Sonyeuse/Soirs de Province/I

Bibliothèque-Charpentier (p. 1-76).

SONYEUSE !


À mon ami Gérard.

SOIRS DE PROVINCE

Dans la petite ville de l’Ouest, où j’aime aller tous les ans passer la dernière quinzaine d’octobre et vivre là, dans la grisaille des souvenirs, la vie assoupie et presque éteinte des petites villes de province ; entre tant d’anciennes demeures comme à jamais défuntes et murées de silence avec leurs volets clos, une m’attire et me retient entre toutes avec l’obsession d’un regret : et pourtant ce n’est ni la maison familiale, devenue aujourd’hui l’étude du notaire, la maison familiale avec les bons naguères de l’enfance et de l’âme encore neuve, et les douces soirées à la tiède chaleur de la lampe et des feux de charbon ; ni la maison familiale, ni le vieil hôtel patricien de Neymont, se décalquant dans l’eau pâle des quais avec des noirs et des haches d’eau-forte, l’hôtel des Neymont, morne tombeau d’antiques splendeurs déjà de mon temps disparues, où, dans la longue tristesse des dimanches, geignait un piano grêlement tapoté par les doigts d’une vierge sans dot, Mlle de Neymont, entrée depuis aux Ursulines de Caen.

Oh ! la tristesse des dimanches de province, les volets fermés et les outils au repos, le passant rare dans l’isolement léthargique des rues et tant de cloches dans l’air ! il faut avoir vécu tout enfant comme moi leur morne somnolence, à ces tristes dimanches, tristes comme un jour de Toussaint, pour en comprendre le vague et la torpeur et le charme à la fois ouaté et monotone, à la longue endormant pour les nerfs et le cœur.

La foule entassée dans les églises, où se traîne la sourde mélopée des vêpres, et, sur le quai, la promenade solitaire des douaniers de garde devant la mer remueuse et l’éternel recul de l’horizon : c’est là que mon rêve s’en retourne en souvenirs tranquilles vers un pavillon Louis XIII, entouré de grands murs, déjà très loin dans la vallée, à l’abri des rafales de l’ouest et des rumeurs du port, dans le quartier dévot des couvents et des églises, tout assourdi de carillons.

Bâti sur l’emplacement d’un ancien cloître d’Annonciades, au fond d’un de ces grands jardins de boulingrins et de quinconces, comme on n’en voit qu’en province, même par les temps maussades du littoral où le ciel est toujours gros de nuages et de grains, il rayonnait comme d’une gaieté au fond de sa grande avenue de marronniers, ce pavillon de Sonyeuse, du nom de son propriétaire, le marquis de Sonyeuse qui ne l’habitait pas d’ailleurs, le marquis de Sonyeuse, une des plus grandes fortunes foncières de la province, noblesse d’épée devenue noblesse de robe et président du tribunal de Rouen, où les Sonyeuse vivaient de père en fils depuis deux siècles.

Quel caprice ou quelle ordonnance de la Faculté, prescrivant à une des frêles jeunes femmes de la famille l’air réconfortant de la mer, avait jeté cette élégante architecture Louis XIII, briques roses aux lourds entablements de pierre, dans ce coin de vallée de la côte, au cœur même de cette vieille ville morte, dans ce quartier froid et dont les lents carillons d’église, sonnant tous les quarts d’heure, sont le seul mouvement et comme la respiration monotone, lourdes fleurs de fer s’effeuillant d’ennui !

On ne savait. De père en fils, le marquis de Sonyeuse, le chef de famille en personne, avait coutume de venir deux fois par an, à Pâques et à la Saint-Michel ; il descendait au pavillon et y demeurait deux jours, le temps d’y recevoir ses fermiers qui venaient y payer leurs termes. Les de Sonyeuse étaient propriétaires de la majeure partie des terres des environs. Pendant ces deux jours de l’année seulement, on voyait s’entrebâiller les persiennes du rez-de-chaussée toujours hermétiquement closes, puis, le marquis parti, le pavillon inhabité retombait de son ensommeillement, mais n’en gardait pas moins, malgré son abandon, la gaieté de ses murailles, pierres blanches et briques roses, éclatant au milieu de son profond jardin aux ombrages dormants : un jardin qui se terminait du côté de la vallée en une immense prairie plantée de peupliers bordée par la rivière, avec pour horizon les collines fuyantes, moutonnées de ronces et d’ajoncs, de la presqu’île du Cotentin.

Le pavillon de Sonyeuse ! les longues promenades et les doux effarements de mon enfance à travers les allées en berceau et le silence de ses quinconces, et mes jeux de gamin sur ses pelouses ensoleillées, ses grandes pelouses en herbes folles et en graminées, où pâturaient hiver comme été les trois vaches du gardien ; ce grand jardin, mi-forêt mi-prairie, si calme et si solitaire avec la silhouette au fond de son pavillon dormant, mais d’un calme et d’une solitude si particulière, que mes nerfs d’enfant surexcités finissaient par y vibrer comme les cordes d’une harpe, et que parfois je m’arrêtais, au milieu d’une partie de cerceau ou de toupie, tout frissonnant d’une indicible peur.

Et pourtant c’était un privilège envié par tous les autres enfants de mon âge que l’accès de cette espèce de jardin-fée. Moi seul et ma bonne avions le droit d’y pénétrer, et c’était par les courtes, mais suffocantes chaleurs de juillet, un repos et un bien-être que les heures de la sieste passées à l’ombre verte des hauts tilleuls, dans le calme et le silence, tout bourdonnant de vols d’insectes, de ce profond et frais jardin. Le jardinier, un ancien grenadier de l’empereur, tombé après Waterloo dans ce trou de petite ville et qui se consolait des gloires disparues en cultivant des fleurs, avait bien voulu confier à mon père une des clefs du vieux domaine.

— Le gosse y sera plus à son aise que sous les châtaigniers du cours, lui avait-il mâchonné brusquement, un beau jour, dans un élan d’enthousiasme attendri devant une collection de tulipes doubles : des échanges mutuels de graines et de boutures avaient créé une sorte d’amitié… botanique entre ce vieux grognard et mon père, un passionné d’horticulture comme il n’est pas rare de voir s’en produire aux approches de la cinquantaine dans la calme vie des bourgeois de province mariés sur le tard. Cela avait commencé par des oignons de jacinthe ; des écussons de roses de la Malmaison avaient resserré des rapports déjà par eux-mêmes excellents. On s’était passionné aux chrysantèmes, un plan de tulipes avait décidé de la liaison.

Ce vieux père Bricard (la physionomie d’un vieux ours blanc avec ses cheveux tondus ras, mettant sur son crâne rose un court frisson de neige, et ses moustaches jaunies par le tabac, couleur de martre zibeline aux deux bouts retombants) logeait dans le fond de son quasi-parc avec le droit de vente de légumes pour seuls appointements ; ce vieux père Bricard avait voué aux marquises de Sonyeuse un culte d’autant plus extraordinaire du moins chez un tel homme, qu’aucune marquise du nom n’avait mis les pieds au pavillon depuis plus de cent ans. Certes, il existait des marquises de Sonyeuse : une d’entre elles avait été dame d’honneur de la duchesse d’Angoulême et avait officié aux Tuileries ; ce devait être Mme la marquise douairière, encore vivante, et résidant à l’hôtel de Soissons, rue des Carmes, à Rouen. La jeune marquise, la belle-fille, une de Boisgelon-d’Esprise, et dont quelques familles de la ville avaient reçu le faire-part du mariage un mois après la cérémonie, habitait l’hôtel familial avec son mari, le seul marquis de Sonyeuse actuellement vivant.

