Sous les yeux d’Occident/Première partie

Traduction par Philippe Neel.
Gallimard (p. 9-82).



PREMIÈRE PARTIE


Pour commencer, je veux me défendre de posséder les dons d’imagination et d’expression qui m’auraient permis de créer de toutes pièces, pour l’amusement du lecteur, le personnage qui s’appelait à la mode russe, Cyrile, fils d’Isidore, – Kirylo Sidorovitch Razumov.

Si j’ai jamais, au moindre titre, été gratifié de dons semblables, je les ai vus, depuis longtemps, étouffés sous l’exubérance des mots. Les mots, vous le savez, sont les plus grands ennemis de la réalité. J’ai été pendant de longues années professeur de langues étrangères, occupation qui finit par devenir fatale pour les qualités d’imagination, d’observation et d’intuition dont un homme ordinaire a pu se sentir doté à un degré quelconque. Le professeur de langues voit infailliblement arriver un moment où le monde ne lui apparaît plus qu’à l’état d’un marché de mots innombrables, et où l’homme fait simplement figure d’animal parlant, peu supérieur en somme à un perroquet.

Ceci dit, la simple observation aurait été insuffisante à me faire comprendre M. Razumov, pénétrer la réalité de son être, et bien plus encore à me le faire imaginer tel qu’il était. J’aurais été totalement incapable de me figurer seulement des événements semblables à ceux de sa vie. Je crois d’ailleurs que mes lecteurs n’auraient pas eu besoin de cette affirmation, pour découvrir dans les pages de mon récit tous les signes d’une évidence documentaire. Conclusion légitime : c’est bien en effet sur un document qu’est basée cette histoire, à la rédaction de laquelle je me suis contenté d’apporter ma connaissance de la langue russe, rôle suffisant pour ma tentative. Le document en question consiste, on l’a compris, en une sorte de journal. Ce n’est cependant pas un journal au sens propre du mot ; les notes, bien que toujours datées, n’en sont pas, en général, consignées jour à jour, et certaines d’entre elles, qui s’étendent sur des mois, couvrent des douzaines de pages. C’est ainsi que toute la première partie en est consacrée au récit rétrospectif d’un événement ancien d’un an.

Je mentionnerai d’abord ce fait que j’ai longtemps vécu à Genève, ville dont tout un quartier doit aux nombreux étudiants russes qui l’habitent le nom de Petite Russie. J’avais à cette époque de multiples relations dans la Petite Russie, ce qui ne m’empêche pas d’avouer mon incompréhension persistante du caractère russe. L’illogisme de l’attitude, l’arbitraire des conclusions, la fréquence de l’exceptionnel chez ces gens-là, ne seraient pas des obstacles pour un homme dont la vie tout entière s’est passée dans l’étude des diverses grammaires ; mais il y a sans doute un autre écueil, un trait particulier de leur nature, une de ces différences subtiles qui échappent à la compréhension d’un pauvre professeur. Ce qui peut au contraire frapper ce professeur, c’est l’extraordinaire amour des Russes pour les mots. Ils les recueillent et les caressent, mais ne savent pas les garder pour eux ; ils sont toujours prêts à les lâcher, pendant des heures ou pendant des nuits, avec un enthousiasme, une abondance torrentueuse, et une précision telle parfois, que l’on ne peut se défendre de croire, comme en face d’un perroquet remarquable, qu’ils comprennent réellement ce qu’ils disent.

Il y a, dans l’ardeur de leur parole, une générosité qui place leurs discours aux antipodes de la loquacité ordinaire, et ces discours restent trop décousus pourtant pour faire de la véritable éloquence. Mais je m’excuse d’une telle digression…

Il serait oiseux de chercher les raisons qui ont poussé M. Razumov à laisser derrière lui un tel document. On se refuse à croire qu’il ait pu désirer le voir lire par aucun œil humain. Nous nous trouvons ici en présence d’un besoin mystérieux de la nature humaine qui, sans parler de Samuel Pepys, entré par cette voie dans l’immortalité, a poussé des gens sans nombre, criminels, saints, philosophes, jeunes filles, hommes d’état ou simples imbéciles, à écrire des mémoires révélateurs, dictés sans doute par la vanité, mais aussi par d’autres motifs plus insondables.

Il doit y avoir, dans les mots, une merveilleuse puissance d’apaisement pour que tant d’hommes leur aient demandé de servir à leurs confessions. Paisible individu moi-même, je suppose que le véritable idéal poursuivi par les hommes est celui d’une forme, ou peut-être seulement d’une formule de paix. Au moins la réclament-ils avec assez de véhémence à l’heure actuelle. Mais je ne puis concevoir l’espèce d’apaisement que Kirylo Sidorovitch Razumov espérait trouver dans la rédaction de son journal.

Il n’en reste pas moins qu’il l’a écrit.

M. Razumov était un jeune homme bien proportionné, grand, et anormalement brun pour un Russe des Provinces centrales. Sa beauté eut paru incontestable, n’eût été un manque particulier de finesse dans les traits. On eût dit qu’une figure, vigoureusement modelée dans la cire (et même assez proche de la correction classique) avait été tenue près d’une flamme dont la chaleur, en ramollissant la matière, avait enlevé toute netteté aux lignes. Il ne manquait pas pour cela d’une suffisante bonne mine, et était doué au surplus de manières excellentes. Dans les discussions, il s’inclinait volontiers devant les arguments et l’autorité d’un interlocuteur, et prenait auprès de ses jeunes compatriotes l’attitude d’un auditeur impénétrable, d’un de ces auditeurs qui vous écoutent avec intelligence, – et changent de sujet.

Une telle attitude, qui peut être chez un homme la marque d’une insuffisance intellectuelle ou de convictions peu solides, avait pourtant valu à M. Razumov une réputation de profondeur. Au milieu de bavards exubérants, habitués à s’épuiser chaque jour en discussions ardentes, on est porté à attribuer à un personnage relativement taciturne, une certaine puissance de réserve. Pour ses camarades d’Université, Kirylo Sidorovitch Razumov, étudiant en philosophie de troisième année à Pétersbourg, était une nature vigoureuse, et un homme parfaitement digne de confiance. Et ceci, dans un pays où toute opinion peut être un crime légal entraînant la mort ou un sort pire que la mort, signifiait qu’on le tenait pour un adepte des opinions interdites. On l’aimait aussi pour son urbanité et pour sa complaisance à obliger ses camarades, au prix même de quelque gêne personnelle.

La rumeur publique attribuait pour père à M. Razumov un Archiprêtre, et pour protecteur un gentilhomme de haute famille, habitant peut-être de sa province lointaine. Mais son aspect extérieur cadrait mal avec une origine aussi humble, et il était difficile de croire à une telle paternité. En fait, on suggérait que M. Razumov avait eu pour mère la très jolie fille de l’Archiprêtre, hypothèse qui éclairait les choses d’un jour tout différent, et expliquait la protection du noble gentilhomme. Nul sentiment de malice ou de méchanceté n’avait d’ailleurs dirigé les recherches dans ce sens, et personne ne savait ou ne se souciait de savoir quel était le gentilhomme en question. Razumov recevait une pension modeste mais très suffisante, par l’entremise d’un avoué obscur qui semblait, en quelque sorte, jouer pour lui le rôle de tuteur. De temps en temps, le jeune homme assistait à la réception sans cérémonie d’un de ses professeurs ; c’étaient les seules relations sociales qu’on lui connût dans la ville. Il suivait régulièrement les cours obligatoires et passait, auprès des autorités, pour un étudiant plein de promesses. Il travaillait chez lui en homme décidé à faire son chemin, mais ne s’enfermait pas farouchement pour cela. Il restait toujours accessible, et il n’y avait rien de secret ou de réservé dans son existence…


                      === I ===

Le début du journal de M. Razumov a trait à l’assassinat d’un homme d’État éminent, événement caractéristique de la Russie moderne, et plus caractéristique encore de la corruption morale d’une société opprimée où les plus nobles aspirations de l’humanité : désir de liberté, patriotisme ardent, amour de la justice, sens de la pitié, fidélité même des âmes simples, sont livrées aux frénésies de la haine et de la crainte compagnes inséparables d’un despotisme inquiet.

Le fait dont je veux parler est l’attentat, couronné de succès, contre la vie de M. de P…, Président de la fameuse commission de Répression d’il y a quelques années, et Ministre d’État investi de pouvoirs extraordinaires. Les journaux ont fait assez de bruit autour de ce personnage fanatique dont la poitrine étroite était serrée dans un uniforme brodé d’or ; dans sa figure de parchemin ridé, des yeux sans éclat s’abritaient derrière des lunettes et la croix de l’Ordre de Sainte-Procope pendait à son cou décharné. À une époque, si vous vous en souvenez, il ne se passait pas de mois sans que son portrait ne parût dans une des revues illustrées d’Europe. Il servait la monarchie en emprisonnant, en exilant ou en envoyant à l’échafaud, hommes et femmes, jeunes et vieux, avec une activité impitoyable et toujours égale. Dans son acceptation mystique du principe d’autocratie, il s’était appliqué à extirper du pays les derniers vestiges de ce qui pouvait, dans les institutions publiques, rappeler la liberté, et son impitoyable persécution de la génération nouvelle semblait viser à la destruction même de tout espoir de liberté.

On a dit que ce personnage exécré n’avait pas assez d’imagination pour concevoir la haine qu’il inspirait. C’est chose à peine croyable, mais le fait est qu’il prenait très peu de précautions pour sa sécurité. Dans le préambule d’un document officiel fameux, il avait un jour déclaré que « la pensée de la liberté n’était jamais apparue dans les actes du Créateur. La multitude des avis ne pouvait amener que révolte et désordre, et désordre et révolte sont des péchés dans un monde créé pour l’obéissance et la stabilité. Ce n’est pas la Raison mais l’Autorité qui exprimait l’Intention Divine. Dieu était l’Autocrate de l’Univers… » L’auteur d’une telle déclaration se croyait peut-être protégé par le ciel, lié envers l’impitoyable défenseur de l’Autocratie sur cette terre.

Il est probable que la vigilance de la police l’avait sauvé bien des fois, mais, lorsqu’au jour fixé il rencontra son destin, aucune précaution des autorités compétentes n’aurait pu le sauver. Elles ne surent rien de la conspiration tramée contre la vie du Ministre, ne reçurent de leurs informateurs ordinaires aucun avis de complot, n’eurent vent d’aucun symptôme, d’aucun mouvement suspect, d’aucune présence dangereuse.

M. de P… se rendait au chemin de fer, dans un traîneau découvert attelé de deux chevaux, avec un valet de pied et un cocher sur le siège. La neige, accumulée toute la nuit, rendait lourde aux pieds des chevaux la chaussée, non déblayée encore à cette heure matinale. Elle continuait à tomber à gros flocons. Mais on avait dû observer et signaler le traîneau. Comme l’attelage tirait à gauche pour prendre un tournant, le valet de pied remarqua un paysan qui marchait lentement au bord du trottoir, les mains dans les poches de sa touloupe en peau de mouton, et les épaules remontées jusqu’aux oreilles sous l’averse de neige. Lorsque le traîneau arriva à sa hauteur, le paysan se retourna brusquement et leva le bras. Il y eut au même instant un choc terrible, et une détonation assourdie par la masse des flocons ; les deux chevaux gisaient, déchiquetés, sur le sol, et le cocher précipité de son siège, avec un cri aigu, était mortellement blessé. Le valet de pied (seul survivant du drame) n’eut pas le temps de distinguer le visage de l’homme à la peau de mouton, qui avait fui après avoir jeté sa bombe, mais on suppose qu’en voyant surgir autour de lui, dans la neige, une quantité de gens accourus sur le lieu de l’explosion, il jugea plus prudent d’y revenir avec eux.

En un temps incroyablement court, une foule frémissante s’était assemblée autour du traîneau. Le Ministre-Président sorti indemne de la voiture et descendu dans la neige profonde, se tenait près du cocher qui râlait, et répétait à la foule, de sa voix faible et sans timbre : « Je vous prie de vous écarter. Pour l’amour de Dieu, je vous prie, braves gens, de vous écarter ».

C’est alors qu’un jeune homme de haute taille, immobile jusque-là sous une porte cochère, à deux maisons plus bas, s’avança rapidement dans la rue, et lança une seconde bombe par-dessus la tête des badauds. L’engin frappa à l’épaule le Ministre-Président penché sur son serviteur mourant, et, tombant entre ses pieds, fit explosion avec une violence effroyable ; il coucha mort sur le sol le Ministre, acheva le blessé, et réduisit en miettes, en un clin d’œil, le traîneau vide. La foule se dispersa avec un cri d’horreur, et s’enfuit dans toutes les directions ; seuls restaient sur place les morts et les mourants qui gisaient près du Ministre-Président, et deux ou trois blessés qui tombèrent à quelque distance.

La première explosion avait, comme par enchantement, fait assembler une foule ; la seconde transforma aussi rapidement la rue en désert sur une étendue de plusieurs centaines de mètres. Les gens regardaient de loin, à travers le rideau de neige, le monceau de cadavres entassés près de la carcasse des deux chevaux. Personne n’osa s’approcher à nouveau, avant l’arrivée d’une patrouille de Cosaques accourus au galop ; sautant à bas de leurs chevaux, les soldats commencèrent à retourner les morts. Parmi les victimes innocentes que la seconde explosion avait couchées sur le sol, on releva un cadavre revêtu d’une touloupe de paysan en peau de mouton, mais ses traits étaient méconnaissables, et l’on ne trouva absolument rien dans les poches de ses pauvres vêtements ; ce fut le seul corps dont l’identité ne put être établie.

Ce jour-là, M. Razumov, levé à son heure ordinaire, avait passé la matinée à l’Université, suivant les cours et travaillant quelque temps à la bibliothèque. Il entendit confusément parler de bombes et d’attentat à la cantine des étudiants, où il avait coutume de prendre son repas de deux heures. Mais ce bruit n’était fait que de chuchotements, comme il sied à une table de Russie, où il n’est pas toujours prudent, surtout pour un étudiant, de paraître apporter un intérêt trop vif à des bruits d’une certaine nature. Razumov était de ces hommes, qui, vivant à une époque de perturbation politique et d’inquiétude mentale, se cramponnent instinctivement à la vie normale et terre-à-terre de chaque jour. Il avait conscience de la tension émotive de son époque, et savait même y prendre une certaine part. Mais il s'intéressait, avant tout, à son travail, à ses études et à son propre avenir.

Officiellement et pratiquement sans famille, (car la fille de l’Archiprêtre était morte depuis longtemps), il n’avait subi, dans le développement de ses opinions ou de ses sentiments, aucune influence familiale. Il était aussi isolé dans le monde qu’un nageur perdu au milieu d’une mer immense. Le nom de Razumov n’était qu’une étiquette attachée à un individu solitaire. Il n’y avait nulle part d’autres Razumov ayant rien de commun avec lui. Sa plus proche parenté était celle que lui valait sa qualité de Russe, et c’est à cette seule qualité qu’il pouvait demander la réalisation ou l’envol des espoirs qu’il attendait de la vie. Cette immense famille connaissait les tortures des dissensions intestines, et il avait horreur de ces dissensions, comme un homme affable, qui recule à l’idée de prendre nettement parti dans une violente querelle entre proches parents.

Tout en marchant, Razumov songeait qu’il en avait fini maintenant avec les matières du prochain examen, et qu’il pourrait dorénavant consacrer son temps au sujet du concours des prix. Il convoitait la médaille d’argent offerte par le Ministre de l’Instruction, à qui seraient soumis directement les noms des compétiteurs. Le simple fait d’y prétendre serait tenu pour méritoire en haut lieu, et le gagnant du prix pouvait espérer, au sortir de l’Université, un poste d’importance dans l’Administration.

L’étudiant Razumov, dans un élan d’enthousiasme, oubliait les dangers qui menacent la stabilité des institutions d’où dépendent récompenses et postes d’honneur. Mais au souvenir du lauréat de l’année précédente, Razumov, le jeune homme sans famille se sentit dégrisé. Il se trouvait, avec quelques autres étudiants, dans la chambre de leur camarade au moment où ce dernier avait reçu l’avis officiel de son succès. C’était un garçon tranquille et simple ; « Excusez-moi », avait-il dit, avec un léger sourire, en prenant sa casquette. « Je sors pour faire monter quelques bouteilles de vin. Mais il faut d’abord que j’envoie une dépêche chez moi. Quel festin mes vieux vont offrir à tous leurs voisins, à dix lieues à la ronde ! »

Razumov se disait qu’il n’avait rien de tel à attendre du monde, et que personne ne se réjouirait de son succès ! Mais il n’en ressentait aucune amertume contre son noble protecteur, qui n’était pas un hobereau de province, comme on le croyait généralement, mais bien en fait le prince K… lui-même ; c’était un homme qui avait fait un jour grande figure dans le monde, mais n’était plus maintenant, ses jours de splendeur passés, qu’un vieux sénateur invalide et goutteux. Il menait une vie brillante encore, mais plus rangée, avec ses jeunes enfants, et une femme aussi aristocratique et aussi fière que lui-même.

Dans toute son existence, Razumov n’avait eu qu’une seule fois, l’honneur de se trouver en présence du Prince.

On avait donné à cette entrevue l’apparence d’une rencontre fortuite dans le bureau du petit avoué. Mandé chez l’homme d’affaires, Razumov trouva un jour un étranger, un grand personnage à mine aristocratique, dont le visage s’ornait de favoris gris et soyeux. L’homme de lois, chauve et chafouin, fit signe à l’étudiant : « Entrez, entrez, M. Razumov », avec une sorte de cordialité ironique. Et se tournant avec déférence vers l’étranger de marque : « Je vous présente un de mes pupilles, Excellence. Un des meilleurs étudiants de sa faculté à l’Université de Pétersbourg ».

À son immense surprise, Razumov se vit tendre une main blanche et fine. Il la prit avec confusion, (elle était douce et molle), et entendit un murmure de condescendance, où il distingua seulement les mots de « Satisfaisant » et « Persévérer ». Mais il ressentit une impression plus stupéfiante encore en sentant, tout à coup, avant qu’elle ne lui fût reprise, une pression nette de la main élégante, une pression légère comme un signe secret. L’émotion de ce geste fut terrible pour Razumov, qui sentit son cœur sauter dans sa gorge. Lorsqu’il leva les yeux, le personnage aristocratique, écartant d’un geste le petit avoué, avait ouvert la porte et sortait de la pièce.

L’avoué fourragea quelques instants dans ses papiers, puis, brusquement : « Savez-vous quel était cet homme ? » demanda-t-il.

Razumov, dont le cœur continuait à battre violemment, fit un geste de tête silencieux.

« C’était le prince de K… Vous vous demandez ce qu’il pouvait bien faire dans le trou d’un pauvre rat de lois comme moi, n’est-ce pas ? Ces grands personnages ont parfois des curiosités sentimentales comme le commun des mortels. Mais si j’étais à votre place, Kirylo Sidorovitch » poursuivit-il, avec un regard oblique et un ton d’emphase particulière sur le patronyme, « je ne me targuerais pas en public de cette présentation. Ce ne serait pas prudent, Kirylo Sidorovitch. Oh non certes ! Ce serait même compromettant pour votre avenir ».

Les oreilles de Razumov brûlaient comme du feu et ses yeux s’embrumaient. « Cet homme ! » se disait-il, en lui-même. « Lui ! »

C’est par ce monosyllabe qu’il prit dès lors l’habitude de désigner dans son esprit l’étranger aux favoris gris de soie. De ce jour aussi, il regarda avec intérêt, au cours de ses promenades dans les quartiers élégants, les chevaux et les voitures magnifiques conduits par le cocher à la livrée du prince K… Il vit une fois sortir la Princesse qui faisait des emplettes dans les magasins, suivie de deux fillettes dont l’une était plus grande que l’autre de près d’une tête. Leurs cheveux blonds tombaient librement sur le dos à la manière anglaise ; elles avaient des yeux rieurs, des manteaux, des manchons et de petites toques de fourrure exactement semblables ; leurs joues et leur nez étaient gaiement teintés de rose par le froid. Elles traversèrent le trottoir devant Razumov qui poursuivit sa route avec un timide sourire intérieur. « Ses filles » « Lui » ressemblaient. Le jeune homme sentit monter en lui une bouffée chaude de tendresse pour ces enfants qui ignoreraient toujours son existence. Elles allaient épouser bientôt des généraux ou des gentilshommes de la Chambre, et elles auraient des garçons et des filles qui connaîtraient peut-être un jour Razumov comme un vieux professeur célèbre et décoré, Conseiller Privé même et gloire de la Russie ; voilà tout !

Mais un professeur célèbre, c’est quelqu’un, et son mérite mettrait sur l’étiquette Razumov un nom honoré ! Il n’y avait rien d’étrange, en somme, dans ce désir de notoriété qu’éprouvait l’étudiant, car la véritable vie d’un homme est celle que lui assignent dans leurs pensées les autres hommes, guidés par le respect ou l’amour naturel. En rentrant chez lui, le jour de l’attentat contre M. de P…, Razumov était décidé à faire tous ses efforts pour gagner la médaille d’argent.

