Souvenirs (Tocqueville)/03/03

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 331-355).

III

Gouvernement intérieur. — Querelles intestines du cabinet. — Ses difficultés vis-à-vis de la majorité et du président.

Nous étions victorieux ; nos difficultés véritables allaient apparaître, je m’y attendais. J’ai, d’ailleurs, toujours eu pour maxime que c’est après un grand succès que se rencontrent, d’ordinaire, les chances les plus dangereuses de ruine : tant que le péril dure, on n’a contre soi que ses adversaires, et on en triomphe ; mais, après la victoire, on commence à avoir affaire à soi-même, à sa mollesse, à son orgueil, à l’imprudente sécurité que la victoire donne ; on succombe.

Je n’étais point exposé à ce dernier péril, car je n’imaginais pas que nous eussions surmonté nos principaux obstacles ; je savais que ceux-là étaient dans les hommes mêmes avec lesquels nous allions avoir à diriger le gouvernement, et que la défaite complète et rapide de la Montagne, au lieu de nous garantir du mauvais vouloir de ceux-là, allait nous y exposer sur-le-champ. Nous eussions été bien plus forts si nous avions moins réussi.

La majorité était formée principalement alors, de trois partis (le parti du président était encore trop peu nombreux et trop mal famé pour devoir être compté dans le parlement). Soixante à quatre-vingts membres au plus essayaient sincèrement, comme nous, de fonder la république modérée : c’était notre seul point d’appui solide dans cette immense Assemblée. Le reste de la majorité se composait de légitimistes, au nombre d’environ cent soixante, et d’anciens amis ou partisans de la monarchie de Juillet, représentants pour la plupart de ces classes moyennes qui avaient gouverné et surtout exploité la France pendant dix-huit ans. Je sentis aussitôt que, de ces deux partis, celui dont il nous serait le plus facile de nous aider dans notre dessein était le parti légitimiste. Les légitimistes avaient été exclus du pouvoir sous le dernier gouvernement ; ils n’avaient donc point de places, de traitements à regretter. Grands propriétaires pour la plupart, ils n’avaient pas d’ailleurs le même besoin de fonctions publiques que les bourgeois ; ou du moins l’usage ne leur en avait pas autant enseigné la douceur. Quoique plus irréconciliables que d’autres par leurs principes avec la république, ils s’accommodaient mieux que la plupart de la durée de celle-ci, car elle avait détruit leur destructeur et leur avait ouvert le pouvoir ; elle avait servi tout à la fois leur ambition et leur vengeance ; elle n’excitait contre elle que leur peur, qui était, à la vérité, fort grande. Les anciens conservateurs, qui formaient le gros de la majorité, étaient bien plus pressés de sortir de la république ; mais, comme la haine furieuse qu’ils portaient à celle-ci était fort tenue en bride par la crainte des hasards auxquels on s’exposerait en cherchant prématurément à l’abolir ; que, d’ailleurs, ils avaient la longue habitude de marcher derrière le pouvoir, il nous eût été facile de les conduire si nous avions pu obtenir l’appui ou seulement la neutralité de leurs chefs, dont les principaux étaient alors, comme on sait, M. Thiers et M. Molé.

Cette situation bien aperçue, je compris qu’il fallait subordonner tous les buts secondaires au principal, qui était d’empêcher le renversement de la république, et surtout de prévenir l’établissement de la monarchie bâtarde de Louis Napoléon ; c’était, pour lors, le péril prochain.

Je songeai d’abord à me garantir des fautes de nos amis, car j’ai toujours trouvé d’un sens profond le vieux proverbe normand qui dit : « Bon Dieu ! préserve-moi de mes amis, je me garderai moi-même de mes adversaires. »