Était-ce pour la marquise douairière ou pour sa belle-fille que le père Bricard ratissait si infatigablement le sol de son allée principale, celle qui allait de la grille d’entrée au pavillon ? pour la vieille femme ou la jeune mariée, qu’il peignait si consciencieusement la première pelouse s’arrondissant en cœur devant le grand perron ? Cela demeura toujours entre lui et sa conscience de vieux militaire.

— Je veux que Mme la marquise n’ait rien à dire, c’est mon idée, s’obstinait-il à nous répéter à ma bonne et à moi, au cours de nos promenades dans le grand pavillon de la rue Viorne.

— Mais puisqu’a n’est jamais venue, votre Mme la marquise, et qu’a ne viendra pas, s’évertuait à lui prouver ma bonne Héloïse.

— Et si elle venait ? Est-ce qu’on sait jamais… avec les femmes ?

Et il reprenait sa bêche ou son râteau, c’était son idée fixe à lui : contenter Mme la marquise ; il attendait son arrivée, comme l’avance à l’ordre de son colonel ; une dévotion de vieille culotte de peau tournant à la manie dans ce vieux soldat tombé presque en enfance, dévotion d’autant plus touchante que nul escarpin de marquise de Sonyeuse ne vint jamais fouler le sable de cette unique allée, bien entretenue par lui, pas plus que le ray-grass de la petite pelouse, objet de ses amours. Il faut d’ailleurs ajouter à sa louange qu’en dehors de l’espace compris entre la grille d’entrée et l’ensommeillé pavillon, Bricard laissait toute la propriété retourner grand train à l’état sauvage ; plus de massifs, des broussailles ; du foin de haut pré au beau milieu des allées ; du bois taillis dans les quinconces et des vignes vierges en guirlandes autour des marronniers du boulingrin.

Quant au potager, une merveille : châssis, semis, plants de légumes, primeurs de serre et melons sous cloches : le père Bricard récoltait des petits pois en décembre et des asperges en janvier. De nos jours, le brave homme se serait fait des rentes sur le carreau des Halles. L’hiver, il se contentait de vendre ses élèves le prix coûtant aux gourmets de la ville, et l’été les revendeuses du marché aux herbes lui achetaient sur pied ses champs de fève et ses carrés d’oignons ; par-ci par-là, entre un plant de choux-fleurs et une platebande de courges, une corbeille de fleurs de collection : œillets, chrysanthèmes, roses, iris ou tulipes, les plus belles espèces de fleurs de chaque saison.

De quoi faire un royal bouquet à Mme la marquise ! Une marotte à lui, à ce vieux tatillon.

Mais si la marquise ne vint pas dans ce beau jardin ensommeillé de Sonyeuse dont elle portait le nom, il y vint un jour une autre femme, et c’est pour celle-là que, pris malgré moi au charme du souvenir, j’ai tenté de faire revivre, sous ma plume, un peu de cette vieille demeure, où se dénoua si tragiquement ce qu’on a su ici de son histoire.

J’étais pourtant bien enfant, mais je n’oublierai jamais l’impression de ma première rencontre avec lady Mordaunt : Lady Mordaunt, était-ce bien là son véritable nom ? Quelle haute personnalité de l’aristocratie anglaise devait-il ensevelir et voiler à toute curiosité ? bien des bruits contradictoires ont couru depuis au sujet de cette lady Mordaunt, dont l’étrange aventure fut le grand événement de ma première jeunesse et pendant dix années la conversation de cette somnolente petite ville ; mais celle qui devait préoccuper jusqu’à la passion l’imagination, cependant si calme, de toute une société de province, est demeurée mystérieuse et l’épitaphe de sa tombe, la tombe, qui pour tant de disparus a remplacé le puits antique et légendaire d’où sort la Vérité toute nue, l’épitaphe de sa tombe n’a même pas trahi son secret.

C’était par un de ces temps clairs et gris d’octobre, dont on dit communément en Normandie qu’il fait un temps à retenir les hirondelles ; je me trouvais errant avec ma bonne par les pelouses de Sonyeuse, non loin d’un grand massif de dahlias doubles, aux énormes fleurs tuyautées, encore tout emperlées de l’eau d’une averse tombée le matin, et mon jeu d’enfant consistait même à secouer l’une après l’autre toutes ces grosses collerettes au-dessus d’un vieil arrosoir ; ma bonne marchait derrière ou devant moi, je ne sais plus au juste, quand un léger bruit de voix nous faisait lever simultanément la tête.

De l’autre côté des dahlias doubles, les pieds dans l’herbe mouillée des pelouses, une dame était debout à quelques pas de moi.

Grande, mince et d’une souplesse de taille singulière dans un carrick à petits collets de drap ventre de biche (une nuance d’une douceur extrême à l’œil et dont je n’ai su le nom que bien longtemps après) elle m’apparut, et dans son vêtement et dans ses allures, dans sa grâce même, comme une personne d’une autre race, d’une nature autre que ma mère et les femmes de la ville, que je voyais tous les jours.

Sa mise était cependant des plus simples : depuis j’ai compris que ce jour-là elle était en costume de voyage ; mais c’était la première fois que je voyais un carrick à petits collets, et puis la femme qui portait ce carrick était d’une beauté si délicate et si blanche, son cou se détachait si mince et avec une telle élégance, non déjà vue, au-dessus du drap de ce manteau, son visage ovale et peut-être un peu trop allongé, mais d’une exquise finesse, étonnait le regard par le laiteux et le satiné de sa peau ; c’était de la neige dans toute son éclatante transparence et jamais depuis je n’ai rencontré de chair de femme aussi lumineusement blanche, on eût dit de l’aurore infusée sous ses tempes : toute enveloppée qu’elle fût de voiles de gaze jaune, bouillonnant au-dessus d’un grand chapeau de paille à la mode d’alors, à travers cette brume dorée, son teint de blonde éblouissait, mais ce qui achevait de déconcerter dans ce radieux visage et vous poignait en même temps le cœur, c’étaient les yeux, les yeux aux prunelles bleu sombre, deux saphirs presque noirs largement ouverts entre les paupières meurtries, deux regards douloureux, comme baignés de larmes et frappés cependant de je ne sais quelle stupeur.

Oh ! l’effarement de ces yeux égarés et charmants dans leur supplication muette, j’y ai songé depuis bien souvent et j’ai toujours gardé en moi la conviction que la femme, qui portait de tels yeux, devait être sous l’influence d’un narcotique ou de quelque puissance mystérieuse !

Ces réflexions, bien entendu, je ne les fis que bien des années plus tard, bien des années après la mort de lady Mordaunt, quand les événements…

Ce jour-là, je me contentais de rester coi, les yeux béants, devant la belle dame étrangère : le père Bricard l’accompagnait, tête nue et dos bas, pétrissant un vieux chapeau de paille entre ses mains terreuses ; très humble, il semblait faire les honneurs de Sonyeuse : la dame, arrêtée à quelques pas de nous, ne nous avait pas vus, elle regardait probablement devant elle, sans même un but à ses regards ; elle avait repris sa promenade visiteuse et s’en allait maintenant à travers la pelouse, la démarche sinueuse et molle, en relevant sa robe d’une main.

Nous vîmes alors, ma bonne et moi, que la dame n’était pas seule : un homme, que nous ne vîmes que de dos ce jour-là, mais élégant et bien pris dans une redingote olive, la tournure jeune et le jarret nerveux, accompagnait l’étrangère au voile jaune : son mari, sans doute, car une adorable petite fille, qui pouvait avoir à peu près mon âge, de neuf à dix ans, sautillait pendue aux basques de sa redingote, mettant à chaque bond le rose de ses jambes nues dans le vert des grandes herbes et dans l’air le brusque envolement d’une nappe de cheveux blonds.

