffisant.

De longues guerres laissent toujours après elles des habitudes de désordre et de turbulence difficiles à déraciner. Les premières années qui suivirent la chute de l’empire furent marquées entre toutes par une sorte d’anarchie maritime ; les plus simples notions du droit des gens étaient devenues confuses. Dans la Méditerranée, le commerce européen avait à souffrir des déprédations commises par les navires barbaresques ; dans la mer des Antilles, il se trouvait exposé à des attaques plus redoutables encore. C’était là que les aventuriers sans emploi de toutes les nations semblaient s’être donné rendez-vous pour y exercer leur coupable industrie, pour vivre de pillages à main armée, aux dépens des navigateurs paisibles. Dans l’espace d’une année, vingt-trois navires de commerce français avaient été enlevés ou dévalisés, tant par les pirates de la côte de Cuba que par les corsaires colombiens et espagnols. Quand les équipages n’étaient pas massacrés, ils étaient jetés sans vêtemens et sans vivres sur quelque plage déserte. La plupart du temps ils étaient soumis à d’atroces tortures. Nous avions donc à sévir contre trois sortes d’ennemis différens : les pirates, les corsaires autorisés par le gouvernement de la Colombie, et les forbans qui se couvraient des couleurs espagnoles.

La piraterie avait eu dans la mer des Antilles plusieurs phases distinctes. Les premiers pirates furent des émigrés espagnols venus des côtes de la Floride et de la Nouvelle-Orléans. Ces émigrés, qui se croyaient victimes de l’injustice et de la rapacité du gouvernement des États-Unis, armèrent quelques bâtimens et commencèrent à donner la chasse aux navires de commerce américain. Bientôt ils prétendirent exercer sur les Anglais et les Français, sur tous les navigateurs étrangers, de justes représailles des attaques ou des mauvais procédés dont l’Espagne à diverses époques avait été l’objet. L’orgueil national leur donna des complices, et l’abolition de la traite vint augmenter le nombre de leurs adhérens. La traite, le seul commerce qui restât à l’Espagne, entretenait un grand nombre de marins aguerris. Les agens des pirates n’eurent point de peine à recruter des équipages parmi ces matelots remplis d’activité et de vigueur que les poursuites des croiseurs anglais laissaient sans moyens d’existence.

Les premières opérations des pirates de la mer des Antilles ne portèrent le cachet ni de la timidité, ni de l’inexpérience : elles commencèrent par des armemens assez considérables ; on choisissait dans un port un bâtiment de bonne marche, et on l’en faisait sortir en plein jour avec son équipement ordinaire. La nuit venue, on le dirigeait vers les écueils dont la mer des Antilles est semée, et de ces retraites, que les pirates étaient alors les seuls à connaître, des embarcations apportaient poudres, canons, projectiles et complément d’équipage. La marine de guerre espagnole, à laquelle on ne cessait de dénoncer ces désordres, déployait pour les réprimer un zèle méritoire peut-être, mais fort stérile. Jamais il ne lui était arrivé de saisir un pirate. Il fallut que les Anglais et les Américains se décidassent à établir eux-mêmes des croisières pour protéger leur commerce. Les pirates reconnurent alors qu’il était temps d’abandonner la haute mer. Ils cherchèrent quelques points d’appui sur la côte, n’agirent plus qu’avec des bâtimens de moindres dimensions, et ne s’écartèrent presque jamais des îles. Ce fut la seconde époque de la piraterie. Son âge héroïque était passé. Beaucoup de vieux marins se dégoûtèrent d’un métier où il n’y avait plus de grandes aventures à courir. Ils furent remplacés par les pêcheurs domiciliés sur les côtes de Cuba et de Porto-Rico. Possédant une connaissance approfondie des récifs et des écueils au milieu desquels s’était passée leur vie, les nouveaux pirates crurent pouvoir défier les croiseurs étrangers de les y poursuivre. Les Anglais et les Américains découvrirent cependant l’entrée de leurs repaires quelques années avant mon arrivée aux Antilles, et n’hésitèrent pas à les y aller forcer. Pris en flagrant délit, ces forbans furent livrés aux tribunaux de La Havane. Des peines rigoureuses furent prononcées contre eux ; aucun ne paya toutefois ses forfaits de la vie. L’épouvante avait été d’abord générale ; la clémence des juges rassura les malfaiteurs. Seulement, au lieu d’employer de petites goélettes, les bandits de la côte n’armèrent plus que des chaloupes et autres embarcations qui pouvaient aisément se confondre avec celles des pêcheurs ; ils attendirent, au milieu des dangers qui environnent l’île de Cuba, les navires que les vents et les courans amenaient à leur portée. Telle fut la troisième période de la piraterie.

Pour extirper le fléau sous cette dernière forme, les Américains firent partir de la Chesapeake, le 12 février 1823, une flottille, à la tête de laquelle ils placèrent le commodore Porter. Cette flottille se composait d’une corvette de vingt-quatre canons, d’une goélette de douze, d’un navire à vapeur, de huit goélettes ne tirant pas plus de six ou sept pieds d’eau, et de cinq chaloupes légères marchant également bien à la voile et à l’aviron. Le 26 mai, les Américains avaient déjà pris cinq bateaux-pirates, mais ils avaient perdu deux de leurs navires, l’Alligator et l’Entreprise. Les Anglais, de leur côté, redoublèrent d’activité. Les pirates furent traqués de toutes parts et poursuivis jusque sur le territoire espagnol. Les Américains avaient continué d’envoyer leurs prisonniers à La Havane pour les y faire juger ; les Anglais dirigèrent les leurs sur la Jamaïque, où on les pendit sans pitié. Cette juste sévérité sembla décourager sérieusement les pirates, et pendant quelque temps les navires de commerce purent se montrer sur les côtes de Cuba sans être inquiétés. Dans un rapport soumis en 1824 au congrès américain, le commodore Porter annonça solennellement à ses compatriotes l’anéantissement de la piraterie. Le congrès rappela sa flottille et lui donna une autre destination. À peine les bâtimens américains furent-ils partis que les pirates reparurent. Les efforts si énergiques des Anglais et des Américains n’avaient donc abouti qu’à démontrer l’impuissance des croisières étrangères. Il était évident que la piraterie ne céderait qu’à une vigoureuse répression exercée avant tout sur le littoral et dans l’intérieur de Cuba. C’était diplomatiquement qu’il fallait la poursuivre. Il fallait obtenir des autorités espagnoles la nomination de commissions militaires chargées non-seulement de juger et de faire exécuter sans délai les pirates, mais aussi de procéder activement contre leurs embaucheurs et contre tous ceux qui profitaient de leurs vols.

Les actes de piraterie les plus graves n’étaient pas cependant commis par les pirates qui se tenaient sur les côtes de Cuba et de Porto-Rico ; ceux qu’on pouvait imputer aux corsaires causaient un dommage bien autrement sérieux à notre commerce. Les corsaires de la mer des Antilles s’étaient un moment couverts en 1821 du pavillon d’Artigas, chef de bande qui, à la tête d’une armée d’assassins, désolait les environs de Montevideo. Les îles danoises de Saint-Thomas et de Saint-Jean, l’île suédoise de Saint-Barthélémy, complètement dépourvues de police, leur servaient de refuge. C’est là qu’accouraient tous les gens sans aveu, les déserteurs, les négriers qui cherchaient aventure. Dès que la Colombie et l’île de Cuba eurent commencé à délivrer des lettres de marque, le pavillon d’Artigas, que les croiseurs étrangers refusaient de reconnaître et qui commençait à devenir compromettant, fut complètement abandonné. Le pavillon colombien et le pavillon espagnol furent désormais les seuls qu’arborèrent les corsaires des Antilles et de la Côte-Ferme. La plupart de ces navires, armés pour la course, étaient commandés par des Américains ; quelques-uns avaient des capitaines anglais ou français. Le champ qui leur était ouvert était vaste. Ils avaient mission de confisquer la marchandise ennemie sous le pavillon neutre, et d’arrêter tout navire soupçonné de vouloir entrer en communication ou d’avoir communiqué avec un des ports qu’un blocus général avait rigoureusement frappés d’interdit. Forts de ce mandat, les corsaires arrêtaient indistinctement tous les navires neutres, les soumettaient à une visite brutale, et ne les relâchaient presque jamais sans avoir pillé une partie de la cargaison. Le brick le Télégraphe venait d’être saisi et dévalisé par un corsaire espagnol, le Romano, armé à Cuba ; l’Uranie avait été capturée par deux corsaires colombiens, la Centinela et le Polly-Hampton, armés à Puerto-Cabello. Nous avions donc à la fois, en 1824, des réclamations à faire valoir à La Havane et à Caracas.

L’audace des forbans, qui rendait si périlleuse, à cette époque, la navigation de la mer des Antilles, était fort encouragée, il faut bien le dire, par l’impunité que toutes les nations civilisées, à l’exception toutefois de l’Angleterre, semblaient vouloir accorder à leurs excès. Le 22 février 1823, un vaisseau français, portant pavillon de contre-amiral, avait capturé, après trente heures de chasse, dans les parages des Açores, un corsaire espagnol, la Veloz-Marianna, qui l’avait provoqué par deux coups de canon à boulet. Ce corsaire, armé de vingt-quatre pièces de 12, portait à Cadix 3 millions de francs en espèces et une cargaison de vanille, d’indigo et de cochenille d’une valeur au moins égale. Conduit à la Martinique, il fut, à la demande du gouvernement espagnol, renvoyé en France sous escorte et restitué quelques mois plus tard aux propriétaires. La Panchita, corsaire colombien, avait commis divers actes de piraterie envers des bâtimens américains. Rencontré par la goélette le Grampus, que commandait le lieutenant Gregory, ce bâtiment soutint contre la goélette américaine un combat en règle, et ne se rendit qu’après avoir eu vingt hommes tués ou blessés ; envoyé aux États-Unis, il fut jugé à Charlestown par la cour de l’amirauté. C’était un pirate avéré ; il obtint 32,000 piastres de dommages-intérêts !