En gravissant lentement les quatre étages de l’escalier sombre et crasseux qui montait à sa chambre, il sentait croître sa confiance dans le succès. Le nom du lauréat serait publié dans les journaux du jour de l’An, et la pensée qu’« Il » l’y verrait probablement obligea Razumov à s’arrêter court pendant une seconde ; puis il reprit son ascension, en souriant de son émotion. « Ce n’est là qu’une ombre », se dit-il, « mais le métal de la médaille sera une réalité palpable et un heureux début. »

La chaleur de sa chambre parut agréable et encourageante à son appétit de travail. « J’ai devant moi quatre heures de bonne besogne », se disait-il. Mais à peine avait-il fermé la porte qu’il tressaillit violemment. Noire contre la blancheur du grand poêle de porcelaine qui brillait dans l’ombre, se détachait une étrange silhouette, revêtue d’un manteau de drap brun à basques, ajusté et serré à la taille, les jambes prises dans de hautes bottes, et la tête couverte d’une petite toque d’Astrakhan. L’allure générale était souple et martiale. Razumov restait confondu et c’est seulement lorsque l’homme eut fait deux pas en avant, en lui demandant d’une voix calme et grave si la porte était bien fermée, qu’il retrouva la parole.

« Haldin !… Victor Victorovitch… Est-ce bien vous ? Oui la porte est fermée. Mais voici qui est pour le moins inattendu ».

Victor Haldin, plus âgé que la plupart de ses camarades d’Université, ne faisait pas partie du clan des étudiants laborieux. On ne le voyait presque jamais aux cours, et les autorités le cataloguaient comme « esprit inquiet et faux », – notes détestables. Mais il jouissait auprès de ses camarades d’un grand prestige personnel et exerçait sur leur pensée une véritable influence. Razumov n’avait jamais été intime avec lui. Ils s’étaient rencontrés, de loin en loin, dans des réunions privées d’étudiants et avaient même entamé une discussion, une de ces discussions sur les grands principes, chères aux esprits ardents de la jeunesse.

Razumov aurait été heureux de voir son camarade choisir un autre moment pour venir bavarder. Il se sentait en train pour s’attaquer à la composition du concours. Mais conscient de l’impossibilité qu’il y avait à renvoyer sans égards un homme comme Haldin, il usa de son ton le plus hospitalier pour le prier de s’asseoir et de fumer.

« Kirylo Sidorovitch », fit l’autre, en enlevant sa toque, « nous ne faisons peut-être pas exactement partie du même camp. Votre intelligence est plutôt tournée vers la spéculation. Vous ne parlez guère, mais je n’ai jamais vu personne qui pût mettre en doute la générosité de vos sentiments. On sent dans votre caractère une fermeté qui ne saurait aller sans courage ».

Razumov se sentit flatté et balbutia quelques mots pour exprimer sa satisfaction d’une opinion aussi heureuse, mais Haldin leva la main.

« C’est ce que je me disais », poursuivit-il, « en m’avançant à travers le chantier de bois, au bord de la rivière. C’est un caractère bien trempé, pensais-je, que celui de ce jeune homme qui ne laisse pas son âme voler au vent ! Votre réserve m’a toujours intéressé, Kirylo Sidorovitch. Aussi ai-je cherché votre adresse dans ma mémoire. Et voyez ma chance : votre dvornik avait quitté sa loge pour traverser la rue et causer avec un conducteur de traîneau. Je n’ai rencontré personne dans le vestibule, pas une âme. En montant l’escalier, j’ai vu votre logeuse sortir de votre chambre, mais elle ne m’a pas aperçu. Elle a traversé le palier pour rentrer chez elle… et j’ai pu me glisser chez vous. Voici deux heures que je vous attends, d’un instant à l’autre ».

Razumov avait écouté ces paroles avec surprise, mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, Haldin ajouta, résolument : « C’est moi qui ai supprimé de P… ce matin… »

Razumov réprima un cri d’effroi. La sensation de la ruine de sa vie, due à la seule rencontre d’un semblable crime, s’exprima en lui par cette exclamation à demi ironique : « C’en est fait de ma médaille d’argent ! »

Haldin reprit, après un instant de silence :

« Vous ne dites rien, Kirylo Sidorovitch ! Je comprends votre silence, et à vrai dire, je ne pouvais m’attendre, connaissant la froideur de vos manières anglaises à ce que vous me serriez dans vos bras. Mais qu’importe votre attitude ? Vous avez assez de cœur pour entendre le bruit des pleurs et des grincements de dents que cet homme a suscités dans le pays. C’en était assez pour détruire tous nos rêves philosophiques. Il arrachait la plante nouvelle, et c’est ce qu’il fallait empêcher. C’était un homme dangereux, un convaincu. Trois années de plus de son œuvre nous auraient replongés dans un demi-siècle de servage ! Songez à toutes les vies gâchées, à toutes les âmes perdues, pendant ce temps ! »

Sa voix brève et assurée perdit brusquement son timbre, et c’est d’un ton sourd qu’il ajouta : « Oui, frère, je l’ai tué !… Et c’est une exténuante besogne ! »

Razumov s’était affalé sur une chaise. Il s’attendait à toute minute à voir une foule de policiers faire irruption dans la chambre. Des milliers d’agents devaient être à la recherche de cet homme qui marchait là, de long en large… Haldin s’était remis à parler d’une voix ferme et contenue. De temps en temps, il faisait un geste, posément et sans hâte.

Il dit à Razumov sa pensée tendue pendant un an, ses semaines d’insomnie. « Lui » et « Un Autre » avaient été avertis, très tard dans la soirée précédente, par une « certaine personne », des déplacements du Ministre. Lui et « Un Autre » avaient préparé leurs « engins », décidés à ne plus dormir jusqu’à ce que « la chose » fut faite. Ils avaient marché dans les rues, toute la nuit, sous la neige, en portant leurs « engins »… sans échanger une parole. Lorsqu’ils voyaient venir une patrouille de police, ils se prenaient par le bras, affectant l’allure de deux paysans en goguette, titubant et parlant d’une voix rauque et avinée. Seuls, ces singuliers intermèdes coupaient leur silence et leur marche incessante. Leurs plans étaient faits à l’avance. À l’aube, ils se dirigèrent vers l’endroit où ils savaient que le traîneau devait passer. En le voyant venir, ils échangèrent un adieu assourdi, et se séparèrent. « L’Autre » resta au coin de la rue, tandis que Haldin se postait un peu plus loin.

Après avoir lancé sa bombe, il s’enfuit, immédiatement entouré par la foule affolée que la seconde explosion avait dispersée. Bousculé par des gens ivres de terreur, il ralentit le pas pour laisser passer le flot, puis tourna à gauche, dans une rue étroite, où il se trouva seul.

Il était stupéfait de cette fuite immédiate. Sa tâche était accomplie : il pouvait à peine y croire. Il lutta contre un désir presque irrésistible de se coucher sur la chaussée et d’y dormir. Mais cette faiblesse, faite d’une demi-torpeur, se dissipa rapidement ; il hâta le pas et se dirigea vers un des quartiers les plus pauvres de la ville, à la recherche de Ziemianitch.

Ce Ziemianitch, comprit Razumov, était une sorte de demi-paysan, à qui la location de quelques traîneaux et de leurs attelages avait procuré une petite aisance. Haldin s’arrêta dans son récit, pour s’écrier :

« Ah, le garçon brillant, l’âme courageuse ! C’est le meilleur cocher de Pétersbourg… Ah ! voilà un homme ! »

Ziemianitch consentait à conduire une ou deux personnes, en toute sécurité, et à n’importe quel moment, jusqu’à la deuxième ou troisième station d’une des lignes du Midi. Seulement on n’avait pas eu le temps de le prévenir la veille. On le trouvait, en général, dans un restaurant de bas-étage des faubourgs. C’est là que Haldin avait été le chercher, mais en vain ; l’homme était absent et on ne l’attendait pas avant le soir. Haldin avait repris sa marche à l’aventure.

Il vit ouverte devant sa course errante la porte d’un chantier de bois, et y pénétra pour échapper au vent qui balayait l’avenue glaciale. Sous la couche de neige, les grandes piles rectangulaires de bois coupé prenaient l’aspect de huttes de village. Le gardien du chantier qui trouva l’étudiant blotti entre deux de ces piles commença par lui parler d’un ton cordial. C’était un vieillard desséché qui portait l’un sur l’autre deux manteaux de soldat, en loques. Il avait une figure comique de vieux sorcier, entourée d’un mouchoir rouge crasseux qui passait sous son manteau et par-dessus ses oreilles. Mais sa bonne humeur fit place tout à coup à la maussaderie, et il se mit, sans rime ni raison, à pousser des cris furieux.

« N’allez-vous pas déguerpir d’ici, espèce de badaud ? On les connaît les ouvriers de votre espèce ! Un grand diable, jeune et vigoureux ! Il n’est même pas ivre !… Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous ne me faites pas peur. Allez-vous-en, avec votre sale regard ! »

Haldin s’arrêta devant le siège de Razumov. La souplesse de son corps, et la blancheur du front au-dessus duquel les cheveux blonds montaient tout droit, lui donnaient un aspect d’audace fière.

« Il n’aimait pas mon regard », dit-il. « Alors… me voici… »

Razumov fit un effort pour parler avec calme.

« Mais, pardonnez-moi, Victor Victorovitch… Nous nous connaissons si peu… Je ne vois pas pourquoi vous… »

« La Confiance », fit Haldin.

Ce mot scella les lèvres de Razumov comme une main appliquée sur sa bouche, malgré les arguments venus en foule à son esprit.

« Alors… vous voici », murmura-t-il entre ses dents.

L’autre ne perçut et ne soupçonna même pas le ton de colère.

« Oui, me voici. Et personne ne sait que je suis chez vous. Vous êtes le dernier homme que l’on puisse soupçonner, si je venais à être pris. Et c’est un avantage, n’est-ce pas ? D’ailleurs, en m’adressant à un esprit supérieur comme le vôtre, je puis bien avouer la vérité. Je me suis dit que vous… que vous n’avez personne qui tienne à vous, aucun lien, aucun être qui puisse pâtir de ma découverte dans votre logis. Il y a déjà assez de maisons russes en ruines ! Je ne vois pas non plus comment on pourrait jamais se douter de mon passage ici. Si l’on m’arrête, je saurai tenir ma langue, quoiqu’on veuille faire de moi », conclut-il d’un ton farouche.

Il se remit à marcher, tandis que Razumov restait assis, épouvanté.

« Vous avez pensé… » balbutia-t-il, écœuré d’indignation.

« Oui, Razumov. Oui, frère. Un jour vous nous aiderez dans notre œuvre. Vous me prenez maintenant pour un terroriste, un destructeur de tout ce qui existe. Mais dites-vous bien que ceux-là sont les vrais destructeurs, qui attentent à l’esprit de progrès et de vérité,… et non les vengeurs qui s’attaquent seulement aux persécuteurs même de la dignité humaine. Il faut des hommes comme moi pour faire de la place aux froids penseurs comme vous. Et ces hommes-là ont fait le sacrifice de leur vie… ce qui ne m’empêche pas cependant de désirer me sauver, si je le puis. Ce n’est pas ma vie que je veux mettre à l’abri, mais la puissance d’action qu’il y a encore en moi. Je ne vivrai pas dans l’oisiveté. Oh non ! Ne vous y trompez pas, Razumov ; les hommes comme moi sont rares. Et puis, un exemple comme celui-ci est plus terrible pour les oppresseurs quand son auteur disparaît sans laisser de traces. Ils restent tremblants, tapis dans leurs bureaux et leurs palais. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider à disparaître. Ce n’est pas bien difficile. Il vous suffira d’aller tout à l’heure voir Ziemianitch de ma part, à l’endroit où j’ai été moi-même ce matin. Vous lui direz simplement : « Celui que vous savez voudrait trouver un traîneau bien attelé à la hauteur du septième réverbère de gauche, à partir du haut de la rue Karabelnaya. Soyez là à minuit et demie, et, s’il n’y avait personne à cette heure, que le traîneau descende deux ou trois maisons plus loin, pour revenir au même endroit dix minutes plus tard ! »

Razumov cherchait la raison qui l’avait empêché d’interrompre depuis longtemps ce flot de paroles pour dire à l’autre de s’en aller. Était-ce faiblesse, ou quoi ?

Il eut l’impression d’obéir à un instinct profond. Haldin devait avoir été vu. Il était inadmissible que personne n’eût remarqué les traits et l’aspect général de l’homme qui avait lancé la seconde bombe. Haldin était facile à reconnaître, et l’on avait dû, sur l’heure, donner son signalement à des milliers de policiers. Chaque minute rendait le péril plus imminent, et renvoyé à sa course errante dans la rue, il ne pouvait manquer d’être arrêté bientôt.

La police saurait bien vite tout ce qui le concernait et échafauderait une conspiration dont la découverte supposée mettrait en grand péril tous les amis et connaissances du meurtrier. Des expressions inconsidérées, de petits faits innocents en soi, seraient tenus pour autant de crimes. Razumov se rappelait certaines paroles qu’il avait prononcées, des discours entendus, des réunions inoffensives auxquelles il avait pris part ; un étudiant ne pouvait guère se tenir systématiquement à l’écart, sans devenir suspect à ses camarades.

Razumov se vit dans une forteresse, interrogé, tourmenté, maltraité peut-être, puis déporté par ordre de l’administration. Sa vie serait brisée, vide de tout espoir. Il se vit, – et c’est ce qu’il pouvait attendre de mieux, – menant, sous l’œil de la police, une existence misérable, dans quelque pauvre et lointaine ville de province, – sans amis pour subvenir à ses besoins ou tenter quelques démarches susceptibles d’adoucir son sort, sans aucune des connaissances qui venaient en aide aux autres. Les autres ! ils avaient des pères, des mères, des frères, des parents, des amis, prêts à remuer pour eux ciel et terre ; lui, il n’avait personne ! Les juges mêmes qui l’auraient condamné le matin, auraient oublié son existence avant la nuit.

Il vit sa jeunesse se faner dans la misère et le dénuement, ses forces s’en aller, son esprit devenir une chose vile. Il se vit, rasant les murs, misérable et râpé, et finissant par mourir seul, dans un taudis sordide, ou sur le lit ignoble d’un hôpital du Gouvernement.

Il frissonna, mais sentit descendre en lui le calme de l’amertume. Mieux valait en somme garder cet homme à l’abri des dangers de la rue, jusqu’au moment où il pourrait s’en aller avec quelque chance de salut. Oui, décidément, c’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Razumov n’en sentait pas moins qu’un danger perpétuel planerait sur son existence solitaire. On pourrait aussi longtemps que le criminel vivrait, lui reprocher les événements de ce soir, aussi longtemps que dureraient les institutions présentes. Et ces institutions lui paraissaient, en ce moment, raisonnables et indestructibles, aussi harmonieuses qu’était discordante et atroce la présence de cet homme. Il le haïssait cet homme ! Et il dit doucement :

« Oui, bien entendu ; j’irai là-bas. Vous me donnerez des instructions précises… et pour le reste… comptez sur moi. »

« Ah ! vous êtes un homme ! Calme, froid comme la glace ! Un vrai Anglais. D’où tenez-vous votre âme ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous. Écoutez, frère. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité, mais leur âme n’est pas perdue. Il n’y a jamais d’âme tout à fait perdue. Elle travaille dans l’ombre ;… à quoi serviraient sans cela ses souffrances : le martyre, le sacrifice, la conviction, la foi ? Que deviendra mon âme lorsque je mourrai de la mort qui m’attend, bientôt, très tôt, peut-être ? Elle ne périra pas. Ne vous y trompez pas, Razumov ; ce n’est pas du meurtre ; c’est de la guerre… de la guerre ! Mon esprit animera des cœurs russes jusqu’au jour où le mensonge sera balayé du monde. La civilisation moderne est construite sur le mensonge, mais une vérité nouvelle sortira de la Russie. Ah ! vous ne dites rien ; vous êtes sceptique. Je respecte votre scepticisme philosophique, Razumov, mais ne touchez pas à l’âme, à l’âme russe qui vit en nous tous. Elle a un avenir, elle a une mission, je vous le dis ; aurais-je été amené sans cela à faire cette chose atroce… comme un boucher… au milieu de tous ces innocents… à jeter la mort… moi ! moi !… moi qui ne ferais pas de mal à une mouche ! »

« Pas si fort », fit rudement Razumov.

Haldin s’assit brusquement, et, appuyant sa tête sur ses bras croisés, éclata en sanglots. Il pleura longuement.

Le crépuscule s’était épaissi dans la chambre. Razumov écoutait les sanglots, immobile, perdu dans une stupeur sombre.

L’autre redressa la tête, et se releva, maîtrisant sa voix avec effort.

« Oui. Les hommes comme moi ne laissent pas de postérité », reprit-il, d’un ton plus calme. « Mais j’ai une sœur qui vit avec ma vieille mère. Grâce à Dieu, j’ai pu les décider à partir cette année pour l’étranger. Ce n’est pas une mauvaise petite fille que ma sœur. Il y a dans ses yeux plus de loyauté que dans ceux d’aucun être humain qui ait vécu sur cette terre. Elle se mariera bien, je l’espère. Elle aura des enfants, des fils peut-être. Regardez-moi : Mon père était un fonctionnaire provincial du Gouvernement et possédait aussi un petit domaine. C’était un bon serviteur de Dieu, un vrai Russe à sa manière. Il avait l’âme de l’obéissance. Mais je ne tiens pas de lui. Il paraît que je ressemble au frère aîné de ma mère, un officier, fusillé en 1828… sous Nicolas, vous savez. Ne vous ai-je pas dit que c’est la guerre… la guerre ? Mais Dieu de Justice ! C’est une exténuante besogne ! »

Razumov, de sa chaise où il était assis, la tête appuyée sur la main, éleva une voix qui paraissait sortir du fond d’un abîme.

« Vous croyez en Dieu, Haldin ? »

« Vous voici accroché à des mots qu’on laisse échapper. Qu’importe ! Quelles étaient donc les paroles de cet Anglais : « Il y a une âme dans les choses… » Le diable l’emporte ; je ne me souviens plus. Mais il disait vrai. Lorsque se lèvera le jour des penseurs tels que vous, n’oubliez pas ce qu’il y a de divin dans l’âme russe… et cela, c’est la résignation. Respectez-la, au moins, dans votre agitation intellectuelle, et ne laissez pas l’arrogance de votre sagesse intercepter le message qu’elle adresse au monde. Je vous parle maintenant comme un homme qui a une corde autour du cou. Pour qui me prenez-vous ? Pour un révolté ? Non, c’est vous, les penseurs, qui êtes les éternels révoltés. Moi je suis un résigné. Lorsque s’est imposée à moi la nécessité de cette lourde tâche, et que j’ai compris qu’il fallait l’accomplir, qu’ai-je fait ? Ai-je exulté, ai-je été fier de mes projets… en ai-je pesé la valeur et les conséquences ? Non ! je me suis résigné ! J’ai pensé : « Que la volonté de Dieu soit faite ! »

Il se jeta tout de son long sur le lit de Razumov, et appuyant sur ses yeux le dos de ses mains, il resta parfaitement immobile et silencieux. On n’entendait même pas le bruit de sa respiration. La paix morte de la chambre resta absolue, jusqu’au moment où, dans l’ombre, s’éleva la voix morne de Razumov :

« Haldin »

« Oui », fit l’autre, sans bouger, dans l’obscurité dense qui le rendait maintenant invisible.

« N’est-il pas temps pour moi de partir ? »

« Oui, frère. » La voix de Haldin résonnait comme s’il eut parlé dans un rêve, au-dessus du lit où il restait immobile, dans l’ombre. « L’heure est venue de tenter la destinée ».

Il s’arrêta, puis donna à Razumov quelques instructions, avec la voix calme et impersonnelle d’un sujet endormi. Razumov se préparait, sans un mot de réponse. Comme il quittait la chambre, la voix s’éleva du lit, à nouveau :

« Dieu soit avec toi, âme silencieuse ».

Sorti sur le palier, avec précaution, Razumov ferma la porte et mit la clef dans sa poche.


II modifier

On croirait les paroles et les événements de cette soirée gravés à l’aide d’un instrument d’acier dans le cerveau de M. Razumov, pour qu’il ait pu, plusieurs mois après, en écrire le récit avec tant de détails et tant de précision.

Il note avec plus de minutie et d’abondance encore, les pensées qui l’assaillirent une fois dans la rue. Elles affluèrent sans doute avec une force nouvelle, pour n’être plus contenues par la présence d’Haldin, la conscience terrifiante d’un grand crime et la puissance stupéfiante d’un fanatisme exalté. En parcourant les pages du journal de M. Razumov, je dois avouer cependant que l’expression « afflux de pensées » n’est pas une image heureuse.

La description exacte, la réplique fidèle de l’état de ses sentiments seraient rendues par ces mots : « Un tumulte de pensées ». Non que ces pensées fussent nombreuses ; elles étaient, comme celles de la plupart des êtres humains, simples et en petit nombre,… mais il serait impossible de donner ici une idée de leurs répétitions, de leurs exclamations, qui se poursuivaient en un tourbillon lassant et sans fin… – car la course était longue.

Si le lecteur d’Occident les trouve choquantes ou mal appropriées, voire nettement impropres à la situation, il devra peut-être s’en prendre d’abord à la maladresse de mon récit. Mais je lui ferai observer aussi qu’il ne s’agit pas, dans cette histoire, de notre Europe Occidentale.

