Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 303-306).


LXXIX

OÙ JE M’EFFONDRE


L’époque de mon premier examen, sur le calcul différentiel et intégral, était arrivée, et j’étais encore dans une sorte de brouillard, incapable de me rendre un compte net de ce qui m’attendait. Le soir, en quittant mes camarades, j’avais une vague idée que tout n’allait pas au mieux et qu’il y aurait peut-être lieu de modifier mes manières de voir et de faire. Le lever du soleil me retrouvait dans mon assiette, enchanté d’y être et sans la moindre envie de changer quoi que ce soit en moi.

J’étais dans cet état de satisfaction en me rendant à mon premier examen. Je m’assis sur un banc, du côté où se trouvaient les princes, les comtes et les barons ; je me mis à causer avec eux en français, et, chose étrange, je ne pensai pas un seul instant que j’allais être interrogé sur des sujets dont je ne savais pas le premier mot. Je regardais tranquillement ceux qui allaient passer et je me permettais même, à l’occasion, de me moquer d’eux.

« Eh bien ! Grapp, demandai-je à Iline, qui revenait de la table d’examen, avez-vous eu peur ?

— Nous allons voir comment vous vous en tirerez, » répliqua Iline, qui depuis son entrée à l’Université s’était complètement insurgé contre ma domination. Il ne souriait plus quand je lui parlais et était mal disposé pour moi.

Je souris dédaigneusement, bien que le doute qu’il venait d’exprimer m’eût causé une seconde de trouble. Ma frayeur se fondit presque aussitôt dans le brouillard dont j’ai parlé, et je me sentis de nouveau l’esprit si libre et si insouciant, que je promis au baron Z… d’aller prendre quelque chose avec lui après l’examen (comme si l’examen, pour moi, n’était rien du tout). Quand on appela mon nom, je rajustai mon uniforme et m’avançai avec le plus parfait sang-froid.

Ce fut seulement en me penchant pour tirer au sort ma question, que je sentis un léger frisson me courir dans le dos. Je répondis très mal. Je tirai une seconde question, et je ne répondis pas un seul mot. Le professeur me regarda d’un air de pitié et dit d’une voix douce, mais ferme : « Vous êtes refusé, monsieur Irteneff. Il faut nettoyer la Faculté. » Je ne me rappelle pas comment je fis pour traverser la salle, ni ce que je répondis aux questions des étudiants, ni comment j’arrivai à la maison. J’étais humilié, blessé, profondément malheureux.

Je fus trois jours sans sortir de ma chambre et sans voir personne. Je trouvais du plaisir à pleurer, comme quand j’étais enfant, et je versai des flots de larmes. Je cherchai des pistolets pour me tuer si l’envie en devenait trop forte. Je pensai qu’Iline Grapp me cracherait à la figure quand il me rencontrerait, et qu’il aurait raison ; que tel de mes camarades se réjouirait de mon infortune et la raconterait devant tout le monde ; que les bêtises que j’avais dites à la princesse Kornakof devaient nécessairement me mener là, etc., etc. Toutes les minutes de mon existence qui avaient été pénibles pour mon amour-propre me revinrent l’une après l’autre à la mémoire. Je cherchai quelqu’un à accuser de mon malheur. Je me figurai que ce quelqu’un l’avait fait exprès, j’inventai toute une intrigue ourdie contre moi, je déblatérai contre les professeurs, contre mes camarades, contre Volodia, contre Dmitri, contre papa, qui m’avait fait entrer à l’Université, contre la Providence, qui avait permis que je fusse couvert d’un tel opprobre. Finalement, sentant que j’étais fini pour toujours aux yeux de tous ceux qui me connaissaient, je demandai à papa la permission de m’engager dans les hussards ou de partir pour le Caucase. Papa était mécontent de moi, mais, en me voyant si malheureux, il me consola et m’expliqua que je n’étais pas déshonoré, que tout pourrait encore s’arranger : je n’avais qu’à entrer dans une autre Faculté.

Volodia, qui ne trouvait pas non plus mon malheur si terrible, ajouta qu’en changeant de Faculté j’aurais de nouveaux camarades, devant lesquels je n’aurais pas à rougir.

Les dames de la maison ne comprenaient pas et ne voulaient ni ne pouvaient comprendre en quoi consiste un examen ; elles me plaignaient, mais uniquement parce qu’elles me voyaient du chagrin.

Dmitri venait me voir tous les jours. Il fut pendant tout ce temps extrêmement bon et affectueux ; mais, justement à cause de cela, il me semblait refroidi pour moi. J’éprouvais une impression douloureuse et pénible chaque fois qu’il entrait dans ma chambre et venait s’asseoir tout près de moi, un peu avec la physionomie du médecin qui s’assoit auprès du lit d’un malade condamné. Sophie Ivanovna et Vareneka m’envoyèrent par lui des livres dont j’avais eu envie et me firent dire d’aller les voir. Je vis dans leurs attentions l’indulgence orgueilleuse et blessante que l’on témoigne à un homme tombé au plus bas.

Au bout de trois ou quatre jours, je me calmai un peu. Toutefois, jusqu’à notre départ pour la campagne, je refusai de mettre le pied dans la rue. Je rôdais dans la maison, désœuvré et cherchant à éviter les domestiques, pensant et repensant éternellement à mon malheur.

Je pensais, pensais, et enfin, un soir qu’il était tard et que j’étais seul en bas, écoutant la valse de ma belle-mère, je me levai d’un bond, grimpai à ma chambre et cherchai le cahier sur lequel étaient écrits ces mots : Règles de vie. Je l’ouvris, et j’eus alors une minute de repentir et comme un élan moral. Je pleurais, mais ce n’étaient plus des larmes de désespoir. Quand je fus un peu calmé, je pris de nouveau la résolution de me rédiger des règles de vie. J’étais fermement convaincu que je ne ferais plus jamais rien de mal, que je n’aurais plus jamais une minute de désœuvrement et que je ne changerais jamais rien à mes règles.

Je raconterai dans la seconde partie de ma Jeunesse combien de temps dura ce beau zèle, ce qu’il produisit et quels nouveaux principes il donna pour fondements à mon développement moral[1].



FIN



  1. L’ouvrage n’a jamais été achevé.