On ne saurait croire à quel point d’insolence cette inexplicable faiblesse porta les prétentions de la marine colombienne. On la vit à l’instant multiplier ses armemens et se montrer à la fois dans tous les débouquemens des Antilles. Le gouvernement de Caracas possédait, outre cinquante goélettes garde-côtes, huit ou neuf corvettes de guerre. À ces bâtimens, presque tous commandés par des Américains, un seul port, Puerto-Cabello, joignit, en 1824, vingt-deux corsaires. Les forbans, qui avaient arboré le pavillon espagnol, trouvèrent dès lors plus avantageux de s’abriter sous le pavillon des indépendans, et la mer des Antilles ne vit plus que des corsaires ou des bâtimens de guerre colombiens. Deux des bâtimens légers de la station furent gravement insultés par cette marine naissante. L’un fit la rencontre d’une corvette de trente-deux bouches à feu qui le contraignit à envoyer un officier à son bord ; l’autre, sommé de s’arrêter, ne voulut point souffrir une injurieuse visite, et réduisit avec fermeté les prétentions de son adversaire à une visite réciproque, qui sauvegardait du moins l’honneur du pavillon.

D’excessifs ménagemens nous étaient commandés vis-à-vis des états de la Côte-Ferme. La cause de l’indépendance venait de triompher définitivement à Junin et à Ayacucho, et le libérateur paraissait désormais le seul arbitre des destinées de l’Amérique espagnole. La mesure de nos griefs cependant était comble. « Les déprédations exercées contre notre commerce, écrivais-je alors au ministre de la marine, et plus particulièrement les actes qui peuvent porter atteinte à l’honneur du pavillon français, doivent être repoussés avec vigueur. Je doute que les moyens de prudence et de conciliation employés jusqu’à ce jour puissent nous conduire à un résultat honorable. Nous ne pouvons sans faiblesse attendre dans une attitude impassible la décision du gouvernement colombien, qui s’obstine à invoquer une loi dictée par l’intérêt exclusif de la république, en opposition avec tous les droits des autres nations. » Je proposais donc au gouvernement français de m’emparer de tous les ports de la Côte-Ferme, complètement dégarnis à cette époque de troupes et d’approvisionnemens, La Guayra, Rio-Hacha, Sainte-Marthe, Carthagène, Puerto-Cabello. Le débarquement d’un millier de soldats empruntés à la garnison des Antilles eût assuré le succès de cette entreprise, car il n’y avait pas alors un des ports de la Colombie qui pût résister à huit jours d’un double blocus maintenu par terre et par mer. Les difficultés n’eussent commencé que le jour où l’on eût voulu se maintenir dans les positions conquises ; mais ce n’était point d’une occupation prolongée qu’il s’agissait. Je n’avais en vue que de mettre un terme aux réponses évasives que je prévoyais et de me saisir d’un gage qui assurât la prompte réparation des torts qu’on s’était donnés envers nous. Des raisons politiques dont je ne pouvais peut-être apprécier toute la portée ne permirent pas au gouvernement français d’agréer mes propositions. On craignit sans doute de réveiller les ombrages de l’Angleterre, qui nous soupçonnait de vouloir compléter notre œuvre de restauration en rétablissant l’autorité de Ferdinand VII dans les colonies américaines, comme nous venions de la rétablir dans la Péninsule. Je reçus l’ordre de négocier et d’obtenir par une démonstration en quelque sorte morale les réparations qu’il m’était interdit d’exiger par les armes.

L’officier auquel je confiai le commandement de la division chargée d’imprimer une crainte salutaire aux autorités de la Côte-Ferme avait fait ses preuves à Trafalgar, où il servait sur le vaisseau du capitaine Lucas. Quelques années plus tard, il avait soutenu contre deux frégates anglaises un combat qui marqua sa place parmi les capitaines les plus intrépides de notre marine. C’était un esprit vigoureux, résolu, et j’étais sûr qu’il saurait allier la fermeté nécessaire à la modération excessive qui nous était malheureusement prescrite. Je lui donnai l’ordre de se rendre à Puerto-Cabello avec la frégate qu’il montait, une goélette et un brick. Des diverses réclamations qu’il avait mission de présenter aux autorités maritimes de ce port, celle qui concernait la remise de l’Uranie était la plus pressante. « Cette restitution, écrivais-je au commandant de Puerto-Cabello, doit avoir lieu sans délai. Les formes judiciaires n’y sauraient apporter aucun obstacle. Le moindre retard à nous donner satisfaction à ce sujet serait considéré comme une approbation des actes de piraterie exercés contre nos bâtimens, et les ports mêmes de la Côte-Ferme ne garantiraient pas les coupables de nos poursuites et des effets de notre ressentiment. » Le dommage causé à notre commerce pouvait être réparé par les autorités locales ; l’insulte faite à notre pavillon ne pouvait être désavouée que par le gouvernement central. En l’absence de Bolivar, c’était son rival, le mulâtre José Paëz, qui, d’e son quartier-général de Maracay, devait répondre à nos réclamations. Ce chef indompté de pâtres à demi sauvages, accourus à sa voix des plaines de l’Orénoque, ne m’inspirait qu’une médiocre confiance. Je craignais que, peu familier avec les notions du droit des gens, il n’hésitât à m’accorder la satisfaction à laquelle je tenais précisément le plus. Je crus donc pouvoir me permettre, sur ce point délicat, de dépasser un peu mes instructions. En même temps que j’expédiais une division à Puerto-Cabello avec l’ordre de négocier, j’enjoignis à tous les capitaines de l’escadre de courir sus à tout bâtiment, qui arborerait les couleurs de la Colombie. Les navires dont l’armement paraîtrait avoir pour but la course ou la piraterie seraient arrêtés et dirigés immédiatement sur la Martinique. Les bâtimens de guerre seraient soumis à la visite, et on leur rendrait le traitement que l’un d’eux avait eu, par un lâche abus de ses forces, l’impudence d’infliger à un de nos croiseurs.

Tout marin comprendra l’indignation dont mon cœur devait être rempli. S’il est vrai que la marine française doive son origine à l’insulte faite par un yacht de la reine d’Angleterre à l’ambassadeur du roi Henri IV, ce qui se passait en 1825 dans la mer des Antilles n’était pas moins fait pour imprimer dans tous les esprits la conviction que, sans une marine de guerre imposante, le pavillon de la France devait cesser de se déployer sur les mers. Une chétive puissance pouvait prendre son parti de pareils outrages. Le plus beau royaume de l’Europe devait être à l’abri de ces humiliations. Grâce à Dieu, malgré les ménagemens qui nous étaient commandés, les réparations que nous poursuivions nous furent accordées aussi complètes que je pouvais le désirer. L’Uranie nous fut restituée à la première sommation, et le 6 juin 1825 je reçus une lettre du ministre des relations extérieures de la république de Colombie, qui s’excusait dans les termes les plus satisfaisans de l’offense « faite involontairement, disait-il, au pavillon de sa majesté très chrétienne. » Je prévins aussitôt les capitaines de la division de s’abstenir de tout acte de violence envers les bâtimens de la Colombie ; mais déjà deux de ces navires avaient subi la visite que j’avais prescrite, et j’avoue que je n’eus pas le courage de le regretter.

Si le gouvernement de la restauration eût été soutenu par l’opinion publique, il est peu de gouvernemens qui eussent élevé plus haut le drapeau de la France et mieux sauvegardé ses intérêts ; mais la restauration se sentait sans appui, et semblait toujours craindre de froisser cette opposition dont les clameurs injustes dominaient malgré elle sa politique. Plus d’une fois elle avait songé à recouvrer la possession de Saint-Domingue. C’était une entreprise devenue facile, si on la faisait précéder de la reconnaissance absolue et solennelle de la liberté des noirs. Des inspirations plus timides conseillèrent au gouvernement français l’abandon définitif de cette colonie, au prix d’une indemnité de 150 millions de francs destinés à dédommager les anciens colons. Le gouverneur-général des Antilles françaises, M. le comte Donzelot, répugnait à cette transaction. Il connaissait mieux que le cabinet des Tuileries la situation financière de notre ancienne colonie, et prévoyait qu’on n’en obtiendrait jamais que des promesses, tandis que si l’on savait attendre quelques années encore, la force des choses nous rendrait certainement une. possession sur laquelle nos droits étaient demeurés incontestés. Ce sentiment si sage dut céder à la pression de l’opinion publique, impatiente de consacrer une nouvelle émancipation. Une ordonnance royale fut rendue à cet effet, et un envoyé extraordinaire fut chargé de la faire accepter par le gouvernement haïtien. L’escadre des Antilles reçut l’ordre d’appuyer par sa présence ces négociations. Je la conduisis le 9 juillet 1825 sur la rade de Port-au-Prince. Je n’essaierai pas de décrire la douloureuse impression que produisit sur mon esprit le spectacle de cette colonie que j’avais visitée en 1788 au temps de sa splendeur, et qu’en 1803, même au milieu des horreurs de la guerre, j’avais laissée portant encore l’empreinte de sa grandeur passée. Les ruines de cette dernière époque avaient disparu ; la végétation des tropiques avait tout recouvert. Où s’élevaient autrefois des habitations élégantes, on ne rencontrait plus qu’un bois ou une savane. Les cours d’eau contenus à grands frais qui fertilisaient jadis cette terre promise s’épanchaient au hasard. Saint-Domingue était redevenue une terre vierge, et l’œuvre des flibustiers était complètement à refaire. Bien que partisan très modéré des colonies, je ne puis cacher les regrets que me causa le sacrifice de nos droits sur Saint-Domingue. Au point de richesse et de puissance où la France est aujourd’hui parvenue, il lui eût été plus facile de rétablir l’ordre et la culture à Haïti que d’aller tenter au sein de l’Océan-Pacifique ou sur les rives de la Guyane des défrichemens dont le succès est encore douteux. Les nations n’ont jamais assez de foi dans leur avenir. Si la France à cette heure possédait seulement les titres des possessions qu’à diverses époques elle a gratuitement sacrifiées, elle aurait de quoi satisfaire amplement au besoin d’expansion et d’activité extérieure qui la dévore.

