L’Arbre (Ip. 135-146).


VACANCES


Les vacances posaient de graves questions, toujours du même ordre : trouver quelque part en France, à l’intérieur du pays ou sur la côte, le « petit trou pas cher ». Ce n’était pas facile alors, comme sans doute aujourd’hui : agences, amis surtout, étaient mis à contribution, mais nous avions peu de gens à consulter et cela augmentait nos difficultés. Et puis, qui connaît la province, surtout les avantages qu’elle offre à ceux qui désirent se livrer à une villégiature ? On peut toujours nous donner une indication, mais si vague !

Après plusieurs tentatives, nous avons choisi, la première année, un coin de la côte atlantique aux confins de la Bretagne, entre Paimbœuf et Pornic, Saint-Brévin l’Océan, menue commune poussant le calme jusqu’au phénomène et où il n’y avait même pas de casino.

Notre maison faisait face à la mer. Nous y jouissions de merveilleux couchers de soleil et de l’immensité de l’océan. La mer était peu animée. Un jour, apparut au large un navire de haut tonnage, le Léon Gambetta, qui gagnait Saint-Nazaire. Ce fut une visite inoubliable. Le bateau revenait du Canada où il avait séjourné quelque temps, allant à Québec sinon à Montréal, si j’ai bonne mémoire. Le commandant et l’équipage avaient gardé le meilleur souvenir de leur séjour chez nous. Je parcourus le navire en tout sens, posant des questions, interrogeant les marins sur l’impression que leur avait fait mon pays.

Le chalet que nous occupions avait nom Sémaphore. On l’apercevait à peine de la route. De forme carrée, bâti en pierres recouvertes d’un enduit grisâtre, il portait un toit de tuiles rouges. Tout autour, des pins : le pin maritime dont le sommet s’épanouit en un bouquet de branches. Le sol était jonché d’aiguilles brunes. Il ne poussait guère que du yucca, des ajoncs et des genêts. Le reste n’était que sable.

Notre maison était modeste. Elle nous valait cependant d’être appelés les « châtelains » par le voisinage. C’était à cause de la salle à manger qui, sans être magnifique, était tout de même assez imposante. Une large cheminée lui donnait un air antique et vaguement seigneurial. Ornée d’un écusson de fer : trois fleurs de lys et une couronne, et agrémentée d’un soufflet majestueux, elle était presque monumentale. Une lourde lampe de faïence incrustée de cuivre mettait quelque gravité à descendre du plafond. Dans un coin, une vénérable armoire complétait l’illusion d’opulence.

Tout près, je retrouve la mer. La plage est sablonneuse. Un peu au large, un banc de sable coupe la vague ; à marée basse, les mouettes s’y posent. Le soir, c’est le meilleur moment : le soleil descend derrière Saint-Nazaire et, sur la plage embrasée, ses rayons donnent au sable des tons de nacre. À l’horizon, les barques de pêcheurs semblent stationnaires, et leurs hautes voiles noires et rouges paraissent, de loin, d’immenses papillons qui dorment.

Un jour, le coup d’oeil fut grandiose. Nous regardions le soleil disparaître à l’horizon. Trois larges bandes traversaient le ciel. L’une rouge, au-dessus de Saint-Nazaire, l’autre d’un blanc laiteux, et la troisième du bleu le plus pur : les trois couleurs enveloppaient la côte de France. Tout était silencieux et doux, quand un orgue de barbarie lança les premières notes de la Marseillaise. Seulement pour cette minute d’émotion, cela valait d’être venu.

Nous nous ennuyons d’abord un peu. Nous ne faisons guère que manger, lire et dormir. Cela dura jusqu’au jour où nous fîmes des excursions dans le pays avec les voisins dont nous avions fait la connaissance et qui devaient rester nos meilleurs amis français.

D’abord, nous allons voir les environs qui ne manquent pas d’attrait : Saint-Brévin-les-Pins par exemple, bourg caractéristique où se trouve une vieille, très vieille église, qui fut inaugurée « Louis XIIII (sic) régnant glorieusement sur la France ». Les murs tout alentour sont bas, basses les maisons, les jardins petits : la pauvreté nivelle tout, mais tout est propre et coquet. La grève est rugueuse. Des rochers longent la mer, qui finit par les ronger. Ils sont de toutes les couleurs : rouges, jaunes, bleus, orange.