À la tête de nos adhérents, dans l’Assemblée nationale, se trouvait le général Lamoricière, dont je redoutais fort la pétulance, les imprudents propos et surtout l’oisiveté. J’entrepris de lui donner une grande ambassade lointaine. La Russie avait spontanément reconnu la république ; il était convenable de renouer avec elle les relations diplomatiques qui avaient été presque interrompues sous le dernier gouvernement. Je jetai les yeux sur Lamoricière pour le charger de cette mission extraordinaire et lointaine. Il était, d’ailleurs, l’homme indiqué pour un tel emploi, où il n’y a guère que les généraux, et les généraux célèbres, qui réussissent. J’eus quelque peine à l’y décider, mais le plus difficile à persuader fut le président de la république ; il y résista d’abord ; il me dit à cette occasion, avec une sorte de naïveté qui annonçait moins sa franchise que l’embarras de sa parole (celle-ci ne livrait guère ses pensées, mais se les laissait dérober quelquefois), qu’il voulait avoir dans les grandes cours des ambassadeurs à lui. Ce n’était pas mon affaire, car, moi, qui devais diriger les ambassadeurs, je comptais bien n’être qu’à la France. J’insistai donc, mais j’aurais échoué si je ne me fusse aidé de M. de Falloux, qui était alors le seul homme du ministère dans lequel le président eût confiance. Falloux le décida par des raisons que j’ignore ; et Lamoricière partit. Je dirai plus loin ce qu’il fit.

Rassuré par son départ sur la conduite de nos amis, je songeai à gagner ou à retenir nos alliés nécessaires. Ici, la tâche était de tous points plus difficile, parce que, hors de mon département, je ne pouvais rien faire qu’avec l’assentiment du cabinet, dans lequel se trouvaient plusieurs des esprits les plus honnêtes qu’on pût rencontrer, mais si raides et si bornés en politique, qu’il m’est arrivé quelquefois de regretter de n’avoir pas plutôt affaire à des coquins intelligents.

Quant aux légitimistes, mon avis fut qu’il fallait leur laisser une grande influence dans la direction de l’instruction publique. Ce parti avait des inconvénients, mais c’était le seul qui pût les satisfaire et nous procurer, en retour, leur appui, lorsqu’il s’agirait de contenir le président et de l’empêcher de renverser la constitution. Ce plan fut suivi. On laissa Falloux libre de ses mouvements dans son département, et le conseil lui permit de présenter à l’Assemblée le projet sur l’instruction publique qui est devenu depuis la loi du 15 mars 1850. Je conseillai aussi de tout mon pouvoir, à mes collègues, de se ménager individuellement de bons rapports avec les principaux membres du parti légitimiste, et je pratiquai moi-même cette conduite. Je fus bientôt et restai celui de tous les membres du cabinet qui vécut en meilleurs termes avec eux. Je finis même par devenir l’unique intermédiaire entre eux et nous.

Il est vrai que mon origine et le monde dans lequel j’avais été élevé me donnaient pour cela de grandes facilités que les autres n’avaient pas ; car, si la noblesse française a cessé d’être une classe, elle est restée une sorte de franc-maçonnerie dont tous les membres continuent à se reconnaître entre eux par je ne sais quels signes invisibles, quelles que soient les opinions qui les rendent étrangers les uns aux autres ou même adversaires.

Il arriva donc qu’après avoir contrarié Falloux plus qu’aucun autre avant d’entrer dans le cabinet, je me trouvai facilement son ami, dès que j’y fus entré. L’homme, d’ailleurs, valait la peine qu’on cherchât à le capter. Je ne sais si, dans ma carrière politique, j’en ai rencontré aucun qui fût d’une espèce plus rare. Il possédait à la fois les deux choses les plus nécessaires à la conduite des partis : une conviction ardente qui le poussait continuellement vers son but sans se laisser détourner par les déboires ou par les périls, et un esprit aussi souple que ferme, qui appliquait une grande multiplicité et une variété prodigieuse de moyens à l’exécution d’un plan unique. Sincère en ce sens qu’il ne considérait, comme il le disait, que sa cause et non son intérêt particulier, mais au demeurant très fourbe et d’une fourberie peu commune et très efficace, car il parvenait à mêler momentanément dans sa propre croyance le vrai et le faux avant de servir ce mélange à l’esprit des autres ; seul secret qui puisse donner les avantages de la sincérité dans le mensonge et permettre d’entraîner vers l’erreur qu’on juge bienfaisante ceux qu’on pratique ou qu’on dirige.