Il est possible que les nations aient imposé une forme à leurs gouvernements, mais les gouvernements les ont, en retour, payées de la même monnaie. Il est absurde de supposer un jeune Anglais dans la situation de M. Razumov. Ce serait donc une entreprise vaine que d’imaginer ses pensées en semblable occurrence. La seule conjecture plausible que l’on puisse hasarder, c’est, qu’en face d’une telle crise, il ne penserait pas comme M. Razumov. Il n’aurait pas comme lui, l’expérience héréditaire et personnelle des moyens employés par une autocratie historique, pour la répression des idées, la sauvegarde de son pouvoir et la protection de sa propre existence. Seule une imagination fantaisiste pourrait lui faire concevoir la possibilité d’une arrestation et d’un emprisonnement arbitraires, mais il lui faudrait des idées délirantes (et serait-ce encore suffisant) pour envisager le knout comme moyen pratique d’interrogatoire ou de punition.

Ce n’est là qu’un exemple brutal et palpable des conditions si différentes de notre pensée d’Occidentaux. Je ne saurais dire si l’idée vint à Razumov de cette menace précise, mais sans doute faisait-elle inconsciemment partie de l’ensemble de terreurs et d’épouvantes, suscitées par la crise. Razumov, nous l’avons vu, connaissait des moyens plus subtils dont sait user un gouvernement despotique pour détruire la vie d’un individu. La moindre des calamités qui le menaçaient, la simple expulsion de l’Université et l’impossibilité de poursuivre nulle part ses études, brisaient net l’existence d’un jeune homme qui attendait du seul développement de ses dons naturels une place dans le monde. En sa qualité de Russe, être impliqué dans une conspiration, c’était, pour lui, sombrer dans les bas-fonds de la société, parmi les désespérés et les miséreux, oiseaux de nuit de la ville.

Ajoutez à cela, pour concevoir les pensées de Razumov, ses conditions spéciales de famille, ou plutôt l’absence totale de famille dont il souffrait, souvenir cuisant rappelé de façon particulièrement brutale par les paroles de ce fatal Haldin.

« Est-ce parce que je n’ai pas de parents qu’on doit encore m’enlever tout le reste ? » pensait-il.

Il se raidit, en un effort nouveau pour continuer sa route. Des traîneaux glissaient sur la chaussée au son de leurs grelots, apparitions fantastiques qui se détachaient dans la nuit noire, au milieu d’un halo de blancheur frémissante.

« Car c’est un crime », se disait-il. « Un meurtre est un meurtre. Bien qu’à vrai dire, des institutions libérales… »

Une sensation de nausée l’arrêta. « Il faut que je sois courageux », s’exhorta-t-il. Toute sa force avait disparu, comme si on la lui avait prise, d’un geste. Mais un puissant effort de volonté lui fit surmonter cette défaillance ; il avait peur de s’évanouir dans la rue et d’être ramassé par la police avec la clef de sa chambre dans la poche. Chez lui, on trouverait Haldin, et alors vraiment, tout serait fini.

C’est, chose assez singulière, cette crainte même qui paraît l’avoir soutenu jusqu’au bout. Les rares passants surgissaient brusquement devant lui, tout noirs parmi les flocons de neige, et s’évanouissaient aussitôt, sans bruit de pas.

Razumov se trouvait dans un quartier misérable ; il aperçut sous la lumière d’un réverbère une vieille femme à laquelle des châles en loques donnaient un aspect de mendiante en fin de journée. Elle marchait paresseusement dans le brouillard, comme si nul foyer ne l’avait attendue, et serrait sous le bras à la façon d’un trésor inestimable, une miche ronde de pain noir. Razumov détourna les yeux, jaloux de la paix de cet esprit et de la sérénité de cette destinée.

On s’étonne, à lire le journal de M. Razumov, qu’il ait pu continuer sa marche au long des rues interminables, sur des trottoirs que la neige bloquait peu à peu. C’est la pensée de Haldin enfermé dans sa chambre, et le désir éperdu d’en finir avec lui, qui le poussaient. Il n’y avait, dans ses efforts, aucun motif de raison. Aussi, lorsqu’en arrivant au misérable restaurant, il apprit l’absence de Ziemianitch, l’homme aux chevaux, resta-t-il muet de stupeur.

Le garçon, jeune homme aux cheveux en désordre, vêtu d’une blouse rose et de bottes goudronnées cria, avec un ricanement stupide qui découvrait ses gencives pâles, qu’au début de l’après-midi, Ziemianitch après s’être rempli la panse, était parti avec une bouteille sous chaque bras « sans doute pour se donner du cœur en compagnie de ses chevaux », ajouta-t-il.

Le tenancier du taudis, petit homme osseux dont le caftan de drap sale tombait sur les talons, se tenait tout près, les mains passées dans la ceinture, et hochait la tête en signe d’affirmation.

Les vapeurs d’alcool, le relent graisseux des mets rances saisirent Razumov à la gorge. Il frappa la table de son poing fermé, et cria violemment :

« Vous mentez ».

Des faces sordides se tournaient vers lui. Un vagabond loqueteux, aux yeux doux, qui buvait son thé à la table voisine, s’en alla plus loin. Un murmure d’étonnement monta, souligné d’inquiétude. Un rire s’éleva aussi, en même temps qu’une exclamation railleuse : « Voyons ! Voyons ! » Le garçon regardait autour de lui, prenant les assistants à témoins.

« Ce Monsieur ne veut pas croire que Ziemianitch est saoul ! »

D’un coin éloigné, un être innommable, horrible et hirsute, dont la face noire ressemblait à un museau d’ours, grogna rageusement, d’une voix rauque :

« Sacré conducteur de voleurs ! Est-ce que nous avons besoin de ses clients ? Nous sommes tous d’honnêtes gens ici ! »

Razumov se mordait les lèvres jusqu’au sang, et se contenait pour ne pas éclater en imprécations, mais en entendant à son oreille le murmure du gargotier : « Venez, petit père », il le suivit dans un trou minuscule situé derrière le comptoir de bois, et d’où sortait un bruit d’éclaboussures. Une créature mouillée, crottée et frissonnante, sorte d’épouvantail sans sexe, se penchait au-dessus d’un cuveau de bois, où elle lavait des verres à la lueur d’une chandelle.

« Oui, petit père », fit d’un ton larmoyant l’homme au long caftan. Il avait une petite figure bonne et rusée, semée d’une maigre barbe grisâtre. Tout en essayant d’allumer une lanterne de fer-blanc qu’il serrait contre sa poitrine, il bavardait sans trêve.

Il montrerait Ziemianitch au Monsieur, pour lui prouver qu’il ne disait pas de mensonges. Et il le lui montrerait ivre. La femme du cocher s’était enfuie, paraît-il, la veille au soir. « Et la vieille sorcière que c’était ! Maigre ! Pfui ! » Il cracha. Elles filaient toutes de chez ce cocher du diable !… Il avait soixante ans pourtant… Mais il ne pouvait jamais s’y faire. « À chacun, n’est-ce pas, ses peines selon son cœur… et Ziemianitch a toujours été un vieux fou. Alors, il se jetait sur la boisson. Qu’est-ce qui pourrait vivre dans notre pays sans la boisson ? Ah, c’est un vrai Russe, le petit cochon !… Veuillez me suivre. »

Sur un épais tapis de neige, Razumov traversa une cour entourée de hauts murs aux fenêtres innombrables. Çà et là brillait confusément, dans la masse d’ombre carrée, un lumignon jaunâtre. La maison ne formait qu’un immense taudis, une ruche de vermine humaine, formidable repaire de miséreux sur lesquels planaient la famine et le désespoir.

Dans un coin de la cour, le terrain s’inclinait en pente rude, et guidé par la lanterne, Razumov s’engagea par une petite porte, dans un sous-sol allongé, sorte de boyau souterrain et sordide. Vers le fond du caveau, trois petits chevaux au poil broussailleux, attachés à des anneaux, groupaient leurs têtes. Immobiles et sombres sous la lueur confuse de la lanterne, ils devaient constituer le fameux attelage convoité par Haldin. Razumov scrutait anxieusement l’ombre, tandis que son guide fouillait la paille du bout du pied.

« Le voici. Ah le petit pigeon. Un vrai Russe ! » « Pas de peines de cœur pour moi », qu’il dit : « Apportez-moi la bouteille et enlevez-moi ce sale gobelet ! Ah ! Ah ! Ah ! voilà l’homme ! »

Il élevait sa lanterne au-dessus du corps allongé d’un individu manifestement habillé pour une sortie. La tête se perdait dans un capuchon de drap, et d’un tas de paille émergeait une paire de pieds chaussés d’énormes bottes.

« Toujours prêt à conduire tout le monde », poursuivait l’homme au caftan. « Un vrai cocher russe ! Saint ou diable, nuit ou jour, c’est tout un pour Ziemianitch quand son cœur est libre de chagrins. Je ne vous demande pas qui vous êtes, mais où vous voulez aller ! qu’il dit. Il conduirait Satan à son domicile, et reviendrait en chantant pour ses chevaux. Il en a conduit plus d’un qui fait aujourd’hui sonner ses chaînes dans les mines de Nertchinsk. »

Razumov frissonna.

« Appelez-le ; réveillez-le », fit-il d’une voix trouble.

L’autre posa sa lanterne sur le sol, et recula d’un pas pour lancer un coup de pied dans le corps inanimé. Le dormeur frémit, mais ne bougea pas. Au troisième coup de pied, il grogna, mais resta toujours inerte.

Le gargotier n’insista pas,… et avec un profond soupir :

« Vous voyez vous-même ce qu’il en est. Nous avons fait notre possible pour vous. »

Il reprit sa lanterne. Des ombres noires dansaient dans le cercle de lumière. Une fureur terrible, l’aveugle et instinctive rage de la conservation, saisit Razumov.

« Ah la sale bête », gronda-t-il d’une voix furieuse qui faisait sauter et trembler la flamme de la lanterne. « Je te réveillerai ! Donnez-moi… Donnez-moi… »

Il chercha autour de lui, les yeux égarés, et saisissant le manche d’une fourche d’écurie, il se mit, avec des cris inarticulés, à frapper le corps inerte. Puis ces cris cessèrent, tandis que les coups continuaient à pleuvoir, dans l’ombre silencieuse de l’écurie souterraine. Razumov rossait Ziemianitch avec une fureur inlassable, à grandes volées de coups retentissants.

Mais seul il s’agitait, en mouvements violents ; ni l’homme ni les ombres du mur ne bougeaient. Et l’on n’entendait que le bruit des coups ; c’était une scène lugubre.

Tout à coup, il y eut un craquement sec ; le manche se brisa, et son extrémité vola dans l’ombre, au delà du cercle de lumière. En même temps, Ziemianitch se redressa. Razumov resta immobile, rigide comme l’homme à la lanterne, mais sa poitrine se soulevait, comme si elle allait éclater.

Une sensation obscure de douleur avait dû finir par pénétrer les ténèbres de l’ivresse consolante appesanties sur « la brillante âme russe », objet de l’admiration enthousiaste de Haldin. Mais Ziemianitch ne voyait évidemment rien. Ses yeux clignèrent, tout blancs dans l’ombre, une fois…, deux fois…, puis toute lueur s’en effaça. Pendant un instant, les paupières closes, il resta assis sur la paille, avec un air étrange de méditation lasse, puis il se laissa couler sur le côté… sans un bruit. Seule la paille eut un petit craquement. Razumov regardait, les yeux fous, la respiration haletante ; après une seconde ou deux, il entendit un léger ronflement.

Alors, jetant au loin le fragment du manche resté dans sa main, il partit à grandes enjambées, sans regarder derrière lui.

À peine avait-il fait cinquante pas dans la rue, la tête vide, qu’il s’enfonça dans un monceau de neige où il se trouva bientôt engagé jusqu’aux genoux.

Cet incident lui fit retrouver ses sens, et il vit, en regardant autour de lui qu’il s’était trompé de côté. Il revint sur ses pas, mais cette fois à une allure plus modérée. En repassant devant la maison qu’il venait de quitter, il tendit le poing vers ce sombre refuge de la misère et de l’abjection, dont la masse sinistre se détachait sur la blancheur du sol et paraissait couver le crime. Il laissa retomber son bras avec découragement.

Le total abandon de Ziemianitch au chagrin et à l’ivresse, source de toutes consolations, l’avait confondu. C’était bien là le peuple ! Un vrai Russe ! Razumov se sentait heureux d’avoir battu la brute, « l’âme brillante » louée par Haldin ! Le voilà bien le peuple ; les voilà bien les enthousiastes ! Entre ces deux folies, tout était fini pour Razumov, victime de l’ivresse du paysan incapable d’agir et de l’ivresse d’un idéaliste rêveur, incapable de voir la raison des choses et le vrai caractère des hommes ! C’était une sorte d’enfantillage terrible ! Mais aux enfants on donnait des maîtres ! « Ah le bâton, le bâton… la main rude », pensait Razumov avec un désir ardent de coups distribués et de destruction.

Il était satisfait d’avoir rossé l’ivrogne. L’effort physique avait fait courir dans son corps une chaleur vivifiante. Le tumulte de son esprit s’était apaisé, comme si son accès de violence en avait éteint la fièvre. Il ne sentait plus en lui, à côté du sentiment persistant d’un danger terrible, qu’une haine froide et irrésistible.

Il ralentissait le pas de minute en minute, et si l’on songe à l’hôte qui l’attendait dans sa chambre, on conçoit les raisons de son peu d’empressement. Cet homme chez lui c’était une maladie subtile, une infection pestilentielle qui, si elle ne lui coûtait pas la vie, en retrancherait tout ce qui la rend digne d’être vécue, et changerait pour lui la terre en un véritable enfer.

Que faisait-il, l’autre, maintenant ? Restait-il toujours allongé comme un cadavre, le dos des mains sur les yeux ? Razumov eut une vision morbide du corps couché sur le lit, la tête creusant l’oreiller,… les jambes dans les hautes bottes, les pieds en l’air… Et, emporté par un élan de haine, il se dit : « Je le tuerai en rentrant ». Mais il savait bien que ce serait là un geste inutile ; le cadavre pendu à son cou serait presque aussi compromettant que l’homme vivant. Il aurait fallu pouvoir l’anéantir totalement… et c’était chose impossible. Alors, n’avait-il plus qu’à se tuer pour sortir de cette impasse ?

Mais il y avait trop de haine dans le désespoir de Razumov pour lui permettre d’accepter une telle solution.

Et pourtant, c’était du désespoir qu’il sentait en lui, à l’idée de devoir vivre, à côté de Haldin, des jours sans nombre, de ressentir des alarmes mortelles, au moindre bruit. Peut-être, en apprenant que « l’âme brillante » de Ziemianitch avait sombré dans les fumées de l’ivresse, l’homme emporterait-il autre part son infernale résignation ! Mais ce n’était guère probable.

« On m’écrase », se disait Razumov, « et je n’ai même pas la ressource de la fuite ! » D’autres possédaient quelque part un coin de terre, une petite maison de province, où ils pouvaient porter leurs chagrins. Un refuge matériel ! Lui, n’avait rien, pas même un refuge moral, le refuge des confidences. À qui pourrait-il aller conter son histoire, dans l’immense pays ?

Razumov frappa du pied, et sous le tapis doux de la neige, il sentit le sol dur de la Russie, le sol froid, inanimé, inerte, comme le visage morose et tragique d’un cadavre de mère caché sous un linceul ;… sa patrie… sa patrie à lui, sans un foyer, sans un cœur !…

Il leva les yeux et resta stupéfait. La neige avait cessé de tomber, et le ciel noir des hivers du Nord, éclairci comme par miracle, étincelait au-dessus de sa tête de la splendeur des étoiles allumées. C’était un dais adapté à la pureté resplendissante de la neige.

Razumov ressentit une impression presque physique des espaces sans limite et des millions sans fin…

Et il y répondit avec l’aptitude d’un Russe, à qui vient en naissant la notion des nombres et de l’espace. Sous l’immensité somptueuse du ciel, la neige couvrait les forêts sans fin, les rivières gelées, les plaines immenses, effaçait les traces des chemins et les accidents du sol, nivelait tout sous sa blancheur uniforme et faisait de la terre une formidable page blanche, offerte au récit d’une inconcevable histoire. Elle recouvrait le sol mort, la vie d’êtres sans nombre comme Ziemianitch, et la poignée d’agitateurs, meurtriers imbéciles du genre de cet Haldin.

Il y avait, dans cette terre, une sorte d’inertie sacrée, pour laquelle Razumov se sentait pénétré de respect : « N’y touchez pas », semblait crier en lui une voix ; « N’attentez pas à cette garantie de durée, de sécurité… » C’était le lent travail poursuivi par la destinée, l’œuvre de paix qui n’avait rien à voir avec la légèreté passionnée des révolutions et leurs impulsions changeantes. Ce qu’il fallait, ce n’étaient pas les aspirations contradictoires d’un peuple, mais une volonté forte et unique, ce n’était pas le tumulte confus de voix innombrables, mais un homme, un homme fort et seul !…

Razumov était mûr pour la vraie conversion ; il en sentait l’approche et restait fasciné devant sa logique toute puissante. Car une suite de pensées n’est jamais illogique. L’illogisme tient aux nécessités profondes de l’existence, à nos terreurs secrètes et à nos ambitions mal avouées, à notre foi en nous, à laquelle se mêle une secrète méfiance de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et à l’appréhension des jours incertains.

En Russie, dans la patrie des idées sans corps et des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini par renoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers la seule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé à l’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme un incrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de ses pères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avant lui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâce le toucher au front.

« Un Haldin », pensait-il en reprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent ses indignations, ses discours sur la servitude et la justice divine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrir des millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé en une masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans le vent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires. La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol que sort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique est stérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays, moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre ma foi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits à néant par un fanatique sanguinaire ? »

La grâce envahissait Razumov. Il croyait maintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce que c’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts de velours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’un gouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail. Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments et agitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable, sans procurer puissance, volonté ou faveurs.

Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant en lui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes et faciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement, avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissance supérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, et lui donner l’éloquence écrasante de certains pécheurs convertis.

Il se sentait plein d’un orgueil austère.

« Que sont, auprès de la claire puissance de mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cet individu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pas quarante millions de frères ? » se disait-il, dans le silence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et la terrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait le symbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amour fraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre au moins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,… ma raison froide et supérieure, se refuse à admettre ! »

Il cessa un instant de penser ; le silence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétude suspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dans l’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible, appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.

Il restait, bien entendu, très loin des réactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fût pour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, tout cela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées, des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu, l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumov croyait à sa venue, que rendait inévitable la logique de l’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autre puissance », se demandait-il ardemment « pourrait faire mouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune, aucune autre qu’une volonté unique ! »

Il était persuadé de faire le sacrifice de ses propres aspirations au libéralisme en rejetant des erreurs séduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est du patriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait : « Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pas un lâche ! »

Il y eut à nouveau, dans son esprit, un silence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarter devant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, se faisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.

« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? et qui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plus haute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et la mort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nous combattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort, certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est chose impossible ; il est le membre gangrené qu’il faut amputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas au moins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui ne comprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je de moi un souvenir trompeur ? »

L’idée passa dans son esprit que personne au monde ne pourrait se soucier du souvenir qu’il laisserait derrière lui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour un mensonge !… Quel destin misérable ! »

Il se trouvait maintenant dans un quartier plus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deux traîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, à son camarade :

« Sale coquin ! »

Le cri rauque, lancé presque dans son oreille, troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivit son chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçut en travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif, distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec son vêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couché à l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi sa place… et la neige, autour de lui, restait immaculée.

Cette hallucination avait un tel caractère de réalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller dans sa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvait encore. Mais il résista à cette impulsion avec un sourire dédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée sur l’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cette apparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène avec calme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, il continua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autre qu’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, il retourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la trace continue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, le corps du fantôme.

L’étudiant poursuivit son chemin, grommelant avec stupeur, après quelques instants :

« On l’aurait cru vivant ! Il semblait respirer ! Et en plein sur mon chemin ! Singulière sensation !… »

Il fit quelques pas, puis murmura, entre ses dents serrées :

« Je vais le dénoncer ! »

Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut le vide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sa casquette sur ses yeux.

« Trahison ! C’est un grand mot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’il trahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parler de trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout ce qu’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment ma conscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi, de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, et m’oblige à me laisser entraîner par lui ? C’est de l’autre côté que sont toutes les indications du vrai courage ».

Il eut sous sa casquette un regard circulaire.

« Qu’est-ce que le monde pourra me reprocher ? Ai-je légitimé la confiance de ce fou ? Non ! Lui ai-je, par un seul mot, un seul regard, un seul geste, donné lieu de supposer que j’adoptais la foi qu’il m’attribuait ? Non ! J’ai consenti, c’est vrai, à aller voir Ziemianitch. Et bien j’ai été le voir ! Et je lui ai brisé un bâton sur le dos, par-dessus le marché, à cette brute ! »

Il y eut dans sa tête une sorte de mouvement inconscient qui lui fit voir un aspect singulièrement net et clair de son cerveau.

« Mieux vaudrait tout de même », réfléchit-il avec un accent intérieur tout différent, « mieux vaudrait garder pour moi cet incident. »

Il avait franchi le dernier tournant qui précédait sa rue, et marchait maintenant dans une avenue large et luxueuse où tous les restaurants et quelques boutiques restaient ouverts. Des lumières tombaient sur le trottoir où marchaient paresseusement des hommes vêtus de riches manteaux de fourrures, et de temps en temps une femme élégante. Razumov regardait ces gens avec le mépris d’un croyant austère pour la foule frivole. C’était cela le monde,… ces officiers, ces dignitaires, ces esclaves de la mode, ces fonctionnaires, ces membres du Yacht-Club. L’événement de la matinée les menaçait tous. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient connu les intentions de cet étudiant, enveloppé dans son manteau ?

