Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 3-14).
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SOUVENIRS
D’ÉGOTISME[1]



CHAPITRE PREMIER


Rome, 20 juin 1832.



Pour employer mes loisirs dans cette terre étrangère, j’ai envie d’écrire un petit mémoire de ce qui m’est arrivé pendant mon dernier voyage à Paris, du 21 juin 1821 au …novembre 1830. C’est un espace de neuf ans et demi. Je me gronde moi-même depuis deux mois, depuis que j’ai digéré la nouvelleté de ma position pour entreprendre un travail quelconque. Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n’a point de lest.

J’avoue que le courage d’écrire me manquerait si je n’avais pas l’idée qu’un jour ces feuilles paraîtront imprimées et seront lues par quelque âme que j’aime, par un être tel que Mme Roland ou M. Gros, le géomètre. Mais les yeux qui liront ceci s’ouvrent à peine à la lumière, je suppute que mes futurs lecteurs ont dix ou douze ans.

Ai-je tiré tout le parti possible pour mon bonheur des positions où le hasard m’a placé pendant les neuf ans que je viens de passer à Paris ? Quel homme suis-je ? Ai-je du bon sens ? Ai-je du bon sens avec profondeur ?

Ai-je un esprit remarquable ? En vérité, je n’en sais rien. Ému par ce qui m’arrive au jour le jour, je pense rarement à ces questions fondamentales, et alors mes jugements varient comme mon humeur. Mes jugements ne sont que des aperçus.

Voyons si, en faisant mon examen de conscience, la plume à la main, j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi. Que penserai-je de ce que je me sens disposé à écrire en le relisant vers 1835, si je vis ? Sera-ce comme pour mes ouvrages imprimés ? J’ai un profond sentiment de tristesse quand faute d’autre livre je les relis.

Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d’amour-propre. D’un autre côté, je me trouve loin de la France[2], j’ai lu tous les livres amusants qui ont pénétré en ce pays. Toute la disposition de mon cœur était d’écrire un livre d’imagination sur une intrigue d’amour arrivée à Dresde, en août 1813, dans une maison voisine de la mienne, mais les petits devoirs de ma place m’interrompent assez souvent, ou, pour mieux dire, je ne puis jamais en prenant mon papier être sûr de passer une heure sans être interrompu. Cette petite contrariété éteint net l’imagination chez moi. Quand je reprends ma fiction, je suis dégoûté de ce que je pensais. À quoi un homme sage répondra qu’il faut se vaincre soi-même. Je répliquerai : il est trop tard, j’ai 49 ans ; après tant d’aventures, il est temps de songer à achever la vie le moins mal possible.

Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme tous les autres ; on l’oublie bien vite, s’il est ennuyeux. Je craignais de déflorer les moments heureux que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or, c’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur.

Le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde. Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité.

Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? Je l’espère.

Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois pas les hommes méchants, je ne me crois point persécuté par eux, je les regarde comme des machines poussées, en France, par la vanité et ailleurs par toutes les passions, la vanité y comprise.

Je ne me connais point moi-même, et c’est ce qui quelquefois, la nuit quand j’y pense, me désole. Suis-je bon, méchant, spirituel, bête ? Ai-je su tirer un bon parti des hasards au milieu desquels m’a jeté et la toute-puissance de Napoléon (que toujours j’adorai) en 1810, et la chute que nous fîmes dans la boue en 1814, et notre effort pour en sortir en 1830 ? Je crains bien que non, j’ai agi par humeur, au hasard. Si quelqu’un m’avait demandé conseil sur ma propre position, j’en aurais souvent donné un d’une grande portée : des amis, rivaux d’esprit, m’ont fait compliment là-dessus.