— Ce sont des Anglais, résumait dans sa sagesse de paysanne ma bonne Héloïse, une opinion basée sur les jambes nues et les tresses portées en liberté, dénouées sur les épaules, de l’enfant.

Ce fut tout ce jour-là.

Le soir, à table (dans la vie de province il n’y a pas de petit fait et tout ce qui n’y est pas ordinaire et prévu y prend les proportions d’un événement) je ne manquai pas de parler de ma rencontre.

— Des étrangers dans Sonyeuse, pensait mon père à voix haute, Bricard se serait alors laissé graisser la patte, voilà qui m’étonnerait un peu et me gâterait mon vieux Bricard ! et puis se ravisant et s’adressant à ma mère occupée à servir le potage : « Ne serait-ce pas les Anglais du Grand-Cerf ? »

Il y avait donc des Anglais au Grand-Cerf ? Le Grand-Cerf était alors la première hôtellerie de la ville. Qu’étaient ces Anglais que je ne connaissais pas ? ma curiosité d’enfant était on ne peut plus surexcitée, mon père et ma mère échangeaient quelques mots à voix basse : Héloïse, qui servait à table, était interrogée.

— Et la petite porte les jambes nues et les cheveux sur le dos en désordre ; elle a des cheveux blonds ? demandait ma mère.

— Oui, madame, de très beaux cheveux blonds.

— Ce sont les Anglais, concluait mon père.

Ce jour-là je ne sus pas davantage.

Mais ce que je sus et à n’en pouvoir douter le lendemain, c’est que Sonyeuse et le magnifique jardin des Annonciades étaient dorénavant porte close pour moi : nous nous heurtions, ma bonne et moi, à une consigne inexorable : le vieux Bricard venait dans la journée réclamer la clef de la petite porte à mon père ; les étrangers rencontrés la veille au tournant d’une allée étaient désormais les hôtes du pavillon et du jardin ; M. le marquis avait loué Sonyeuse à ce couple d’Anglais et tout une armée de terrassiers, de charpentiers et d’ouvriers peintres y bouleversaient déjà communs et boulingrins.

Sonyeuse, M. le marquis avait loué Sonyeuse. On n’en revenait pas dans le pays. Sonyeuse qui, depuis trois cents ans, n’était pas sorti de la famille…, ce devait être, sûrement, à quelque allié ou quelque parent ! et les fermiers… où M. le marquis toucherait-il désormais ses fermages ?

Quels étaient ces Anglais ? d’où venaient-ils ? quel motif les amenait à S… ? les recevrait-on ? étaient-ils mariés ? la première question, que pose la médisance des petites villes méfiantes à tout jeune homme et toute jeune femme installés depuis peu dans leurs murs ; feraient-ils des visites ? leur rendrait-on ? car les connaissait-on ? et le train train ordinaire de mille et un points d’interrogation malveillante, qu’une société de province dresse autour de tout couple inconnu.

Ce qu’on était convenu d’appeler la bonne compagnie de S…, quelques familles arrogantes et gourmées de petite noblesse de robe, n’eut pas à se mettre en peine d’impertinences. Lord et lady Mordaunt ne firent de visite à personne ; retirés derrière les grands murs de Sonyeuse, ils vécurent là dans la solitude absolue, sans paraître même se douter à quel point ils préoccupaient l’opinion.

Hormis à la basse messe de neuf heures, à l’Abbaye, où une berline de louage l’amenait tous les dimanches, on ne rencontrait lady Mordaunt nulle part ; Lord Mordaunt, un brun à la figure passionnée, à la peau olivâtre, au profil d’oiseau de proie et qui paraissait plus jeune que sa femme, promenait presque tous les matins, par la ville, un superbe cheval de selle qui valait bien dans les trois cents louis ; un autre cheval attendait, paraît-il, à l’écurie les ordres et le bon caprice de mylady, mais c’est un caprice qu’elle n’eut pas, car, les rares fois où je la croisais en dehors de l’église où sa présence me donnait, durant les offices, de coupables distractions, elle était à pied et toujours accompagnée et de son mari et de l’enfant, que j’avais vue avec elle dès le premier jour.

Son mari ! et il fallait entendre nuancer ces deux mots « son mari », à Mme de Saint-Enoch, entre autres, la femme la plus collet monté de cette petite ville de S…, où ses jugements faisaient règle d’opinion, son mari et sa fille à elle, car cet homme est trop jeune pour être le père de cette enfant ; il a vingt-trois ans, ce soit-disant Mordaunt : pour moi tout cela n’a rien de catholique et recèle quelque mystère ! et c’était aussi l’avis partagé par les miens, par ma mère surtout, qui nourrissait pour les étrangers de la rue de Viorne une soupçonneuse aversion.

Entrait-il dans ce sentiment un peu de jalousie pour l’exquise joliesse et l’élégance innée de l’étrangère ? ma mère avait-elle puisé cette espèce de malveillance haineuse dans sa fierté d’honnête femme, blessée de ce bonheur irrégulier installé triomphant sous ses yeux ? mais j’eus deux fois l’occasion, tout enfant que j’étais, de me rendre compte par moi-même de cette injuste hostilité.

La première fois à l’église, à l’Abbaye même de S…, où le hasard nous avait donné l’Anglaise et sa fille comme voisines de chaises et où déjà depuis six mois, chaque dimanche, nous entendions, ma mère et moi, la messe basse de neuf heures, à peine séparés des deux étrangères par l’épaisseur d’un fût de pilier : inutile de vous dire que je ne partageais nullement les sentiments maternels à l’égard de la jolie étrangère : la première impression faite sur mes sens d’enfant dans le parc abandonné de Sonyeuse n’avait fait que croître et grandir ; durant les offices, je ne pouvais me lasser d’admirer cette délicatesse de profil et d’attache de cou qui m’avait tant frappé dès le premier jour : cette transparence de teint et cette éblouissante pâleur qui, dans le clair-obscur de l’église, s’affinait et pâlissait encore, comme idéalisée par le jour mystique tombé des vitraux, cette élégance et cette pâleur m’hypnotisaient ; et, si j’emploie à ce mot bien moderne et qui détonne, avec son air de terme technique, dans le gris et l’effacé de cette histoire mélancolique, c’est que je n’en trouve pas d’autre pour caractériser l’espèce d’obsession que cette pâleur et cette chair exerçaient déjà sur moi. Depuis, je me suis dit bien souvent que lady Mordaunt avait dû être mon premier amour de petit garçon imaginatif et précoce, et cette opinion, j’en trouve la confirmation dans le souvenir de maints et maints petits détails demeurés vivants dans ma mémoire, détails très minutieux, inhérents à la femme et dont se préoccupe peu, en général, l’imagination d’un enfant ; le souvenir de son parfum, par exemple, un parfum pénétrant et doux, où il y avait de l’iris et du jasmin, et qui montait d’elle, dès qu’on se rapprochait, comme quand on passe en juin contre la haie d’un jardin en fleurs : ce parfum entêtant et suave, tous ses vêtements en étaient imprégnés, et, longtemps après sa sortie de l’église, le bas de la nef, où elle entendait la messe auprès de nous, en gardait persistant derrière elle le sillage embaumé.

Ce parfum, tenace obsession, je le respirais toute la journée du dimanche dans ma chambre, au salon, à table, où la subtile effluve me parlait encore d’elle, et, les narines voluptueusement ouvertes, je n’avais qu’à fermer les yeux en le respirant pour revoir aussitôt son délicat profil aristocrate et cette fine pâleur ombrée d’un bandeau blond sous sa capote de peluche violette.