« Il n’y en a pas un qui sache sentir et penser aussi profondément que moi. Combien d’entre eux seraient-ils capables d’accomplir un acte de conscience ? »

Razumov s’attardait dans la rue lumineuse. Il avait pris une décision ferme. Ce n’était même pas une décision : il venait simplement de comprendre ce qu’il avait toujours voulu faire. Et pourtant, il éprouvait un besoin d’approbation.

Il se dit, avec une sorte d’angoisse :

« Je veux être compris ! » Cet éternel désir, avec sa signification profonde et mélancolique pesait lourdement sur Razumov qui, parmi quatre-vingt millions de ses proches, n’avait pas un seul cœur à qui se confier !

Il n’avait pas à songer à l’avoué ; il méprisait trop le petit agent de chicanes ! Impossible aussi d’aller étaler sa conscience devant l’agent de police du coin. Il n’avait aucun désir non plus de s’adresser au commissaire de son district, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfois sur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteinte pendue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler, probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, et ferait un affreux vacarme », se disait Razumov.

« Un acte de conscience ne pouvait s’accomplir sans une certaine dignité !… »

Razumov ressentait le besoin désespéré d’un conseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraie solitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, mais la solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même, la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvés chérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps en temps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voile pendant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humain ne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspective d’une solitude morale absolue…

Et Razumov en était là. Pour fuir cette obsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirante de se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied du lit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait une confession totale, avec des paroles passionnées qui remueraient l’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par des larmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusion d’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce serait sublime !

Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur. Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mine d’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vague promenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une jolie femme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle et belle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’aux pieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte de tendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant.

Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision de favoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué en son esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serré sa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissant mettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, une caresse à demi-involontaire.

Et Razumov restait stupéfait ! Comment n’avait-il pas encore songé à cet homme ?

« Un sénateur, un dignitaire, un grand personnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! »

Une émotion étrange, une sorte d’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Il lutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cette sentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait faire vite !… Il monta dans un traîneau, en criant au cocher :

« Au palais K…, et rapidement ! Allons, vole !… »

Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc des yeux, répondit avec obséquiosité :

« J’entends, j’entends, Votre Haute Noblesse ».

Il était heureux pour Razumov que le prince K… ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre de M. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans les hautes sphères officielles.

Le prince K…, tristement assis dans son bureau solitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune homme mystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire son nom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pas avant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu de s’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, ce soir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sa curiosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau.

Dans le vestibule, dont la porte d’entrée restait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui se tenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu de la foule des laquais anxieux.

Le Prince fut démesurément vexé et même indigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens de subtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune homme à la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucement dans la chambre pour frapper sur un timbre après un instant d’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnait froide et menaçante, dire dans le lointain :

« Faites entrer ce jeune homme. »

Razumov s’avança sans trembler ; il se sentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité des jugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regard sombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendait parfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. Le Prince ne lui offrit pas de siège.

Une demi-heure plus tard, ils sortaient ensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider le Prince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosser ses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsque s’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants, Razumov qui restait silencieux et le regard perdu, mais avec toutes ses facultés tendues, entendit la voix du Prince :

« Votre bras, jeune homme. »

L’esprit mobile et superficiel de l’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu que l’art des missions brillantes et des succès mondains, avait été frappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, par la dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov.

« Non, après tout », lui avait-il dit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez eu raison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas une affaire de policiers subalternes. On attache la plus grande importance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vous jusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et si difficile. »

Il s’était levé pour sonner, tandis que Razumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent :

« Je me suis fié à mon instinct ; un jeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, à l’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques les plus profondes, vers un Russe illustre,… voilà tout ! »

Et le Prince s’était écrié :

« Vous avez bien fait. »

Dans la voiture, petit coupé monté sur patins de traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblait légèrement :

« Ma gratitude est plus grande que ma présomption ! »

Il tressaillit en sentant, tout à coup, une main presser son bras, dans l’ombre.

« Vous avez bien fait », répéta le Prince.

Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmura pour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindre question :

« La maison du Général T… ».

Sur la chaussée couverte de neige brillait un grand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride de leurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaient devant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous la vaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deux officiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse. Razumov marchait à côté du Prince.

Une quantité prodigieuse de plantes de serre chaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiques s’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita, écouta avec un salut profond le murmure du Prince, et s’écriant d’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout de suite », disparut quelque part. Le Prince fit signe à Razumov.

Ils traversèrent une suite de salons d’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait des préparatifs de bal, réception que la femme du Général avait décommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes ces pièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumières brillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deux tables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma la porte derrière eux, et ils attendirent.

Un feu de charbon brûlait dans une grille anglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ; le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu et sans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucun bruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronze poli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescent courant.

Le Prince la désigna, à mi-voix :

« C’est de Spontini : La Course de la Jeunesse. Adorable. »

« Admirable », approuva Razumov, sans chaleur.

Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieux et fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait une sensation gênante qui le tourmentait comme un rongement de faim.

Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrir une porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffé par le tapis.

La voix du Prince s’éleva tout de suite, tremblante d’excitation.

– Nous le tenons, ce misérable[1]. « Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver. Non ! c’est incroyable ! »

Razumov restait tourné vers le bronze et retenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion. Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse :

« Asseyez-vous donc. »

Le Prince eut un cri : « Mais comprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; le meurtrier ; nous le tenons ! »

Razumov se retourna. Les larges joues glabres du Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans doute avait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeux bleu-pâles qui le dévisageaient froidement.

Le Prince eut, de son siège, un geste aimable de la main :

« Monsieur Razumov…, un jeune homme très honorable, que la Providence elle-même… »

Le Général accueillit la présentation avec un froncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui ne faisait pas le plus léger mouvement.

Assis devant son bureau, le Général écoutait le Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de déceler sur son visage le moindre signe d’émotion.

Razumov contemplait l’immobilité du profil charnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cette impassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers le jeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sans foi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruauté insouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoire aucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incrédulité non plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement il suggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseau avait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans les rues ».

Razumov s’avança au milieu de la pièce : « La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche », dit-il.

Il ressentait pour cet homme une horreur profonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression en passa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeux pensifs, et Razumov souriait.

Tout ceci se passait au-dessus de la tête du Prince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil.

« Un étudiant nommé Haldin… », fit le Général, rêveur.

Razumov cessa de sourire.

« C’est bien le nom », fit-il d’une voix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin, étudiant. »

Le Général changea légèrement de position.

« Comment est-il vêtu ? Voulez-vous avoir la bonté de me le dire ? »

Razumov décrivit le costume de Haldin, en quelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardait toujours ; puis, s’adressant au Prince :

« Nous n’étions pas sans indications », dit-il en français. « Une bonne femme qui était dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de ce genre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée au Secrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus en manteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui lui ont été présentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’était exaspérant ! »

Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe, sur un ton de reproche aimable :

« Prenez une chaise, M. Razumov, je vous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? »

Razumov s’assit négligemment, les yeux fixés sur le Général.

« Cet imbécile aux yeux louches ne comprend rien », pensait-il.

Le Prince éleva la voix :

« M. Razumov est un jeune homme de hautes capacités ; je tiens à cœur de voir son avenir… »

« Bien entendu », interrompit le Général, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il ait une arme sur lui, M. Razumov ? »

Le Général parlait d’une voix douce et musicale ; Razumov répondit avec une irritation contenue :

« Non ; mais il y a mes rasoirs qui traînent dans la chambre ; vous comprenez ? »

Le Général baissa la tête en signe d’approbation.

« Oui, je comprends. »

Puis, s’adressant au Prince, sur un ton déférent :

« Nous voulons prendre l’oiseau vivant. Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter un peu, avant d’en finir avec lui ! »

Le silence sépulcral de la pièce à la pendule muette retomba sur les modulations polies de cette phrase atroce.

Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pas un geste.

Soudain le Général reprit, développant une pensée nouvelle :

« La fidélité aux institutions menacées dont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeu d’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, et tenez » poursuivit-il avec une sorte de flatterie brutale, « M. Razumov que voici commence à s’en apercevoir aussi. »

Les yeux qu’il tournait vers le jeune homme semblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personne ne choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombre conviction :

« Haldin ne parlera jamais ! »

« C’est ce qu’il nous reste à voir ! » murmura le Général.

« J’en suis certain », insista Razumov. « Un homme de cette trempe ne parle jamais… Croyez-vous que ce soit la crainte qui m’ait amené ici ?… » ajouta-t-il avec violence. Il se sentait prêt à défendre jusqu’au bout son opinion sur Haldin.

« Oh non, certes », protesta le Général, avec une grande simplicité. « Je n’hésite même pas à vous avouer, M. Razumov, que si le meurtrier n’était pas venu raconter son histoire à un Russe ferme et loyal comme vous, il aurait disparu comme une pierre dans l’eau… ce qui aurait produit un effet détestable », ajouta-t-il, avec un sourire clair et cruel sous le regard figé. « Nous sommes donc bien loin, vous le voyez, de vous soupçonner d’avoir obéi à la crainte. »

Le Prince intervint dans la conversation, en regardant Razumov par-dessus le dossier de son fauteuil.

« Personne ne met en doute la valeur morale de votre action. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, je vous en prie. »

Il se tourna vers le Général, et sur un ton où perçait l’inquiétude :

« C’est cette raison même qui m’a amené ; vous pouvez vous étonner de me voir… »

Le Général l’interrompit vivement :

« Pas du tout ! Rien de plus naturel… Vous avez compris l’importance… »

« Oui », répondit le Prince. « Et je demande avec insistance que mon intervention, ni celle de M. Razumov ne soient rendues publiques. C’est un jeune homme d’avenir, d’aptitudes remarquables… »

« Je n’en doute pas », murmura le Général, « il inspire confiance ».

« Il y a, de nos jours, tant d’opinions pernicieuses, répandues dans les milieux les plus inattendus, que l’on peut craindre, malgré la monstruosité d’une telle idée, de le voir pâtir… Ses études… Ses… »

Les coudes sur le bureau, le Général se prit la tête dans les mains.

« Oui, oui ! laissez-moi penser !… Combien y a-t-il de temps que vous l’avez laissé dans votre chambre, M. Razumov ? »

Razumov indiqua l’heure qui correspondait à peu près au moment de sa fuite éperdue de l’immense maison populaire. Il avait décidé de laisser entièrement dans l’ombre l’affaire Ziemianitch. Parler de l’ivrogne, c’était condamner cette « brillante âme russe » à l’emprisonnement, au knout peut-être, et pour finir, à un voyage en Sibérie, dans les chaînes. Razumov, qui avait battu Ziemianitch, se sentait maintenant pour lui une tendresse confuse, faite de remords.

Le Général laissa, pour la première fois, percer ses sentiments intimes, en s’écriant avec mépris :

« Et vous dites qu’il est venu vous faire ses confidences, comme cela, sans raison, à propos de bottes ? »

Razumov sentit le danger dans l’air. Le despotisme soupçonneux et sans merci s’était enfin démasqué. Une crainte soudaine scella les lèvres du jeune homme. Le silence de la chambre pesait maintenant comme celui d’un donjon profond, où le temps ne compte plus, et où peut-être, pour toujours, oublié un suspect. Mais le Prince vint à la rescousse :

« C’est la Providence même qui a conduit, dans un moment d’aberration, ce misérable chez M. Razumov ; il s’en rapportait à de vagues spéculations, à des conversations anciennes de plusieurs mois et totalement oubliées par notre jeune ami, au cours desquelles ils avaient échangé des pensées que l’autre a mal interprétées ».

« M. Razumov », interrogea le Général, d’un ton méditatif, après un instant de silence, « vous laissez-vous souvent entraîner à des conversations philosophiques ? »

« Non, Excellence », répondit froidement Razumov, avec un besoin soudain d’expansion. « Je suis un homme aux convictions solides. Il y a dans l’air des opinions brutales qui ne valent pas toujours la peine d’être combattues. Mais le mépris silencieux d’un esprit pondéré peut être mal interprété par des utopistes exaltés. »

Le Général le regardait entre ses mains écartées ; le Prince K… murmura : « Voilà bien un jeune homme sérieux. Un esprit supérieur ».

« D’accord, mon cher Prince », fit le Général. « M. Razumov peut être tranquille à mon égard ; je m’intéresse à lui et il paraît doué de cette qualité précieuse de savoir inspirer confiance. Ce qui m’étonne, c’est que l’autre soit venu raconter son histoire, soit venu avouer quoi que ce soit, le meurtre même, s’il ne cherchait qu’un asile de quelques heures. Car après tout rien n’était plus simple pour lui que de ne rien dire du tout… à moins qu’il n’ait tenté, poussé par une incompréhension absurde de vos vrais sentiments, de s’assurer de votre aide, hein, M. Razumov ? »

Razumov eut la sensation que le sol remuait ; cet homme grotesque à l’uniforme collant était terrible ; c’était son devoir d’être terrible.

« Je devine la pensée de Votre Excellence. Mais je ne puis que vous dire mon ignorance à ce sujet. »

« Je n’ai aucune idée particulière », murmura le Général avec une surprise bien jouée.

« Je suis dans ses mains, livré sans défense à cet homme », songeait Razumov. Les fatigues et les dégoûts de cet après-midi, le besoin d’oubli, la terreur qu’il ne pouvait chasser tout à fait, réveillèrent sa haine pour Haldin.

« Alors je ne puis aider Votre Excellence. Je ne sais pas ce qu’il voulait. Je sais seulement que l’envie m’est venue d’abord de le tuer. Puis, un instant après, j’aurais voulu mourir moi-même. Je n’ai rien dit ; j’étais accablé ; je n’ai provoqué aucune confidence, exigé aucune explication. »

Razumov paraissait hors de lui, mais son esprit restait lucide ; en réalité cette explosion était volontaire.

« Il est regrettable », dit le Général, « que vous n’ayez rien su de plus. Mais n’avez-vous aucune idée de ses intentions ? »

Razumov s’apaisa, voyant là une porte de sortie.

« Il m’a dit son espoir de trouver vers minuit et demi un traîneau, qui l’attendrait à la hauteur du septième réverbère en partant de l’extrémité supérieure de la rue Karabelnaya. En tout cas il voulait se trouver là au temps fixé ; il ne m’a même pas demandé à changer de vêtements. »

« Ah voilà », dit le Général en se tournant vers le Prince K… avec un air de satisfaction. « Voici le moyen de mettre votre protégé à l’abri de tout soupçon à propos de cette arrestation. Nous attendrons le Monsieur dans la rue Karabelnaya ».

Le Prince exprima sa gratitude ; il y avait une vraie émotion dans sa voix. Razumov restait assis, immobile et silencieux, les yeux fixés sur le tapis. Le Général se tourna vers lui :

« À minuit et demi. Jusque-là, il faut que nous nous reposions sur vous, M. Razumov. Vous ne pensez pas qu’il ait l’intention de modifier ses projets ? »

« Comment puis-je le savoir ? » fit Razumov. « Pourtant des hommes de cette trempe n’ont pas l’habitude d’oublier leurs projets. »

« De quels hommes voulez-vous parler ? »

« Des amoureux fanatiques de la liberté en général, de la Liberté avec un grand L, Excellence, de la Liberté qui n’a aucun sens précis, de la Liberté au nom de laquelle on commet tant de crimes ! »

Le Général murmura :

« Je déteste tous les rebelles ; je n’y puis rien ; c’est dans ma nature. »

Il ferma le poing et l’agita, le bras ramené en arrière :

« On les détruira ».

« Ils ont, à l’avance, fait le sacrifice de leur existence », fit Razumov avec un âpre plaisir, en regardant en face le Général. « Si Haldin changeait d’idée ce soir, soyez sûr que ce ne serait pas pour fuir et pour chercher un autre moyen de sauver sa vie. C’est qu’il aurait songé à quelque nouvelle entreprise. Mais c’est peu probable. »

Le Général répéta, comme pour lui-même : « On les détruira ».

Razumov resta impassible, tandis que le Prince s’écriait :

« Quelle terrible nécessité ! »

Le Général laissa lentement retomber son bras.

« Il y a une consolation : ces gens-là ne laissent rien derrière eux… Je l’ai toujours dit : un effort impitoyable, persistant, vigoureux, et nous en aurons fini pour toujours avec eux ! »

Razumov pensa qu’il fallait, à l’homme investi d’un pouvoir arbitraire aussi redoutable, une véritable conviction, en effet, pour pouvoir supporter le poids de ses responsabilités.

Le Général répéta, avec fureur :

« Je déteste les rebelles… ces esprits subversifs… ces débauchés intellectuels. Mon existence est toute faite de fidélité. C’est aussi une conviction, et pour la défendre, je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie, de mon honneur même, au besoin. Mais faut-il, je vous le demande, parler d’honneur quand on a affaire à des gens qui nient Dieu lui-même, à des athées, à des brutes ? On a la nausée, rien que d’y penser ! »

Pendant cette tirade, Razumov qui regardait le Général, avait approuvé de la tête, une ou deux fois ; le prince K…, majestueux dans son fauteuil, leva les yeux au ciel avec un murmure :

« Hélas ! »

Puis, le regard baissé, et d’un ton décidé :

« Ce jeune homme, Général, est parfaitement fait pour comprendre la portée de vos paroles mémorables. »

La colère sombre du Général fit place à une expression d’urbanité parfaite :

« Je vais prier maintenant M. Razumov de retourner chez lui. Notez que je ne lui demande pas s’il a expliqué son absence à son hôte. Il est probable qu’il n’a pas oublié de le faire. Mais je ne lui demande rien. M. Razumov possède le don précieux d’inspirer la confiance. Je ferai seulement remarquer qu’une absence plus prolongée risquerait d’éveiller les soupçons du criminel et de l’amener à modifier ses projets. »

Il se leva pour reconduire, avec une scrupuleuse courtoisie, ses visiteurs jusqu’au vestibule encombré de fleurs.

Razumov quitta le Prince au coin d’une rue. Dans la voiture, il avait écouté des paroles où le sentiment naturel entrait en lutte avec la prudence nécessaire. Le Prince craignait évidemment d’entretenir chez le jeune homme un espoir de commerce ultérieur. Mais la voix qui proférait dans l’ombre de sages paroles, des paroles de bonne volonté banale, avait une note de tendresse, et le Prince avait dit, à son tour :

« J’ai en vous une confiance parfaite, M. Razumov ».

« Ils ont donc tous confiance en moi », se disait sourdement Razumov. Il éprouvait un mépris indulgent pour l’homme serré contre lui dans la voiture étroite. Le vieillard devait craindre des scènes de ménage ; on disait sa femme orgueilleuse et violente.

Il lui semblait bizarre de faire au mystère une si large part dans le bonheur et la sécurité de la vie. Mais il voulait tranquilliser le Prince, et lui dit avec l’émotion nécessaire, que conscient de ses moyens modestes, et sûr de sa puissance de travail, il saurait se créer un avenir. Il exprima sa gratitude pour l’aide qu’il avait rencontrée. On ne se trouvait pas deux fois en présence de situations aussi exceptionnelles, ajouta-t-il.

« Et vous vous êtes comporté cette fois avec une fermeté et une correction qui me donnent une haute idée de votre valeur », fit le Prince, gravement. « Il ne vous reste plus qu’à persévérer,… à persévérer. »

En descendant sur le trottoir, Razumov se vit tendre par la portière du coupé, une main dégantée dont l’étreinte se prolongea un instant. La lumière d’un réverbère tombait sur la figure longue et les favoris gris à l’ancienne mode du Prince :

« J’espère que vous êtes tout à fait rassuré maintenant sur les conséquences… »

« Après ce que Votre Excellence a bien voulu faire pour moi, je ne puis que m’en rapporter à ma conscience. »

« Adieu », fit l’homme aux favoris, avec sentiment.

Razumov s’inclina ; le traîneau glissa sur la neige avec un petit crissement ; l’étudiant restait seul sur le bord du trottoir.

Il se dit qu’il n’avait plus à s’occuper de rien, et se mit en route vers son domicile.

Il marchait lentement. Il lui était arrivé souvent de rentrer ainsi, à une heure tardive, après une soirée passée chez des camarades, ou dans un théâtre aux places modestes. Après quelques pas, il retrouva une impression d’habitudes familières. Il n’y avait rien de changé : il apercevait, en tournant le coin bien connu, la lumière confuse du magasin de comestibles tenu par une Allemande. Il voyait, derrière la petite vitrine, les miches de pain rassis, les bottes d’oignons et les chapelets de saucisses. On fermait justement la boutique. Le petit boiteux chétif, qu’il connaissait si bien de vue, trébuchait dans la neige, un large volet aux bras.

Il n’y avait rien de changé. Il retrouvait la porte familière, au vide de laquelle brillaient de faibles lueurs, indiquant l’entrée des divers escaliers.

Le sentiment de la continuité de la vie se basait sur de futiles impressions physiques. Les trivialités de l’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme. Cette pensée ajoutait au calme moral de Razumov, tandis qu’il commençait à grimper, dans la nuit, la main sur la crasse trop connue de la rampe, les marches si familières à ses pieds. L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels, qui font de chaque jour la répétition des jours précédents. Demain serait comme hier.

C’est seulement sur le palier de sa chambre qu’il se sentit rentré dans le domaine de l’anormal.