Notre apparition devant Saint-Domingue fut le dernier acte de notre longue campagne dans la mer des Antilles. Depuis dix-huit mois, nous y exercions une surveillance dont nos équipages épuisés payaient cruellement les frais. Quoique nous eussions passé une partie de la saison d’hivernage dans la Chesapeake, nous n’en avions pas moins perdu plusieurs officiers et un grand nombre de matelots. Le climat des Antilles n’est pas tous les ans également meurtrier ; mais pendant les premières années de la restauration il ne mérita que trop bien son renom d’insalubrité. Cette station, comme je l’ai dit, était celle où se rassemblait d’ordinaire la majorité de nos forces navales. Que de braves officiers, que de jeunes gens remplis d’un long espoir, tombèrent alors victimes de l’horrible fléau qui prélevait presque infailliblement sur notre marine sa dîme périodique ! Chaque année, le port de Brest expédiait à la Martinique de nouveaux navires ; chaque année, la Martinique renvoyait à Brest des navires à demi désarmés, que les débris de leurs équipages allaient silencieusement mouiller sous l’île des Morts. Jamais un murmure cependant ne s’éleva du sein de cette population décimée à l’avance. Le dévouement et la résignation, qui doivent être les premières vertus du marin, sont des vertus naturelles à la race bretonne.

J’ai voulu décrire avec quelque détail le service habituel d’une station navale. Nos jeunes officiers ne trouveront pas sans doute, dans l’existence un peu monotone que leur fait nécessairement toute période pacifique, les émotions qu’ils s’étaient promises le jour où, le cœur gonflé de joie et d’orgueil, ils prononçaient leurs vœux maritimes. Ils devront accepter courageusement la réalité. La réalité aux temps où nous sommes, ce n’est pas malheureusement la vie de Jean-Bart et de Duguay-Trouin ; c’est la mienne, c’est celle que j’ai fidèlement racontée. Quiconque ne sait point penser et se suffire à soi-même, quiconque ne sait pas souffrir n’est pas propre à la vie maritime ; je le dis hardiment : il s’est trompé de carrière.

Je n’ai eu à retracer jusqu’ici que les événemens d’un autre siècle, et j’ai pu rester facilement dans le demi-jour d’où il ne me convenait pas de sortir. Je touche maintenant à ce point délicat de mon récit où je ne saurais faire un pas de plus sans me heurter à des épisodes presque contemporains. Je n’insisterai pas sur des années moins remplies d’ailleurs que les autres par mes souvenirs personnels ; je n’en veux parler que pour montrer un des plus importans emplois que, jusqu’aux derniers jours de sa vie militaire, notre organisation administrative a su réserver à l’activité du marin. Rentré à Brest le 22 septembre 1825, je n’avais d’autre ambition que de recommencer, après quelque temps de repos, une nouvelle campagne, lorsqu’on vint me proposer une préfecture maritime. On s’occupait alors de réorganiser le service et l’administration des ports sur le pied où les avait laissés l’empire. Toutes ces institutions dont on avait fait table rase, lorsqu’il était de mode de décrier le régime disparu, reprenaient peu à peu faveur. Le préfet, appelé à concentrer dans ses mains les doubles attributions des comnandans de la marine et des intendans, redevenait dans le port le seul représentant du ministre ; dans la ville, il était celui du souverain. Aussi, en temps de crise, la tâche d’un préfet maritime se complique-t-elle de difficultés et d’obligations nouvelles dont la révolution de juillet ne m’offrit que trop tôt l’occasion de connaître la gravité. Le roi avait abdiqué. On attendait de Paris des ordres. Cette habitude d’obéissance passive aux instructions venues de la capitale est encore un des fruits de notre centralisation administrative. Il ne faut pas trop s’en plaindre : une pareille soumission favorise, il est vrai, le succès des révolutions, mais elle est aussi un préservatif contre l’anarchie. Dès que Paris a parlé, la province s’incline, et la machine, un instant arrêtée, se remet en mouvement. Il en fut ainsi dans le port où je commandais. Les ouvriers étonnés retournèrent à leurs travaux sans un seul jour de chômage. Quant à la ville, elle se pavoisa de drapeaux tricolores et envoya une députation au gouvernement provisoire. Le changement de dynastie s’était donc, en ce qui nous concernait, opéré à peu près sans secousse ; Paris malheureusement n’était pas tranquille, et la terre commença bientôt à trembler sous nos pas. Plusieurs mois se passèrent dans de perpétuelles alertes. Nous n’avions plus de troupes pour faire la police de la cité. Un commissaire extraordinaire envoyé par le gouvernement provisoire avait, de son autorité souveraine, éloigné de notre ville le régiment qui jusqu’alors y avait tenu garnison. On comprit enfin la nécessité de ne pas laisser trop longtemps un des plus importans dépôts de la richesse nationale à la merci de quelques factieux. Un régiment nous fut envoyé d’une des villes voisines, et la tranquillité devint dès lors facile à maintenir. Les nouvelles qui arrivaient de Paris n’encourageaient plus d’ailleurs que les honnêtes gens. La révolution s’était creusé son lit, et le flot populaire coulait entre des digues qu’on pouvait croire assez fortes pour le contenir. À peine une nouvelle période de calme commençait-elle pour notre pays, qu’on voulut bien s’apercevoir à Paris que je venais de traverser, non sans bonheur, une situation des plus difficiles. Je fus promu au grade de vice-amiral. Peu de temps après, je me vis à mon grand étonnement, et, je dois le dire, à ma vive satisfaction, élevé à la pairie. Le prestige de cette haute dignité était fort effacé déjà ; il ne l’était pas à mes yeux : uniquement frappé de la distinction qui était venue me chercher dans mon obscurité, je me trouvai grandement récompensé de toute une vie dévouée au service de l’état.

C’est à peine si l’on m’accorda quelques instans de répit. Une nouvelle préfecture me fut assignée. J’y rencontrai les mêmes devoirs, mais une sphère plus vaste que dans mon premier poste. J’eus des expéditions importantes à préparer, des perfectionnemens de tout genre à faire aboutir. Notre ambition augmentait avec nos ressources. La France semblait avoir pris sérieusement à cœur la renaissance de sa marine. Il y eut une année où elle arma jusqu’à vingt et un vaisseaux. Je n’épargnai ni mon temps ni mes peines pour seconder de mon mieux cet élan. J’avais vu de grands armemens sous un autre règne, et je connaissais les véritables besoins de la guerre maritime ; mais pendant que mon expérience hésitait encore à sacrifier les dernières traditions du passé, des officiers plus jeunes et plus hardis poussaient avec ardeur notre matériel naval et nos institutions dans ce qu’ils croyaient sincèrement la voie du progrès. C’était une autre génération à laquelle il fallait que nous fissions place. Telle est la loi inévitable des choses humaines. Nous étions encore quelques vétérans des guerres de l’empire. Un murmure respectueux, plus impatient néanmoins chaque jour, semblait à tout propos vouloir nous rappeler que notre temps était fini. La mort était lente à frapper des gens endurcis par les épreuves d’une carrière laborieuse. On inventa pour eux la mort civile. Une loi déclara que les vice-amiraux à l’âge de soixante-huit ans, les contre-amiraux à celui de soixante-cinq, étaient impropres au service actif. Il fallut courber la tête sous ce niveau aveugle. La loi de réserve me surprit en flagrante activité. Je passai de la plus importante de nos préfectures maritimes à la retraite. La bonté du roi adoucit pour moi ce passage en y attachant une faveur honorifique qui ne s’accorde presque jamais qu’à d’éclatans services. Le coup n’en fut pas moins sensible. Mon esprit n’avait jamais voulu admettre la possibilité d’une semblable mesure, que la chambre des pairs ne ratifia du reste qu’à une voix de majorité. Les officiers-généraux qui subissent aujourd’hui l’effet de cette loi y sont préparés. Pour moi, je fus comme éveillé en sursaut du rêve de toute ma vie, celui de mourir en activité de service. Ceux qui ont parlé à cette occasion du bonheur que procure le repos uni à la dignité connaissaient bien mal le cœur d’un militaire.

Est-ce à dire que nous n’avons rien de mieux à faire que d’effacer une erreur du passé et de rétablir un état de choses contre lequel protesteraient à l’instant d’universelles et trop légitimes impatiences ? Je suis loin d’émettre un pareil vœu ; on eût pu le justifier quand le prestige des grades inférieurs existait encore, quand les conditions de la vie étaient telles dans nos ports qu’un capitaine de vaisseau y jouissait de plus d’aisance que n’en connaît aujourd’hui un vice-amiral, quand le lieutenant de vaisseau décoré de la croix de Saint-Louis se retirait, honoré du service, et trouvait dans sa seule pension de retraite le moyen de soutenir son rang et d’élever sa famille. Aujourd’hui qu’avec la dépréciation du numéraire, jointe aux besoins nouveaux d’un luxe qui pénètre partout, l’on ne peut plus contester l’insuffisance dérisoire des traitemens généreusement fixés autrefois, il faut que l’accès aux emplois élevés devienne plus facile et plus prompt. La limite d’âge, qu’une loi avait étendue jusqu’à soixante-huit et soixante-cinq ans, a été reportée par une loi nouvelle à soixante-cinq et à soixante-deux. Les tables de mortalité accusaient-elles donc une diminution dans le chiffre de la vie moyenne ? Non, mais on obéissait encore au besoin d’apaiser des découragemens, de calmer des murmures qu’expliquaient de trop réelles souffrances. On élaguait l’arbre pour lui donner la force de vivre. A-t-on assez fait ? ou faudra-t-il bientôt avancer derechef l’âge de la décrépitude ? Je crains, je l’avouerai, que tous ces remèdes n’aient qu’une efficacité temporaire et ne soient, vu la gravité de la situation, que de tristes et insuffisans palliatifs. L’Angleterre a toujours plusieurs états-majors pour un vaisseau flottant. Nous avions à peine un seul état-major incomplet pour chacun des vaisseaux que dans deux circonstances récentes nous avons dû envoyer à la mer. Si la guerre éclatait, avant de manquer de bâtimens, nous manquerions à coup sûr d’officiers[8], et cependant c’est une sollicitude paternelle plutôt que parcimonieuse qui maintient nos cadres dans ces étroites limites. On craint, en multipliant le nombre des officiers inférieurs, de donner naissance à bien plus de découragemens encore, de laisser sans issue un plus grand nombre de talens, de services, de mérites hors ligne. On aime mieux accepter la triste perspective d’appeler dans un cas pressant les officiers du commerce à servir sur nos navires de guerre que s’exposer à trahir des espérances qu’une large augmentation dans les cadres supérieurs pourrait seule satisfaire. Aussi est-ce à cette augmentation partielle que l’on finira peut-être un jour par s’arrêter. Lorsqu’on aura donné à chacun de nos jeunes lieutenans autant de chances de devenir officier-général qu’on en pouvait avoir jadis d’arriver au grade de capitaine ou de major de vaisseau, on aura, sous un nom différent, à peu près rétabli les avantages que possédait, il y a soixante ans, l’ancienne marine ; mais, il ne faudra pas se le dissimuler, par le fait seul de cette mesure, le niveau de chaque grade aura baissé. Le grade de contre-amiral ne contentera plus que les ambitions médiocres, et ce sera le bâton de maréchal que tous les cœurs bien nés voudront désormais avoir dans leur giberne.

