L’Intransigeant (p. 12-13).

En route vers Damas


Au petit matin, je trouve tous mes amis arabes qui m’attendent pour me souhaiter un bon voyage. Personne ne se doute, à l’exception d’Ahmed et d’Ali, de ma vraie destination. Ils sont sur la terrasse et me font des signes de la main, tandis que l’auto démarre vers le village où je vais retrouver Soleiman, qui m’attend en se promenant sur la place de Palmyre, pour ne pas se faire remarquer.

Je suis un peu anxieuse à l’idée de cet enlèvement à la barbe du colonel, tout en étant ravie de lui donner ainsi une leçon pour lui apprendre à ne plus se mêler de mes affaires. Au moment où j’arrive sur la place, une voiture de la police se met en travers de la route et nous oblige à nous arrêter.

Le brigadier s’avance et me demande :

— Où vas-tu ?

Je lui réponds, furieuse :

— Ça ne te regarde pas.

Un château turc du ive siècle après J.-C., à Palmyre

Malheureusement, avant que j’aie pu faire taire le chauffeur, celui-ci a déjà dit :

— Nous allons à Damas.

Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Aïn-Beïda (premier puits sur la route de Palmyre à Damas) :

— Je n’ai pas besoin de toi, j’ai toujours parcouru cette piste seule, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’être escortée aujourd’hui.

— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.

Exaspérée par cette insistance, je réponds :

— Je n’ai pas peur des rezzous !

— Mais, moi, j’en ai peur pour toi !

— Je suis seule juge de mes actes !

La discussion continue et, devant cette obstination, je me rends bien compte que je ne pourrai pas mener à bien mon voyage dans ces conditions ; je décide donc de rentrer à la maison pour chercher un autre stratagème.

Je partirai, dussé-je déclarer la guerre à la garnison de Palmyre tout entière.

J’envoie Ali prévenir Soleiman, tandis que mon mari, très agacé par les procédés du colonel, prend le parti de favoriser ma fuite. Il fera mine d’aller à la chasse avec un fusil sur l’épaule, alors que son vrai but sera d’amener Soleiman au col de Palmyre sur la piste de Damas, où je dois le retrouver. Je lui ai donné une heure pour notre rendez-vous et j’attends nerveusement dans le hall de l’hôtel, entourée de mes voisins et amis arabes.

Tout à coup, le bruit d’une voiture qui s’arrête devant la porte de l’hôtel me fait sursauter, je me précipite à la fenêtre et j’aperçois le colonel qui descend de sa huit cylindres. Je disparais en hâte dans ma chambre, en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.

Ibrahim me rejoint au bout d’un instant pour me prévenir que le colonel veut absolument me voir avant mon départ, et qu’il a demandé que je passe chez lui dès que je serai de retour à l’hôtel.

Cet homme est vraiment naïf de penser que je vais me livrer ainsi, poings et pieds liés, alors qu’il met tout en œuvre pour m’empêcher de partir.

Dès que j’entends le bruit de son moteur qui s’éloigne, je sors de ma retraite, décidée à prendre le départ.

De la terrasse, j’aperçois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre, c’est l’escorte du colonel ; on recherche évidemment l’insoumise. Je leur fais un pied de nez, et en avant sur la piste de Damas, enfin libre. J’emmène un passager arabe qui veut se rendre à Damas, ce qui rend mon départ moins louche, ma voiture étant souvent remplie d’indigènes en temps ordinaire. J’ordonne au chauffeur d’accélérer, il ne comprend rien à ma nervosité.

Un dernier coup d’œil sur le Palmyre que j’adore. Les colonnes ont encore plus de splendeur, en ce matin de départ, et la palmeraie qui frissonne sous le vent quotidien semble m’adresser un dernier adieu.

Au revoir, théâtre du passé ; à moi, les nouveaux horizons…

L’auto suit la vallée des tombeaux : sur la route, mon mari semble se promener comme à l’ordinaire. Nous nous arrêtons pour le prendre, tandis qu’il me chuchote à l’oreille, pour ne pas donner l’éveil à l’Arabe qui est dans la voiture, que Soleiman est caché dans une tour funéraire.

À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, tandis que Soleiman s’avance, de l’air le plus naturel du monde, pour me demander si j’ai de la place pour lui dans ma voiture.

Mon mari, d’un air indifférent et se tournant vers moi, me demande de l’emmener. Je réponds :

— Mais oui, naturellement, monte vite !

Notre comédie a parfaitement réussi. Je suis aussi contente d’avoir gagné la partie que d’avoir nargué ce prototype de notre esprit colonial français qui avait disposé des mitrailleuses du gouvernement pour empêcher l’acte de fantaisie et de sport d’une femme indépendante, pour des raisons d’ordre tout à fait personnel.

Partie ! ce mot chante en moi, mais partie vers où ? Destination d’aventures, l’inconnu mystérieux, tous les risques et l’espoir de puissantes sensations. Je ressentis surtout la joie particulière que donne à l’avance la sensualité des périls qu’on va courir.

Soleiman, au contraire, semble inquiet de s’être mis dans une situation anormale. L’affaire a été si vite conclue qu’il a eu à peine le temps d’en peser toutes les conséquences. Les représailles de son roi ou de sa tribu, si la supercherie est découverte, deviennent pour lui un tel cauchemar qu’il en est physiquement malade, et à un tel point que je suis obligée de faire arrêter la voiture pour lui donner un cachet de Kalmine et endormir son anxiété. Je le soigne comme je peux, j’essaye de le remonter, il est mon passeport et j’en ai absolument besoin.

Pendant tout le trajet j’interroge, en français, l’autre Arabe sur Soleiman, qui, heureusement, ne comprend pas cette langue. J’apprends ainsi qu’il a une réputation de paresseux, d’orgueilleux, d’ambitieux. C’est un chef de guerre. Il a le sens du désert, il le sent, les officiers français l’utilisent pour cela.

Nous arrivons à Damas à la tombée de la nuit, Soleiman ne cache pas son admiration pour les prairies, les cascades et les vergers d’oliviers qui entourent la perle de l’Orient.

Il me dépose à l’hôtel et je lui demande de venir prendre mes ordres le lendemain matin, à huit heures.


Une tour funéraire de Palmyre, la seule ville antique qui ait des tombeaux aériens

Nous commencerons immédiatement les démarches préalables à la célébration de notre mariage, car il n’y a pas un instant à perdre ; la dernière date pour accomplir ce pèlerinage de la Mecque est le 9 avril, c’est-à-dire exactement dans un mois. Cette date marque, en effet, le commencement des cérémonies d’El Arrafat, début des prières indispensables pour la validité de tout le pèlerinage. Un pèlerin qui n’assisterait pas à ces manifestations de la foi, n’a pas le droit à la grâce d’Allah.

Le lendemain, Soleiman arrive avec une heure de retard au rendez-vous fixé. Il semble avoir oublié ses inquiétudes de la veille et sourit sans interruption avec une béatitude qui exerce ma patience. Il se présente accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.

Soleiman me demande immédiatement un batchich pour ce Nedjien, sous prétexte de faciliter ainsi nos revendications auprès du consul. Je m’y refuse énergiquement, pour bien lui montrer, dès le début, que je me méfie de lui et pour qu’il se déshabitue de me considérer simplement comme une banque. Je dois réagir contre la réputation ridicule qu’on m’a faite d’être richissime.

Je désire voir le consul moi-même et nous partons à travers la ville.