« Je suppose », pensait-il, « que si j’étais décidé à me faire sauter la cervelle devant ma porte, j’aurais la même tranquillité pour monter l’escalier. Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce qui est écrit doit arriver ! Des événements extraordinaires surviennent, puis ils passent comme les autres. De même, quand on a pris une résolution, il n’y a plus qu’à laisser les choses suivre leur cours. Les soucis quotidiens, les pensées banales viennent tout submerger,… et la vie se poursuit comme auparavant, en laissant dans l’ombre, comme il convient, tous ses côtés mystérieux et secrets. L’existence est une chose qui doit être vue de tous. »

Razumov ouvrit sa porte et en retira la clef ; il entra tout doucement et verrouilla soigneusement la porte derrière lui.

« Il m’entend », se disait-il, et il restait l’haleine coupée devant la porte refermée. Il ne perçut aucun bruit et s’avança délibérément dans l’ombre de l’antichambre nue. Dans sa chambre, il tâtonna sur la table, à la recherche de la boîte d’allumettes. Le bruit de sa main troublait seul le silence. L’homme dormait-il donc si profondément ?

Il frotta une allumette et regarda le lit. Haldin s’y trouvait toujours, allongé encore sur le dos, mais avec les deux mains sous la tête ; il avait les yeux ouverts et regardait le plafond.

Razumov leva sa lumière : les traits nets, le menton ferme, le front blanc et la masse des cheveux blonds se détachaient sur la blancheur de l’oreiller. Oui, c’était bien lui, couché sur le dos ; et Razumov pensa tout à coup : « J’ai pourtant marché sur sa poitrine, tout à l’heure !

Il regarda le lit jusqu’à ce que s’éteignît la flamme ; alors, il détourna les yeux et alluma sa lampe.

Il pendait son manteau au mur, le dos vers le lit, lorsqu’il entendit Haldin soupirer profondément, et demander, d’une voix lasse :

« Eh bien ; qu’avez-vous arrangé ? »

L’émotion fut si forte que Razumov fut heureux de pouvoir appuyer ses mains contre le mur. Une impulsion diabolique l’épouvanta, le besoin presque irrésistible de dire : « Je viens de vous dénoncer à la police ». Mais il retint ses paroles, et sans se retourner, d’une voix sourde :

« C’est fait », dit-il.

Il entendit un nouveau soupir de Haldin, s’assit à sa table, la lampe devant lui, et seulement alors leva les yeux vers le lit.

Dans le coin éloigné de la vaste chambre, sous la faible lueur de la petite lampe tamisée par un abat-jour très épais de porcelaine, Haldin apparaissait comme une forme sombre et longue, rigide d’une rigidité de cadavre. Son corps semblait moins matériel que le fantôme couché dans la neige, sur lequel Razumov avait marché. L’immobilité de cette silhouette obscure était plus alarmante que la vision distincte et vite évanouie.

La voix s’éleva à nouveau, presque suppliante :

« Quelle course vous avez dû faire !… Par ce temps… »

Razumov l’interrompit violemment :

« Atroce ! Un cauchemar ! »

Il eut un frisson perceptible. Haldin soupira encore, puis :

« Alors, frère ; vous avez vu Ziemianitch ? »

« Oui, je l’ai vu ».

Razumov, au souvenir du temps passé avec le Prince, crut prudent d’ajouter : « J’ai dû l’attendre assez longtemps. »

« C’est un caractère, n’est-ce pas ? Cet homme a un sens extraordinairement net de notre besoin de liberté ! Et il a des mots aussi, des mots simples, appropriés, tels qu’en peut seule trouver la sagesse fruste du peuple. Ah oui, c’est un caractère !

« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion…, vous comprenez ? » grommela Razumov entre ses dents.

Haldin regardait toujours le plafond.

« Voyez-vous, frère, j’ai beaucoup fréquenté dans cette maison, depuis quelque temps ; j’y portais des livres, des brochures. Il y a pas mal de ces pauvres gens qui savent lire. Et pour trouver des hôtes au banquet de la liberté, il faut battre les buissons et les chemins obscurs. Au fait j’ai presque uniquement vécu là pendant les dernières semaines ; je couchais dans l’écurie ; il y a une écurie… »

« C’est là que j’ai trouvé Ziemianitch », interrompit doucement Razumov. Un esprit d’ironie l’inspirait, et il ajouta :

« Entrevue satisfaisante, et qui m’a laissé l’esprit très apaisé. »

« Ah, c’est un homme », reprit Haldin d’une voix lente, les yeux toujours fixés sur le plafond. « Voici comment j’ai fait sa connaissance Depuis quelques semaines, résigné à ce que je devais faire, j’essayais de m’isoler. Je n’allais plus dans ma chambre. Pourquoi risquer d’exposer une pauvre veuve aux tracasseries de la police ? J’ai cessé de voir tous nos camarades… »

Razumov tira vers lui une feuille de papier et se mit à y faire des dessins, au crayon.

« Ma parole », pensait-il avec colère, « il a pensé à mettre tout le monde à l’abri… sauf moi ! »

« Ce matin… poursuivait Haldin, « ah ! ce matin, c’était différent ! Comment vous expliquer ? Avant que la chose fut faite, je me promenais la nuit et me cachais le jour, en y songeant sans cesse. Mais je me sentais très calme…, oui, très calme, malgré l’absence de sommeil. De quoi aurais-je pu me tourmenter ? Mais ce matin… après… ! C’est alors que l’agitation m’a pris. Je n’aurais pas pu rester dans cette grande bâtisse, pleine de misère. On ne trouve pas la paix, en ce monde, auprès des malheureux. Alors, dans le chantier, en entendant crier cet imbécile de gardien, je me suis dit : « Il y a dans cette ville, un jeune homme qui domine, de la tête et des épaules, la mesquinerie des préjugés vulgaires… »

« Se moquerait-il de moi ? » se demanda Razumov, qui continuait automatiquement ses dessins de carrés et de triangles. Et soudain, il pensa : « Ma conduite doit lui paraître étrange. S’il allait s’effrayer maintenant et s’enfuir quelque part !… Tout serait fini pour moi. Ce maudit Général !… »

Il laissa tomber son crayon et se tourna brusquement vers le corps é tendu dans l’ombre du lit, ce corps tellement plus indistinct que celui dont il avait, sans hésitation, écrasé la poitrine. Était-ce un fantôme encore ?… »

Le silence avait pesé longuement. « Il n’est plus ici… » Cette pensée se faisait jour dans l’esprit de Razumov, qui la repoussait désespérément, effrayé de son absurdité. « Il est parti…, et ceci n’est plus… »

Cette angoisse était intolérable. Il sauta sur ses pieds en disant à voix haute : « J’ai affreusement peur. » Et en quelques pas résolus, il se trouva au pied du lit. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Haldin, et le sentiment de la vie réelle de l’homme lui mit au cœur une tentation folle de saisir la gorge qui s’offrait ; il aurait arraché le souffle à ce corps, pour l’empêcher de s’évanouir entre ses mains et de ne laisser derrière lui qu’un fantôme.

Haldin ne fit pas un mouvement, mais ses yeux, un instant détournés, se portèrent vers Razumov, avec une gratitude pensive pour sa manifestation de sympathie.

Razumov s’éloigna du lit et se mit à arpenter la chambre à grands pas. « C’eût peut-être été le meilleur service à lui rendre », se disait-il, effrayé de trouver semblable excuse à la frénésie de meurtre qu’il avait sentie monter en lui, et que malgré tout il ne pouvait pas repousser. Et raisonnant son impulsion : « Qu’est-ce qui l’attend ? » Songeait-il. La potence, en définitive… et moi… »

Ses pensées furent interrompues par la voix de Haldin :

« Pourquoi vous tourmenter à mon sujet ? On pourra me tuer, mais on ne pourra pas chasser mon âme de ce monde. Écoutez ! j’ai une telle foi dans le monde, que je ne puis concevoir l’éternité que comme une très longue vie ! Peut-être est-ce la raison qui me rend la mort si facile ! »

« Hum ! » murmura Razumov, qui se mordit la lèvre et continua sa promenade, tout en ruminant ses étranges pensées.

« … Oui, pour un homme dans une telle situation… ce serait une charité. » Pourtant il ne s’agissait pas ici de charité, mais de justice… Et l’homme était tellement insaisissable !

« Moi aussi, Victor Victorovitch, j’ai foi dans notre monde », dit-il d’un ton ferme. « Moi aussi… tant que je vis… Mais vous paraissez résolu à revenir le visiter… après… Vous ne croyez pas sérieusement… ? »

Toujours immobile, Haldin l’interrompit :

« Si ! bien sûr… Je reviendrai… Il faut que nos esprits viennent hanter les oppresseurs de la pensée qui anime le monde des bourreaux des âmes qui aspirent à la perfection de la dignité humaine. Quant aux bourreaux de mon pauvre corps, je leur ai pardonné à l’avance !… »

Razumov s’était arrêté comme pour écouter, mais il analysait, cependant, ses propres sensations. Il s’en voulait d’attacher autant d’importance aux paroles de Haldin.

« Il est fou », se dit-il avec décision, sans que cette pensée apaisât sa colère. C’était une forme de folie particulièrement dangereuse…, et quand de tels fous s’attaquent à la vie publique d’un pays, c’est évidemment le devoir de tout bon citoyen…

Le cours de ses pensées subit un temps d’arrêt, mais fit place à un nouvel accès de haine silencieuse contre Haldin, de haine si violente qu’il se mit à parler à tort et à travers…

« Oui… en effet… l’Éternité… Moi non plus je ne me la représente pas très bien ;… mais je me l’imagine comme une chose morne et grise… Il n’y aurait plus rien d’inattendu, n’est-ce pas ?… La notion du temps ferait défaut… »

Il tira sa montre et regarda l’heure tandis que Haldin se tournait sur le côté, pour fixer sur lui un regard d’attention passionnée…

Ce mouvement effraya Razumov. L’homme insaisissable !… le fantôme !… Il n’était pas minuit encore…

Il poursuivit avec fièvre :

« C’est un mystère insondable ! Pouvez-vous concevoir l’idée de coins secrets dans l’Éternité ? Impossible ! Tandis que la vie en est pleine. Il y a des secrets qu’on apporte en naissant… et qu’on emporte dans la tombe. Et il y a quelque chose de comique… mais peu importe… Nous avons des mobiles secrets qui dictent notre conduite et nos actes les plus transparents. Tout cela est intéressant et si parfaitement insondable ! Voici un homme qui sort pour faire un tour : rien de plus banal. Et l’importance, pourtant que cette sortie prendra peut-être dans sa vie ! Il revient ; il a pu rencontrer un ignoble ivrogne,… observer un effet singulier de neige sur le sol… et c’en est assez ; il n’est plus le même homme. Les choses les plus improbables exercent leur action mystérieuse sur les pensées : les favoris gris d’un personnage, les yeux louches d’un autre… »

Razumov avait le front humide ; il fit un tour ou deux dans la chambre, la tête basse, un sourire amer sur les lèvres…

« Avez-vous jamais pensé à l’influence d’un regard torve ou de favoris gris… Pardonnez-moi : vous devez me croire fou de bavarder ainsi en un tel moment. Mais ce n’est pas à la légère que je parle : Je connais des exemples… J’ai causé avec un individu dont la vie fut bouleversée par des faits matériels de ce genre. Et cela sans qu’il s’en doutât ! Il s’agissait, bien entendu, d’un cas de conscience, mais ce sont des petits faits de cet ordre qui décidèrent de sa solution… Et vous me dites, Victor Victorovitch, de ne pas me tourmenter ! Songer donc que je réponds de vous !… » Razumov criait à demi…

Il réfréna avec peine un éclat de rire diabolique… Haldin, très pâle, se souleva sur le coude.

« Et les surprises de la vie », poursuivit l’étudiant avec un regard d’inquiétude. « Considérez leur nature singulière. Une impulsion mystérieuse vous amène ici : je ne dis pas que vous ayez eu tort ; au contraire, je crois qu’à un certain point de vue, vous ne pouviez faire mieux. Vous auriez pu chercher asile chez un homme pourvu d’affections et d’attaches familiales, comme celles que vous possédez vous-même… Pour moi, vous le savez, j’ai été élevé dans un établissement où l’on ne nous donnait pas assez à manger. Parler d’affection dans de telles conditions !… Jugez vous-même… Quant aux attaches, les seules que je possède au monde sont d’ordre social. Il faut que je me fasse agréer de façon quelconque, avant de pouvoir agir… Et je reste assis à ma table de travail… Ne croyez-vous pas que je collabore aussi au progrès ? Il faut que je cherche moi-même mon idéal et la voie droite… » Razumov eut une longue inspiration, puis, avec un rire bref et rauque : « Pardonnez-moi », fit-il, « mais je n’ai pas eu d’oncle pour me transmettre le souffle révolutionnaire, en même temps que ses traits ! »

Il regarda une fois de plus sa montre, et vit avec une insurmontable terreur qu’il s’en fallait de nombreuses minutes encore que ne sonnât l’heure fatale. Il arracha chaîne et montre de son gilet et les posa sur la table, en évidence dans le cercle de lumière de la lampe. Haldin, penché sur le coude, ne faisait pas le moindre mouvement. Cette attitude inquiéta Razumov. « Quel coup médite-t-il donc si tranquillement ? » pensa-t-il. « Il faut m’y opposer… Il faut que je continue à lui parler… »

Et élevant la voix :

« Vous êtes, pour une foule de gens, un fils, un frère, un neveu, un cousin, que sais-je ? Moi je suis un homme seul, seul comme je suis là, devant vous… seul en face de mon esprit ! Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les pensées d’un homme, qui n’a jamais connu un mot de chaude affection ou de louange, sur des sujets qui vous tiennent à cœur, du fait de vos traditions de caste ou de famille… de vos préjugés domestiques ? Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les sentiments de cet homme ?… Je n’ai pas de traditions de famille, rien à aimer ou à haïr… Ma seule tradition, c’est celle de l’histoire. C’est vers le passé national seul que je puis me tourner, ce passé auquel, vous, Messieurs, vous voulez soustraire votre avenir… Vais-je laisser frustrer, au gré d’enthousiastes violents, de la seule chose sur quoi elles puissent s’étayer, mon intelligence et mes aspirations vers un sort meilleur ? Vous sortez de votre province, mais moi, je possède tout ce pays, ou rien du tout. Sans doute vous considèrera-t-on, un jour, comme un martyr… une sorte de héros… un saint politique. Mais ne m’en demandez pas autant. Il me suffit de me préparer au travail. Et qu’obtiendrez-vous d’ailleurs, avec quelques gouttes de sang jetées sur la neige ? Sur cette Immensité ! sur cette Immensité malheureuse ! Je vous le dis », cria-t-il d’une voix contenue et vibrante, en faisant un pas vers le lit, « ce dont elle a besoin, ce n’est pas de vains fantômes sur lesquels je pourrais marcher… mais d’un homme ! »

Haldin leva les bras, en un geste d’horreur, comme pour écarter l’autre :… « Je vois », fit-il d’un ton désemparé, « je comprends… enfin ! »

Razumov chancela et dut se cramponner à la table ; la sueur perlait sur son front et un frisson courut le long de son dos.

« Qu’ai-je dit ? » se demanda-t-il. « Vais-je donc le laisser filer entre mes doigts ? »

Il se sentait les lèvres sèches comme du parchemin, et le sourire rassurant qu’il tentait d’esquisser s’acheva en une grimace incertaine… « Que voulez-vous » ? fit-il sur un ton de conciliation et d’une voix qui s’affermit après deux ou trois mots. « Que voulez-vous ? Voyez… un homme de travail, d’habitudes paisibles… et sur lequel… tout d’un coup… Je ne suis pas rompu à l’élégance des paroles. Mais… »

Il sentit la colère, une colère sournoise, pénétrer en lui à nouveau.

« Qu’aurions-nous pu faire ensemble jusqu’à minuit ? Rester assis en face l’un de l’autre et penser à vos… à vos… exploits ? »

Haldin gardait une attitude résignée et douloureuse, la tête baissée, les mains entre les genoux. Sa voix, quand il parla, était basse et attristée, mais calme.

« Je vois maintenant ce qu’il en est, Razumov, mon frère. Vous êtes une âme généreuse mais vous avez horreur de mon geste !… Hélas ! »

Razumov le regardait fixement. La terreur avait serré ses dents avec une telle force que toute sa face en était douloureuse. Il se sentait incapable de proférer un son.

« Et moi-même, je vous suis odieux aussi, peut-être ? » fit Haldin, avec accablement, après un silence. Il leva un instant les yeux, puis les reporta sur le sol. « Bien entendu, si l’on ne… »

Il s’arrêta, attendant évidemment une parole. Razumov resta silencieux. Haldin eut un mouvement de tête découragé.

« Oui…, oui… », murmura-t-il. « Ah !… l’exténuante besogne ! »

Il resta un instant immobile, puis fit bondir le cœur lourd de Razumov en sautant avec vivacité sur ses pieds :

« Soit !… », fit-il tristement d’une voix basse et distincte. « Adieu alors… »

Razumov fit un pas, mais Haldin l’arrêta, d’un geste.

Razumov resta près de la table, sur laquelle il s’appuyait lourdement, écoutant le son étouffé d’une horloge qui sonnait l’heure. Déjà sur le seuil de la porte, grand et droit comme une flèche, Haldin aurait pu, avec sa figure pâle et sa main levée en un geste d’adieu, servir de modèle pour la statue de la jeunesse audacieuse, attentive à une voix intérieure. Razumov regarda machinalement sa montre ; quand il leva les yeux vers la porte, Haldin avait disparu. Il y eut un frôlement furtif dans l’antichambre, le bruit léger d’un verrou doucement tiré. Il était parti… silencieux comme un fantôme…

Razumov, chancelant, les lèvres écartées et la voix éteinte, courut à la porte du palier. Elle était restée ouverte. Il sortit et se pencha au-dessus de la rampe. Incliné sur le haut puits noir dont une petite lueur tremblotante éclairait le fond, il entendait le bruit des pas pressés d’un être qui descendait la spirale de l’escalier sur la pointe des pieds.

C’était un son léger, rapide et net, qui s’évanouit dans les profondeurs ; une ombre furtive passa dans le cercle de lumière ; la petite flamme tremblota… Il n’y eut plus que du silence…

Razumov restait penché, aspirant l’air froid chargé des relents de l’escalier crasseux… Tout était tranquille…

Il revint lentement, à sa chambre, fermant les portes derrière lui. La lueur paisible de la lampe brillait sur sa montre. Razumov tenait les yeux fixés sur le petit cadran blanc où les aiguilles marquaient minuit moins trois minutes… Il prit la montre dans sa main, maladroitement.

« Elle retarde », murmura-t-il, et une crise étrange de dépression l’accabla. Ses genoux tremblaient ; la montre et la chaîne glissèrent entre ses doigts et tombèrent sur le sol. Sa stupeur fut telle qu’il faillit tomber lui-même. Quand il eut retrouvé assez de force pour se pencher et la ramasser, il la porta à son oreille.

« Elle est arrêtée », grogna-t-il ; et après un long silence, il murmura sourdement :

« C’est fini… Et maintenant à l’ouvrage ! »

Il s’assit, prit le premier livre venu, l’ouvrit au hasard, et se mit à lire ; mais après avoir lu attentivement deux lignes, il vit les caractères danser devant ses yeux, et n’insista plus… Il pensait :

« Il y avait certainement un agent de police, de l’autre côté de la rue, pour surveiller la maison. »

Il imaginait, sous l’ombre d’une porte, un homme aux aguets, les yeux louches, enveloppé jusqu’au nez dans son manteau, un bicorne emplumé de général sur la tête. Cette idée absurde le fit convulsivement tressaillir. Il dut, pour la chasser, secouer violemment la tête. L’homme était déguisé peut-être en paysan…, en mendiant. Ou bien c’était un affreux individu aux yeux fuyants, boutonné jusqu’au cou dans un pardessus sombre, nanti d’une canne plombée, puant l’oignon et l’eau-de-vie.

Cette évocation causa une nausée à Razumov. « Pourquoi m’occuper de cela ? » se dit-il avec dégoût. « Je ne suis pas un gendarme ! D’ailleurs, tout est fini maintenant ! »

Il se leva avec agitation. Non, tout n’était pas fini ! Pas encore… pas avant minuit et demie… Et sa montre était arrêtée. Impossible de savoir l’heure ! Cette idée le désespérait. La logeuse et tous les voisins étaient endormis. Il ne pouvait pas aller… Dieu sait ce qu’ils imagineraient ou ce qu’ils devineraient. Il n’osait pas non plus sortir dans la rue. « Je suis suspect maintenant ; inutile de me le dissimuler », se dit-il, amèrement. Si, pour une raison ou l’autre, Haldin avait dépisté les policiers et n’arrivait pas rue Karabelnaya à l’heure dite, on viendrait perquisitionner dans le logis de Razumov. Et si l’on ne trouvait pas le meurtrier, il ne pourrait jamais se disculper. Jamais ! Razumov jetait autour de lui des regards égarés, comme pour trouver un indice de l’heure. Le temps ne marchait plus, et il ne se souvenait pas d’avoir, avant ce soir, jamais entendu de sa chambre, cette horloge sonner… Et maintenant, il se demandait même s’il l’avait entendue, réellement.