En somme, l’état, il faut le reconnaître, n’a plus le moyen de faire face aux justes exigences de ses employés. À quelque chiffre qu’il élève son budget, il se trouvera toujours, vis-à-vis du labeur et des capacités qu’on lui apporte, dans la position d’un débiteur insolvable. Là où l’industrie vient ajouter son salaire à celui de l’état, les emplois peuvent se multiplier avec moins d’inconvénient. L’ingénieur est devenu à la fois, de nos jours, un employé du gouvernement et un mandataire de l’industrie ; il cumule les jouissances honorifiques et la sécurité si recherchée en France d’une situation officielle avec les bénéfices de fonctions lucratives. Ce sont de semblables débouchés qu’il faudrait peut-être ouvrir en plus grand nombre à nos marins. Mieux vaudra, en temps de guerre, employer des lieutenans de vaisseau qui auront commandé des navires du commerce que des officiers du commerce qui seront restés complètement étrangers au service des lieutenans de vaisseau. Les grandes compagnies de navigation à vapeur réclament à juste titre les secours de l’état. Je voudrais, en les leur accordant, leur imposer pour condition première l’emploi exclusif de ces braves officiers dont la surabondance serait pour notre service une gêne en temps de paix, dont l’insuffisance numérique deviendrait un mal irrémédiable en temps de guerre. Tout officier employé par le commerce conserverait le tiers de ses appointemens et son rang sur la liste de la marine, mais donnerait immédiatement lieu à une promotion. Il ne rentrerait dans le service actif qu’à la condition de trouver un autre officier qui en voulût sortir ; autrement il continuerait à supporter les inconvéniens de la disponibilité, comme il en aurait eu les avantages[9]. C’est par de semblables tempéramens que l’Angleterre arrive à maintenir cet état formidable qui lui permet de prolonger des luttes où chaque période qui se succède nous trouve de moins en moins redoutables, de plus en plus hors d’haleine. Préparer des relais à notre marine pour le jour des grandes épreuves, calmer autant que possible dans ce corps, où les capacités ne sont que trop nombreuses, le désir de changer de situation en rendant peu à peu chaque situation meilleure, ne jamais immoler les uns à la satisfaction des autres, éviter les abus, mais ne pas appeler de ce nom les chétifs avantages qui ont eu de tout temps le privilège d’enflammer le zèle des envieux bien plus assurément que celui des bons citoyens, tel devrait être en France le programme de tous les hommes d’état qui reconnaissent la nécessité d’assurer à notre pays une bonne et grande marine. Ce serait sans contredit un excellent programme, et ce ne serait pas d’ailleurs un programme nouveau, car ce fut, à peu de chose près, celui que, pendant son trop court ministère, avait adopté M. Hyde de Neuville[10].


III

Me voici arrivé au terme de ma carrière ; je puis reporter un regard tranquille vers le passé. Suivant l’expression de l’apôtre, j’ai bravement soutenu le combat de la vie ; aujourd’hui l’éternel repos sera le bienvenu. Je suis loin de me plaindre de la Providence ; quand j’étais jeune, elle a mesuré mes épreuves à mes forces et elle a béni ma vieillesse. Si j’avais à recommencer une nouvelle existence, je ne choisirais pas une autre profession que celle qui m’a procuré de bonne heure un rang honorable dans le monde. J’ai toujours aimé la marine pour elle-même, et je ne puis revoir la mer sans la saluer avec une sorte de respect. C’est à la mer que j’ai dû mes premières émotions ; c’est elle qui m’a fait homme, qui m’a nourri, qui console encore mes vieux jours par les souvenirs qu’elle m’a laissés. Je ne saurais donc me faire à l’idée que ce patrimoine commun du genre humain puisse devenir le domaine exclusif d’une nation quelconque. Une guerre malheureuse pourrait enlever à la France une portion de son territoire ; la France en serait moins affaiblie, moins diminuée, que si elle se résignait jamais à ne plus être qu’une puissance continentale. Avant de disparaître de la scène du monde, je voudrais rendre à mon pays un dernier service, lui rappeler par quelles phases j’ai vu passer cette marine que je laisserai, s’il plaît à Dieu, florissante, et lui montrer ce qu’il faut faire encore pour consolider un édifice que nous avons mis quarante années à construire.

Sous Louis XVI, au moment de mes premiers pas dans la vie, sinon dans la carrière maritime, nous n’avions qu’une armée peu considérable ; en revanche, nous nous proposions d’entretenir un établissement naval qui ne le cédât, sous aucun rapport, à celui de l’Angleterre. Nous possédions alors des colonies, un commerce maritime, des institutions, qui assuraient largement le recrutement de notre flotte. Aussi, dès que les hostilités éclatèrent, au mois de juin 1778, nous nous trouvâmes prêts à prendre résolument l’offensive. La flotte de d’Orvilliers, réunie à Brest, avait, comme son amiral, « une pleine confiance dans la protection du Dieu des armées, » et le 9 juillet elle suppliait M. de Sartines « d’obtenir du roi la permission d’entrer dans la Manche et d’y aller attaquer l’amiral Keppel jusque dans ses rades, s’il s’obstinait à n’en point sortir. » Ce fut l’époque où nous avions à la fois de bons et de gros bataillons ; ce serait celle dont je voudrais qu’il me fût permis d’entrevoir le retour. Au début de la révolution, la situation n’était pas changée ; elle était peut-être meilleure encore. La dissolution de l’ancien corps d’officiers nous porta une profonde atteinte. Cependant l’année 1794 vit la flotte de Villaret-Joyeuse, sortant de Brest pour offrir le combat à la flotte de l’amiral Howe, assurer ainsi l’arrivée d’un immense convoi attendu d’Amérique. La journée du 13 prairial fut la dernière bataille offerte à l’ennemi par la marine française. À partir de ce jour, notre, infériorité s’accroît si rapidement, notre confiance est tellement ébranlée, que nous ne livrons plus que des combats défensifs. Pendant cette période douloureuse, la marine n’en révèle que mieux son extrême importance ; son concours fait réussir une grande expédition, ses hésitations en font échouer une plus grande encore. Il y a donc consolation et profit à étudier l’histoire de notre marine, même en ses plus mauvais jours.

Malte et l’Égypte n’étaient pas d’insignifiantes conquêtes. Ces deux possessions nous donnaient la route des Indes et l’empire de la Méditerranée. Sans la flotte de Brueys, nos armées n’auraient trouvé ni le chemin de Malte ni celui de l’Égypte. Cette flotte n’était pas, comme on l’a souvent répété, une flotte de transport. Jamais le général Bonaparte n’eût commis la folie d’exposer à une traversée de quatre cents lieues une armée qui n’eût point été sous la protection d’une flotte de guerre. Qu’on relise les mémoires que Napoléon dictait à Sainte-Hélène, ou verra qu’il se croyait assuré de battre la flotte de Nelson, s’il la rencontrait, et les raisons qu’il en donne me paraissent, je le dis hautement, très plausibles[11]. Voilà ce qui explique la téméraire lenteur avec laquelle l’immortel capitaine s’avançait vers l’Égypte. Il ne croyait point qu’il y eût lieu de surprendre un passage qu’on pourrait au besoin forcer. Lorsque plus tard il voulut envahir l’Angleterre, il n’avait qu’un détroit de quelques lieues à franchir, cinq ou six heures au plus à demander aux dieux. Il ne s’y hasarda point : il voulait qu’une flotte supérieure à celle de l’ennemi couvrît le passage qu’il allait tenter. Les combinaisons par lesquelles il préparait en silence ce grand résultat ont excité l’admiration de tous les hommes de guerre. Dans ces combinaisons, le rôle principal n’était pas réservé à l’armée de Boulogne ; il appartenait aux flottes de Villeneuve et de Gantheaume.

À tort ou à raison, l’empereur considérait la suprématie navale de l’Angleterre comme incompatible avec la grandeur et la sécurité de la France. Ce fut cette suprématie qu’il alla poursuivre dans la péninsule ibérique, en Allemagne, en Hollande, et jusqu’au-delà du Niémen et de la Vistule. Que ne se borna-t-il à consacrer à la restauration de notre marine la prodigieuse puissance de travail dont nos archives ont gardé de tous côtés la trace ! Mais l’empereur ne pressentait que trop bien les lenteurs et les difficultés de cette tâche, qu’il demandait aux plus fatales inspirations de son génie d’abréger. Les premiers élémens d’une marine, les matelots et les officiers, lui manquaient. Supposons un instant qu’en 1806 la situation eût été ce qu’elle est aujourd’hui, que l’ancien matériel naval fût tout à coup devenu inutile, que les deux flottes eussent été par conséquent à refaire sur nouveaux frais, que dans une très large proportion, le matelot eût pu, à bord de ces vaisseaux ramenés aux conditions des antiques galères, être avantageusement remplacé par de vieux soldats aguerris[12] ; supposons enfin que les plans de campagne et les manœuvres qui ne convenaient autrefois qu’à une armée de terre se fussent trouvés subitement applicables à la guerre maritime : qu’eût fait le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz ? Il se fût peut-être souvenu des marches aventureuses, des concentrations foudroyantes auxquelles il avait dû, dans les plaines de l’Italie, les défaites successives d’armées deux ou trois fois plus nombreuses que la sienne. À coup sûr, il ne se fût point abandonné au funeste rêve du blocus continental.