Puis, nous avons poussé plus loin, du côté de Pornic et de Paimboeuf. Pornic offre un caractère breton : c’est un vieux port de pêche qui accueille les barques où grouillent à plein fond les sardines argentées. Le décor de la ville est attirant ; nous nous y attardons à déjeuner généreusement, à même la marée détournée de Paris.

De Pornic, nous avons atteint l’Île de Noirmoutier, à bord d’un navire poussif. C’est un beau pays que sillonnent de grandes allées et qui conserve les traits d’un vieux château. Simple illusion sans doute, on y reconnaît des reflets qui rappellent le Midi ; mais le climat breton ne passe-t-il pas pour particulièrement doux ?

Paimboeuf a surtout un caractère administratif.

Cela clôt la journée. Nous revenons par le minuscule train qui fait le service entre Paimboeuf et les communes agrippées le long de la côte, et qui jette dans cette paisible campagne de petits cris éperdus.

Nous apercevons, au passage, les marais salants qui s’étendent sur une vaste étendue. L’eau de mer, amenée par une canalisation, emplit les excavations pratiquées dans le sol, et dont la forme régulière donne à la terre l’aspect d’un papier quadrillé. L’eau s’évapore lentement et abandonne son sel qui est ensuite amassé en meulons sur de petites rondelles de terre, en attendant qu’il soit porté à la raffinerie.

Un autre jour, nouvelle excursion, cette fois vers la Loire et Saint-Nazaire, pour atteindre Guérande. Saint-Nazaire ne nous retient pas. Ce n’est guère plus qu’un port de mer, muni d’appareils de manutention, et d’aspect rébarbatif.

Guérande est tout ce que nous pourrons connaître de la Bretagne, et nous n’aurons ainsi qu’un avant-goût de la vieille province. C’est une ville fortifiée qui, du moyen âge, a conservé ses vieux murs. L’enceinte est restreinte, et les portes monumentales. Tout autour de la ville primitive, qui forme comme un cœur de pierre, une autre ville s’est construite, vieille aussi et dont les maisons penchées d’un côté ou de l’autre portent des dates impressionnantes.

Nous vivons quelques minutes dans une autre époque. Les rues sont étroites, on y passe à peine, et nous nous attendons à voir paraître quelque grand seigneur suivi de sa troupe, ou une bande éparse de manants attachés à la glèbe ou à un obscur métier.

L’église est caractéristique. Elle date de l’an 862. Près de la porte, une petite chaire en pierre, creusée dans le mur, fut illustrée par les enseignements de saint Vincent Ferrier. Le style est mi-roman et mi-gothique, mélange qui se retrouve souvent et qui s’explique par des restaurations successives. Les vitraux sont remarquables. Au-dessus de la chaire est attaché un grand Christ qui fut jeté à la mer en 1793 et revint bientôt à la côte. Retiré de l’eau, il fut précipité dans le fossé des remparts d’où des mains pieuses le sortirent pour le placer de nouveau dans l’église.

La visite s’achève dans une délicieuse flânerie parmi d’autres vieux monuments disséminés dans la ville morte. Le soleil jette ses rayons sur ce décor un instant ravivé pour nous ; les vieilles pierres gardent les reflets auxquels de longues années les ont habituées. Nous portons un dernier regard sur Guérande en nous engageant vers la côte. Ineffaçable souvenir que j’évoque encore, et dont les années n’ont rien atténué.

Nous revenons par le Croisic. C’est une plage à la mode. Le port est remarquable. La mer s’y est creusé un vaste réservoir que nous trouvons vide, à cause de la marée basse. Quelques barques gisent sur le sol. Nous déjeunons pendant que la mer s’enfle et pénètre jusqu’aux quais. Les pêcheurs rentrent, leurs barques emplies de sardines. Toutes ces figures de marins sont résolues sous le hâle. Les sardines déposées dans des paniers sont portées à la sardinerie pour y être salées. Les pêcheurs arrivent sans cesse : nous cherchons curieusement du regard au fond de chaque barque la masse argentée des petits poissons. Une forte odeur s’en dégage.