Il alla vers la fenêtre, l’oreille tendue, pour déceler le moindre son. « Je resterai jusqu’à ce que j’entende quelque chose », se dit-il. Il se tenait immobile, le visage près des vitres. Un engourdissement douloureux, coupé d’élancements dans le dos et les jambes, le torturait. Mais il ne bougeait pas. Son esprit était à moitié délirant. Il entendit soudain sa propre voix : – « J’avoue », disait-il, comme un condamné sur la roue. « Je suis à la torture ». Il se sentait prêt à s’évanouir. Le battement sourd et lointain de l’horloge lui parut éclater dans sa tête, tant il l’entendit violemment… Une heure !…

Si Haldin avait pu s’échapper, la police serait arrivée déjà pour explorer la maison. Aucun bruit ne se faisait entendre… Cette fois, c’était fini…

Il se traîna péniblement jusqu’à la table, et s’affala sur sa chaise. Il jeta au loin le livre ouvert, et prit une grande feuille de papier. C’était une page semblable à celle des piles de notes couvertes de sa petite écriture nette, mais une page blanche encore. Il saisit brusquement sa plume, avec le désir de poursuivre la rédaction de son essai, mais elle resta immobile sur le papier. Après quelques instants, il se mit à tracer de grandes lettres irrégulières.

Les traits figés et les lèvres fermées, Razumov écrivait. La grandeur de ses lettres ôtait tout caractère à son écriture si nette, qui prenait un aspect tremblé et presque enfantin. Il écrivit cinq lignes, les unes sous les autres :

Histoire, et non Théorie.

Patriotisme, et non Internationalisme.

Évolution, et non Révolution.

Direction, et non Destruction.

Unité, et non Désordre.

Il les contempla, d’un œil confus. Puis son regard se porta sur le lit, et y resta rivé pendant plusieurs minutes, tandis que sa main droite cherchait à tâtons son canif sur la table.

Il se leva alors, et, à pas comptés, alla clouer avec la lame la feuille de papier dans le mur de bois et de plâtre, à la tête du lit. Puis, reculant d’un pas, il embrassa la chambre d’un regard, avec un geste de la main.

Ceci fait, il ne regarda plus le lit. Prenant au mur son grand manteau, pour s’en envelopper frileusement, il alla s’allonger, à l’autre bout de la chambre, sur le canapé de crin. Un sommeil de plomb ferma immédiatement ses paupières. Plusieurs fois dans la nuit, il sortit, en frissonnant, d’un rêve, qui le faisait marcher à travers les champs de neige d’une Russie, où il se trouvait aussi seul qu’un autocrate trahi… une Russie immense et morne dont son regard pouvait cependant embrasser l’énormité, comme une carte… Mais après chacun de ces sursauts, ses paupières lourdes retombaient sur ses yeux ternes… et il se rendormait.


III modifier

Arrivé à ce point de l’histoire de M. Razumov, mon esprit correct de vieux professeur se rend de mieux en mieux compte de la difficulté de sa tâche.

Cette difficulté ne consiste pas dans la rédaction d’une sorte de précis d’un étrange document humain, mais, je le vois bien maintenant, dans la compréhension des conditions morales qui président à la vie d’une partie importante de notre globe. Ces conditions, on a besoin, pour les saisir, et plus encore pour les retrouver, dans les limites d’un récit comme celui-ci, d’une sorte de clef. Il faut un mot qui puisse s’appliquer à toutes les lignes, un mot qui, s’il n’est pas toute la vérité, en contienne assez pourtant pour faire ressortir la morale à tirer de toute l’histoire.

Je tourne, pour la centième fois, les pages du journal de M. Razumov je le mets de côté ; je prends ma plume… et ma plume, au moment d’écrire, hésite. Car le mot qui s’impose à elle, avec persistance, n’est autre que le mot « Cynisme ».

Et c’est bien en effet le terme caractéristique de l’autocratie comme de la rébellion russes. Dans son orgueil des nombres immenses, dans ses étranges, prétentions à la sainteté, dans son acceptation des souffrances et de l’abaissement, l’esprit russe est un esprit de cynisme. Il modèle les déclarations des hommes d’État, les théories des révolutionnaires, les vaticinations mystiques des prophètes, au point de faire de la liberté une sorte de débauche, et de donner un aspect d’indécence réelle aux vertus chrétiennes elles-mêmes… Mais je m’excuse de cette digression… Ces pensées me sont venues, en lisant le journal de M. Razumov, à partir du moment où ses opinions conservatrices, jusque-là atténuées par le vague libéralisme naturel à l’ardeur de son âge, se trouvèrent cristallisées par le choc violent de sa rencontre avec Haldin.

Razumov s’éveilla, pour la dixième fois peut-être, avec un grand frisson. En voyant la lumière du jour entrer par la fenêtre, il résista à la tentation de se recoucher. Il ne se souvenait plus de rien, mais n’éprouvait aucune surprise à se trouver sur le canapé, enveloppé dans son manteau, et transi jusqu’aux os. Le jour qui passait à travers les vitres lui paraissait singulièrement morne, sans aucune des promesses joyeuses que la lumière d’un matin nouveau devrait apporter à une vie jeune. Son réveil était celui d’un homme mortellement malade, d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Il regarda la lampe, qui s’était éteinte, faute d’huile. Elle était là, comme un objet glacé de cuivre et de porcelaine, phare éteint de ses travaux, parmi les feuillets semés de ses notes et les piles de ses livres, litière inutile de papier noirci… choses mortes… sans signification et sans intérêt.

Il se leva, retira son manteau, et l’accrocha au mur, accomplissant machinalement tous ces gestes. Il avait conscience d’une incroyable tristesse, d’une stagnation de mare croupissante, comme si la vie se fût retirée de toutes choses, et même de ses propres pensées. Il n’y avait pas un son dans la maison.

Il se détourna du mur et se dit, avec la même songerie morne, qu’il devait être très tôt ; mais en regardant sa montre sur la table, il vit les deux aiguilles arrêtées à midi… ou à minuit ? « Ah oui », grommela-t-il en lui-même, et, comme au sortir d’un rêve, il jeta un regard circulaire sur sa chambre. Le papier fixé au mur attira son attention. Il le contempla de loin, sans approbation comme sans perplexité, mais quand il entendit le bruit que faisait dans l’antichambre la servante en préparant le samovar, pour son thé du matin, il alla le décrocher, avec un air de profonde indifférence.

Ce geste fit tomber ses yeux sur le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente. Le creux, imprimé dans l’oreiller par la tête de Haldin, restait très apparent, mais ce signe même du passage de l’autre, n’éveilla en lui qu’une colère refroidie, qu’il ne tenta pas de ranimer.

Il ne fit rien de tout le jour, négligeant même de brosser ses cheveux. L’idée de sortir ne lui vint pas, et s’il n’eût pendant ces heures, aucune suite de pensées définies, ce ne fut pas par incapacité de pensée, mais par défaut total d’intérêt.

Il bâillait fréquemment. Il buvait de grandes rasades de thé, se levait pour marcher sans but, puis se rasseyait pour rester longtemps immobile. Il tambourina quelque temps sur les vitres, du bout des doigts, sans bruit. Au cours de sa promenade errante par la chambre, il aperçut sa propre figure, dans la glace, et cette vision l’arrêta. Les yeux qui répondirent à son regard, étaient les yeux les plus malheureux qu’il eut jamais vus. Et ce fut la première chose qui troubla dans la journée, la stagnation de son esprit.

Il ne se sentait pas atteint personnellement. Il se disait seulement qu’une vie sans bonheur est impossible. Et qu’est-ce donc que le bonheur ? Il bâilla et poursuivit sa course entre les murs de la chambre. Le bonheur, c’est de regarder devant soi, rien de plus. Regarder devant soi, attendre la réalisation d’un désir, d’une passion, de l’amour, de l’ambition, de la haine… de la haine, oui, certainement. L’amour et la haine ! Échapper aux périls, vivre sans crainte, c’était aussi du bonheur. Il n’y avait rien d’autre ! L’absence de crainte et l’attente ! « Oh, le misérable lot de l’humanité ! » s’écriait-il en lui-même, ajoutant aussitôt : « Et après tout, j’ai toutes raisons d’être heureux ! » Mais cette assurance ne le déridait pas. Il recommençait à bâiller, comme il avait bâillé tout le jour. Il fut surpris de voir la nuit venue… La chambre s’assombrissait rapidement, bien que le temps eût semblé suspendre sa marche. Comment ne s’était-il pas aperçu de la fuite des heures ? Cela tenait évidemment à l’arrêt de sa montre…

Il n’alluma pas sa lampe, mais alla, sans hésiter, se jeter sur le lit. Couché sur le dos, il mit les mains sous sa tête, les yeux levés vers le plafond. Après un instant, il se dit : « Je suis couché ici, comme lui !… Je me demande s’il a dormi pendant que je courais dans la neige ? Non, il n’a pas dormi. Mais pourquoi, moi, ne dormirais-je pas ? » Et il sentait le silence de la nuit peser sur ses membres… »

Dans l’air glacé du dehors, les coups nets de l’horloge sonnant minuit, interrompirent un instant sa rêverie.

Puis il se remit à penser. Il y avait vingt-quatre heures que l’homme était sorti de sa chambre. Razumov sentait que, dans la forteresse, Haldin devait dormir, cette nuit. Cette idée excitait sa colère, car il ne voulait pas penser à Haldin, mais il la justifiait par des raisons psychologiques et physiologiques. Le meurtrier, de son propre aveu, avait à peine dormi, pendant de longues nuits, et maintenant, c’en était fini pour lui des incertitudes. Il attendait, évidemment, la consommation de son sacrifice. L’homme qui se résigne à tuer, n’a pas à chercher bien loin pour se résigner à mourir. Haldin dormait peut-être plus profondément que le Général T… dont la tâche… lourde tâche aussi, n’était pas encore terminée, et sur la tête de qui, pendait la menace de l’épée révolutionnaire.

Au souvenir du gros homme, dont les joues lourdes tombaient sur le col d’uniforme, de ce champion de l’autocratie qui n’avait pas laissé échapper un geste de surprise, d’incrédulité ou de joie, mais dont les yeux louches exprimaient une haine mortelle de toute rébellion, Razumov s’agitait avec malaise sur son lit.

« Il me soupçonnait », pensait-il. « Je suppose qu’il doit soupçonner tout le monde. Il serait capable de soupçonner sa femme, si un Haldin allait la trouver dans son boudoir, pour lui raconter une histoire. »

Angoissé, Razumov s’assit sur le lit. Allait-il, toute sa vie, rester un suspect politique ? Serait-il, toujours, un objet de méfiance, un homme signalé à la police par une note secrète de son dossier ? Sur quel avenir pouvait-il donc tabler ?

« Me voici suspect », se dit-il de nouveau ; mais l’habitude de la réflexion, et le besoin, si bien ancré en lui, d’une vie rangée et d’une sécurité totale, vinrent à son secours, à mesure que s’avançait la nuit. Son existence paisible, sage et laborieuse, plaiderait en faveur de sa loyauté. Il y avait bien des moyens licites de servir le pays. On pouvait faire preuve d’une activité qui, sans être révolutionnaire, tendait pourtant au progrès. Le champ des influences était immense et infiniment varié, une fois que l’on avait conquis un nom…

Comme un oiseau qui tourne dans le ciel, sa pensée revint après vingt-quatre heures, au sujet de la médaille d’argent… et s’y cramponna…

Quand vint le jour, il n’avait pas dormi une seule minute ; il se leva pourtant sans trop de fatigue et se trouva suffisamment dispos pour les besoins de la vie pratique.

Il sortit et assista à trois cours dans la matinée. Mais, à la bibliothèque, son travail ne fut qu’un vain simulacre. Il restait assis, essayant de prendre des notes et des extraits dans de nombreux volumes ouverts devant lui. La paix qu’il venait de retrouver n’était qu’un vêtement trop mince et menaçait de s’envoler au moindre mot… Trahison ! Mais l’autre avait fait tout ce qu’il fallait pour se trahir lui-même. Il avait suffi de bien peu de chose pour le tromper.

« Je ne lui ai pas dit un seul mot qui ne fut strictement exact », songeait Razumov, « pas un seul… »

Une fois engagée dans cette voie, sa pensée ne pouvait évidemment lui permettre aucun travail. Les mêmes idées passaient et repassaient sans cesse dans sa tête, et il prononçait en lui-même, les mêmes paroles, cent fois redites. Animé d’une rage secrète contre Haldin, il saisit ses livres et bourra ses papiers dans sa poche, avec des mouvements convulsifs.

Comme il quittait la bibliothèque, il entendit courir après lui un grand étudiant maigre, vêtu d’un pardessus râpé, qui se mit à marcher à ses côtés d’un air morne. Razumov répondit, sans le regarder, à ses paroles confuses de salutation.

« Que me veut-il donc ? » pensait-il avec une étrange terreur de l’inattendu, terreur qu’il essayait de secouer, de peur de la voir entrer en lui pour le reste de ses jours. Et l’autre, les yeux baissés, lui dit à mots couverts qu’il avait dû avoir vent de l’arrestation, au cours de la nuit précédente, de l’exécuteur… c’est le mot dont il se servit… de M. de P…

« J’ai été malade ;… je suis resté enfermé dans ma chambre… », grogna Razumov entre ses dents.

Le grand étudiant haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches. Il avait un menton glabre, carré et graisseux qui tremblotait quand il parlait, et son nez, teint de rouge vif par la fraîcheur de l’air, prenait entre ses joues blêmes, l’aspect d’un nez de carton peint. On voyait, imprimé sur tout son être, le sceau du froid et de la faim. Il marchait à grands pas, aux côtés de Razumov, les yeux fixés sur le sol.

« C’est une note officielle… », poursuivait-il, en chuchottant avec précaution. « C’est peut-être un mensonge. Mais il y a certainement eu une arrestation, Mardi matin, entre minuit et une heure, certainement. »

Et d’un ton négligent, qui contrastait avec le flot rapide de ses paroles, il dit à Razumov que cette information avait été fournie par un petit fonctionnaire du Gouvernement, employé au Secrétariat central. L’homme faisait partie d’un des cercles révolutionnaires. « Le même que celui auquel je suis affilié », remarqua l’étudiant.

Ils traversaient une vaste cour. Une détresse immense pesa sur Razumov et brisa son énergie. Devant ses yeux, tout paraissait s’évanouir dans un brouillard confus. Il n’avait pas quitté son camarade. « Il fait peut-être partie de la police », pensait-il. « Comment le savoir ? » Mais un regard sur les traits de son compagnon, sur la figure mordue par le froid et creusée par la faim, lui monta l’absurdité de sa supposition.

« Mais… vous savez… Moi, je n’appartiens à aucun cercle… »

Il n’osait pas en dire davantage, pas plus qu’il n’osait hâter le pas. Et l’autre, posant et levant avec une régularité tranquille ses gros souliers ferrés, protestait à voix basse qu’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une organisation. Les personnalités les plus remarquables restaient en dehors, et c’est en dehors d’elles encore qu’on faisait souvent la meilleure besogne. Puis, très vite, dans un murmure de ses lèvres fébriles :

« L’homme qu’on a arrêté dans la rue était Haldin. »

Et il ajouta, sans s’étonner du silence angoissé de Razumov, qu’il n’y avait pas d’erreur possible. L’employé en question avait son service de nuit au Secrétariat. Entendant un grand bruit de pas dans le vestibule, et sachant qu’on amenait parfois la nuit les prisonniers politiques de la forteresse, il avait ouvert brusquement la porte de la pièce où il travaillait. Avant que le planton n’eût eu le temps de le repousser et de lui claquer la porte à la figure, il avait pu voir un prisonnier, à demi porté, à demi traîné dans le vestibule, par une troupe de policiers. On le traitait avec brutalité… Et l’employé n’avait pas eu de peine à reconnaître Haldin. Moins d’une heure après, le général T. était arrivé en personne pour interroger le prisonnier. « Cela ne vous étonne pas ? » conclut l’étudiant famélique.

« Non », fit rudement Razumov avec un immédiat regret de ses paroles.

« Nous croyions tous Haldin en province, dans sa famille… Pas vous ? »

Et l’étudiant fixait de ses grands yeux le visage de Razumov qui dit imprudemment :

« Sa famille est à l’étranger ».

Il se serait mordu la langue de vexation. L’étudiant déclara, d’un ton profondément significatif :

« Alors ! Vous étiez seul à savoir… » Il s’arrêta.

« Ils ont juré ma ruine ! », pensa Razumov. « Avez-vous parlé de cela à quelqu’un d’autre ? » demanda-t-il avec une curiosité amère.

Le grand étudiant hocha la tête.

« Non, à vous seul. Nous avons pensé, au cercle, que, comme on avait entendu souvent Haldin exprimer une appréciation chaleureuse de votre caractère… »

Razumov ne put retenir un geste de désespoir rageur, que l’autre dut mal interpréter, car il cessa de parler, et détourna le regard sombre de ses yeux ternes.

Ils marchaient côte à côte, en silence. Puis le grand garçon blême se mit à murmurer, les yeux au loin :

« Comme nous n’avons en ce moment aucun allié à l’intérieur de la forteresse, pour lui faire passer un paquet de poison, nous avons projeté un nouvel attentat, qui viendrait bientôt, en manière de vengeance… »

Razumov l’interrompit :

« Vous connaissiez Haldin ? Savait-il où vous habitiez ? »

« J’ai eu le bonheur de l’entendre parler deux fois », répondit son compagnon sur le ton fébrile qui contrastait avec la sombre apathie de ses traits et de son allure. « Il ne savait pas où j’habite ;… je n’ai qu’un pauvre logis… dans une famille d’artisans ;… un coin dans une chambre. Il n’est pas très commode de venir me voir, mais si vous avez jamais besoin de moi, je suis prêt à… »

Razumov tremblait de dégoût et de crainte. Il était hors de lui, mais réussit à maîtriser sa voix.

« Il ne faut pas que vous veniez chez moi ! Il ne faut pas que vous me parliez ! Ne me dites jamais un mot ! Je vous le défends ! »

« Très bien ! » fit l’autre, avec soumission, et sans témoigner aucune surprise de cette interdiction brutale. « Vous ne désirez pas… pour des raisons secrètes… parfaitement… Je comprends ! »

Il s’éloigna aussitôt, sans un regard, et Razumov le vit traverser obliquement la rue, grande figure minable, usée par la faim, qui s’en allait la tête basse, avec un mouvement régulier des pieds lourds.

Il le regardait, comme on poursuit une vision au sortir d’un cauchemar, puis il suivit sa route, en s’efforçant de ne pas penser. Sur le palier de sa chambre, la logeuse semblait guetter sa venue. C’était une petite femme, massive et informe, dont la large figure jaune s’enveloppait éternellement d’un châle de laine noire. Quand elle le vit arriver, elle jeta les bras en l’air, nerveusement, puis se mit les mains sur la figure :

« Kirylo Sidorovitch, petit père, qu’avez-vous fait ? Vous, un jeune homme si tranquille ! La police vient de partir, après avoir perquisitionné dans votre chambre ! »

Razumov fixa sur elle un regard silencieux d’attention interrogative. La grosse figure bouffie tressaillait d’émotion. Elle leva sur lui des yeux suppliants.

« Un homme si raisonnable ! On le voit bien, que vous êtes raisonnable ! Et maintenant… comme cela… tout d’un coup ! À quoi bon vous mêler à ces Nihilistes ? Laissez-les, petit père… Ce sont des malheureux ! »

Razumov haussa les épaules, imperceptiblement.

« Ou bien, est-ce un ennemi secret qui vous a calomnié, Kirylo Sidorovitch ? Le monde est si plein, de nos jours, de cœurs faux et de vils dénonciateurs ! Il y a tant de terreur, partout ! »

« Vous a-t-on dit que j’aie été dénoncé par quelqu’un ? » demanda Razumov, sans quitter des yeux le visage tremblant.

Non ! elle n’avait rien appris. Elle avait pourtant demandé au chef des policiers pourquoi ses agents fouillaient dans la chambre de l’étudiant. Ce commissaire du district qui la connaissait depuis onze ans, était un brave homme. Mais il lui avait dit sur le palier, avec la mine d’un homme vexé :

« Ne me demandez rien, ma bonne femme ! Je ne sais rien moi-même ; ce sont des ordres venus de haut… »

Il y paraissait, en effet, car très vite après les policiers, était arrivé un Monsieur important, en manteau de fourrure et en chapeau de soie, qui s’était assis dans la chambre, et avait inspecté lui-même les papiers. Il était venu et s’en était allé seul, sans rien emporter. Elle avait essayé de remettre un peu d’ordre, après le départ de la police.

Razumov lui tourna brusquement le dos pour entrer dans sa chambre.

Tous ses livres avaient été ouverts et jetés sur le sol. La logeuse l’avait suivi, et se baissant avec peine, commençait à tout ramasser dans son tablier. Les papiers et les notes que Razumov tenait toujours en ordre parfait, (et qui avaient trait à ses seules études) se trouvaient mêlés et jetés en tas au milieu de la table.

Ce désordre l’affecta profondément et de façon déraisonnable. Il restait assis, le regard fixe, avec la conscience nette de sa vie brisée et de la disparition progressive de tous ses soutiens moraux. Il éprouvait même un véritable étourdissement, et étendit la main, comme pour trouver un point d’appui.

La vieille femme se releva avec un gémissement étouffé, et jeta sur le canapé tous les livres recueillis dans son tablier, puis elle quitta la chambre en marmottant et en soupirant.

C’est alors seulement que Razumov vit, en évidence sur la pile des notes, la feuille de papier qu’il avait, pour une nuit, fixée à la tête de son lit vide.