En 1814, M. le comte Beugnot, ministre de la police, m’offrit la direction de l’approvisionnement de Paris. Je ne sollicitais rien, j’étais en admirable position pour accepter, je répondis de façon à ne pas encourager M. Beugnot, homme qui a de la vanité comme deux Français ; il dut être fort choqué. L’homme qui eut cette place s’en est retiré au bout de quatre ou cinq ans, las de gagner de l’argent, et, dit-on, sans voler. L’extrême mépris que j’avais pour les Bourbons — c’était pour moi, alors, une boue fétide — me fit quitter Paris peu de jours après n’avoir pas accepté l’obligeante proposition de M. Beugnot. Le cœur navré par le triomphe de tout ce que je méprisais et ne pouvais haïr, n’était rafraîchi que par un peu d’amour que je commençais à éprouver pour Mme la comtesse Dulong, que je voyais tous les jours chez M. Beugnot et qui, dix ans plus tard, a eu une grande part dans ma vie. Alors elle me distinguait, non pas comme aimable, mais comme singulier. Elle me voyait l’ami d’une femme fort laide et d’un grand caractère, Mme la comtesse Beugnot. Je me suis toujours repenti de ne pas l’avoir aimée. Quel plaisir de parler avec intimité à un être de cette portée !

Cette préface est bien longue, je le sens depuis trois pages ; mais je dois commencer par un sujet si triste et si difficile que la paresse me saisit déjà ; j’ai presque envie de jeter la plume. Mais, au premier moment de solitude, j’aurais des remords.

Je quittai Milan pour Paris, le… juin 1821, avec une somme de 3,500 francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la cervelle quand cette somme serait finie. Je quittais, après trois ans d’intimité, une femme que j’adorais, qui m’aimait et qui ne s’est jamais donnée à moi.

J’en suis encore, après tant d’années d’intervalle, à deviner les motifs de sa conduite. Elle était hautement déshonorée, elle n’avait cependant jamais eu qu’un amant ; mais les femmes de la bonne compagnie de Milan se vengeaient de sa supériorité. La pauvre Métilde ne sut jamais ni manœuvrer contre cet ennemi, ni le mépriser. Peut-être un jour, quand je serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de parler des années 1818, 1819, 1820, 1821.

En 1821, j’avais beaucoup de peine à résister à la tentation de me brûler la cervelle. Je dessinais un pistolet à la marge d’un mauvais drame d’amour que je barbouillais alors (logé casa Acerbi). Il me semble que ce fut la curiosité politique qui m’empêcha d’en finir ; peut-être, sans que je m’en doute, fut-ce aussi la peur de me faire mal.

Enfin je pris congé de Métilde.

— Quand reviendrez-vous, me dit-elle ?

— Jamais, j’espère.

Il y eut là une dernière heure de tergiversations et de vaines paroles ; une seule eût pu changer ma vie future, hélas ! pas pour bien longtemps. Cette âme angélique, cachée dans un si beau corps, a quitté la vie en 1825.

Enfin, je partis dans l’état qu’on peut imaginer le… juin. J’allais de Milan à Côme, craignant à chaque instant et croyant même que je rebrousserais chemin.

Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher l’âme ; il me semblait que j’y laissais la vie, que dis-je, qu’était-ce que la vie auprès d’elle (de Métilde) ? J’expirais à chaque pas que je faisais pour m’en éloigner. Je ne respirais qu’en soupirant (Shelley).

Bientôt je fus comme stupide, faisant la conversation avec les postillons et répondant sérieusement aux réflexions de ces gens-là sur le prix du vin. Je pesais avec eux les raisons qui devaient le faire augmenter d’un sou ; ce qu’il y avait de plus affreux, c’était de regarder dans moi-même. Je passai à Airolo, à Bellinzona, à Lugano (le son de ces noms me fait frémir même encore aujourd’hui — 20 juin 1832).

J’arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exactement comme les montagnes du Cumberland dans le nord de l’Angleterre, en y ajoutant des précipices). Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant un peu que je ferais une chute qui m’écorcherait à fond, et que cela me distrairait. Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique j’aie passé ma vie à tomber de cheval, j’ai horreur des chutes sur des pierres roulantes, et cédant sous les pas du cheval.

Le courrier avec lequel j’étais finit par m’arrêter et par me dire que peu lui importait de ma vie, mais que je diminuerais son profit, et que personne ne voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu’un de ses voyageurs avait roulé dans le précipice.

— Hé quoi ! n’avez-vous pas deviné que j’ai la V… ? lui dis-je, je ne puis pas marcher.

J’arrivai avec ce courrier maudissant son sort jusqu’à Altorf. J’ouvrais des yeux stupides sur tout. Je suis un grand admirateur de Guillaume Tell, quoique les écrivains ministériels de tous les pays prétendent qu’il n’a jamais existé. À Altorf, je crois, une mauvaise statue de Tell avec un jupon de pierre me toucha précisément parce qu’elle était mauvaise.