Nous visitons l’église où se retrouve l’architecture trapue de toute cette région, et nous reprenons la voiture qui nous conduit au bourg de Batz où nous nous arrêtons pour jeter un coup d’oeil à des ruines. Une heure après nous sommes au Pouliguen, puis à La Baule, villégiature très à la mode, où les villas forment un boulevard face à la mer : une rue de Paris sur la plage. Dans le Bois d’amour, long de deux kilomètres, nous rencontrons quelques automobiles et fort peu d’amoureux. Nous continuons la promenade le long de la côte : voici Pornichet, Sainte-Marguerite, Saint-Marc, enfin les hautes cheminées des chantiers maritimes de Saint-Nazaire qui bouclent la boucle. Et nous retrouvons la paix de Saint-Brévin un instant brisée par notre équipée.

Les voyages sont finis.

Le Finistère n’est pas loin pourtant. Nous aurions bien voulu le visiter. Sa sauvagerie nous attirait. De là, nous serions allés jusqu’au Mont-Saint-Michel et revenus à Saint-Brévin par Rennes, Laval et Châteaubriant. Quel Canadien n’a rêvé de voir cette Bretagne, berceau de tant de nos ancêtres !

Malheureusement, notre beau projet, nourri depuis si longtemps, tomba à l’eau, par manque d’argent ; mais nous avions l’habitude de ces déceptions, fréquentes aux étudiants qui doivent vivre et payer leurs inscriptions, et qui voudraient bien tout voir d’un pays où ils ne seront pas toujours. Nous nous confinons à Saint-Brévin où, somme toute, nous coulons une vie paisible, sous les pins et parmi les ajoncs.

Les vacances suivantes, nous reprenions le chemin de la mer. Une agence de location nous avait dirigés vers les Charentes. On sait ce que ce pays, d’où nombre de Français sont venus vers notre pays, représente pour nous. Nous étions installés à Chatelaillon, une plage de tout repos. On raconte dans le pays que Guérande a jailli des eaux comme une conquête quand Chatelaillon s’y est enfoncé. Il se peut bien, mais nous n’avons jamais vérifié ce fait étrange de bascule.

Nous habitions un vaste chalet à deux étages, auquel nous accédions par une allée profonde et qui faisait face à l’océan, dont nous disposions chaque jour. Nous prenions l’habitude de délicieuses flâneries sur la grève.

Chatelaillon n’avait rien d’affolant. On en avait vite fait le tour. Le soir, la place s’illuminait aux quinquets et un orgue de barbarie mugissait des airs d’opérette. La population se retirait tôt, et le calme enveloppait la place.

Pour nous, Chatelaillon valait surtout par ses environs : La Rochelle et Rochefort.

La Rochelle est une ville forte et un port imposant. Elle date, sous l’enveloppe de son manteau de pierre. On y reconnaît la puissance des siècles, puissance commerciale et maritime, puissance sociale aussi, que révèlent les travaux d’une population résistante et fière. Ses monuments, ses places publiques entourées d’arcades, son port massif, tout prête à sa silhouette un caractère de vigueur et de durée.

Rochefort est terne et sans traits accentués. Nous y cherchons le souvenir de Pierre Loti qui ne s’y rencontre guère. Nous mangeons dans une pâtisserie de si délicieuses mille-feuilles que je ne les ai jamais oubliées.

Plus loin, c’est Brouage, la patrie de Champlain. Nous eussions voulu y atteindre : c’était pour nous un pèlerinage. Mais il fallait compter avec le transport. La première voiture venue exigeait un prix fou pour nos bourses. Nous dûmes y renoncer. Ce n’est que vingt ans plus tard que nous avons accompli notre rêve et contemplé la plaine que dominent les murs de Brouage. Une peinture que je garde précieusement me rappelle aujourd’hui ce souvenir où se reflète la figure sévère du fondateur de Québec.