La petite fille aux grands cheveux couleur de seigle mûr, qui gambadait, le jour de notre première rencontre, suspendue à la main de lord Mordaunt, l’accompagnait toutes les fois à l’église : pauvre enfant craintive et comme dépaysée dans cette petite ville inconnue et des habitudes qui n’étaient plus les siennes ! très blanche de peau et toute frêle, elle aussi, de structure et d’attaches, elle avait déjà dans ses grands yeux bleutés le regard douloureux et surpris de sa mère ; il y avait de l’effarement dans les timides coups d’œil qu’elle nous jetait parfois en entrant à la messe, comme à la dérobée, avant de se mettre à genoux, mais quelle adorante et fervente tendresse dans ce doux visage, quand ces beaux yeux effarouchés se venaient reposer sur les yeux de sa mère ! C’était touchant de les voir ensemble ; cette mère et cette fille s’idolâtraient !

Pauvre petite ; je crois la revoir encore avec son air d’oiseau tombé du nid comme disait en parlant d’elle notre vieux médecin, le docteur Lambrunet, le seul homme de la ville admis à Sonyeuse et qui y allait souvent, dans ce pavillon interdit à tout autre, appelé auprès de l’enfant de ces Anglais, une petite santé dans sa fragilité de fleurette de luxe.

C’était pour la santé de cette petite fille que lord et lady Mordaunt étaient venus habiter S… ; les médecins de Londres avaient ordonné l’air salin et tempéré pourtant d’une vallée de la côte normande à la poitrine un peu frêle de l’enfant. C’était du moins la raison que donnait de leur séjour ici le docteur Lambrunet, assiégé de l’aube à minuit de toutes les questions de la ville ; il était le seul homme qu’on reçût à Sonyeuse : ces Anglais mystérieux seraient venus s’ensevelir à S… rien que pour cette enfant ; la société de S… n’en voulait rien croire, il y avait certainement autre chose, mais quelle était cette autre chose… le vieux médecin n’en soufflait mot.

Toujours est-il qu’il soignait l’enfant, ou les deux, ajoutait la Saint-Énoch. Je n’ai jamais su pourquoi, mais l’opinion publique voulait que lady Murdaunt fût encore plus atteinte et souffrante que sa fille du mystérieux mal qui leur assignait S… comme ville de guérison ; elle était si frêle et si pâle, cette lady Mordaunt ; si étrange était surtout l’expression de ses larges prunelles, de ses grands yeux noyés et comme hagards. On avait d’ailleurs remarqué qu’elle n’allait jamais du côté de la mer ; toutes leurs promenades à trois, le père, la mère et l’enfant, étaient toujours dirigées dans la campagne, en dehors de la ville, et quand on les rencontrait durant les longues et chaudes journées d’août et parfois même assez tard dans l’arrière-saison, par ces clairs et mélancoliques ciels d’octobre, qui sont le charme de la Normandie, c’était toujours dans les vallées, à l’entrée de quelque sentier sous bois, à la lisière de quelque futaie reculée et solitaire.

La petite fille, on la rencontrait encore, promenée, sur les quais et le long des bâtiments du port, à la main de son père ; mais lady Mordaunt, elle, jamais ne dépassait l’emplacement de l’Abbaye, appuyant ses assises au cœur même de la ville : on aurait dit qu’elle craignait la mer et tout ce qui pouvait venir de la mer !

C’est une femme qui se cache : le mot était encore de la Saint-Énoch, naturellement.

C’est vis-à-vis de la femme qui se cachait que je surpris par deux fois ma mère (et pourtant ma mère était bonne) en flagrant délit de cette espèce d’arrogance hostile et soupçonneuse qui était l’esprit même des femmes de la ville.

La première fois ce fut à l’église, à l’Abbaye, où nous avions coutume, ma mère et moi, d’entendre la même messe basse que les deux Anglais de Sonyeuse, séparés des deux femmes d’une distance d’à peine quelques pas.

Pendant toute la durée des offices, ce pauvre petit oiseau tombé du lit de miss Mordaunt, qui ne devait pas s’amuser tous les jours, élevée à l’écart et seule, comme elle l’était, sans jamais frayer avec d’autres enfants d’âge, cette pauvre petite miss Mordaunt ne cessait de tourner de mon côté l’effarement de ses grands yeux quémandeurs ; elle n’aurait pas demandé mieux que de faire connaissance, la pauvre petite isolée, mais elle n’osait, surveillée qu’elle était par les regards à longs cils baissés de sa mère, peu encouragée d’ailleurs par la physionomie très renfermée de ma mère à moi, mais manifestement surexcitée par mes mines sous cape et mes sournoises simagrées de vaurien.

Au courant d’une de ces comédies muettes, son livre de messe, un bijou de reliure gaine de velours mauve et dont j’avais depuis longtemps déjà remarqué les fermoirs faits de trèfles d’émail, lui glissait d’entre les doigts. Il glissait donc, ce livre, et venait avec un grand bruit mat se fermer à mes pieds au beau milieu des dalles poussiéreuses ; elle, toute cramoisie, en était demeurée coite et je me baissais déjà pour ramasser ce livre et le lui rendre, quand ma mère, qui avait vu le mouvement, me tirait brusquement par le bras, et de surprise je restais interdit et tout droit.

Lady Mordaunt se baissait alors le plus naturellement du monde et, par une inclinaison de tout son beau corps souple, ramassait le livre à terre et le remettait ouvert entre les mains de l’enfant ; mais elle n’avait rien perdu de la scène et du mouvement de ma mère, car ses belles mains tremblaient un peu, à elle aussi, en feuilletant son paroissien pour y retrouver sa messe, et dans le regard surpris qu’elle jetait sur moi il y avait comme un remerciement ; mais pourquoi ce regard était-il si étonné, qu’avais-je fait là de si héroïque qu’on en parût surpris !

Ma mère qui était foncièrement bonne eut-elle le regret de l’impertinence gratuite faite à lady Mordaunt dans son enfant… ? toujours est-il qu’après l’Ite missa est, elle se levait, dépêchant ses prières, et se trouvait en même temps que les Anglaises auprès du bénitier ; lady Mordaunt levée la première, avait déjà trempé sa main gantée de gris ; ma mère alors, comme si rien n’était, mouillait, elle aussi, ses doigts dans la vasque de marbre et, se tournant vers la petite Mordaunt, tendait à cette peureuse enfant sa main humide d’eau bénite.

Lady Mordaunt avait une imperceptible inclinaison de tête et passait.

Ce qui n’empêche pas que le même jour, au déjeuner, ma mère avait avec mon père cet entretien révélateur : « Tu seras bien aimable, à la première occasion, de demander au bedeau de changer mes deux places et de me faire avancer vers le chœur, les dames anglaises de Sonyeuse donnent des distractions à ton fils pendant les offices. »

Je baissai le front et ne sonnai mot.

Le dimanche suivant, nous prîmes place ma mère et moi sous la chaire même du prédicateur, à mi-nef du chœur ; en pénétrant dans l’église, je jetai un rapide coup d’œil vers mes anciennes places ; lady Mordaunt et sa fille n’y étaient plus, elles aussi, avaient abandonné un voisinage importun et étaient montées vers le chœur, mais du côté juste opposé au nôtre : la grande travée nous séparait désormais.

Lady Mordaunt et ma mère se rencontrèrent encore ce dimanche-là auprès du bénitier, mais il n’y eut ce jour-là ni eau bénite offerte, ni inclinaison de tête.

La seconde fois c’était au cours d’une de ces longues promenades aux environs de S…, où mon père, un enthousiaste de la Nature élevé à l’école de Jean-Jacques, avait coutume de nous emmener, ma mère et moi, tous les dimanches de six mois de l’année, depuis le dimanche de Pâques en avril jusqu’à la Toussaint dans l’arrière-saison.

