Souvenirs (Tocqueville)/01/01

Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 3-21).

I

Origine et caractère de ces Souvenirs. — Physionomie générale de l’époque qui a précédé la révolution de 1848. — Signes avant-coureurs de cette révolution.

Éloigné momentanément du théâtre des affaires, je suis réduit, au milieu de ma solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à envisager autour de moi les événements contemporains dans lesquels j’ai été acteur ou dont j’ai été témoin. Le meilleur emploi que je puisse faire de mes loisirs me paraît être de retracer ces événements, de peindre les hommes qui y ont pris part sous mes yeux, et de saisir et graver ainsi, si je puis, dans ma mémoire, les traits confus qui forment la physionomie agitée de mon temps.

En prenant cette résolution, j’en ai pris une autre à laquelle je ne serai pas moins fidèle ; ces souvenirs seront un délassement de mon esprit et non point une œuvre de littérature. Ils ne sont retracés que pour moi seul. Cet écrit sera un miroir dans lequel je m’amuserai à regarder mes contemporains et moi-même, et non point un tableau que je destine au public. Mes meilleurs amis n’en auront point connaissance, car je veux conserver la liberté de peindre sans flatterie et moi et eux-mêmes. Je veux rechercher sincèrement quels sont les motifs secrets qui nous ont fait agir, eux et moi aussi bien que les autres hommes, et, les ayant compris, les dire. En un mot, je veux que l’expression de mes souvenirs soit sincère et, pour cela, il est nécessaire qu’elle reste entièrement secrète.

Mon intention n’est pas de faire remonter mes souvenirs plus haut que la révolution de 1848, ou de les conduire au delà de ma sortie du ministère, le 30 octobre 1849. C’est dans ces limites seulement que les événements que je veux peindre ont quelque grandeur, ou que ma position m’a permis de les bien voir.

J’ai vécu, quoique assez à l’écart, au milieu du monde parlementaire des dernières années de la monarchie de Juillet. Toutefois, j’aurais peine à retracer d’une manière distincte les événements de ce temps si proche et cependant resté si confus dans ma mémoire. Je perds le fil de mes souvenirs au milieu de ce labyrinthe de petits incidents, de petites idées, de petites passions, de vues personnelles et de projets contradictoires, dans lequel s’épuisait la vie des hommes publics d’alors. Il ne me reste bien présent à l’esprit que la physionomie générale de cette époque ; car je la considérais souvent avec une curiosité mêlée de crainte, et je discernais nettement les traits particuliers qui la caractérisaient.

Notre histoire, de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, ne doit apparaître que comme le tableau d’une lutte acharnée entre l’ancien régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espérances et ses hommes représentés par l’aristocratie, et la France nouvelle conduite par la classe moyenne. 1830 a clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n’y en a qu’une seule, révolution toujours la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vu commencer et que, suivant toute vraisemblance, nous ne verrons pas finir. En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette seule classe, à l’exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie.

À peine cet événement eut-il été accompli, qu’il se fit un très grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel en toutes choses et un rapide développement de la richesse publique. L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation.

La postérité, qui ne voit que les crimes éclatants et à laquelle, d’ordinaire, les vices échappent, ne saura peut-être jamais à quel degré le gouvernement d’alors avait, sur la fin, pris les allures d’une compagnie industrielle, où toutes les opérations se font en vue du bénéfice que les sociétaires en peuvent retirer. Ces vices tenaient aux instincts naturels de la classe dominante, à son absolu pouvoir, au caractère même du temps. Le roi Louis-Philippe avait peut-être contribué à les accroître.

Ce fut un singulier composé que ce prince, et il faudrait l’avoir vu plus longtemps et de plus près que je ne l’ai fait pour pouvoir le peindre en détail.