La restauration et le gouvernement de juillet eurent aussi l’ambition de rendre à la France une grande marine ; mais on vit se reproduire les obstacles qui avaient arrêté le génie de l’empereur, et il fallut encore se mouvoir dans un cercle vicieux. Le développement de la marine militaire exigeait avant tout celui de la marine marchande ; la marine marchande réclamait un grand établissement colonial, et cet établissement ne pouvait se fonder que sous la protection d’une marine de guerre respectable. On cherchait en vain une issue à ces mutuelles impossibilités. Contenue forcément dans son extension, la marine française, sous les règnes de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, n’en figure pas moins avec honneur dans tous les événemens de quelque importance. Les vaisseaux de l’amiral Hamelin et de l’amiral Duperré complètent en 1823 l’investissement de Cadix. C’est le premier signe de la renaissance de notre marine. À partir de ce moment, les succès de nos escadres s’enchaînent, se répètent à intervalles de plus en plus rapprochés, et semblent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, procéder l’un de l’autre. Navarin vient à peine de rétablir aux yeux de nos anciens adversaires le prestige de nos armes, que déjà le débarquement de Sidi-Ferruch prépare le débarquement d’Old-Fort. Sans la marine, on ne saurait trop le redire, nous n’eussions eu raison ni d’Ibrahim-Pacha en Morée ni d’Hussein-Dey à Alger, nous eussions laissé impunies les offenses dont s’étaient rendus coupables envers nous le Portugal en 1831, le Mexique en 1838, le Maroc en 1844 ; nous n’eussions fait ni expéditions de Crimée, ni campagnes de Chine. Malgré le rang secondaire auquel semble la condamner l’infériorité numérique de son personnel, la marine française justifie donc amplement, de 1821 à 1855, la sollicitude dont elle est devenue l’objet. Elle ne rend pas seulement d’éminens services, elle fait plus, elle inscrit dans nos fastes militaires des journées dont nos rivaux eux-mêmes se chargent de nous faire apprécier la gloire. Je ne veux parler ici ni de Saint-Jean-d’Ulloa, ni de Mogador, ni du combat d’Obligado, quoique ce soient aussi de glorieuses journées ; mais quelle marine a jamais tenté rien de plus vigoureux, rien de plus téméraire que l’entrée de vive force d’une escadre à voiles dans le Tage ? Je ne m’étonne pas de l’émotion que manifesta aussitôt l’Angleterre. Les plus beaux jours de la marine française semblaient revenus. Je connais peu de faits d’armes maritimes comparables à celui-là. Pour l’accomplir, il a fallu de la part de l’amiral Roussin une rare décision, une singulière confiance dans la fermeté de ses capitaines et dans l’effet moral que produirait la présence d’une escadre se montrant inopinément sous les murs d’une grande ville à la fois capitale et cité commerçante. Chercherons-nous dans des faits plus récens de nouveaux titres de gloire, de nouveaux gages de confiance- ? Sous les murs de Sébastopol et sous ceux de Kinburn, dans la mer d’Azof comme à l’embouchure du Pei-ho, avons-nous été inférieurs à nos alliés, infidèles au souvenir de Navarin ? N’avons-nous pas prouvé, de telle façon qu’on ne nous le conteste plus, qu’un vaisseau français est aujourd’hui l’égal de tout autre vaisseau étranger ? Les deux gouvernemens qui ont précédé le second empire nous ont donc légué une bonne marine : il reste à nous en donner une grande ; c’est la pierre angulaire qu’il s’agit de sceller. Les marines secondaires ne peuvent vivre que lorsqu’elles ne causent pas d’ombrages. La nôtre, depuis la dangereuse notoriété qu’elle s’est acquise, n’a plus d’autre alternative que de s’effacer complètement ou de grandir encore. Telle est la conviction que je voudrais faire partager à tous ceux que préoccupent les destinées de notre établissement naval.

Deux fois dans l’espace de quelques années, nous avons eu l’occasion de rétablir un équilibre auquel, depuis un demi-siècle, il nous était défendu d’aspirer : la première fois en 1852, lorsque le vaisseau à vapeur vint mettre à néant la marine à voiles, la seconde en 1855, lorsque le navire cuirassé eut menacé de la même déchéance le vaisseau à vapeur. Au début de ces deux périodes, toutes les puissances maritimes partaient du même point ; les plus actives devaient arriver les premières au but. C’est volontairement que nous nous sommes laissé devancer : fut-il jamais gage plus éclatant de notre modération ? car, je le dis avec une sincérité aussi exempte de crainte que de flatterie, je suis de ceux qui refusent de voir dans cette conduite une nouvelle preuve de notre imprévoyance. Il me paraît en effet difficile que nous songions à posséder à la fois une marine prépondérante et une armée qui sera longtemps encore la première du monde. Tout ce que je demande, c’est que notre flotte ne reste point à la merci d’une flotte rivale qui se développerait outre mesure, c’est que nous ne mettions pas seulement notre sécurité dans la qualité de nos vaisseaux, mais que nous en comptions aussi quelquefois le nombre ; c’est que, dans nos efforts, nous ne nous laissions point ébranler par des clameurs qui ont le double objet d’arracher à un peuple économe des subsides, d’inspirer à un peuple crédule une satisfaction présomptueuse. Si, dans les conditions où se trouve aujourd’hui notre marine, elle peut encore inspirer à nos voisins de réelles et sincères inquiétudes, je la félicite de l’hommage que ces appréhensions, si peu dignes pourtant d’un grand peuple, semblent rendre involontairement à sa bonne organisation et à sa discipline. Je n’en trouverais pas moins peu prudent et peu généreux de notre part d’exposer nos escadres à des luttes toujours inégales. Les meilleures armées s’usent promptement à ce terrible jeu, et leur moral n’y résiste pas longtemps. Sans doute, quand l’organisation militaire des deux flottes a la même valeur, on peut quelquefois compenser l’infériorité numérique par la vitesse. La marine qui ne peut avoir l’espoir d’être la plus nombreuse doit au moins chercher à être la plus rapide. C’est le premier but qu’elle doit se proposer ; mais par quel artifice peut-elle se flatter de l’atteindre ? Les arsenaux, au temps où nous vivons, n’ont plus guère de secrets. Nos plus ingénieuses découvertes nous donneront à peine sur l’ennemi l’avance de quelques jours. La supériorité de vitesse est d’ailleurs un avantage infiniment plus précaire pour une escadre que pour un croiseur isolé. Rassemblez huit ou dix vaisseaux rapides : s’il en est un seul dont la machine s’arrête, voilà l’escadre entière obligée de le sacrifier ou de l’attendre. C’est pour avoir voulu protéger le vaisseau le Zélé, démâté pendant la nuit par un abordage, que le comte de Grasse fut conduit à livrer malgré lui le combat de la Dominique. Nous ne pouvons donc sans danger mettre notre confiance dans un avantage que la moindre avarie peut nous enlever. Quel que soit le degré de perfection qu’atteignent nos constructions maritimes, l’importance de notre établissement naval ne s’en mesurera pas moins au chiffre de notre budget. Cependant, si nous dépensons notre argent avec plus de fruit et d’intelligence que ceux qui n’ont point nos charges militaires, il nous sera peut-être permis d’en dépenser moins qu’eux et d’arriver à peu près aux mêmes résultats.

Dans quelle voie, dans quel sens nous convient-il donc de développer notre marine ? Mon sentiment à cet égard ne saurait être douteux : il ressort, si je ne m’abuse, de l’ensemble même de ces récits ; mais, sur un point aussi essentiel, je tiens à formuler nettement mon opinion. Ce sera en quelque sorte mon testament militaire.

De plus riches que nous peuvent se donner le plaisir d’éparpiller leurs ressources et de dissiper de cent façons leurs crédits. Nous ne pouvons errer ainsi à l’aventure. Il nous faut choisir une bonne fois notre sentier et n’en plus sortir. Voici, quant à moi, celui que j’indique. Pour la puissance que la nature a placée en face de l’Angleterre, je ne comprends pas de marine possible sans une flotte de ligne, c’est-à-dire sans une force homogène dont chaque unité puisse figurer dans une ligne de bataille. En dehors de cette flotte, je ne vois plus d’utiles que des avisos ou des canonnières rapides, qui ne sont, à tout prendre, qu’une autre espèce d’avisos. Si la flotte de ligne est bien ce qu’elle doit être, les garde-côtes eux-mêmes deviendront superflus. Nous aurons, nous aussi, nos remparts de bois ; mais, tout en protégeant nos rivages, ces remparts mobiles seront assez rapides pour menacer les rivages de l’ennemi. Je répudie donc hautement tout sacrifice qui ne tend pas à augmenter directement notre flotte de ligne. Constituer sans délai le corps de bataille de la marine française, l’entourer de rapides et actifs éclaireurs est un soin si urgent que pour le moment c’est le seul qui me touche. Les frégates de croisière, les batteries flottantes, les canonnières à petite ou moyenne vitesse, les vaisseaux garde-côtes, les transports, les transports surtout, n’ont pas mes sympathies. Je crois, en un mot, à l’avenir de la marine française, et je ne veux pas lui rendre tout combat impossible : je réclame pour elle la flotte de d’Orvilliers. Que de plus audacieux mettent leur confiance dans la flottille de Boulogne, et oublient, s’ils en ont le courage, les escadres sans l’appui desquelles cette flottille n’a jamais dû quitter le port !

Il y a deux années à peine, j’aurais dit aisément quels vaisseaux étaient les véritables bâtimens de ligne et devaient par conséquent composer le fonds de notre armée navale. La question a beaucoup perdu aujourd’hui de sa simplicité. Pour la résoudre, il ne faut pas craindre de demander son secret à l’avenir.

Dès l’année 1824, un officier qui posa le premier dans notre marine les vrais principes de l’artillerie navale et eut le pressentiment de la plupart des progrès que notre époque devait réaliser, M. le capitaine de frégate de Montgery, n’hésitait pas à prédire que les navires à vapeur, les projectiles creux, les vaisseaux couverts de métal, les navires sous-marins, « opéreraient des changemens analogues à ceux produits dans les XIVe et XVe siècles par la boussole, la poudre à canon, l’imprimerie et la découverte du Nouveau-Monde[13]. » Cette prophétie, remarquable surtout par le temps où elle fut faite, s’est déjà vérifiée en partie ; la marine à voiles, comme instrument de guerre, a dû céder la place à la marine à vapeur, et déjà une troisième marine menace de succéder incessamment aux deux autres. Un navire sans armure ne méritera plus bientôt le nom de navire de guerre[14]. Grâce à une impulsion toute-puissante et à la facilité avec laquelle nous sommes arrivés à travailler les métaux, les rêves de 1824 sont devenus des réalités en 1855. Nos vaisseaux, sans rien perdre de leur rapidité, vont s’armer de pied en cap et revêtir une cuirasse de fer sur laquelle les plus gros boulets viendront s’amortir[15]. Voilà, je suis très porté à le croire, les futurs élémens de la flotte de ligne. Ne dédaignons pas cette coûteuse nouveauté. Comme tout ce qui peut tendre à renouveler de fond en comble le matériel naval, c’est la Providence qui nous l’envoie.