Parmi les admirables paysages de cette région de l’Ouest, toute de bois et de prairies avec les vallonnements des falaises voisines, ma famille avait adopté quelques sites et parmi ces sites favoris une étroite valleuse, profondément encaissée dans un pli de colline, tout en hautes futaies mêlées de bois taillis, une espèce de forêt séculaire envahie et de ronces et de lianes, un coin de nature fée, éclose on ne sait comment, mystérieuse et sauvage, au milieu des reposantes intimités, parfois un peu poncives de cette grasse Normandie.

Cette Normandie aux verdures toujours neuves et lavées par les pluies, qu’un de ses conteurs énamourés, M. Barbey d’Aurevilly, a comparée à une jeune fille aux joues fraîches tout humides de larmes.

Je n’avais que douze ans, mais, liseur enragé de romans de chevalerie et le cerveau déjà farci de récits épiques et d’histoires fabuleuses, j’avais, dans mon imagination d’enfant, baptisé ce coin feuillu et solitaire du nom charmant de Broceliande.

Broceliande, la forêt des pommiers du pays de Bretagne, où l’astucieuse et svelte fée Viviane prit à son piège le vieux mage Myrdhinn, Broceliande où depuis cent ans le vieux barde oublié dort, enseveli dans l’herbe, son sommeil sorcier, exilé de la mort et rayé de la vie.

Les genêts étaient d’or, et dans Broceliande
L’iris bleu, ce joyau des sources, la lavande

Et la menthe embaumaient. C’était aux mois bénis,
Où le hallier s’éveille à l’enfance des nids
Et les pommiers neigeaient dans les bois frais et calmes.
Au pied d’un chêne énorme, entre les vertes palmes,
Des fougères d’avril et des touffes de lys
Viviane et Myrdhinn étaient dans l’ombre assis.


Ces vers que je composais beaucoup plus tard, dans ma vingtième année, j’ai toujours pensé qu’ils m’avaient été inspirés par une tenace et délirante impression d’enfance et, si j’ai tant célébré depuis et en prose et en vers la galloise Viviane et l’enchanteur Myrdhinn, l’image de lady Mordaunt, certes, n’a pas été non plus étrangère à cette obsession d’une légende plus anglaise en somme que française et à l’espèce d’amour posthume voué par moi, au-delà de l’espace et du temps, à la blonde ennemie de Merlin.

Broceliande ! ce coin de parc en forêt et qui s’appelait en réalité Franqueville, Broceliande, c’était bien Broceliande en effet, où je me promenais avec les miens ce jour-là, un clair et chaud dimanche de juin, Broceliande avec l’enneigement fleuri des pommiers sauvages, crispant leurs troncs rugueux dans l’ombre des sapins, et ce grave silence où palpitaient comme des voix, effroi d’ailes dans les feuilles, bruit de pas sur la mousse, et dans l’air cette enivrante odeur d’amande amère, que répand l’aubépine en fleur.

Comme nous grimpions tous trois, mon père, ma mère et moi, par un étroit sentier raviné, dévallant raide sous bois et tout obstrué de branchages et d’énormes racines traînant en nœuds de serpent sur l’argile des talus (je me souviendrai toujours du bleu intense et cru du ciel qui brillait ce jour-là sur nos têtes), nous nous rencontrions nez à nez avec les Anglais de Sonyeuse, père, mère et enfant.

Nous montions, eux descendaient la sente.

Lady Mordaunt avait-elle reconnu ma mère ! la sente était, je crois l’avoir dit, très étroite ; avec une politesse exquise les hôtes de Sonyeuse se rangeaient tout contre le talus et s’effaçaient pour nous laisser passer.

Mais dans ce mouvement le grand chapeau de paille de lady Mordaunt se trouvait accroché à une branche et, tout à coup décoiffée au passage, l’Anglaise s’arrêtait brusquement, la taille et les épaules comme inondées, submergées d’aurore, subitement drapée dans un manteau d’or blond.

Sa magnifique chevelure s’était dénouée au passage et, son poids l’entraînant, avait déferlé comme une vague de sa nuque aux talons.

Ce fut un éblouissement.

Lady Mordaunt portait ce dimanche-là un spencer ajusté de soie verte sur une robe de mousseline blanche à volants.

Dernière magie, un rayon s’était pris dans ce métal en fusion.

Mon père et moi avions fait halte malgré nous, stupéfiés, admirant cette adorable et frêle vision blanche, coiffée d’une coulée d’or et se détachant en traits de lumière sur les ténèbres vertes et mouvantes d’un bois ! je marchais, moi, ébloui, en plein rêve : ce Franqueville était bien Broceliande, Viviane y surgissait dans le creux des vallons.

Avec quel air et quels yeux de passion lord Mordaunt s’approchait alors de sa femme ! L’inquiète adoration de ses gestes en lui venant en aide et en essayant de réparer le désordre de sa coiffure ! non, il faut avoir vu cela pour comprendre la folie quasi-sauvage qui sans doute enflammait leur liaison.

Tout priait et tout implorait dans ce fier profil d’oiseau de proie, milan soudain apprivoisé ; et la ferveur de ce regard ordinairement d’onyx, méfiant et dur ! cet homme au nez en bec d’aigle, au teint chaud et torréfié, avait, lui aussi, sous ses sourcils rejoints, nets et tracés comme à l’encre de Chine, des yeux bien curieux, des vrais yeux de pierrerie, éclatants et froids ; mais ce jour-là les pierreries avaient, je vous assure, toute l’humidité de la passion.

J’étais bien jeune encore pour analyser tout cela, mais, en surprenant le regard de l’Anglais à sa femme et le coup d’œil qu’elle lui rendit, elle, la bouche entr’ouverte dans la moue d’un demi-sourire, j’eus la sensation qu’on m’étreignait le cœur et je connus pour la première fois, je l’ai cru du moins, la morsure de la jalousie.

Mais cet incident dura à peu près une minute et je mets une heure à le raconter.

Lady Mordaunt s’activait maintenant, très confuse, à réparer le désordre de sa coiffure et, des épingles à cheveux entre les dents, les bras levés dans un mouvement qui mettait en valeur et son buste et ses hanches, elle avait tordu sa chevelure en gros câble et essayait de faire mordre à même ce câble un peigne de corail rose, d’un rose de fleur rose dans toute cette mousse d’or.

Mais la fleur rose, c’était lady Mordaunt elle-même. Honteuse comme d’une impudeur de cette chevelure étalée, un flot de sang lui empourprait le cou, les lèvres et les joues, et, cramoisie jusque dans l’échancrure de son spencer de soie, elle se recoiffait hâtivement, fébrilement, et son sourire gêné dégénérait en moue, et ses beaux yeux effarés et craintifs semblaient implorer grâce : ils demandaient pardon, ces yeux.

Elle parvenait, enfin, à reconsolider sa coiffure, et avançant un pied menu, elle passait furtivement, légère ; son mari soulevait son chapeau et suivait ; alors nous qui étions restés tous trois béants à cette place, mon père et moi du moins, rendions le salut et continuions notre route, quand ma mère, demeurée en peu en arrière muette et froide, à la place même de la rencontre, nous toisait d’un regard et, remontant d’un haussement d’épaules son mantelet de satin sur son dos. « Ces créatures ! » laissait-elle tomber assez haut pour que l’Anglaise eût pu l’entendre.

« Ces créatures ! » et de toute la promenade elle ne souffla mot.

« Ces créatures ! » ce que mon imagination d’enfant travailla longtemps sur cette boutade « ces créatures » : lady Mordaunt n’était donc point comme ma mère et les autres femmes que je voyais à la maison ? Ces créatures ! phrase hautaine de bourgeoise respectée qui tue comme une balle et déclasse d’un mot.