Quelque effort que je fisse, je ne pus jamais établir, je ne dirai pas de bons rapports, mais même des rapports convenables entre Falloux et Dufaure ; il est vrai que ces deux hommes avaient précisément les qualités et les défauts contraires. Dufaure, qui était resté au fond du cœur un vrai bourgeois de l’Ouest, ennemi des nobles et des prêtres, ne pouvait s’accommoder ni des principes ni même des belles manières raffinées de Falloux, quelque agréables qu’elles me parussent. Je parvins pourtant, à grands efforts, à lui faire comprendre qu’il fallait ne pas gêner celui-ci dans son département ; mais, quant à lui laisser exercer la moindre influence sur ce qui se passait au ministère de l’intérieur (dans les limites même où cela était permis et nécessaire), il ne voulut jamais en entendre parler. Falloux avait dans son Anjou un préfet dont il croyait avoir à se plaindre, il ne demandait pas qu’on le destituât ni même qu’on lui refusât de l’avancement ; il désirait seulement qu’on le changeât de place ; il croyait sa propre situation compromise tant que n’aurait pas lieu ce changement, qui, d’ailleurs, était réclamé par la majorité de la députation de Maine-et-Loire. Malheureusement, ce préfet était un ami déclaré de la république ; c’en fut assez pour remplir Dufaure de défiance et lui persuader que le seul but de Falloux était de le compromettre, en se servant de lui pour frapper ceux des républicains qu’on n’avait pas osé atteindre jusque-là. Il refusa donc ; l’autre insista ; Dufaure se raidit. C’était une chose assez plaisante de voir Falloux tourner autour de Dufaure, en caracolant avec grâce et avec adresse, sans pouvoir trouver aucune entrée pour pénétrer dans son esprit.

Dufaure le laissait faire, puis il se bornait à lui répondre laconiquement, sans le regarder, ou en détournant, de son côté, un regard tors et terne : « Je voudrais bien savoir pourquoi vous n’avez pas profité du séjour de votre ami, M. Faucher, au ministère de l’intérieur pour vous délivrer de votre préfet. » Falloux se contenait, quoiqu’il fût, à ce que je crois, naturellement très emporté ; il venait me conter ses griefs et je voyais le fiel le plus amer couler à travers le miel de sa parole. J’intervenais alors ; je tâchais de faire entendre à Dufaure qu’une demande de cette espèce était de celles qu’on ne pouvait refuser à un collègue, à moins qu’on ne voulût rompre avec lui. Je passai ainsi un mois à m’entremettre tous les jours entre ces deux hommes, dépensant là plus d’efforts et de diplomatie que je n’en employai, pendant ce temps, à traiter les grandes affaires de d’Europe. Plusieurs fois, le cabinet fut sur le point de rompre sur ce misérable incident ; Dufaure céda enfin, mais de si mauvaise grâce qu’on ne pouvait lui en savoir gré ; de sorte qu’il livra son préfet sans gagner Falloux.

Mais la partie la plus difficile de notre rôle fut la conduite à tenir vis-à-vis des anciens conservateurs qui formaient le gros de la majorité, ainsi que je l’ai dit.

Ceux-là avaient tout à la fois des opinions générales à faire prévaloir et beaucoup de passions particulières à satisfaire. Ils voulaient qu’on rétablît l’ordre avec énergie ; sur ce point, nous étions leurs hommes ; nous le voulions comme eux et le faisions autant qu’ils pouvaient le désirer, et mieux qu’ils n’auraient pu le faire. Nous avions mis en état de siège Lyon et plusieurs départements, qui avoisinaient cette ville, suspendu, en vertu de l’état de siège, six journaux révolutionnaires de Paris, cassé les trois légions de la garde nationale parisienne qui avaient montré de l’indécision le 13 juin, arrêté sept représentants en flagrant délit et demandé la mise en accusation de trente autres. Des mesures analogues étaient prises dans toute la France. Des circulaires adressées à tous les agents leur montraient qu’ils avaient affaire à un gouvernement qui savait se faire obéir et voulait que tout pliât devant les lois.

Toutes les fois que Dufaure était attaqué pour ces différents actes par les Montagnards qui étaient restés dans l’Assemblée, il leur répondait avec cette éloquence mâle, nerveuse et acérée dont il possédait si bien l’art, et sur le ton d’un homme qui combat après avoir brûlé ses vaisseaux.