Quelle surprise ce siècle merveilleux nous réserve-t-il encore ? Ces bâtimens invulnérables iront-ils se heurter comme des béliers ? Les verrons-nous s’accrocher à l’aide de griffes de fer, s’unir par les ponts volans de Duillius, s’incendier par un nouveau feu grégeois ? A quelles luttes, en un mot, faut-il nous préparer ? Tout ce que nous avons appris est-il devenu inutile, et sommes-nous, dans notre spécialité de marins, devenus inutiles nous-mêmes ? S’il en était ainsi, je n’aurais pas à m’occuper du personnel naval. La marine ne serait plus qu’une question de matériel ; mais ce n’est pas la première fois que de pareils doutes réclament une réponse. Quand la cause de la marine à vapeur parut définitivement gagnée, nous dûmes nous demander si les études qui avaient occupé notre vie, si les connaissances qui faisaient de notre profession une spécialité complètement inabordable pour les profanes, n’allaient pas perdre une grande partie de leur importance. L’expérience a parlé. Les meilleurs marins d’autrefois sont restés les meilleurs officiers d’aujourd’hui. Seulement le métier, il faut bien le dire, est devenu accessible à un plus grand, nombre d’aptitudes. La science de la manœuvre, qui, dans la marine à voiles, était le privilège de quelques natures particulièrement douées, cette science si brillante et si délicate, à laquelle nous devions nos principales jouissances, s’est trouvée mise par le moteur nouveau à la portée des coups d’œil les moins prompts, des intelligences que la marine à voiles trouvait le plus rebelles. Les bons manœuvriers n’en ont pas été moins rares ; les manœuvriers suffisans sont devenus plus communs. En présence de cette révolution, notre rôle eût cessé d’avoir la même dignité et le même intérêt, si la science de la manœuvre eût été notre profession tout entière, si elle en eût même été la partie essentielle. La vapeur, Dieu merci, ne nous avait retranché que la moitié de notre domaine ; il nous restait la science qui ne s’acquiert qu’au prix de longues épreuves, et sans laquelle tous les progrès de l’art naval ne garantiraient pas longtemps la frêle existence de ces navires rapides que n’arrêteront désormais ni la nuit ni les tempêtes. Cette science, on l’a nommée : c’est celle de la navigation.

Naviguer aujourd’hui, c’est se porter, quel que soit le vent qui souffle, sur les côtes les plus dangereuses, c’est s’avancer à tâtons dans des canaux sinueux, c’est passer de longues nuits en proie à des doutes cruels, ou courir résolument devant soi en fermant les yeux au péril. Les précautions qu’autorisait la marine à voiles ne sont plus de saison. En avant ! en avant toujours ! Il n’y a plus avec la vapeur d’excuses pour ne pas partir ou pour ne point arriver. Ne vous laissez donc pas persuader que la vapeur a pu aplanir tous les chemins, apaiser toutes les tourmentes, qu’il suffit aujourd’hui d’être savant, et qu’il est devenu inutile d’être marin. Je ne dédaigne pas, Dieu m’en préserve, une marine instruite ; mais je veux avant tout une marine aguerrie. Quelle marine eut plus d’instruction que la marine espagnole vers la fin du siècle dernier et fut moins préparée à braver les hasards des combats ou la colère des élémens ? A la même époque, la France soutenait presque seule la lutte où elle avait l’Angleterre pour ennemie et l’Espagne pour alliée. Elle avait subi, quelques années auparavant, de grands désastres. Pour se mettre en mesure d’engager une nouvelle guerre, il lui avait fallu obérer ses finances et vider ses arsenaux. Heureusement elle avait conservé cet excellent corps d’officiers au milieu duquel j’ai vécu, ce corps tout imbu des traditions d’une profession héréditaire, qui ne perdait jamais de vue les flots de l’Océan, qui naissait, grandissait, mourait sur des côtes constamment battues de l’orage, et, depuis près de deux cents ans, répétait avec orgueil le dicton de la vieille Armorique : la mer est aux Bretons. Avec de pareils élémens, la restauration de la marine française était facile. Les officiers de vaisseau n’étaient pas seulement, avant la révolution, des officiers : ils étaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, les membres d’une grande corporation militaire engagée d’honneur envers le souverain et envers le royaume à protéger nos colonies et à défendre nos côtes. L’histoire de la marine française sous les derniers règnes de la monarchie ne serait autre chose que l’histoire de la noblesse provençale ou bretonne. Pour cette vaillante chevalerie maritime, la guerre était un incident qui se représentait à intervalles presque réguliers. Il y avait peu de capitaines qui ne comptassent quatre ou cinq campagnes et autant de combats. Quand une marine s’appuie sur une pareille base, elle peut bien avoir à redouter de passagères éclipses ; elle ne peut périr. Elle s’impose au pays comme une nécessité sociale tout autant que comme une nécessité politique. Le cardinal Fleury lui-même, si épris qu’il pût être des douceurs de la paix et des bienfaits d’une étroite économie, eût abattu les fortifications de Lille ou de Strasbourg avant d’oser porter atteinte à la constitution de ce grand corps, qui se croyait fermement le premier boulevard de la France. Il laissait pourrir les vaisseaux, se vider les magasins ; il tenait pour sacrés les privilèges du corps royal de la marine.

Nous ne verrons pas renaître un pareil esprit : de nos jours, la marine doit se résigner à ne plus être qu’une branche de l’armée[16]. Quelques charges accablantes, faiblement compensées par d’insuffisantes pensions, sont à peu près tout ce qui reste aux gens de mer de la position exceptionnelle que leur avaient faite les institutions de Colbert. Il n’en est pas moins vrai que lorsque vous aurez donné à notre flotte un bon corps d’officiers, vous aurez plus fait encore pour ses succès futurs que si vous aviez grossi son effectif de plusieurs vaisseaux. Quel est le but que je me suis proposé en commençant le travail que doivent terminer ces réflexions ? J’ai cherché dans mes souvenirs les enseignemens qu’il pouvait être utile d’offrir à nos futurs hommes de mer. C’est dans cette jeune élite recrutée chaque année que je veux voir avant tout la force de la marine française. Tous ces compagnons d’armes auxquels j’ai survécu lui crieront avec moi du fond de leur tombeau : Courage et patience ! vous avez l’avenir devant vous. Ne vous laissez pas effrayer par ce que nous avons souffert. Nous sommes venus dans une époque ingrate où tout semblait nous trahir à l’envi, tout, jusqu’aux vaisseaux qu’on nous mettait sous les pieds. Dans de meilleures circonstances, nous vous eussions laissé des exemples non moins rassurans que ceux qui nous avaient été légués à nous-mêmes par les héros de la guerre d’Amérique, car plusieurs d’entre nous étaient, de vrais marins, des marins comme peu de gens le seront aujourd’hui. C’est parce que nous avons senti quelle énergie inspire, quelles ressources suggère au moment du danger la longue pratique de l’élément sur lequel on doit manœuvrer et combattre, que nous avons le droit de vous prémunir contre des tendances auxquelles un peuple de soldats n’est peut-être que trop enclin. Laissez faire la science, elle n’abolira pas de si tôt l’officier de marine.

Un véritable homme de mer, qui put se vanter, au temps même de nos plus dures épreuves, de n’avoir jamais rencontré une frégate ennemie sans l’avoir prise, détruite ou obligée à lui céder le terrain, le capitaine Bouvet, voulait que l’éducation de nos jeunes officiers se fit sur les côtes de la Manche et sur celles du golfe de Gascogne ; il ne plaçait qu’en seconde ligne les campagnes lointaines. Je partage complètement cet avis. Les mers qui baignent nos côtes étant les plus difficiles et les plus périlleuses qui soient au monde, ceux qui auront appris à les affronter ne trouveront plus ni difficultés ni périls dans les autres parages. Quand l’officier de mer aurait consacré huit ou dix années de sa vie à s’initier aux détails les plus essentiels de sa profession, quand il aurait appris le pilotage sur nos côtes, la grande navigation au-delà du Cap-Horn et du cap de Bonne-Espérance, je voudrais m’occuper alors, mais alors seulement, de perfectionner son éducation militaire. Les escadres d’évolutions, ai-je besoin de le répéter, seront de tout temps, à mes yeux, les indispensables dépositaires des précieuses traditions dont chacun doit venir s’imprégner tour à tour. Malheur à l’officier qui ne peut achever son apprentissage à cette école ! L’expérience de toute une époque maritime sera perdue pour lui. L’embarquement sur les vaisseaux de ligne ne devrait donc pas être, comme il l’est aujourd’hui, une pure faveur du hasard ; ce devrait être le privilège des lieutenans qui auraient pris ailleurs leurs deux premiers degrés, et peut-être, pour rendre pendant la paix cette école accessible à un plus grand nombre d’officiers, faudrait-il que les états-majors des vaisseaux fussent renouvelés tous les ans.

L’éducation de l’officier, voilà donc le grand point et l’affaire capitale. Il est pourtant quelques autres détails que je ne voudrais pas entièrement passer sous silence. Les meilleurs officiers ne sauraient se passer du concours de bons mécaniciens, de canonniers habiles, de gabiers même, que la marine marchande ne formera jamais qu’imparfaitement pour la marine de guerre. L’état (je n’hésiterais pas à lui imposer une obligation que seul il peut remplir) doit encore se charger de l’éducation de tous ces agens subalternes dont le rôle s’agrandit chaque jour. Si nous avions trop peu de matelots autrefois, c’est surtout de mécaniciens que nous pourrons manquer aujourd’hui. Qui ne connaît les terribles mécomptes de la marine à vapeur ? Qui n’a entendu parler de ces brusques arrêts, de ces avaries soudaines auxquels sont constamment soumises les plus délicates des machines ? Longtemps on aurait cru que nous n’avions en France qu’une marine de verre, tant l’insécurité de ces appareils était devenue vraiment décourageante. Était-ce la faute des mécaniciens ou celle des organes dont on leur confiait la conduite ? C’était, si je ne me trompe, la faute de l’homme aussi bien que celle de l’instrument. Maintenant que nous sommes parvenus à faire de bonnes et solides machines, nous serions sans excuse si nous les laissions entre des mains douteuses ou inhabiles.