En la déclouant, la veille, il l’avait machinalement pliée en quatre, avant de la poser sur la table. Et maintenant, il la trouvait largement ouverte, dépliée au-dessus de la pile confuse de ces notes qui représentaient le résumé de sa vie intellectuelle au cours des trois dernières années. On ne l’avait pas jetée sur les papiers qu’elle recouvrait : on l’y avait étalée, aplatie même… Et il voyait dans ce geste une signification profonde… ou peut-être une inexplicable ironie.

Il restait immobile, fixant sur le papier un regard dont l’intensité devenait douloureuse. Il ne tenta de mettre aucun ordre dans ses notes, ni ce soir-là ni le lendemain ; il passa chez lui la journée dans un état d’irrésolution singulière. Cette irrésolution à poursuivre sa vie, tout simplement, n’avait rien pourtant de l’hésitation d’un homme qui songe au suicide. L’idée d’attenter à ses jours ne vint pas au jeune homme. L’être isolé, le porteur de l’étiquette Razumov qui marchait, qui respirait, qui portait ses vêtements n’intéressait personne, sauf la logeuse peut-être. Le vrai Razumov ne pouvait développer sa personnalité que dans un avenir réglé et sage, dans cet avenir menacé par l’anarchie autocratique (car l’autocratie ne connaît pas de lois) aussi bien que par l’anarchie révolutionnaire. L’impression de sentir son être moral à la merci de ces forces anarchiques retentissait de façon si aiguë en lui qu’il se demanda sérieusement s’il valait la peine de continuer à accomplir les fonctions mentales d’une existence qui semblait ne plus lui appartenir.

« À quoi bon », pensait-il, « user de mon intelligence et poursuivre le développement systématique de mes facultés et le plan de mes travaux ? Je veux diriger mes actions au nom de convictions raisonnables…, mais quelle sécurité me reste-t-il contre ce quelque chose, cette horreur destructrice, qui pénètre en moi, quand je reste assis à ma table ? »

Razumov jeta un regard inquiet sur la porte de l’escalier, comme s’il se fut attendu à en voir tourner le bouton devant un esprit malin, silencieusement entré.

« Le dernier des bandits », se disait-il, « trouve plus de garanties dans les lois qu’il transgresse, et une brute même, comme Ziemianitch, a ses consolations ! » Razumov enviait le matérialisme du criminel, et la passion de l’incorrigible amoureux. Les conséquences de leurs actes apparaissaient toujours clairement, et leur vie au moins leur appartenait.

Il dormit pourtant cette nuit-là aussi profondément, que s’il s’était consolé à la manière de Ziemianitch. Il tomba brusquement dans un sommeil de brute, d’où il s’éveilla sans souvenirs de rêves. Mais il semblait que son âme fut sortie de son corps, pendant la nuit, pour cueillir les fleurs d’une sagesse rageuse. Il se leva, avec un accès de résolution farouche, et une connaissance nouvelle de sa propre nature. Il eut un regard ironique pour le tas des papiers accumulés sur la table et quitta sa chambre pour aller à l’Université, en grommelant au-dedans de lui-même : « Nous verrons bien ! »

Il n’était pas d’humeur à parler à personne, ou à s’entendre questionner sur les raisons de son absence aux cours de la veille. Il lui fut pourtant difficile de repousser brutalement les avances d’un très bon camarade, à la fraîche figure rose et aux cheveux blonds, à qui les étudiants avaient donné le surnom de « Kostia l’écervelé ». Fils unique et adoré d’un fournisseur du Gouvernement, très riche et illettré, le jeune homme n’assistait aux cours que pendant des accès périodiques de contrition, dus aux larmes et aux remontrances paternelles. Agité et bruyant comme un petit chien en liberté, il remplissait des éclats de sa joie et de ses grands gestes les longs couloirs nus de l’Académie, y apportant l’ardeur d’une vie animale et insouciante qui provoquait chez ses camarades des sourires indulgents. Il parlait avec une candeur désarmante de courses de chevaux, de parties fines dans les restaurants élégants et des mérites de jeunes personnes à la vertu facile. Vers midi, il courut à Razumov, avec moins de véhémence que de coutume, et le tira à l’écart.

« Un instant, Kirylo Sidorovitch. Quelques mots dans ce coin tranquille. »

Et comme il sentait la répugnance de Razumov, il lui glissa familièrement la main sous le bras.

« Non, venez, je vous en prie. Je ne veux pas vous parler de mes frasques. Qu’est-ce que c’est d’ailleurs, que mes frasques ? Rien du tout. Purs enfantillages ! L’autre nuit, j’ai flanqué un type par la fenêtre d’une maison où l’on ne s’ennuyait pas ! Un sale petit gratte-papier tyrannique des bureaux du Trésor. Il voulait brutaliser les gens !… Ah je l’ai rembarré !… « Vous ne vous conduisez pas humainement avec des créatures de Dieu qui sont autrement estimables que vous ! » lui ai-je dit. Je ne puis pas supporter la tyrannie, Kirylo Sidorovitch. Ma parole, je ne le puis pas ! Mais il n’a pas pris la chose du bon côté ! « Qu’est-ce que c’est que ce roquet impudent ? » criait-il. Je me trouvais en excellente forme et il a passé assez vivement par la fenêtre. Il a roulé au loin dans la cour. Je rageais comme un… comme un Minotaure. Les femmes criaient et s’accrochaient à moi ; les musiciens s’étaient cachés sous la table. Ah, c’était drôle ! Mais il a fallu que la main de mon père s’enfonce bien avant dans sa poche… vous pouvez le croire ! »

Il riait convulsivement.

« Mon père est un homme précieux… Et si gentil pour moi ! Je me mets dans de tels draps !… »

Sa joie tomba. C’était bien cela ! Qu’était-ce que sa vie ? Une chose insignifiante et inutile, une noce perpétuelle ! Il finirait un jour dans une rixe d’ivrognes, le crâne fendu par une bouteille de champagne ! Et pendant ce temps-là, il y avait des hommes qui se sacrifiaient pour des idées. Mais les idées, il ne pouvait pas les garder dans la tête. Sa tête ne valait qu’un coup de bouteille de champagne qui la briserait un jour.

Razumov protesta qu’il n’avait pas de temps à perdre, et tenta de se libérer. Mais son compagnon prit un ton nouveau de mystère :

« Je vous en prie, Kirylo, ma chère âme, donnez-moi l’occasion de faire un sacrifice. Ce ne serait pas un sacrifice, d’ailleurs. J’ai mon père derrière moi. Et l’on ne peut pas voir le fond de son sac… »

Et repoussant avec véhémence l’insinuation de Razumov, qui l’accusait de faire un rêve d’ivrogne, il lui offrit de l’argent pour fuir à l’étranger. Il lui était facile d’en demander à son père ; il lui suffisait de dire qu’il l’avait perdu au jeu ou dans quelque aventure, et de promettre solennellement de ne pas manquer un seul cours de trois mois. Avec cela il était sûr d’attendrir le vieillard, et lui, Kostia, se sentait capable du sacrifice demandé. Bien qu’à vrai dire, il ne vit pas bien l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour lui à suivre les cours… Peine bien inutile.

« Ne voulez-vous pas me permettre de vous aider ? » suppliait-il. Razumov, silencieux, gardait les yeux sur le sol ; incapable de pénétrer les intentions de son camarade, il se sentait une répugnance étrange à en éclaircir le mystère.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je veuille partir pour l’étranger ? » demanda-t-il enfin, d’un ton calme.

Kostia baissa la voix.

« La police est venue chez vous hier. Trois ou quatre de nos camarades l’ont su. Peu importe comment. Il suffit que nous le sachions. Et nous nous sommes consultés… »

« Ah vous avez appris cela tout de suite ? » murmura Razumov, d’un ton négligent.

« Oui, tout de suite. Et nous avons pensé qu’un homme tel que vous… »

« Un homme tel que moi ! Quelle espèce d’homme voyez-vous donc en moi ? » interrompit Razumov.

« Un homme d’idées, et un homme d’action aussi. Vous êtes un homme profond, Kirylo. On ne peut connaître le fond de votre esprit ; au moins n’est-ce pas donné à des gens comme moi. Mais nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de vous conserver au pays. Cela, c’est notre désir à tous, à tous ceux d’entre nous, au moins, qui avons, en certaines occasions, entendu Haldin parler de vous. La police ne vient pas fouiller dans la chambre d’un individu, sans qu’il y ait quelque menace diabolique suspendue sur sa tête. Aussi, si vous jugez bon de vous enfuir, sans tarder… »

Razumov se détourna brusquement, et partit à grands pas dans le couloir, laissant l’autre immobile et bouche bée. Mais presque aussitôt, il revint en arrière, et s’approcha de Kostia qui restait muet de stupeur, et dont les lèvres se refermaient lentement. Razumov le regarda dans les yeux, et prononça avec décision, ces mots qu’il espaçait :

« Je – vous – remercie – de – tout – cœur – ».

Et il repartit en hâte, cependant que Kostia, remis de son étonnement, courait derrière lui, avec un accent suppliant :

« Non ! arrêtez,… écoutez… C’est bien sincère. Ce serait de votre part un geste de pitié pour un homme qui meurt de faim ! Entendez-vous Kirylo ? Et nous pourrions nous procurer, chez un Juif de ma connaissance, le déguisement que vous choisiriez. Laissez un fou se rendre utile selon sa folie ! Vous pourriez avoir besoin d’une fausse barbe ou de quelque article de ce genre… »

Razumov se retourna vers lui.

« Il n’est pas question de fausses barbes dans cette affaire, Kostia, pauvre fou ! Que savez-vous de mes idées ? Mes idées seraient peut-être un poison pour vous ! »

L’autre secoua la tête en manière de protestation énergique.

« Pourquoi vous occuper d’idées ? Il y en a qui suffiraient vite à vider le sac de votre père. Ne vous occupez donc pas de ce que vous ne pouvez pas comprendre. Retournez à vos chevaux et à vos filles : vous serez sûr, comme cela, au moins, de ne faire de mal à personne, et à peine à vous-même… »

Le jeune enthousiaste parut accablé par ce dédain.

« Vous me renvoyez à mon auge ; Kirylo. C’est entendu. Je suis une triste brute, et comme une brute je finirai. Mais écoutez : c’est votre mépris qui m’aura achevé ! »

Razumov s’éloignait à grands pas. Que cette âme simple, éprise de joies grossières, fût, elle aussi, touchée par l’esprit maudit de la Révolution, cela lui paraissait un signe fatidique des temps. Il s’en voulait de se sentir troublé. Personnellement, il avait lieu d’être rassuré. Cette conspiration de l’erreur, cette obstination à le prendre pour ce qu’il n’était pas, étaient manifestement à son avantage. Mais quel étrange aveuglement !

Il eut à nouveau l’impression que la conduite de sa vie lui était soustraite par la tyrannie révolutionnaire de Haldin. C’en était fait de son existence solitaire et laborieuse, seule chose qui dépendit réellement de lui sur cette terre. « De quel droit ? » se demandait-il furieusement. « En quel nom ? »

Ce qui l’enrageait le plus, c’était de sentir que les « penseurs » de l’Université l’associaient à Haldin, faisant de lui, sans doute, une sorte de confident d’arrière-plan… Ah le mystère de leurs relations ! Ha ! ha !… On avait fait de lui un personnage, à son insu. Comme ce misérable Haldin avait dû parler de lui ! Pourtant il est probable qu’il avait dit peu de choses. Mais ses pensées les plus banales avaient sans doute été ramassées, caressées, couvées par tous ces imbéciles. Toute l’action révolutionnaire secrète n’était-elle pas ainsi fondée sur la folie, la suggestion et le mensonge ?

« Impossible de penser à autre chose », se disait Razumov. « Je deviendrai idiot si cela continue. Ces coquins et ces imbéciles vont détruire mon intelligence ! »

Et il voyait sombrer tout espoir d’un avenir qui reposait justement sur le libre jeu de son intelligence.

Il atteignit la porte de sa maison dans un tel état de découragement qu’il se vit, avec une apparente indifférence, remettre une enveloppe d’aspect officiel, confiée aux mains sales du dvornik.

« C’est un gendarme qui l’a apportée », dit l’homme. « Il m’a demandé si vous étiez à la maison. Je lui ai dit : « Non ; il n’y est pas ! Alors il l’a laissée. Vous lui remettrez ce pli en mains propres » qu’il m’a dit. Maintenant je vous l’ai donné, hein ? »

L’homme retourna à son balai, et Razumov grimpa l’escalier, l’enveloppe à la main. Arrivé dans sa chambre, il ne se hâta pas de l’ouvrir. Naturellement, cette missive officielle émanait de la Direction supérieure de la Police. Suspect ! il était suspect !

Il envisageait avec stupeur l’absurdité de sa situation. Il rêvait, en proie à une mélancolie sèche, dépourvue d’émotion. C’en était fini de ses trois années de bon travail ; son avenir, quarante années de vie peut-être, se trouveraient compromis ; tout espoir se muait en terreur, parce que des événements dus à la folie des hommes s’enchaînaient en une série de faits qu’aucune sagesse ne pouvait prévoir qu’aucun courage ne pouvait briser ! La fatalité se glisse dans votre chambre derrière le dos tourné de la logeuse ; on entre, pour l’y trouver installée, sous un nom d’homme, et un aspect humain ; elle porte un habit de drap brun et de longues bottes, et s’appuie contre le poêle… Elle vous demande : « La porte est-elle bien fermée ?… » et l’on n’a pas la sagesse de la prendre à la gorge pour la jeter dehors. On ne sait pas. On fait bon accueil au monstrueux destin. « Asseyez-vous… », dit-on. Et tout est fini ; impossible de desserrer son étreinte ; la fatalité s’agrippe pour toujours ! Ni la corde, ni la potence d’exécution ne vous rendront la liberté de la vie ou la rectitude de la pensée… Il y a de quoi se briser la tête contre le mur…

Razumov regardait autour de lui comme pour chercher un endroit où se précipiter, la tête en avant. Puis il ouvrit la lettre. Elle intimait l’ordre à l’étudiant Kirylo Sidorovitch Razumov de se présenter sans délai au Secrétariat général.

Razumov eut une vision des yeux louches du général T…, de cette personnification grotesque et terrible, de la puissance autocratique. Il représentait cette puissance parce qu’il en était le protecteur. Il était l’incarnation du soupçon, de la colère, de l’impitoyable rigueur d’un régime politique et social toujours aux aguets. Il avait une horreur instinctive de la rébellion. Et Razumov se disait qu’un tel homme était parfaitement incapable de comprendre une adhésion raisonnée à la cause de l’absolutisme.

« Que me veut-il au juste ; je me le demande ? »

Comme si cette muette interrogation avait évoqué le fantôme familier, il vit soudain Haldin debout devant lui, dans la chambre, avec une netteté singulière de détails. Bien que le jour d’hiver eut fait place déjà au crépuscule sinistre d’un ciel de neige, Razumov distingua nettement l’étroite ceinture de cuir qui serrait le manteau tcherkesse. L’illusion de la présence exécrée était si parfaite qu’il attendait à demi la question : « La porte est-elle bien fermée ? » Il eut pour l’apparition un regard de haine et de mépris. Les âmes ne réapparaissent pas avec des vêtements. Haldin n’était donc pas mort encore. Razumov fit un pas, avec un geste de menace : la vision s’évanouit… Pivotant sur les talons, il sortit de la chambre avec dédain… Mais, après avoir descendu un étage, il s’avisa que les autorités voulaient peut-être le confronter avec Haldin, en chair et en os. Cette idée le frappa comme une balle, et s’il ne s’était accroché des deux mains à la rampe, il aurait sans doute roulé jusqu’au palier suivant. Ses jambes ne voulaient plus le porter… Mais pourquoi ?… Pour quelle raison plausible ?… Dans quel but ?…

Il ne pouvait trouver de réponse raisonnable à ces questions. Razumov se souvint pourtant de la promesse faite au prince K… par le général T… Son nom devait rester dans l’ombre.

Il descendit l’escalier, degré par degré, en se soutenant de toute sa force à la rampe. Sous la porte, il retrouva une certaine vigueur de pensée et d’allure. Il sortit dans la rue sans trébucher. Et son esprit s’affermissait de minute en minute. Il se disait pourtant que le général T… était parfaitement capable de le faire enfermer dans la forteresse pour un laps de temps indéfini. Son tempérament était fait pour l’impitoyable tâche, et sa toute-puissance le rendait inaccessible aux arguments de la raison.

Mais, en arrivant au Secrétariat, Razumov s’aperçut qu’il n’allait pas avoir affaire au général T… Il apparaît clairement, d’après le journal de l’étudiant, que ce terrible personnage voulait rester dans l’ombre. C’est un fonctionnaire civil de rang très élevé qui reçut Razumov dans son bureau particulier, après l’avoir fait attendre dans un service, où de nombreux scribes écrivaient sur des tables, au milieu d’une atmosphère chaude et étouffante.

L’employé en uniforme qui conduisait l’étudiant lui dit dans le couloir :

« Vous allez être reçu par Gregory Matvieitch Mikulin ».

Il n’y avait rien de redoutable dans la mine de l’homme qui portait ce nom. Son regard doux et attentif était à l’avance tourné vers la porte par où pénétra Razumov. Il lui désigna tout de suite, de la plume qu’il tenait à la main, un canapé profond situé entre deux fenêtres, et suivit du regard le jeune homme qui traversait la pièce pour aller s’asseoir. C’était un regard paisible où ne se lisait ni curiosité, ni soupçon, ni hostilité…, un regard presque dépourvu d’expression. Il y avait dans son insistance douce une espèce de sympathie.

Razumov qui avait tendu sa volonté et préparé son esprit pour une rencontre avec le général T… lui-même, fut profondément troublé. La vigueur morale dont il avait fait provision à l’avance, pour lutter contre les abus possibles de la puissance et de la passion, n’avait plus de raison d’être en face de cet homme pâle, à la longue barbe déployée. Elle était blonde, clairsemée, et très fine. Le jour tombait en reflets de cuivre sur les saillies d’un front haut et sévère. Et les traits larges et doux donnaient au visage un aspect si paisible et si familier que l’on s’étonnait, comme d’une affectation prétentieuse, de la raie très soignée qui séparait les cheveux sur le milieu de la tête.

Le journal de M. Razumov témoigne d’une certaine irritation de sa part. Je dirai, en passant, que le journal proprement dit, consistant en notes plus ou moins quotidiennes, semble commencer ce soir-là, au moment où l’étudiant revint à sa chambre.

M. Razumov était donc irrité ; sa volonté tendue se brisait tout à coup.

« Il faut être très prudent », se disait-il en échangeant avec le fonctionnaire un regard muet… Le silence se prolongea pendant quelques minutes et fut caractérisé (car un silence peut avoir une physionomie spéciale) par une sorte de tristesse, due peut-être à la douceur pensive dont paraissait faire montre l’homme barbu. Razumov sut plus tard qu’il était chef de direction au Secrétariat général et qu’il avait, dans la hiérarchie civile, un rang équivalent à celui de colonel dans l’armée.

La méfiance de Razumov s’accentuait. Il fallait se garder surtout de trop parler. On ne l’avait pas appelé là sans une raison valable. Quelle était cette raison ? On voulait lui laisser entendre qu’il était suspect. Et le faire parler aussi, sans doute. Mais parler de quoi ? Il n’y avait rien à dire… À moins que Haldin n’eut raconté des histoires… Toutes ces incertitudes dangereuses obsédaient Razumov. Et le silence lui pesait tant, qu’il prit le premier la parole, en se maudissant de sa faiblesse, après s’être promis de n’en rien faire.

« Je n’ai pas perdu un instant », fit-il d’un ton rude et provocant ; et l’on eut dit qu’il perdait toute faculté de langage pour en faire part à son interlocuteur ; le conseiller Mikulin murmura, d’un ton d’approbation :

« Parfait ! parfait !… Bien, qu’à vrai dire… »

Mais le charme était rompu, et Razumov interrompit hardiment le fonctionnaire, avec la conviction soudaine que c’était là, pour lui, la plus sûre attitude. Il se plaignit avec un flot impétueux de paroles, d’être absolument incompris. Et tout en sentant son audace, il se disait que le mot « incompris » était plus juste que le mot « soupçonné » et le répétait avec insistance. Tout à coup, il s’arrêta, saisi de terreur devant l’immobilité attentive du bureaucrate.

« Qu’est-ce que je lui raconte ? » se dit-il, en jetant sur l’homme un regard trouble. Avec de telles gens, on était soupçonné et non pas incompris… C’était là l’expression juste ! Être incompris c’était encore une autre espèce d’horreur ! Et tout cela, il le devait au misérable Haldin ! Oh que la tête lui faisait mal ! Il passa la main sur son front, en un geste involontaire de souffrance, qu’il n’avait plus la force de réprimer. À ce moment précis, il se vit lui-même à la torture… grand corps pâle, allongé sur un chevalet, sous une voûte sombre, écartelé avec une force terrible… corps dont il ne pouvait distinguer le visage. C’était un sombre tableau d’Inquisition, aperçu en rêve, pendant une seconde.