Les conservateurs ne désiraient pas seulement qu’on administrât avec vigueur ; ils entendaient qu’on profitât de la victoire pour faire des lois répressives et préventives. Nous sentions nous-mêmes la nécessité d’entrer dans cette voie, sans vouloir nous y avancer aussi loin qu’eux.

J’étais d’avis, pour mon compte, qu’il était sage et nécessaire de faire sur ce point de grandes concessions aux terreurs et aux ressentiments légitimes de la nation, et que le seul moyen qui restât, après une si violente révolution, de sauver la liberté était de la restreindre. Mes collègues étaient de mon avis ; nous proposâmes donc successivement une loi qui suspendait les clubs ; une autre qui réprimait avec plus d’énergie qu’on ne l’avait fait, même sous la monarchie, les écarts de la presse ; une troisième, enfin, qui régularisait l’état de siège. « C’est une loi de dictature militaire que vous faites ! nous cria-t-on. — Oui, répondit Dufaure, c’est une dictature, mais une dictature parlementaire. Contre le droit imprescriptible qu’a une société de se sauvegarder, il n’y a point de droits individuels qui puissent prévaloir. Il est des nécessités impérieuses qui sont les mêmes pour tous les gouvernements, monarchies ou républiques ; ces nécessités, qui les a fait naître ? De qui nous vient cette cruelle expérience que nous ont donnée dix-huit mois d’agitations violentes, de complots incessants, de formidables insurrections ? Oui, sans doute, vous dites vrai, il est déplorable qu’après tant de révolutions faites au nom de la liberté, il nous faille encore voiler sa statue et mettre à la main des pouvoirs publics des armes terribles ! Mais, à qui la faute, si ce n’est à vous, et qui sert le mieux le gouvernement républicain, de ceux qui favorisent les insurrections, ou de ceux qui, comme nous, s’appliquent à les réprimer ? »

Ces mesures, ces lois, ce langage plaisaient aux conservateurs, mais sans les satisfaire ; à vrai dire, pour les contenter il n’eût rien moins fallu que la destruction de la république. Leur instinct les poussait sans cesse jusque-là, bien que leur prudence et leur raison les retinssent sur la route.

Mais, ce qu’il leur fallait surtout, c’était ôter les places à leurs ennemis et les reprendre au plus vite pour leurs partisans ou pour leurs proches. Nous retrouvions là toutes les passions qui avaient amené la chute de la monarchie de Juillet. La révolution ne les avait pas détruites et elle les avait seulement affamées ; ce fut notre grand et permanent écueil. Ici encore, je jugeais qu’il y avait des concessions à faire ; on rencontrait encore dans les fonctions publiques un très grand nombre de ces républicains ou peu capables ou tarés, que les hasards de la révolution avaient poussés au pouvoir. Mon avis était de nous débarrasser de ceux-là sur-le-champ, sans attendre qu’on nous demandât leur renvoi, de manière à donner confiance dans nos intentions et à acquérir le droit de défendre tous les républicains honnêtes et capables ; mais jamais je ne pus y faire consentir Dufaure. Il avait déjà dirigé le ministère de l’intérieur sous Cavaignac. Plusieurs des fonctionnaires qu’il eût fallu révoquer avaient été nommés ou du moins maintenus par lui. Sa vanité était engagée à les soutenir, et la défiance que lui causaient leurs détracteurs eût, d’ailleurs, suffi pour le déterminer à résister aux cris de ceux-ci ; il résista donc. Il devint bientôt aussi lui-même le point de mire de toutes leurs attaques. On n’osait pas le saisir à la tribune, car, là, il était un rude jouteur ; mais on le frappait sans cesse de loin et dans l’ombre des couloirs, et je vis bientôt s’amasser contre lui un gros orage.