Tout ce qui tient à la navigation m’inquiète bien plus en France que ce qui concerne le combat. Chez les Anglais, la responsabilité de la navigation se partage entre le commandant et le master[17]. Chez nous, elle appartient tout entière au commandant. On ne tarderait pas à regretter, j’en suis convaincu, si une guerre maritime éclatait, cet abus inconsidéré des forces humaines. Sans doute alors, instruits par l’expérience, nous irions demander à nos côtes des pilotes. Nos côtes, en ce besoin pressant, nous fourniraient-elles des hommes que l’on pût employer en dehors du cercle étroit où chaque pilote enferme d’ordinaire sa vie ? L’institution des masters, commune à la plupart des marines étrangères, pénétrerait, je le sais, très difficilement dans nos mœurs ; mais je crois qu’on y pourrait suppléer par une institution qu’il s’agirait moins de fonder que de faire revivre. Les chefs de timonerie de nos jours ne sont que les successeurs dégénérés des pilotes-majors d’autrefois. Qu’on les recrute désormais parmi les meilleurs pilotes-lamaneurs de nos côtes ou parmi les plus intelligens de nos capitaines-caboteurs ; qu’une solde élevée attire et retienne dans cette branche de la maistrance des hommes habitués dès l’enfance aux navigations difficiles, ayant pour ainsi dire reçu avec le lait maternel l’instinct du pilotage ; que chaque station conserve le plus longtemps possible ses chefs de timonerie ou ses pilotes-majors attitrés, et nous n’aurons plus à envier à la marine anglaise ses masters. Le service des signaux, qui compose aujourd’hui la principale fonction de la timonerie, n’en sera plus qu’un détail secondaire. Le timonier, justifiant enfin le nom qu’il a gardé, aura retrouvé ses attributions importantes : il aura repris le timon du navire.

Sans avoir besoin de s’imposer des sacrifices exagérés, sans provoquer les puissances rivales à de folles dépenses, mais aussi sans cesser jamais d’observer et de suivre les progrès des marines quelle peut avoir un jour ou l’autre à combattre, la France doit avoir constamment présente à l’esprit la nécessité d’un bon armement dès le début de la guerre. Nous avons d’excellentes écoles spéciales, nous en créerons peut-être d’autres : sachons leur demander non-seulement des sujets pour les besoins limités de la paix, mais une importante réserve pour l’heure imprévue du combat. De la rapidité avec laquelle s’équipera la première escadre peut dépendre tout le succès de la première campagne, et les guerres ne comprendront pas beaucoup de campagnes aujourd’hui. L’impatience ou la sagesse des peuples en marquera bien vite le terme. Les idées pacifiques ont fait un tel chemin que je m’étonne même quelquefois du sujet qui m’occupe. Je me demande si je ne suis pas en arrière de mon siècle, si mes inquiétudes ne sont pas une injure gratuite à l’avenir ; mais sans vouloir adopter les maximes attristantes d’un moraliste qui fermerait notre cœur à toutes les sympathies, je crois qu’il est toujours prudent en politique de traiter ses amis comme si l’on devait les avoir pour ennemis demain. Je crois surtout que pour combattre des prétentions outrées à la suprématie navale, il ne serait pas nécessaire de faire apparaître aux yeux de l’Europe le fantôme de la dictature militaire ; il faudrait seulement demander à la France un peu de cet élan et de cet enthousiasme qu’elle témoignait au début de la guerre d’Amérique. Sous le règne de Louis XVI, chacun des succès de notre marine retentissait jusqu’au cœur de nos provinces. Le combat de la Surveillante et du Québec produisit l’émotion d’une grande victoire. Il faut bien le reconnaître, il y a dans toute affaire maritime quelque chose qui intéresse vivement l’amour-propre des peuples. Les pavillons se mesurent sur mer en champ clos ; c’est le champion d’une nation qui triomphe ou qui succombe ; c’est pour Albe ou pour Rome que le sort se prononce. La France ne se montrerait pas plus froide et plus indifférente aujourd’hui qu’elle ne le fut en 1778 pour de pareils trophées. Est-ce bien là cependant le dangereux laurier qu’il lui reste à cueillir ? Verrons-nous notre marine confirmer le renom dont elle jouit déjà dans des combats plus sanglans que ceux qui ont honoré le drapeau de la restauration et celui du gouvernement de juillet ? Devons-nous lui souhaiter d’avoir à subir cette décisive épreuve d’où sortit triomphante la marine de Louis XVI ? Puisse le ciel écarter des plus ardens esprits de semblables pensées ! Jusqu’au dernier moment, je me plairai à croire que ce n’est pas pour cette lutte funeste que, sur les deux rives de la Manche, on entend incessamment les marteaux résonner sur l’enclume. J’aime mieux me figurer que tant de préparatifs belliqueux et d’activité guerrière n’auront d’autre résultat que d’asseoir la paix européenne sur une plus ferme base. Mais vouloir s’assurer une amitié douteuse en faisant droit à d’injustes méfiances, vouloir la paix et restreindre de propos délibéré notre puissance maritime, ce ne serait pas rendre la guerre impossible ; ce serait peut-être la rendre inévitable en laissant à l’ennemi trop de facilité pour la faire sans péril.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. 20 contre-amiraux pour 110 capitaines de vaisseau.
  2. Je ne crois pas sans intérêt de reproduire ici quelques-uns des jugemens les plus remarquables portés en 1772 par ce grand tacticien.
    « Duchaffault, chef d’escadre. — Est bien au-dessus de mon suffrage. Je désire avoir mérité le sien.
    « Comte de Grasse, capitaine de vaisseau commandant l’Isis. — C’est le capitaine de l’escadre qui a le mieux manœuvré, et quoique sa frégate soit très inférieure en qualités, il a néanmoins donné à ses manœuvres toute la précision et le brillant possibles. Ses abordages fréquens dans la campagne semblent demander quelque chose de plus parfait à son coup d’œil ; mais ils prouvent sa sécurité à approcher les vaisseaux. Lorsque le roi me confiera des escadres, je choisirai toujours des capitaines qui préféreront les risques d’un abordage à l’abandon de leur poste et à la certitude de faire manquer un mouvement. Quoi qu’il en soit de cette façon de penser, qui sûrement ne sera pas générale, il n’en résulte pas moins que le comte de Grasse est un capitaine de la première distinction, fait pour être officier-général et bien conduire les escadres et armées du roi.
    « De La Motte-Picquet, capitaine de vaisseau commandant le Cerf-Volant. — C’est le seul qui puisse disputer à M. le comte de Grasse la plus grande attention à tenir son poste et à manœuvrer avec précision. Il a tiré tout le parti possible de son très mauvais bâtiment. Des généraux seraient sans excuse de ne pas entreprendre les plus grandes choses avec des capitaines d’un pareil mérite. » (Archives de la marine. Dossier d’Orvilliers.)
    Ne pressent-on pas à la lecture de ce curieux document le noble concours que le comte Duchaffault devait, dans la journée d’Ouessant, prêter à d’Orvilliers, l’esprit entreprenant dont le comte de Grasse allait bientôt faire preuve sur les côtes d’Amérique, aussi bien que les fautes que ce brave officier-général était destiné à commettre dans la mer des Antilles ; le rôle enfin si éminemment glorieux que l’avenir réservait à celui qui s’était, dès 1772, montré le seul rival du comte de Grasse, l’intrépide et heureux La Motte-Picquet ?
  3. Étudier la tactique avec des vaisseaux de ligne est chose dispendieuse ; mais réunir chaque année des flottilles d’avisos ou de canonnières pour ce but spécial, ce serait grever d’une bien faible charge notre budget.
  4. « L’impression que m’a laissée lord Nelson, nous dit l’amiral Cochrane dans les curieux mémoires qu’il vient de publier, est celle d’un courage impétueux qui ne se souciait pas de prendre beaucoup de peine pour circonvenir son adversaire. Mis en présence de l’ennemi, Nelson considérait la victoire comme chose si naturelle qu’il ne songeait jamais aux chances d’une défaite. Il était dans le vrai. Les navires de l’ennemi, quoiqu’ils fussent, pour la plupart, mieux construits que les nôtres, étaient alors armés par des équipages si inférieurs en discipline et en pratique de la mer aux équipages anglais, que la victoire ne pouvait être de notre part l’objet d’un seul doute. La bataille même de Trafalgar est à la fois la preuve et la justification éclatante de l’impétuosité particulière à Nelson. On a remarqué que cette bataille fut livrée de la façon la plus téméraire, que si Nelson l’eût perdue et eût survécu à sa défaite, il eût été nécessairement traduit devant un conseil de guerre pour sa rare imprudence ; mais de pareils critiques n’ont qu’un tort : c’est d’oublier qu’il suffisait à Nelson de consulter ses souvenirs pour se rendre un compte exact de la résistance qu’il devait rencontrer. Ce calcul formait une partie essentielle de son plan. Le résultat a prouvé qu’il avait eu raison de ne pas douter de la victoire, et qu’il avait pour lui non-seulement des probabilités, mais une certitude. Le fait est que bien des commandans à cette époque commirent la faute de s’exagérer la force de la marine française, de même qu’aujourd’hui nous tombons dans l’excès contraire, mais plus dangereux, de ne pas l’apprécier à sa juste valeur. La vapeur a fait faire un grand pas à la question et a rendu la science maritime plus facile. Grâce aux vigoureux efforts. du département de la marine en France, l’instruction militaire à bord des bâtimens. français n’est peut-être pas inférieure a ce qu’elle est sur les nôtres. » (The Autobiographie of a Seaman, by Thomas, tenth Earl of Dundonald, G. C. D. Admiral of tho Red, rear-admiral of the fleet ; London 1860.)
  5. Le seul conseil que lord Cochrane prétende avoir reçu de l’amiral Nelson lorsqu’il eut l’honneur de lui être présenté en 1799 à Païenne, et qu’il lui fut permis d’interroger le vainqueur d’Aboukir sur la meilleure manière de combattre les Français, se résume en quelques mots qui semblent une protestation d’une rare véhémence contre les lenteurs de la tactique : « Pas de manœuvres ! eût dit, s’il faut en croire le comte de Dundonald, le bouillant amiral anglais, allez droit à eux ! — Never mind manœuvres, always go at them. » C’était aussi l’avis de l’amiral Harvey, un de ces rudes capitaines de Trafalgar qui avaient appris de leur chef le mépris d’une stratégie que l’infériorité de notre instruction militaire avait rendue a cette époque, je l’avouerai, à peu près superflue ; mais je ne craindrai pas de demander à lord Cochrane lui-même, de tous les officiers anglais le mieux doué assurément pour mettre à profit les leçons de Nelson, s’il croirait le conseil qu’il reçut à Palerme bon encore à suivre aujourd’hui.
  6. 1° Combat de la flotte de Duquesne contre celle de Ruyter, en vue de Stromboli (8 janvier 1676). — 2° Nouvelle victoire de Duquesne sur Ruyter, mortellement blessé dans ce combat, à la hauteur d’Agosta (22 avril 1676). — 3° Combat de la baie de Bantry, livré par l’escadre de Châteaurenault à celle du vice-amiral Herbert (mai 1689). — 4° Bataille de Beveziers entre les armées navales de Tourville et de l’amiral Herbert, créé comte de Torrington (10 juillet 1690). — 5° Bataille de La Hougue, livrée par la flotte de Tourville aux flottes réunies d’Angleterre et de Hollande (29 mai 1692). L’armée française portait 3,114 canons et 19,860 hommes ; les flottes combinées, 6,994 bouches à feu et 40,675 hommes. — 6° Combat de Velez-Mulaga entre la flotte du comte de Toulouse et celle des flottes combinées d’Angleterre et de Hollande sous les ordres de l’amiral Rook (24 août 1704). — 7° Combat de la flotte franco-espagnole, commandée par le vice-amiral De Court, contre la flotte de l’amiral Mathews, en vue des lies d’Hyères (22 février 1744). — 8° Combat de Minorque entre l’escadre du marquis de La Galissonnière et celle de l’amiral Byng (20 mai 1756). — 9° Combat dans la baie de Quiberon des vingt et un vaisseaux du maréchal de Conflans contre les trente-sept vaisseaux de l’amiral Hawke (20 novembre 1759). — 10° Combat d’Ouessant entre l’armée navale du comte d’Orvilliers et celle de l’amiral Keppel (27 juillet 1778). — 11° Combat de La Grenade entre le comte d’Estaing et l’amiral Byron (5 juillet 1779). — 12° Premier combat du comte de Guichen, en vue de la Dominique, contre l’amiral Rodney (17 avril 1780). — 13° Second combat du comte de Guichen devant Sainte-Lucie contre l’amiral Rodney (15 mai 1780). — 14° Troisième combat du comte de Guichen contre l’amiral Rodney (19 mai 1780). — 15° Combat du comte de Grasse à l’entrée de la Chesapcake contre la flotte de l’amiral Graves (5 septembre 1781). — 16° Combat de la Dominique livré par les trente vaisseaux du comte de Grasse aux trente-sept vaisseaux de l’amiral Rodney (12 avril 1782). — 17° Premier combat de Suffren dans l’Inde en vue de Sadras (17 février 1782). — 18° Second combat de Suffren dans l’Inde, près de Proverdiern (12 avril 1782). — 19° Troisième combat de Suffren dans l’Inde, devant Nogapatnam (6 juillet 1782). — 20° Quatrième combat de Suffren dans l’Inde, à l’entrée de la baie de Trinquemalé (3 septembre 1782). — 21° Cinquième et dernier combat de Suffren dans l’Inde en vue de Gondelour (20 juin 1783).
  7. La bataille de La Hougue en 1692, celle de la baie de Quiberon en 1759, et celle de la Dominique en 1782.