Quoique je n’aie jamais été dans ses Conseils, j’ai eu cependant assez souvent l’occasion de l’approcher. La dernière fois que je le vis de près, ce fut peu de temps avant la catastrophe de février. J’étais alors directeur de l’Académie française et j’avais à entretenir le roi de je ne sais quelle affaire relative à ce corps ; après avoir traité la question, qui m’avait amené, j’allais me retirer ; le roi me retint, s’assit sur une chaise, me fit asseoir sur une autre et me dit familièrement : « Puisque vous voilà, monsieur de Tocqueville, causons ; je désire que vous me parliez un peu d’Amérique. » Je le connaissais assez pour savoir que cela voulait dire : je vais parler d’Amérique. Il en parla en effet fort curieusement et fort longuement, sans que j’eusse la possibilité ni même le désir de placer un mot, car il m’intéressait réellement. Il peignait les lieux comme s’il les voyait ; il se rappelait les hommes distingués qu’il avait rencontrés il y avait quarante ans, comme s’il les eût quittés d’hier ; il citait leurs noms, leurs prénoms, disait l’âge qu’ils avaient alors, contait leur histoire, leur généalogie, leur descendance avec une exactitude merveilleuse et des détails infinis sans être ennuyeux. D’Amérique et sans souffler il revint en Europe, me parla de toutes nos affaires étrangères ou intérieures avec un abandon incroyable, car je n’avais nul droit à sa confiance, me dit grand mal de l’empereur de Russie, qu’il appela Monsieur Nicolas, traita en passant lord Palmerston comme un polisson, et finit par m’entretenir longuement des mariages espagnols, qui venaient d’avoir lieu et des embarras qu’ils lui suscitaient du côté de l’Angleterre : « La reine m’en veut beaucoup, dit-il, et se montre fort irritée, mais, après tout, ajouta-t-il, ces criailleries ne m’empêcheront pas de mener mon fiacre. » Quoique cette locution datât de l’ancien régime, je pensai qu’il était douteux que Louis XIV s’en fût jamais servi après avoir accepté la succession d’Espagne. Je crois, du reste, que Louis-Philippe se trompait, et, pour emprunter son langage, les mariages espagnols ont fort contribué à faire verser son fiacre.

Au bout de trois quarts d’heure, le roi se leva, me remercia du plaisir que notre conversation lui avait procuré (je n’avais pas dit quatre mots) et me congédia, enchanté évidemment de moi comme on l’est d’ordinaire de tout homme devant lequel on croit avoir bien parlé. Ce fut la dernière fois qu’il m’entretint.

Ce prince improvisait réellement les réponses qu’il faisait, même dans les moments les plus critiques, aux grands corps de l’État ; il avait dans ces circonstances la même faconde que dans sa conversation, mais moins de bonheur et de traits. En pareil cas, il devenait souvent obscur, parce qu’il se lançait, hardiment et, pour ainsi dire tête baissée, dans de longues phrases dont il n’avait pu d’avance mesurer l’étendue ni apercevoir le bout, et dont il sortait enfin de force par une vraie voie de fait, en brisant le sens et en ne terminant pas la pensée.

Dans ce monde politique ainsi composé et ainsi conduit, ce qui manquait le plus, surtout vers la fin, c’était la vie politique elle-même. Elle ne pouvait guère naître ni se soutenir dans le cercle légal que la constitution avait tracé ; l’ancienne aristocratie était vaincue, le peuple était exclu. Comme toutes les affaires se traitaient entre les membres d’une seule classe, dans son intérêt, dans son esprit, on ne pouvait trouver de champ de bataille où de grands partis puissent se faire la guerre. Cette singulière homogénéité de position, d’intérêt et, par conséquent, de vues, qui régnait dans ce que M. Guizot avait appelé le pays légal, ôtait aux débats parlementaires toute originalité, toute réalité, partant toute passion vraie. J’ai passé dix ans de ma vie dans la compagnie de très grands esprits, qui s’agitaient constamment sans pouvoir s’échauffer et qui employaient toute leur perspicacité à découvrir des sujets à dissentiments graves sans en trouver.

D’une autre part, la prépondérance que le roi Louis-Philippe avait acquise dans les affaires et qui faisait qu’il ne fallait jamais se laisser entraîner très loin des idées de ce prince, pour ne pas s’éloigner en même temps du pouvoir, réduisait les différentes couleurs des partis à de petites nuances et la lutte à des querelles de mots. Je ne sais si jamais Parlement (sans en excepter l’Assemblée constituante, je dis la vraie, celle de 1789) a jamais renfermé plus de talents variés et brillants que n’en contenait le nôtre durant les dernières années de la monarchie de Juillet. Cependant, je puis affirmer que ces grands orateurs s’ennuyaient fort à s’écouter entre eux, et, qui pis était, la nation entière s’ennuyait à les entendre. Elle s’habituait insensiblement à voir dans les luttes des Chambres des exercices de l’esprit plutôt que des discussions sérieuses et, dans tout ce qui divisait les différents partis parlementaires, — majorité, centre gauche ou opposition dynastique, — des querelles intérieures entre les enfants d’une même famille cherchant à se friponner les uns les autres. Quelques faits éclatants de corruption découverts par hasard lui en faisant supposer partout de cachés, lui avaient persuadé que toute la classe qui gouvernait était corrompue, et elle avait conçu pour celle-ci un mépris tranquille, qu’on prenait pour une soumission confiante et satisfaite.