« Qu’avons-nous entrepris ? lui disais-je souvent. Est-ce de sauver la république avec les républicains ? Non, car la plupart de ceux qui portent ce nom nous tueraient assurément avec elle ; et ceux qui méritent de le porter ne s’élèvent pas à cent dans l’Assemblée. Nous avons entrepris de sauver la république avec des partis qui ne l’aiment point. Nous ne pouvons donc gouverner qu’à l’aide de concessions : seulement il ne faut jamais céder rien de substantiel. En cette matière, tout est dans la mesure. La meilleure garantie, et peut-être la seule, qu’ait en ce moment la république, est notre maintien aux affaires. Il faut donc prendre tous les moyens honorables de nous y maintenir. » À quoi il répondait qu’en luttant comme il le faisait tous les jours avec la plus grande énergie contre le socialisme et l’anarchie, il devait satisfaire la majorité, comme si l’on pouvait jamais satisfaire les hommes en ne s’occupant que de leur bien général sans tenir compte de leur vanité et de leurs intérêts particuliers. Encore si, tout en refusant, il avait su le faire avec grâce ; mais la forme de ses refus désobligeait plus que le fond. Je n’ai jamais pu concevoir qu’un homme si maître de sa parole à la tribune, si habile dans l’art de choisir les arguments et les mots les plus propres à plaire, si sûr de s’y tenir toujours dans les nuances qui pouvaient le mieux y faire agréer sa pensée, fût si gêné, si maussade et si maladroit dans la conversation. Cela venait, je pense, de son éducation première. C’était un homme de beaucoup d’esprit ou plutôt de talent, car de l’esprit proprement dit, il n’en avait guère, mais d’aucun usage du monde. Il avait mené dans sa jeunesse une vie laborieuse, concentrée, presque sauvage. Son entrée dans la carrière politique avait peu changé ses habitudes. Il s’y était tenu à part, non seulement des intrigues, mais du contact des partis, s’occupant assidûment des affaires, mais évitant les hommes, détestant le mouvement des assemblées, redoutant la tribune qui était sa seule force. Ambitieux pourtant à sa manière, mais d’une ambition mesurée et un peu subalterne, qui visait au maniement des affaires plutôt qu’à la domination. Ses façons de traiter les gens comme ministre étaient quelquefois bien étranges. Un jour, le général Castellane, alors fort en crédit, lui demanda une audience. Il est reçu, il explique longuement ses prétentions et ce qu’il appelait ses droits. Dufaure l’écoute longuement et attentivement, puis il se lève, reconduit le général à la porte avec force révérences et l’y laisse ébahi, sans lui avoir répondu un seul mot, et, comme je lui reprochais cette conduite : « Je n’aurais eu à lui dire que des choses désagréables, répondit-il, le plus raisonnable n’était-il pas de ne lui rien dire du tout ! » On peut croire qu’on ne sortait guère de chez un pareil homme que de très méchante humeur.

Par malheur, il était doublé d’un chef de cabinet aussi rustre que lui, et de plus, très sot ; de telle sorte que, quand les solliciteurs passaient du cabinet du ministre dans celui du secrétaire, cherchant à se réconforter un peu, ils trouvaient les mêmes aspérités avec l’esprit en moins. C’était tomber d’une haie vive sur un fagot d’épines. Malgré ces désavantages, Dufaure se faisait supporter des conservateurs, mais leurs chefs furent toujours ingagnables.