  8. Personnel de la marine anglaise Personnel de la marine française Personnel employé à la mer par la marine française pendant la guerre de Crimée
    Amiral de la flotte 1 0 0
    Amiraux 21 2 1
    Vice-amiraux 27 10 0
    Contre-amiraux 51 20 8
    Capitaines de vaisseau 350 110 40
    Capitaines de frégate 459 230 129
    Lieutenans de vaisseau 1,200 650 443
    Masters ayant rang et remplissant presque toujours les fonctions de lieutenant de vaisseau 444 0 0
    Enseignes de vaisseau et midshipmen ayant plus de cinq ans de service 111 550 498
    Chirurgiens 595 315 394
    Total 3,259 1,987 1,513


    Ces chiffres ne présentant que le cadre actif de la marine anglaise. Les officiers en demi-solde, qui peuvent être rappelés au service en temps de guerre, n’y sont pas compris.

  9. Ce ne serait pas une disposition sans précédons. L’ordonnance du 1er juillet 1814 avait établi que les officiers de la marine royale qui voudraient naviguer au commerce recevraient le tiers de leurs appointemens, et pourraient être, quand il y aurait lieu, rappelés à l’activité.
  10. « Jamais, disait le 23 juillet 1828 M. Hyde de Neuville s’adressant à la chambre, jamais je n’aurai le triste courage de chercher des économies dans ces réformes brusques, sévères, qui portent la désolation au sein des familles qu’elles atteignent. L’état ne doit jamais s’enrichir par des duretés. Il faut toucher le moins possible aux existences créées, respecter religieusement les droits acquis, et faire porter les économies avant tout sur les choses… Je ferai cesser les abus, je ne ferai point verser de larmes. »
  11. « L’escadre française, profitant du grand nombre de bâtimens légers qu’elle avait, s’éclairait très au loin, de sorte que le convoi n’avait rien à craindre, et pouvait, aussitôt qu’on aurait reconnu l’ennemi, prendre la position la plus convenable pour rester éloigné du combat. Chaque vaisseau français avait, à son bord cinq cents vieux soldats, parmi lesquels une compagnie d’artillerie de terre. Depuis un mois qu’on était embarqué, on avait deux fois par jour exercé les troupes de passage à la manœuvre du canon. Sur chaque vaisseau, il y avait des généraux qui avaient du caractère, l’habitude du feu, et étaient accoutumés aux chances de la guerre. L’hypothèse d’une rencontre avec les Anglais était l’objet de toutes les conversations. Les capitaines de vaisseau avaient l’ordre, en ce cas, de considérer comme signal permanent et constant celui de prendre part, au combat et de soutenir ses voisins. » (Mémoires de Napoléon.)
  12. Je ne mets pas en doute qu’un vaisseau à vapeur, dont l’équipage est aujourd’hui de 950 hommes, ne fût parfaitement armé, après un ou deux mois d’exercice, si, au personnel de sa machine et à sa maistrance, on ajoutait trois canonniers brevetés par pièce, une centaine de matelots d’élite, et un demi-bataillon de zouaves ou de chasseurs à pied.
  13. « L’exemple donné par les trois principales puissances maritimes, ajoutait M. de Montgery, sera nécessairement suivi par toutes les autres, et les projectiles creux acquerront dans la marine une vogue générale, mais passagère On reconnaîtra bientôt qu’ils ne produiraient aucun effet décisif contre des navires bardés de fer ou d’acier. Les anciens couvraient parfois de fer ou d’airain les navires, les hélépoles et d’autres grandes machines en bois. Les modernes ont plusieurs fois reproduit ce procédé… En 1782, le capitaine Verdun de La Crène proposa ce système au colonel d’Arçon pour les batteries flottantes que l’on destinait à agir contre Gibraltar… Dans nos dernières guerres, on barda de fer plusieurs radeaux qui défendaient un passage dans les lagunes de Venise… A New-York, en même temps que M. Stevens perfectionnait la fabrication des obus, on essayait de former des murailles de vaisseau impénétrables. Des barreaux de fer de cinq pouces d’équarrissage furent encastrés dans un but en bois de chêne épais de vingt pouces. Des boulets du calibre de 32, tirés de près contre ce but, avec de fortes charges de poudre, ne purent y pénétrer. »
  14. Dans les essais faits à Brest en 1823 sur le canon Paixhans, la commission reconnut que nul vaisseau, quelle que fût sa force, ne pourrait tenir, de 300 à 600 toises de distance, contre une batterie armée d’obusiers. « Une influence de ce canon a bombes qui brise et incendie si vivement les vaisseaux de bois, ce sera tôt ou tard, disait à cette époque M. Paixhans, l’adoption de vaisseaux en fer ou recouverts d’une armure suffisante contre l’artillerie. » — « Pour utiliser les vaisseaux déjà construits, disait de son côté M. de Montgery, il faudrait d’abord raser toute la partie des œuvres-mortes qui surmonte la batterie basse, encastrer sur toute la muraille un grillage en fer descendant jusqu’à huit pieds au-dessous de la flottaison. On donnerait cinq pouces d’équarrissage aux barres de ce grillage ; elles se croiseraient à angles droits, et les mailles auraient trois pouces carrés. »
  15. Les Anglais ont, il est vrai, fabriqué récemment des canons dont les projectiles pleins traversent, assure-t-on, les plaques de fer les plus épaisses ; mais, sans compter que, pour obtenir cette pénétration, les boulots doivent être lancés de très près et frapper le métal normalement, il n’en reste pas moins aux navires cuirassés l’incontestable avantage d’être impénétrables aux obus, impénétrables aussi, dès que la distance augmente, aux projectiles pleins qui porteraient le ravage sur des navires en bois jusqu’au-delà de 5 ou 6,000 mètres. Le canon Armstrong n’est donc, par son immense portée, qu’un argument de plus en faveur des navires cuirassés.
  16. . Il existe cependant encore en Europe une monarchie militaire où la marine est restée l’objet d’une sollicitude qui se manifeste chaque année par de nouveaux bienfaits. Ce n’est pas le développement matériel de la marine russe que nous aurions intérêt à étudier, mais bien plutôt les dispositions éminemment libérales par lesquelles le grand-duc Constantin s’est efforcé d’améliorer le sort de la grande famille à la tête de laquelle la confiance de l’empereur l’a placé. Il se publie depuis plusieurs années à Saint-Pétersbourg, sous le patronage même du prince, un recueil périodique qui s’est proposé pour modèle nos anciennes Annales maritimes. Il est fâcheux que ce recueil si digne d’intérêt demeure, sous son enveloppe slave et faute d’un traducteur, lettre close pour nous.
  17. Les masters anglais ont la réputation de mieux connaître nos côtes que la plupart de nos officiers. Il est certain qu’ils en font, à la différence de nos officiers, l’objet d’études sérieuses qu’on voit se renouveler presque périodiquement.