C’est dans l’année même qui suivit cette rencontre qu’éclata la tragique aventure qui devait briser ces deux existences et réduire en poudre l’apparence de leur bonheur, et cela à propos justement de cette effarouchée et craintive petite fille, qu’ils traînaient toujours sur leurs pas, elle avec des yeux d’adoration et des gestes enveloppants de sollicitude ; lui avec une complaisance attentive de sigisbée, plus galant que paternel, évidemment préoccupé de l’enfant à cause de la mère.

Cette pauvre petite miss Mordaunt, si jolie et si pitoyable surtout avec son frêle et délicat visage éternellement penché sur son épaule gauche, l’air si petit oiseau tombé du nid, comme disait le docteur, et la gaucherie de ses petites mains inoccupées et veules d’enfant esseulée qui s’ennuie !

Nous la rencontrions souvent par la ville à la main de son père, trottinant de toute la force de ses petites jambes nues pour régler sa marche sur le pas ferme et comme emporté de l’Anglais : depuis les places changées à l’église, elle n’osait plus lever sur nous la supplication muette de ses yeux bleus ; elle nous préoccupait cependant et, plus que nous ne l’avouions, ma bonne et moi, cette mélancolique et solitaire enfant de riches, pauvre petite paria qui jamais ne parlait à personne et à qui personne jamais ne parlait. Elle s’appelait Hélène, et c’est tout ce que nous savions d’elle ; mais il n’était pas de jours où ma bonne et moi, soit au retour, soit à l’aller de notre promenade à l’entrée des champs, nous ne passions, comme indifféremment, par cette froide et calme rue Viorne, devant la grille même de Sonyeuse où nous ne manquions pas de nous arrêter.

Le pavillon dressait toujours au fond de la grande allée de marronniers sa silhouette à toits élevés, guillochés de lucarnes ; les lourds entablements de pierre se détachaient même plus blancs qu’autrefois sur la rouille des briques, aujourd’hui soigneusement lavées, mais Sonyeuse n’en gardait pas moins son aspect de pavillon dormant au milieu de ses pelouses et de ses grands ombrages immobiles, comme ensommeillés, eux aussi, dans un séculaire oubli : au loin, la fuyante vallée ; et il semblait d’autant plus dormir, ce mélancolique domaine de Sonyeuse, dont le nom revient à chaque instant au bout de ma plume avec le glas d’une obsession, que tout occupé qu’il fût maintenant par ces Anglais indéchiffrables, les persiennes en étaient hermétiquement closes, du côté de la rue du moins ; les Mordaunt habitaient les appartements donnant sur la vallée ; il y avait même chez ces Anglais un tel besoin de se retrancher tout vivants du monde et de vivre cachés à tous les yeux, qu’ils avaient fait refaire à neuf les anciens volets de bois de la grille, et que certains jours, ma bonne et moi, nous nous heurtions à une barrière d’auvents peints du rouge le plus cru, comme l’étal d’un boucher.

Ces jours la, plus de Sonyeuse : un caprice de lord ou de lady Mordaunt nous avait dérobé la vue du mélancolique et vieux domaine, ce domaine dont leur présence nous avait déjà exilés : mais, en nous retournant un peu penauds, ma bonne et moi, de notre curiosité déçue, ce que nous regrettions, ce n’était pas de n’avoir point vu les hauts marronniers de trois sièges, ou les gazons peignés au râteau des pelouses, mais la petite Anglaise, souvent entrevue à travers les barreaux de cette grille assise sur un banc, la tête d’un gros chien sur ses genoux, ou, un cerceau à la main, debout au milieu d’une allée.

Pauvre petit oiseau, l’air toujours si désemparé et si triste, et pourtant si joliment et si simplement attifée, si bien mise ! Presque nue, hiver comme été, dans de délicieuses petites robes blanches, ou d’autres alors de nuances adoucies et exquises.

Cette petite abandonnée avait un trousseau de princesse ; il fallait que ces Mordaunt fussent immensément riches pour habiller une enfant de onze ans à peine avec un luxe, qu’auraient à peine pour les leurs les plus grands seigneurs millionnaires de Londres ou de Paris.

Elle n’en avait pas l’air plus gaie pour cela, la pauvre petite. Elle avait bien son cerceau, une balle dans les mains, mais je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue jouer ; elle demeurait toujours là immobile, plantée dans le sable uni d’une allée ou bien s’y promenait très grave, à pas comptés.

Avant l’aventure du livre à l’Abbaye, sous la persistance de mes regards, elle finissait par regarder aussi, et, me reconnaissant pour son voisin de chaise, m’adressait de très loin un vague sourire, mais jamais elle ne s’approcha, jamais elle ne fit même un mouvement vers nous.

Ce devait être une nature très timide et très fière. Depuis la malencontreuse affaire du paroissien, quand elle m’apercevait du fond de son allée elle tournait la tête et s’en allait à petits pas !

Enfance douloureuse et voilée de mystère.

Mais je m’oublie à remuer les cendres éteintes d’antan, la poussière de souvenirs d’enfance, et mon récit s’attarde et traîne. J’arrive au fait.

L’hiver même qui suivit notre rencontre avec les hôtes de Sonyeuse dans les futaies de Franqueville, le bruit se répandit dans la société que lady Mordaunt était grosse : ce bruit, né on ne sait d’où et fondé sur les apparitions de plus en plus rares de la jeune femme, le docteur Lambrunet interrogé ne prit pas la peine de le démentir ; si lady Mordaunt ne venait plus depuis deux mois à l’église, si on ne la rencontrait plus, même en berline, par les rues herbeuses et solitaires de la ville, c’est que sa santé, déjà si délicate, s’était altérée davantage : lady Mordaunt avait une grossesse des plus difficiles.

Condamnée à une immobilité presque absolue, elle vivait maintenant clouée sur sa chaise longue en l’adorante et continuelle compagnie de lord Mordaunt, qui ne la quittait plus : cloîtré dans l’espèce d’idolâtrie qu’il semblait avoir vouée à sa femme, cet Anglais remuant et passionné était devenu du jour au lendemain invisible : on ne le rencontrait plus par la ville : l’amour en avait fait un reclus. En revanche, nous croisions tous les jours la petite Hélène Mordaunt, beaucoup moins tenue sévèrement qu’autrefois, et maintenant accompagnée d’une gouvernante, une grande femme de chambre anglaise aux allures de dame, avec je ne sais quel faux air de lady Mordaunt répandu dans toute sa personne.

Cette fille s’appliquait-elle à copier sa maîtresse, ou devait-elle à la garde-robe de lady Mordaunt, qu’elle achevait de porter manifestement, cette lointaine ressemblance avec la femme la plus idéalement distinguée que j’ai jamais connue ? toujours est-il que tout S… se préoccupa huit jours de cette aristocratique femme de chambre.

Chose toute naturelle, en somme, lord et lady Mordaunt auraient-ils confié à la première venue la garde de leur Hélène, cette enfant quasi-royale ?

D’ailleurs la société de S… commençait à se départir un peu de ses hostilités envers lord et lady Mordaunt ; la grossesse douloureuse de la mère avait attendri les bonnes âmes de l’endroit et un courant de sympathie s’était établi autour de cette périlleuse maternité ; l’égoïsme humain a devant les maux, auxquels il se sent exposé, de ces subites fissures de pitié.

Ma mère elle-même semblait maintenant porter intérêt à la belle hôtesse de Sonyeuse, et il ne se passait pas de jours qu’elle ne s’informât auprès du docteur Lambrunet et de cette grossesse inquiétante et de cette frêle santé. Sa curiosité se trouvait d’ailleurs on ne peut mieux servie par une petite fièvre muqueuse, qui me tenait au lit depuis une quinzaine et nous amenait régulièrement le docteur une fois par jour.