Le pays était alors divisé en deux parts ou plutôt en deux zones inégales : dans celle d’en haut, qui seule devait contenir toute la vie politique de la nation, il ne régnait que langueur, impuissance, immobilité, ennui ; dans celle d’en bas, la vie politique, au contraire, commençait à se manifester, par des symptômes fébriles et irréguliers que l’observateur attentif pouvait aisément saisir.

J’étais un de ces observateurs et, bien que je fusse loin d’imaginer que la catastrophe fût si proche et dût être si terrible, je sentais l’inquiétude naître et grandir insensiblement dans mon esprit et s’y enraciner de plus en plus l’idée que nous marchions vers une révolution nouvelle. Cela marquait un grand changement dans ma pensée, car l’apaisement et l’aplatissement universel, qui avaient suivi la révolution de Juillet, m’avaient fait croire, pendant longtemps, que j’étais destiné à passer ma vie dans une société énervée et paisible. Et qui n’eût regardé, en effet, que le dedans de la fabrique du gouvernement en eût été convaincu. Tout y semblait combiné pour produire, avec les rouages de la liberté, un pouvoir royal prépondérant presque jusqu’au despotisme ; et, en réalité, ce résultat s’y produisait sans effort par le mouvement régulier et paisible de la machine. Le roi Louis-Philippe était persuadé que, tant qu’il ne porterait pas la main lui-même sur ce bel instrument et le laisserait opérer suivant ses règles, il était à l’abri de tous les périls. Il ne s’occupait qu’à le tenir en ordre et à le faire fonctionner suivant ses propres vues, oubliant la société elle-même sur laquelle cette ingénieuse mécanique était posée ; il ressemblait à cet homme qui refusait de croire qu’on eût mis le feu à sa maison parce qu’il en avait la clef dans sa poche. Je ne pouvais avoir les mêmes intérêts et les mêmes soins, et cela me permettait de percer au travers du mécanisme des institutions et de la masse des petits faits journaliers pour considérer l’état des mœurs et des opinions dans le pays. Là, je voyais clairement apparaître plusieurs des signes qui annoncent d’ordinaire l’approche des révolutions et je commençais à croire que, en 1830, j’avais pris la fin d’un acte pour la fin de la pièce.

Un petit écrit resté inédit, que je composai alors, et un discours que je prononçai au commencement de 1848 témoignent de ces préoccupations de mon esprit.

Plusieurs de mes amis parlementaires s’étaient réunis au mois d’octobre 1847 dans le but de s’entendre quant à la marche à suivre dans la session législative prochaine. Il fut convenu que nous publierions un programme sous forme de manifeste, et je fus chargé de ce travail : depuis, l’idée de cette publication fut abandonnée, mais j’avais rédigé la pièce qui m’avait été demandée. Je la retrouve dans mes papiers et j’en extrais les phrases que voici. Après avoir peint la langueur de la vie parlementaire, j’ajoutais :

« Le temps viendra où le pays se trouvera de nouveau partagé entre deux grands partis. La Révolution française, qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a partout laissé subsister un, celui de la propriété. Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu’ils s’imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable parce que, nulle part jusqu’à présent, il n’a été franchi, car notre temps ne ressemble à aucun autre. Quand le droit de propriété n’était que l’origine et le fondement de beaucoup d’autres droits, il se défendait sans peine ou plutôt il n’était pas attaqué ; il formait alors comme le mur d’enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées ; les coups ne portaient pas jusqu’à lui ; on ne cherchait même pas sérieusement à l’atteindre. Mais aujourd’hui que le droit de propriété n’apparaît plus que comme le dernier reste d’un monde aristocratique détruit, lorsqu’il demeure seul debout, privilège isolé au milieu d’une société nivelée, qu’il n’est plus à couvert derrière beaucoup d’autres droits plus contestables et plus haïs, il n’en est plus de même ; c’est à lui seul maintenant à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques…

» …Bientôt, ce sera entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte politique ; le grand champ de bataille sera la propriété, et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires. Nous reverrons alors les grandes agitations publiques et les grands partis.