Ceux-ci, comme je l’avais bien prévu, ne voulaient pas prendre le gouvernement ni laisser personne gouverner avec indépendance. Ils ne pouvaient souffrir aux affaires des ministres qui n’étaient pas leurs créatures et qui refusaient d’être leurs instruments. Je ne crois pas que, depuis le 13 juin jusqu’aux dernières discussions sur Rome, c’est-à-dire pendant la durée presque totale du cabinet, il se soit passé un seul jour où ils ne nous aient tendu des embûches. Ils ne nous combattirent jamais à la tribune, il est vrai ; mais ils animaient sans cesse d’une manière secrète la majorité contre nous, blâmaient nos choix, critiquaient nos mesures, interprétaient défavorablement nos paroles, et, sans vouloir résolument nous renverser, s’arrangeaient de manière que, nous trouvant sans point d’appui, ils pussent toujours, du moindre coup, nous mettre à terre. Après tout, les défiances de Dufaure n’étaient pas toujours sans fondement. Les chefs de la majorité voulaient se servir de nous pour prendre les mesures de rigueur et obtenir les lois répressives qui devaient rendre le gouvernement commode à ceux qui nous succéderaient, et nos opinions républicaines nous y rendaient, dans ce moment-là, plus propres que les conservateurs. Ils comptaient bien ensuite nous éconduire, et faire monter leurs doublures sur la scène. Non seulement, ils ne voulaient pas que nous puissions fonder notre influence au sein de l’Assemblée ; mais ils travaillaient sans cesse à nous empêcher de nous établir dans l’esprit du président. Ils étaient encore dans cette illusion que Louis Napoléon se trouverait toujours heureux de subir leur tutelle. Ils l’obsédaient donc ; nous étions instruits, par nos agents, que la plupart d’entre eux, mais surtout M. Thiers et M. Molé, le voyaient sans cesse en particulier, et le poussaient de tout leur pouvoir à renverser, d’accord avec eux, et à frais et profits communs, la république. Ils formaient comme un ministère secret à côté du cabinet responsable. À partir du 13 juin, je vécus dans des alarmes continuelles, craignant tous les jours qu’ils ne profitassent de notre victoire pour pousser Louis Napoléon à quelque usurpation violente, et qu’un beau matin, comme je le disais à Barrot, l’empire ne vînt à lui passer entre les jambes. J’ai su, depuis, que nos craintes étaient plus fondées encore que je ne le croyais. Depuis ma sortie du ministère, j’ai appris de source certaine que, vers le mois de juillet 1849, le complot fut fait pour changer de vive force la constitution par l’entreprise combinée du président et de l’Assemblée. Les chefs de la majorité et Louis Napoléon étaient d’accord, et le coup ne manqua que parce que Berryer, qui, sans doute, craignit de faire un marché de dupe, refusa son concours et celui de son parti. On ne renonça pas à la chose, pourtant, mais on ajourna, et quand je songe qu’au moment où j’écris ces lignes, c’est-à-dire deux ans seulement, après l’époque dont je parle, la plupart de ces mêmes hommes s’indignent de voir le peuple violer la constitution en faisant pour Louis Napoléon précisément ce qu’ils lui proposaient de faire alors eux-mêmes, je trouve qu’il est difficile de rencontrer un plus notable exemple de la versatilité des hommes et de la vanité des grands mots de patriotisme et de droit, dont les petites passions se couvrent.

Nous n’étions pas plus sûrs, comme on le voit, du président que de la majorité. Louis Napoléon était même, pour nous comme pour la république, le plus grand et le plus permanent péril.

J’en étais convaincu, et pourtant, quand je l’eus étudié fort attentivement, je ne désespérai pas de nous établir dans son esprit, pour un temps du moins, d’une manière assez solide. Je parvins bientôt, en effet, à découvrir que, tout en admettant sans cesse les chefs de la majorité près de lui, en recevant leurs avis, les suivant quelquefois et complotant au besoin avec eux, il supportait cependant très impatiemment leur joug ; qu’il était humilié de paraître subir leur tutelle et qu’il brûlait secrètement de s’y soustraire. Ceci nous donnait un point de contact avec lui et une prise sur son âme ; car nous étions nous-mêmes bien décidés à rester indépendants de ces grands meneurs et à maintenir le pouvoir exécutif hors de leur atteinte.