Nous ne pouvons croire sérieusement pourtant que Razumov se fut assoupi auprès de M. Mikulin, pour voir en rêve une scène de l’Inquisition. En fait, il était absolument épuisé, et il mentionne comme une circonstance singulière, propre à intensifier l’angoisse de son rêve, qu’il n’y avait personne près du corps pâle et allongé. Cette solitude de la victime était particulièrement horrible. De même, note-t-il aussi, la mystérieuse impossibilité de distinguer ses traits, lui inspirait une sorte d’épouvante. Il éprouvait toutes les terreurs d’un cauchemar atroce. Et pourtant, il reste persuadé de n’avoir pas un seul instant perdu la notion de sa présence sur le canapé où il restait assis, le buste penché en avant, les mains entre les genoux, la casquette tournée machinalement dans les doigts. Mais tout s’évanouit à la voix du conseiller Mikulin, et Razumov lui fut profondément reconnaissant de la simplicité de son accent :

« Oui ;… je vous ai écouté avec intérêt… Je comprends, jusqu’à un certain point votre… Mais réellement vous vous trompez… » Le conseiller Mikulin proféra une série de phrases inachevées. Au lieu de les terminer, il baissait les yeux sur sa barbe. Et c’était une abréviation volontaire qui semblait donner plus de poids à ses paroles. Mais il savait aussi parler d’abondance, comme il le montra en changeant d’attitude, et en prenant un ton persuasif : « En vous écoutant comme je l’ai fait, je pense vous avoir prouvé que je ne veux pas donner à notre entrevue un caractère strictement officiel. En fait, je ne voudrais pas qu’elle eût rien d’officiel. Oh oui ! j’admets que votre convocation pouvait effaroucher… Mais je vous demande si on l’aurait rédigée ainsi pour s’assurer de la présence d’un… »

« Suspect… », s’écria Razumov en plongeant son regard dans les yeux du fonctionnaire. C’étaient de grands yeux aux lourdes paupières, dont la hardiesse de l’étudiant ne fit pas détourner le regard terne et assuré. « Un suspect » : la répétition à voix haute du mot qui avait troublé ses heures d’insomnie causait à Razumov une satisfaction étrange. Le conseiller Mikulin hocha légèrement la tête. « Vous ne savez certainement pas que la police a perquisitionné dans ma chambre ?

« J’allais dire d’un incompris, quand vous m’avez interrompu », insinua doucement le conseiller Mikulin.

Razumov sourit sans amertume. La conscience retrouvée de sa supériorité intellectuelle le soutenait à l’heure du danger. Il dit, avec une nuance de dédain :

« Je sais que je ne suis qu’un roseau. Mais vous voudrez bien convenir de la supériorité du « roseau pensant » sur les forces brutes qui vont l’écraser. Sa pensée ne peut alors s’exprimer que dans un sens critique. Vous me permettrez peut-être de vous dire ma surprise du retard apporté par la police à cette visite domiciliaire, de ces deux jours pendant lesquels j’aurais pu anéantir tout objet compromettant en le brûlant par exemple, et en me débarrassant de ses cendres mêmes. »

« Vous êtes irrité ! » remarqua le Conseiller, avec une inexprimable simplicité de ton et de manière. « Est-ce bien raisonnable ? »

Razumov se sentit rougir de vexation.

« Oui, je suis raisonnable. Je suis même, permettez-moi de le dire, un penseur, bien que ce terme semble être de nos jours l’apanage exclusif des colporteurs de denrées révolutionnaires, esclaves de la pensée française ou allemande, et le diable sait de quelles notions étrangères encore… Mais je ne suis pas un métis intellectuel ; je pense en Russe, je pense avec fidélité et je me permets de m’appliquer ce terme de « penseur ». Ce n’est pas une expression interdite, que je sache ».

« Non certes. Pourquoi serait-elle interdite ? » Le conseiller Mikulin se tourna sur son siège, les jambes croisées, et posa son coude sur la table, en appuyant sa tête sur le dos de sa main à demi-fermée. Razumov vit à son index un large anneau d’or serti d’une pierre rouge-sang, bague à cachet qui paraissait peser une demi-livre et semblait le bijou le plus seyant pour l’homme imposant dont luisaient les cheveux divisés par une raie impeccable, au-dessus d’un front sévère de Socrate.

« Serait-ce une perruque ? » se demanda Razumov, surpris du détachement inattendu avec lequel il se posait la question. Sa confiance en lui-même était fort ébranlée. Il décida de ne plus bavarder. De la réserve ! de la réserve ! Tout ce qu’il avait à faire, c’était de tenir résolument secrète l’histoire de Ziemianitch, quand on l’interrogerait. Il ne ferait en aucun cas mention de Ziemianitch dans ses réponses.

Le conseiller Mikulin fixait sur lui un regard brumeux. La confiance de Razumov l’abandonnait complètement. Il paraissait impossible de ne pas parler de Ziemianitch : toutes les questions l’amèneraient fatalement à cette histoire… puisqu’il n’y avait rien d’autre à dire ! il fit un effort pour retrouver son courage…, mais en vain. D’ailleurs le conseiller Mikulin paraissait faire montre, de son côté, d’un détachement singulier.

« Pourquoi serait-elle interdite ? », reprit-il. « Moi aussi, je me considère comme un homme de pensée, je vous l’affirme. Le tout est de penser correctement. J’admets que c’est souvent chose difficile, au début, pour un jeune homme abandonné à lui-même, livré à ses impulsions généreuses et indisciplinées… à la merci, si je puis dire, de tous les vents qui soufflent d’aventure. Bien entendu les convictions religieuses peuvent… »

Le conseiller Mikulin regarda sa barbe, et Razumov, dont la tension nerveuse se trouvait relâchée par ce ton inattendu de conversation familière, grogna d’une voix sourde :

« Cet homme, cet… Haldin… croyait en Dieu. »

« Ah ! vous saviez cela ? » murmura le conseiller Mikulin en marquant doucement le point, avec une sorte de discrétion, mais avec intention, cependant, comme s’il avait été, lui aussi, pris au dépourvu par la remarque de Razumov. Le jeune homme conserva une attitude impassible et morne, bien qu’il se reprochât comme une inepte stupidité des paroles qui avaient pu donner une impression si fausse d’intimité. Il gardait les yeux baissés sur le sol. « Il faut absolument que je tienne ma langue, tant qu’on ne m’obligera pas à parler », se dit-il. Et au même moment une question involontaire se faisait jour, dans son esprit : « Ne vaudrait-il pas mieux tout lui dire ? » avec une telle force qu’il dut se mordre les lèvres. Mais le conseiller Mikulin ne devait avoir nourri aucun espoir de confession ; il poursuivit :

« Vous m’en dites plus que les juges n’en ont pu savoir. Haldin a été jugé par une commission de trois membres. Et il n’a absolument rien voulu dire. J’ai ici le compte rendu de l’interrogatoire. Après chacune des questions se trouve la note : « Refuse de répondre, refuse de répondre. » Il en est ainsi page après page. Vous voyez, on m’a chargé d’investigations sur cette affaire. Et il ne m’a rien laissé pour diriger mes premières recherches. C’est un misérable endurci. Et ainsi, me dites-vous… il croyait… »

Le conseiller Mikulin eut pour sa barbe un nouveau regard, accompagné d’une légère moue, mais son silence fut bref. Il fit observer avec une nuance de mépris, que les blasphémateurs eux-mêmes témoignaient d’une telle croyance, et conclut que Razumov avait dû s’entretenir souvent avec Haldin sur ce sujet.

« Non », fit Razumov, d’une voix forte, sans lever les yeux ; « Il parlait et j’écoutais ; ce n’est pas là une conversation. »

« Savoir écouter est un grand art », observa Mikulin, en manière de parenthèse.

« Et savoir faire parler les gens en est un autre », murmura Razumov.

« Oh non, cela n’est pas bien difficile ! » fit Mikulin, avec simplicité, « en dehors de certains cas, bien entendu, tels que celui de cet Haldin… Rien n’a pu le décider à parler. Quatre fois il a été amené devant ses juges ; quatre interrogatoires secrets ; et même pendant le dernier, lorsqu’il a été question de vous… »

« Question de moi ? » répéta Razumov en levant brusquement la tête. « Je ne comprends pas. »

Le conseiller Mikulin se tourna vers la table et saisit quelques feuilles de papier gris qu’il laissa retomber l’une après l’autre, pour ne garder à la main que la dernière ; il la tenait devant ses yeux tout en parlant :

« Nous avons considéré la chose comme nécessaire, vous pouvez le comprendre. Dans un cas de cette gravité, on n’a le droit de négliger aucun moyen d’action sur le coupable. Vous vous en rendez compte, j’en suis certain… »

Razumov fixait des yeux dilatés sur le profil du conseiller Mikulin, qui ne le regardait plus.

« Aussi a-t-on décidé (j’ai été consulté par le général T…) de poser à l’accusé une certaine question. Mais, pour répondre au désir exprimé par le prince K…, votre nom n’a pas paru dans les documents, restant ainsi ignoré des juges eux-mêmes. Le prince K… a reconnu la logique, la nécessité de nos intentions, mais il s’inquiétait à votre sujet. Tout peut se savoir, il faut bien l’avouer. On ne peut pas répondre toujours de la discrétion des subalternes. Il y avait, naturellement, dans la pièce, le secrétaire du tribunal spécial, ainsi qu’un ou deux gendarmes. Aussi, comme je vous l’ai dit, les juges eux-mêmes devaient-ils rester dans l’ignorance. La question à poser leur fut envoyée par le général T… (je l’avais rédigée de ma propre main) avec ordre de la poser au prisonnier en tout dernier lieu. La voici » :

Le conseiller Mikulin rejeta la tête en arrière, pour trouver une position commode, et se mit à lire d’une voix monotone :

« Question : L’homme que vous connaissez bien, dans la chambre de qui vous avez passé plusieurs heures lundi, et sur la dénonciation duquel vous avez été arrêté… avait-il eu connaissance de votre intention de commettre un meurtre politique ? – Le prisonnier refuse de répondre… La question est réitérée. – Le prisonnier garde le même silence obstiné. »

« Le vénérable chapelain de la Forteresse est alors introduit, et exhorte le prisonnier au repentir ; il le supplie de racheter son crime par une confession totale et sans réticence, qui pourrait aider à libérer notre pays, si attaché au Christ, du péché de rébellion contre les lois divines et la Majesté sacrée de son Chef ; – le prisonnier, pour la première fois, au cours de l’audience, ouvre la bouche, et repousse d’une voix haute et claire, les exhortations du vénérable chapelain. »

« À onze heures, la Cour rend une sentence de mort. L’exécution est fixée pour quatre heures de l’après-midi, sauf instructions ultérieures des autorités suprêmes. »

Le conseiller Mikulin laissa tomber la feuille de papier, regarda sa barbe, et se tournant vers Razumov, ajouta d’un ton calme, en manière d’explication :

« Nous n’avons pas vu de raison de différer l’exécution. Ordre a été envoyé par le télégraphe, à midi, de donner suite à la sentence. J’ai rédigé la dépêche moi-même. Le condamné a été pendu à quatre heures, cet après-midi. »

L’annonce certaine de la mort de Haldin valut à Razumov la sensation de lassitude profonde qui accompagne un violent effort ou une grosse émotion. Il resta immobile sur le canapé, mais un murmure lui échappa :

« Il croyait à une existence future. »

Le conseiller Mikulin haussa légèrement les épaules ; et Razumov se leva avec un effort. Il n’avait plus maintenant aucune raison de rester dans cette chambre : Haldin avait été pendu à quatre heures, le fait était certain. Il était entré tout entier, dans son existence future, avec ses longues bottes, sa toque d’Astrakhan et toute sa défroque, avec la ceinture même de cuir qui lui serrait la taille. Dans une existence confuse et vacillante. Ce n’était pas son âme, c’était son fantôme seul qu’il avait laissé sur la terre, pensait Razumov avec un sourire ironique en traversant la pièce, dans un oubli total de l’endroit où il se trouvait et de la présence du conseiller Mikulin. Celui-ci aurait pu sans quitter sa chaise, mettre en branles un jeu de sonnettes dans tout l’édifice. Mais il laissa Razumov aller jusqu’à la porte, avant d’élever la voix :

« Eh bien, Kirylo Sidorovitch ! Que faites-vous donc ? »

Razumov tourna la tête et le regarda en silence. Il n’était nullement décontenancé. Le conseiller Mikulin tenait les bras allongés devant lui sur la table, et penchait légèrement le corps en avant, en forçant le regard de ses yeux troubles.

« Allais-je réellement partir ainsi ? » se demandait Razumov avec une contenance impassible. Mais il sentait, sous ce calme affecté, un étonnement se faire jour :

« Évidemment, je serais sorti, s’il n’avait pas parlé », pensait-il. « Qu’aurait-il fait alors ? Il faut en finir, d’une façon ou de l’autre, avec cette affaire ! Il faut que je l’oblige à me montrer son jeu. »

Il réfléchit encore un instant, derrière le masque de sa physionomie impénétrable, puis lâcha le bouton de la porte pour revenir au milieu de la pièce.

« Je vais vous dire ce que vous pensez », fit-il brusquement, mais sans élever la voix. « Vous croyez avoir affaire à un complice de ce malheureux homme. Non, je ne sais pas s’il était malheureux ; il ne m’en a rien dit. À mon sens, c’était un misérable ! parce que c’est un crime plus grand de perpétuer une idée fausse que de supprimer un homme. Je pense que vous ne nierez pas cela ! Je l’ai haï ! Les visionnaires propagent dans le monde une éternité de misère. Leurs utopies sèment, dans la masse des esprits médiocres, le dégoût de la réalité et le mépris de la logique séculaire du développement humain ! »

Razumov eut un mouvement d’épaules et un regard inquiet. « Quelle tirade », pensait-il, impressionné par le silence et l’immobilité de Mikulin. Le bureaucrate barbu restait assis à son poste, maître de lui comme une idole mystérieuse aux yeux vagues et impénétrables.

Le ton de Razumov se modifia involontairement.

« Si vous me demandez la raison de ma haine pour Haldin, je vous répondrai qu’elle n’a rien à voir avec le sentiment. Je ne l’ai pas haï d’avoir commis un crime, un meurtre ; l’horreur n’est pas la haine. Je l’ai haï simplement parce que j’ai l’esprit sain. C’est par là qu’il m’a fait souffrir… Sa mort… »

Razumov sentit sa voix s’enrouer dans sa gorge. La brume semblait descendre des yeux du conseiller Mikulin sur tout son visage, et le rendre indistinct à la vue du jeune homme. Mais il s’efforçait de ne pas s’arrêter à de tels phénomènes.

« Oui, vraiment », poursuivit-il, en scandant chacune de ses paroles, « que m’importe sa mort ? S’il gisait ici sur le sol, je marcherais sur sa poitrine. Cet homme n’est plus qu’un fantôme… »

La voix de Razumov s’éteignit, malgré lui. Mikulin, derrière sa table, ne faisait pas le plus petit mouvement. Le silence pesa quelque temps, avant que Razumov pût continuer.

« Il parlait de moi, à droite et à gauche ; les intellectuels tiennent dans leurs logis des séances où ils se grisent d’idées venues du dehors, au même titre que les officiers des Gardes se grisent avec des vins étrangers. Simple débauche !… Ma parole », et Razumov, enragé par le souvenir de Ziemianitch, brusquement surgi dans son esprit, baissa la voix, pour poursuivre avec emphase : « Ma parole, nous autres Russes sommes une nation d’ivrognes ! Il nous faut toujours une ivresse quelconque, pour devenir fous de douleur ou abrutis de résignation, pour tomber inertes comme une souche, ou mettre le feu à la maison… Je voudrais savoir ce que doit faire un homme sobre. On ne peut pas se tenir absolument à l’écart de ses concitoyens. Il faut être un saint pour vivre dans un désert ! Et si un ivrogne, au sortir d’un café, se pend à votre cou et vous embrasse sur les deux joues, parce qu’il y a dans votre aspect quelque chose qui lui a plu, que pouvez-vous faire, je vous le demande ? Vous lui briserez peut-être un gourdin sur le dos, sans réussir pour cela à le chasser… »

Le conseiller Mikulin leva la main, et la passa sur son visage, avec un geste délibéré.

« Oui… en effet… », fit-il, à mi-voix.

Razumov eut un sursaut devant la gravité tranquille de ce geste si inattendu, et qui masquait une indifférence alarmante. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et l’étudiant se souvint qu’il voulait obliger son interlocuteur à montrer son jeu.

« J’ai dit tout cela au prince K… », reprit-il avec une tranquillité feinte ; mais il se troubla à nouveau, en voyant le conseiller Mikulin faire un geste léger d’assentiment… « Vous le saviez ?… Vous avez appris ?… Pourquoi alors m’avoir appelé… pour me dire l’exécution de Haldin ? Vouliez-vous donc me confronter avec son silence, maintenant qu’il est mort ? Que m’importe son silence ? Tout ceci est incompréhensible ! Vous voulez ébranler mon équilibre moral ! »

« Non. Pas du tout », murmura le conseiller Mikulin, d’une voix à peine perceptible. « Nous savons apprécier le service que vous avez rendu… »

« Ah vraiment ?… » interrompit Razumov avec ironie.

« … Et la difficulté de votre position… » Mikulin n’élevait toujours pas la voix. « Mais songez un peu ! Vous tombez du ciel, dans le bureau du prince K…, avec votre histoire stupéfiante… Vous étudiez encore, M. Razumov, mais nous, nous savons déjà ; n’oubliez pas cela… Et c’était une curiosité bien légitime… »

Le Conseiller regarda sa barbe ; les lèvres de Razumov tremblèrent.

« Un événement semblable impose sa marque à un homme », continuait la voix douce. « J’avoue que j’étais curieux de vous connaître. Le général T… a jugé lui aussi, que ce serait chose utile… Ne me croyez pas inapte à comprendre vos sentiments. À votre âge j’étais étudiant aussi… »

« Oui, vous désiriez me voir », interrompit Razumov avec un accent de répugnance profonde. « Naturellement, vous en aviez le droit, c’est-à-dire le pouvoir, ce qui revient au même ! Mais vous ne gagneriez rien à me regarder et à m’écouter pendant un an… Je commence à croire qu’il y a quelque chose en moi, que les gens ne peuvent pas comprendre. C’est regrettable. Il me semble pourtant que le prince K… ait compris… Au moins en avait-il l’air… »

Le conseiller Mikulin fit un léger mouvement.

« Le prince K… est au courant de tout ce que nous faisons, et je préfère vous dire qu’il a acquiescé à mon désir de faire votre connaissance. »

Razumov dissimula son immense désappointement sous un accent de surprise ironique.

« Alors… c’est un curieux, lui aussi. Eh bien ! après tout, le prince K… me connaît fort peu. C’est vraiment très malheureux pour moi ;… mais… ce n’est pas tout à fait ma faute ! »

Le conseiller eut un geste rapide de la main, levée en manière de protestation, et pencha légèrement sa tête sur l’épaule…

« Voyons, M. Razumov ! Pourquoi prendre les choses ainsi ? Je suis certain que tout le monde… »

Il jeta rapidement les yeux sur sa barbe, et lorsqu’il les releva, il y eut, pendant un instant, une expression d’intérêt dans son regard brumeux. Mais Razumov n’y répondit que par un sourire froid et hostile.

« Non. Tout cela est évidemment sans importance ; seul importe au moins l’éveil de toute cette curiosité pour un fait si simple. Et maintenant que faire ? Comment apaiser cette curiosité ; avec quoi, veux-je dire, l’apaiser ? Je me trouve être né Russe, et animé d’instincts patriotiques… dont je ne saurais dire s’ils sont ou non héréditaires… »

Razumov parlait nettement, avec une assurance affectée.

« Oui, j’ai des instincts patriotiques, développés par des habitudes de pensée indépendante, de pensée libre. À cet égard, je jouis d’une liberté plus grande que ne pourrait m’en valoir aucune révolution sociale. Il est infiniment probable que je ne pense pas exactement comme vous. Comment serait-ce possible ? Il vous appartient de croire, à cette minute, que je mens de propos délibéré, pour cacher mon repentir ! »

Razumov s’arrêta. Son cœur était devenu trop gros pour sa poitrine. Le conseiller Mikulin ne bronchait pas.

« Pourquoi cela ? » fit-il simplement. J’ai assisté, en personne, à la perquisition faite dans votre chambre. J’ai parcouru moi-même tous vos papiers, et j’ai été fort impressionné par une sorte de profession de foi politique. C’était un document bien remarquable. Et puis-je vous demander la raison ?… »

« C’était le désir de tromper la police, naturellement ! » fit Razumov, d’un ton furieux… « Pourquoi tant d’histoires ? Bien entendu vous pouvez m’envoyer tout droit en Sibérie : cela serait compréhensible, au moins, et je me soumets à ce que je puis comprendre. Mais je proteste contre cette comédie de persécution. Toute cette affaire devient trop comique à mon goût… Comédie de quiproquos, de fantômes et de soupçons… C’est positivement indécent… »

Le conseiller Mikulin eut un mouvement d’attention :

« Vous avez parlé de fantômes ? » murmura-t-il.

« J’en écraserais des douzaines sur ma route », poursuivit résolument Razumov, avec un geste impatient de la main. « Mais vraiment je puis bien demander d’en avoir fini, une fois pour toutes, avec cet homme… Et dans cette idée… je prendrai la liberté… »

Razumov s’inclina légèrement devant le bureaucrate, assis de l’autre côté de la table.

« … De me retirer… de me retirer purement et simplement »… conclut-il d’un ton résolu.

Il se dirigea vers la porte, en pensant : « Maintenant, il va abattre son jeu. Il faut qu’il sonne et me fasse arrêter avant ma sortie du Secrétariat, ou qu’il me laisse aller… Et de toutes façons… »

Une voix calme s’éleva :

« Kirylo Sidorovitch… »

Razumov arrivé à la porte, tourna la tête.

« De me retirer… », répéta-t-il.

« Où cela ? » demanda le conseiller Mikulin, très doucement.