» Comment les signes précurseurs de cet avenir ne frappent-ils pas tous les regards ? Croit-on que ce soit par hasard, par l’effet d’un caprice passager de l’esprit humain, qu’on voit apparaître de tous côtés ces doctrines singulières, qui portent des noms divers, mais qui toutes ont pour principal caractère la négation du droit de propriété, qui, toutes, du moins tendent à limiter, à amoindrir, à énerver son exercice ? Qui ne reconnaît là le dernier symptôme de cette vieille maladie démocratique du temps dont peut-être la crise approche ? »

J’étais plus explicite encore et plus pressant dans le discours que j’adressais à la Chambre des députés le 29 janvier 1848 et qu’on peut lire au Moniteur du 30.

En voici les principaux passages :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« …On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous.

» Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui, aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles en ont été tourmentées jadis ; mais, ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, que, quand elles descendent profondément dans les masses, qu’elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais qu’elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?

» Telle est, messieurs, ma conviction profonde : je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan, j’en suis profondément convaincu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» …Je vous disais tout à l’heure que ce mal amènerait tôt ou tard, je ne sais comment, je ne sais d’où elles viendront, mais amènerait tôt ou tard les révolutions les plus graves dans ce pays : soyez-en convaincus.

» Lorsque j’arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle, mais, croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de le porter.

» Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et, cependant, elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du Jeu de Paume, La Fayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une autre cause : c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner.

» Voilà la véritable cause.

» Eh ! messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas plus juste de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas… que dirais-je ?… un vent de révolution qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève : et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort.

» Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère, mais enfin, je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent ; c’est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? Est-ce que vous avez, à l’heure où nous sommes, la certitude d’un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l’ignorez ; mais, ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous ; vous laisserez-vous prévenir par elle ?

» Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je ne vous le demande pas, je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n’est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand ! Conjurez-le, quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, mais en lui-même.

» On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement très utiles, mais nécessaires : ainsi, je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais, je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois, si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir : je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abîme[1]. »

Ces sombres prédictions furent accueillies par des rires moqueurs du côté de la majorité. L’opposition applaudit vivement, mais par esprit de parti, plus que par conviction. La vérité est que personne ne croyait encore sérieusement au danger que j’annonçais, quoiqu’on fût si près de la chute. L’habitude invétérée, qu’avaient contractée tous les hommes politiques durant cette longue comédie parlementaire, de colorer outre mesure l’expression de leurs sentiments et d’exagérer démesurément leurs pensées, les avait rendus peu capables de mesurer le réel et le vrai. Depuis plusieurs années, la majorité disait tous les jours que l’opposition mettait la société en péril, et l’opposition répétait sans cesse que les ministres perdaient la monarchie. Ils avaient affirmé le fait tant de fois de part et d’autre, sans y croire beaucoup, qu’ils avaient fini par n’y plus croire du tout, au moment où l’événement allait leur donner raison à tous les deux. Mes amis particuliers pensaient eux-mêmes que j’avais dépassé le but et qu’il y avait un peu de rhétorique dans mon fait.

Je me rappelle qu’en descendant de la tribune, Dufaure me prit à part et me dit avec cette sorte de divination parlementaire qui fait son seul génie : « Vous avez réussi, mais vous auriez bien plus réussi encore si vous n’aviez autant dépassé le sentiment de l’assemblée et voulu nous faire si grand’peur. » Et maintenant que me voici en face de moi-même et que je cherche sérieusement dans mes souvenirs si, en effet, j’étais aussi effrayé que j’en avais l’air, je trouve que non, je discerne sans peine que l’événement m’a plus promptement et plus complètement justifié que je ne le prévoyais (ce qui est arrivé quelquefois peut-être à d’autres prophètes politiques, mieux autorisés que moi à prédire l’avenir). Non, je ne m’attendais point à une révolution telle que nous l’allions voir ; et qui eût pu s’y attendre ? J’apercevais, je crois, plus clairement qu’un autre les causes générales, qui préparaient l’événement ; mais je ne voyais pas les accidents qui allaient le précipiter. Cependant, les jours qui nous séparaient encore de la catastrophe s’écoulaient rapidement.


  1. Discours prononcé à la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’Adresse en réponse au discours de la couronne. (Note de l’éditeur.)