Voilà donc, me disais-je, avec une douce mélancolie, succédant pour la première fois à un désespoir sec, voilà donc ce que deviennent les plus belles choses aux yeux des hommes grossiers. Telle tu es, Métilde, au milieu du salon de Mme Traversi.

La vue de cette statue m’adoucit un peu. Je m’informai du lieu où était la chapelle de Tell.

— Vous la verrez demain.

Le lendemain, je m’embarquai en bien mauvaise compagnie : des officiers suisses faisant partie de la garde de Louis XVIII, qui se rendaient à Paris[3].

La France, et surtout les environs de Paris, m’ont toujours déplu, ce qui prouve que je suis un mauvais Français et un méchant, disait plus tard, Mlle Sophie… belle-fille de M. Cuvier.

Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâle à Belfort et quittant les hautes, si ce n’est les belles montagnes suisses, pour l’affreuse et plate misère de la Champagne.

Que les femmes sont laides à…, village où je les vis en bas bleus et avec des sabots. Mais, plus tard, je me dis : quelle politesse, quelle affabilité, quel sentiment de justice dans leur conversation villageoise !

Langres était située comme Volterre, ville qu’alors j’adorais, elle avait été le théâtre d’un de mes exploits les plus hardis dans ma guerre contre Métilde.

Je pensai à Diderot, fils, comme on sait, d’un coutelier de Langres. Je songeai à Jacques le Fataliste, le seul de ses ouvrages que j’estime, mais je l’estime beaucoup plus que le Voyage d’Anacharsis, le Traité des Études, et cent bouquins estimés des pédants.

Le pire des malheurs serait, m’écriai-je, que ces hommes si secs, mes amis, au milieu desquels je vais vivre, devinassent ma passion, et pour une femme que je n’ai pas eue !

Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832, pour la première fois, en écrivant ceci, que cette peur, mille fois répétée, a été dans le fait le principe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C’est par là que je suis venu à avoir de l’esprit, chose qui était le bloc, la butte de mes mépris à Milan en 1818 quand j’aimais Métilde.

J’entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid, insultant pour ma douleur, avec une seule idée : n’être pas deviné.

Au bout de huit jours en voyant l’absence politique je me dis profiter de ma douleur pour.....

Je vécus là-dessus plusieurs mois dont je ne me souviens guère. J’accablais de lettres mes amis de Milan pour en obtenir indirectement un demi mot sur Métilde. Ceux qui désapprouvaient ma sottise jamais n’en parlaient.

Je me logeais à Paris, rue de Richelieu, dans un Hôtel de Bruxelles, no 47, tenu par un M. Petit, ancien valet de chambre de l’un des MM. de Damas. La politesse, la grâce, l’à-propos de ce M. Petit, son absence de tout sentiment, son horreur pour tout mouvement de l’âme qui avait de la profondeur, son souvenir vif pour des jouissances de vanité qui avaient trente ans de date, son honneur parfait en matière d’argent, en faisaient à mes yeux le modèle parfait de l’ancien Français. Je lui confiai bien vite les 3000 francs qui me restaient ; il m’en remit malgré moi un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce qui le contraria beaucoup lorsque, quelques mois après ou quelques semaines, je repris mon argent pour aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût que j’éprouvais à Paris.

J’ai bien peu de souvenirs de ces temps passionnés, les objets glissaient sur moi inaperçus ou méprisés quand ils étaient entrevus. Ma pensée était sur la place Belgiojoso à Milan. Je vais me recueillir pour tâcher de me rappeler les maisons où j’allais.



  1. À n’imprimer que dix ans au moins après mon départ par délicatesse pour les personnes nommées. Cependant les deux tiers sont mortes dès aujourd’hui.
  2. Il était alors consul de France dans les États romains et résidait à Civita-Vecchia et Rome.
  3. Ici quatre pages de descriptions de Altorf à Gersau, Lucerne, Bâle, Belfort, Langres, Paris : — occupé du moral, la description du physique m’ennuie. Il y a deux ans que je n’ai écrit douze pages comme ceci.