Il ne me paraissait pas, d’ailleurs, qu’il nous fût impossible d’entrer en partie dans le dessein de Louis Napoléon sans sortir du nôtre. Ce qui m’avait toujours frappé, lorsque je songeais à la situation de cet homme extraordinaire (non par son génie, mais par les circonstances qui avaient pu élever sa médiocrité si haut), ce qui m’avait frappé, dis-je, c’était la nécessité qu’il y avait de nourrir son esprit d’une espérance quelconque, si l’on voulait tenir celui-ci en repos. Qu’un tel homme, après avoir gouverné la France pendant quatre ans, pût être replacé dans la vie privée, cela me paraissait très douteux ; qu’il consentît à y rentrer, fort chimérique ; qu’on parvînt même à l’empêcher, pendant la durée de son mandat, de se jeter dans quelque entreprise dangereuse, semblait bien difficile, à moins qu’on ne découvrît à son ambition un point de vue qui pût, sinon la charmer, du moins la contenir. C’est à quoi je m’appliquai, dès l’abord, pour ma part. — « Je ne vous servirai jamais, lui dis-je, à renverser la république ; mais je travaillerai volontiers à vous y assurer une grande place, et je crois que tous mes amis finiront par entrer dans le même dessein. La constitution peut être revisée ; l’article 45, qui prohibe la réélection, peut être changé. C’est là un but que nous vous aiderons volontiers à atteindre. » Et, comme les chances de la revision étaient douteuses, j’allais plus loin et je lui laissais entrevoir dans l’avenir que, s’il gouvernait la France tranquillement, sagement, modestement, bornant ses visées à n’être que le premier magistrat de la nation et non son suborneur ou son maître, il se pourrait qu’à la fin de son mandat, il fût réélu, malgré l’article 45, d’un consentement presque unanime, les partis monarchiques ne voyant pas, dans la prolongation limitée de son pouvoir, la ruine de leurs espérances, et le parti républicain lui-même, envisageant un gouvernement tel que le sien comme le meilleur moyen d’habituer le pays à la république et de la lui faire goûter. Je lui disais ces choses d’un ton sincère, parce que j’étais sincère en les disant. Ce que je lui conseillais me semblait, en effet, et me semble encore ce qu’il y avait de mieux à faire dans l’intérêt du pays et peut-être dans le sien propre. Il m’écoutait volontiers sans laisser apercevoir l’impression que produisait sur lui mon langage : c’était son habitude. Les paroles qu’on lui adressait étaient comme les pierres qu’on jette dans un puits ; on en entendait le bruit, mais on ne savait jamais ce qu’elles devenaient. Je crois pourtant qu’elles n’étaient point entièrement perdues, car il y avait en lui deux hommes ; je ne tardai pas à m’en apercevoir. Le premier était l’ancien conspirateur, le rêveur fataliste qui se croyait appelé à être le maître de la France, et, par elle, à dominer l’Europe. L’autre était l’épicurien qui jouissait mollement du bien-être nouveau et des plaisirs faciles que lui donnait sa position présente, et ne se souciait plus de la hasarder pour monter plus haut. En tout cas, il semblait de plus en plus m’agréer. Il est vrai que, dans tout ce qui était compatible avec le bien du service, je faisais de grands efforts pour lui plaire. Quand, par hasard, il me recommandait, pour un poste diplomatique, un homme capable et honnête, je mettais un grand empressement à le placer. Lors même que son protégé était peu capable, si le poste était sans importance, il m’arrivait, d’ordinaire, de le lui donner ; mais, le plus souvent, le président honorait de ses recommandations des gens de sac et de corde, qui s’étaient jetés autrefois en désespérés dans son parti, ne sachant plus où aller, et dont il se croyait l’obligé ; ou bien, il entreprenait de placer dans les grandes ambassades ce qu’il appelait des gens à lui ; c’est-à-dire, le plus souvent, des intrigants ou des fripons. Dans ce cas, je l’allais trouver, je lui faisais connaître les règlements qui s’opposaient à son désir, les raisons politiques qui m’empêchaient d’y obtempérer ; j’allais même quelquefois jusqu’à lui laisser entrevoir que je me retirerais plutôt que d’en passer par ce qu’il désirait. Comme il n’apercevait, au travers de mes refus, aucune vue particulière, ni aucun désir systématique de lui résister, il cédait sans m’en vouloir ou ajournait l’affaire.

Je n’avais pas aussi bon marché de ses amis. Ceux-ci étaient d’une ardeur sans égale à la curée. Ils m’assaillaient sans cesse de leurs demandes, avec tant d’importunité et souvent d’impertinence que j’eus souvent envie de les faire jeter par la fenêtre. Je m’efforçais pourtant de me contenir. Une fois, cependant, que l’un d’eux, vrai gibier de potence, insistait avec hauteur, en disant qu’il était bien singulier que le prince n’eût pas le pouvoir de récompenser ceux qui avaient souffert pour sa cause, je lui répondis : « Monsieur, ce que le président a de mieux à faire est d’oublier qu’il a été un prétendant et de se souvenir qu’il est ici pour faire les affaires de la France et non les vôtres. »