Ce bon vieux docteur, il avait coutume d’arriver chez nous vers les six heures, six heures et demie du soir, ses visites de la journée terminées, et, à la bonne clarté de la lampe, il s’attardait à ressasser, a l’oreille curieuse de ma mère, les nouvelles apprises chez l’un et chez l’autre. Une vraie gazette ambulante, notre vieil ami Lambrunet, mais d’une discrétion à toute épreuve quand il fallait être discret ; néanmoins je me suis toujours figuré que ma mère et lui ne détestaient pas cette quotidienne visite où se vidait en moins d’une demi-heure toute la hotte des racontars et des menus faits de la ville ; c’était, j’en suis persuadé, la meilleure heure, l’heure blanche, alba hora, de leur journée : ils se retrouvaient là dans une douce et tiède intimité, dans le cœur à cœur de deux existences se côtoyant depuis des années, unis dans la même voie d’honnêteté et de devoir, tout heureux de se reposer dans le bien-être de cette claire chambre close et des fastidieuses corvées et des obligations de la vie de tous les jours.

Le coup de sonnette du docteur, rien qu’à la manière dont ma mère, toujours penchée sur quelque ouvrage de couture, prêtait l’oreille dans la direction de l’escalier sans même interrompre le va-et-vient de son aiguille, je le reconnaissais, moi, le coup de sonnette du docteur.

Derrière les rideaux de mon lit, soigneusement tirés et ne laissant filtrer dans la tiédeur obscure de l’alcôve qu’un peu du jour tamisé de la lampe, la respiration régulière et les paupières closes, j’étais tout oreille, moi aussi ; ma malicieuse expérience d’enfant m’avait déjà appris que, devant les grandes personnes parlant affaires sérieuses, les gamins de mon âge devaient toujours dormir. Dès le coup de sonnette du docteur, je tombais donc dans un profond sommeil ; la porte s’ouvrait, un chuchotement confus bruissait aussitôt entre le visiteur et ma mère ; j’en distinguais quelques mots au vol et au hasard « Comment va notre malade ? Mieux. A-t-il mangé ?…, la fièvre…, il dort… »

« Il dort. » Sur ce mot, le docteur s’avançait sur la pointe du pied jusque l’alcôve et, écartant les rideaux avec des précautions infinies, prenait délicatement entre son pouce et son index ma main pendante hors du lit, me tâtait le pouls, puis, replaçant doucement la main sous les draps, ramenait la couverture sur ma poitrine de garçonnet, refermait les rideaux et venait s’installer au coin du feu près de ma mère. On y parlait d’abord de moi, puis de Sonyeuse et des gens de Sonyeuse, de la santé de lady Mordaunt et de son incurable mélancolie ; là-dessus, il arrivait à mon père de rentrer, et après les politesses et questions d’usage, la conversation devenait générale, prenait le ton de la discussion, et, au milieu des éclats de voix et de l’emportement des hypothèses, il m’arrivait de saisir (tout enfant que j’étais) que ce lord et cette lady Mordaunt méritaient plus la pitié que le respect ; qu’ils ensevelissaient à Sonyeuse une liaison adultère et coupable, et ce mot d’adultère me faisait rêver : que la petite Hélène n’était pas la fille de lord Mordaunt et que la belle et mélancolieuse mère d’Hélène se mourait lentement dans cette villa isolée et de sa propre faute et de son amour ! Révélations que venait interrompre le régulier « Madame est servie » d’Héloïse annonçant le dîner, et l’irruption dans mon alcôve de ce vieux bavard de docteur Lambrunet se décidant à donner enfin sa consultation.

Ma mère était debout à ses côtés, projetant sur moi toute la lumière de la lampe dont mon père avait enlevé l’abat-jour ; cette fois on ne craignait plus de m’éveiller. Lambrunet me palpait, pétrissait entre ses doigts ma chair moite, mes bras maigres d’adolescent, m’examinait lentement les paupières, le rose des gencives et le tartre de la langue : « Anémie, toujours de l’anémie, concluait-il, en me tapotant les joues ; du quinquina et du fer, pas trop de fer pourtant ; comme il est agité. Petit, qu’est-ce que c’est que ces lubies ? » Et après s’être versé un peu d’eau sur les doigts et s’être essuyé à mes serviettes, il descendait rédiger l’ordonnance en bas, escorté des miens et de la clarté de la lampe, dont la subite disparition me hissait, moi, dans l’obscurité.

Trois fois par semaine mes parents retenaient le docteur Lambrunet à dîner.

Ma chère petite alcôve de convalescent, au linge net et tous les soirs bassiné à neuf, c’est dans son ombre tiède et comme rafraîchie par la bonne présence de ma mère que je devais apprendre lambeaux par lambeaux l’atroce aventure de lady Mordaunt.

Ma fièvre touchant à sa fin, quelques jours avant d’entrer en convalescence, vers les six heures d’une froide et bleue soirée d’hiver, comme je sommeillais dans la moiteur de ma petite alcôve, ma mère, au coup de sonnette du docteur, avait, elle, ordinairement si calme, un sursaut de toute sa personne auquel je ne me trompais pas. Toute la journée elle avait été agitée, nerveuse ; j’avais déjà remarqué sa voix brève dans les ordres donnés et parfois dans les regards jetés du côté de mon lit une tendresse effarée et peureuse, que je ne leur connaissais pas ; au pas du médecin, ce jour-la, elle se levait toute droite et allait elle-même ouvrir. J’avoue que je me crus plus malade, et que l’idée que j’étais en danger fut la première qui me vint à l’esprit ; je m’en dressais sur mon séant, la gorge subitement étranglée d’émotion.

— Eh bien, l’a-t-on retrouvée ?

Tels étaient les premiers mots de ma mère au médecin, et à un regard interrogateur du Lambrunet du côté de mon lit : « Il va bien, il dort, » répondait-elle, et s’emparant de la main du docteur, elle le forçait à s’asseoir a ses côtés, et avec une passion dont je la croyais incapable : « Les avez-vous vus aujourd’hui ? Sait-on quelque chose de cette malheureuse enfant ? »

Et Lambrunet avec un accablement navré de tout son vieux visage et de ses mains tremblantes !

— Oui, je les ai vus ? je sors de chez eux. L’enfant est bien perdue, irrévocablement. Enlevée !…

— Enlevée !

— Oui, enlevée, volée ! et l’homme qui a fait le coup savait bien où il frappait, le misérable ; on ne retrouvera pas la petite, et la mère en mourra !

La mère, la petite… la maladie a-t-elle le don de double vue ? j’avais immédiatement compris qu’il s’agissait de Sonyeuse, d’Hélène et de lady Mordaunt ; l’impression avait été si forte que j’en mordais mes draps pour ne pas crier ; ma mère avait rapproché sa chaise de celle du docteur ; maintenant ils causaient à voix basse, mais dans l’ardeur contenue de ce chuchotement fébrile et, comme emportée, mon ouïe surexcitée devinait, plus qu’elle ne surprenait, des passages entiers de la tragique histoire !

Il y avait déjà deux jours que l’enfant avait disparu : elle n’était pas rentrée d’une de ses quotidiennes promenades avec sa bonne anglaise, voilà tout ; la femme de chambre, elle aussi, n’avait point reparu ; le premier soir on les avait d’abord crues égarées, réfugiées dans quelque ferme des environs et demeurées là passer la nuit ; mais depuis deux jours que l’on fouillait les campagnes à dix lieues à la ronde et que toute la police de Rouen était sur pied, on ne retrouvait pas une trace, pas un indice, et c’était aujourd’hui le quatrième soir, le soir du troisième jour.