L’affaire de Rome, dans laquelle, ainsi que je le dirai plus loin, je soutins fermement sa politique, jusqu’au moment où elle devint excessive et déraisonnable, acheva de me mettre dans ses bonnes grâces ; il m’en donna un jour une grande preuve. Beaumont, durant sa courte ambassade en Angleterre, à la fin de 1848, avait tenu sur Louis Napoléon, alors candidat à la présidence, des propos fort outrageants, qui, rapportés à celui-ci, lui avaient causé une irritation extrême. J’avais plusieurs fois essayé, depuis que j’étais ministre, de rétablir Beaumont dans l’esprit du président ; mais je n’aurais jamais osé proposer de l’employer, quelque capable qu’il fût et quelque désir que j’en eusse. L’ambassade de Vienne vint à vaquer vers le mois de septembre 1849. C’était un des postes les plus importants qu’il y eût, en ce moment, dans notre diplomatie à cause des affaires d’Italie et de Hongrie. Le président me dit de lui-même : « Je vous propose de donner l’ambassade de Vienne à M. de Beaumont. J’ai eu, en effet, fort à me plaindre de lui, mais je sais qu’il est votre meilleur ami et cela suffit pour me décider. » Je fus ravi ; personne ne convenait mieux que Beaumont à la place qu’il s’agissait alors de remplir, et rien ne pouvait m’être plus agréable que de la lui offrir.

Tous mes collègues ne m’imitaient pas dans le soin que je mettais à capter la bienveillance du président, sans sortir de mes opinions et de mes devoirs.

Dufaure, pourtant, contre toute attente, fut toujours vis-à-vis de lui ce qu’il devait être, je crois que la simplicité des manières du président l’avait à demi gagné ; mais Passy semblait se plaire à lui être désagréable. Je pense que celui-ci avait cru s’abaisser en devenant le ministre d’un homme qu’il considérait comme un aventurier, et qu’il cherchait à reprendre son niveau par l’impertinence. Il le contrariait tous les jours sans nécessité, rejetant tous ses candidats, rudoyant ses amis, repoussant ses avis avec un dédain mal couvert ; aussi en était-il sincèrement exécré.

Celui des ministres qui avait le plus sa confiance était Falloux ; j’ai toujours cru que celui-ci l’avait gagné par quelque chose de plus substantiel que ce qu’aucun de nous ne pouvait ou ne voulait offrir.

Falloux, qui était légitimiste de naissance, d’éducation, de société et de goût, si l’on veut, n’appartenait, au fond, qu’à l’Église. Il ne croyait pas au triomphe de la légitimité qu’il servait et ne cherchait, au travers de nos révolutions, qu’un chemin pour ramener la religion catholique au pouvoir. S’il était resté au ministère, c’était pour veiller aux affaires de celle-ci, et, comme il me le dit dès le premier jour, avec une habile franchise, par le conseil de son confesseur. Je suis convaincu que, dès l’origine, Falloux avait entrevu le parti qu’on pouvait tirer de Louis Napoléon pour l’accomplissement de ce dessein, et que, se familiarisant de bonne heure avec l’idée de voir le président devenir l’héritier de la république et le maître de la France, il n’avait songé qu’à utiliser dans l’intérêt du clergé cet événement inévitable. Il avait offert l’appui de son parti sans pourtant se donner jamais lui-même.

Depuis notre entrée aux affaires jusqu’au moment de la prorogation de l’Assemblée, qui eut lieu le 13 août, nous ne cessâmes de gagner du terrain du côté de la majorité, en dépit de ses chefs. Elle nous voyait chaque jour, sous ses yeux, aux prises avec ses ennemis et les attaques furieuses que ceux-ci dirigeaient à tout moment contre nous nous avançaient par degré dans ses bonnes grâces. Mais, par contre, durant ce temps-là, nous ne fîmes aucun progrès dans l’esprit du président, qui semblait nous supporter dans ses conseils plutôt que nous y admettre.

Six semaines après, c’était précisément le contraire. Les représentants revinrent des provinces aigris par les clameurs de leurs amis auxquels nous n’avions pas voulu livrer le gouvernement des affaires locales ; et, par contre, le président de la république s’était rapproché de nous, je montrerai plus loin pourquoi. On eût dit que nous nous étions avancés de ce côté-là en proportion exacte de ce que nous avions reculé de l’autre.

Ainsi placé sur deux étais mal joints entre eux et toujours branlants, le cabinet s’appuyait tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, toujours prêt à tomber entre les deux. Ce fut l’affaire de Rome qui amena la chute.

Tel était l’état des choses quand les travaux parlementaires furent repris le 1er octobre 1849 et qu’on aborda, pour la seconde et dernière fois, les affaires de Rome.