La jetée nord et les quais de la ville neuve étaient le dernier endroit, où le passage de l’enfant et de la gouvernante avait été signale dans la journée du vendredi, date de leur disparition ; et l’on commentait le voisinage de la mer, la présence d’un bateau de plaisance en rade… Il y avait eu certainement rapt, enlèvement ; lord Mordaunt ne semblait conserver là-dessus aucun doute, et cette fille de chambre était complice : c’était elle qui avait dû conduire Hélène à l’endroit convenu par le ravisseur ; la misérable créature s’était laissée soudoyer ; elle avait trahi pour de l’or, beaucoup d’or sans doute. Combien avait-elle reçu pour consentir à cette infamie ? Elle n’aurait eu qu’à parler, et on lui aurait donne le double et le triple pour qu’elle ne la commît pas !

Et la voix du docteur, presque solennelle, montait dans le silence de la chambre close.

« Le malheureux garçon fait peine à voir, il s’accuse, et s’emporte : « Le lâche, le tache, écume-t-il, les lèvres serrées et toutes blanches, lui ai-je jamais refusé une réparation, une rencontre… il aurait pu me tuer au besoin, j’aurais compris cela… mais tuer cette femme dans son enfant, car elle adore sa fille, c’est une folie que sa passion pour cette enfant, je la connais, lady Mordaunt en mourra ; regardez-la plutôt, n’est-elle pas déjà morte ! »

« Et le fait est, ajoutait le docteur, que la pauvre femme a reçu le coup de grâce — et à une interrogation emportée de ma mère :

— « Elle, lady Mordaunt, la malheureuse créature elle ne dit rien, elle ne se plaint même pas, elle est accablée, anéantie, muette ; il faut l’avoir vue comme moi, affaissée dans sa chaise longue, une pâleur de linge sur toute sa face, les yeux fixes, hagards, demeurer des heures entières, la bouche crispée et les mains inertes.

« Et pas une larme, pas un sanglot. Non, mais quelque chose de plus effrayant que tes larmes ; une flamme, un éclat effroyable du regard dans des paupières rouges et sèches, des yeux de morte à l’expression douloureuse et stupide, dont les muqueuses saignent et ne peuvent plus pleurer.

— « Et vous craignez…

— « Une fausse couche d’abord… et la folie ensuite. Elle a, depuis hier, une manière inusitée de se caresser le front avec la main, comme si elle voulait écarter de ses tempes une boucle de cheveux… ces gestes-là ne nous trompent pas, nous autres médecins… la fixité du regard, l’éclat des yeux secs et ce navrant et pitoyable geste… si d’ici demain nous n’amenons pas une crise de larmes… »

Mon père entra sur ces entrefaites :

— Eh bien, docteur, la petite Mordaunt, quelle atroce aventure !

Mais il n’en savait rien de plus que Lambrunet.

Il arrivait pourtant du cercle, où l’on ne s’entretenait que du malheur des Anglais de Sonyeuse et de la mystérieuse disparition : cet événement avait révolutionné S… ; la ville, tout entière, plaignait maintenant l’infortunée lady. Le docteur confirmait à mon père les bruits courant déjà sur la santé si atteinte de la pauvre femme ; mon père en revanche apportait ce dernier racontar : un étranger de mise cossue, mais d’allures assez équivoques, descendu au Grand-Cerf quelques semaines avant le jour de l’enlèvement, et qu’on aurait vu rôder autour de Sonyeuse et, indice aggravant, causer avec Bellah, la femme de chambre disparue avec la petite Hélène.

— Et ce serait… ? interrogeait le docteur.

— Mais l’Autre… le père… revenu reconquérir son enfant…

— Et tuer du même coup l’épouse et la mère ! « Oui, voilà en effet qui concorderait assez bien avec les réticences échappées à ce lord Mordaunt ! Mais saura-t-on jamais le fin mot de toute cette énigme avec des êtres aussi cadenassés et barrés de silence que ces Anglais de Sonyeuse. En attendant, lady Mordaunt est tout bonnement en train de devenir folle. Étrange histoire que tout ceci. Mais, voyons un peu comment va gamin ! »

Lambrunet s’était levé, ma mère derrière lui soutenant des deux mains la lourde lampe ; je m’allongeai, tout moite, entre mes draps, abandonnant mon pouls aux doigts tâtonnants du docteur. Mon trouble avait-il éclairé Lambrunet ? avait-il deviné à quel point cette affreuse aventure avait bouleversé tout mon frêle organisme de convalescent ? la vérité est qu’il me trouvait ce soir-là plus agité, avec recrudescence de fièvre ; il ne m’en tapotait pas moins les joues de sa main caressante, mais échangeait avec ma mère un regard significatif dont je ne compris l’importance que le lendemain soir.

Le lendemain soir, en effet, après toute une journée passée à dévorer mon impatience sans avoir adressé une seule question à ma mère, de peur de mettre sa perspicacité en éveil, quand, déjà annoncé par son trépidant coup de sonnette de la porte, le docteur Lambrunet pénétrait dans ma chambre, il allait droit à mon lit sans crainte de m’éveiller, cette fois, et, mon pouls tâté, ma langue examinée, il s’asseyait auprès de ma mère et causait avec elle indifféremment de choses et autres. De Sonyeuse et de lady Mordaunt, il n’était plus question. Là-dessus, mon père arrivait, prenait la conversation où il la trouvait, et, à l’entrée d’Héloïse annonçant le dîner, ils se retiraient tous trois, emportant la lampe et me laissant bouleversé de curiosité et d’indignation.

Il en fut ainsi des jours suivants ; une consigne avait été donnée, et tous autour de moi obéissaient à un ordre et pourtant je sentais que le drame de Sonyeuse n’était pas terminé ; au contraire son cours devait passionner toute cette petite ville, comme endormie dans la somnolence de ces courtes et tristes journées d’hiver. J’évoquais, dans ma pensée, Sonyeuse blanc de neige, ouaté de givre avec le silence mort de ses allées et la petite étoile des pattes de merles imprimée encore dans le velours blanc des pelouses, ces pelouses mornes entre les feuillages luisants des arbousiers et des houx ; c’est devant ce paysage désolé que lady Mordaunt agonisait sans doute, impénétrable et muette comme les horizons gelés de cette nature en deuil.

À la pâleur de ma mère, à l’emportement de ses étreintes en m’embrassant au front le soir, je devinais aussi que le petit oiseau tombé du nid n’était pas revenu…

Je patientai cinq jours attendant toujours un mot tombé de la bouche du docteur ou des lèvres de ma mère ; mais le cinquième jour, affolé devant ce parti pris de mutisme, Lambrunet et mes parents une fois descendus à la salle à manger, j’attendis fébrilement qu’ils fussent bien installés et, prenant mon courage à deux mains, j’enfilais une veste, un pantalon, et, pieds nus, au risque d’attraper la maladie et la mort sur ce froid carrelage, je descendais à tâtons l’escalier, et les doigts crispés sur le fer de la rampe, les cheveux collés de sueur aux tempes, je me postais dans le vestibule et les dents claquant de froid dans l’air de cave de ce corridor, j’écoutais, j’écoutais.

Mes prévisions ne m’avaient pas trompé ; mes parents avaient retenu le docteur à dîner et c’est de Sonyeuse et toujours de Sonyeuse qu’ils s’entretenaient à table.

« Hé mon Dieu, oui, c’est fini ; marmottait la voix du docteur, ce n’est plus qu’une affaire de temps maintenant, la maladie est sans remède… lady Mordaunt ne peut plus revenir à la raison.

— Et l’enfant ? interrompait la voix un peu aiguë de ma mère, réclame-t-elle sa fille, parle-t-elle de son enfant ?

— Pas même, répondit le docteur, la mémoire chez elle a fui comme l’eau d’une cruche fêlée ; elle ne se souvient de rien, elle ne sait même plus le nom de son enfant. « Vous pourriez prononcer cent fois le nom devant elle, ce nom charmant d’Hélène, sans voir seulement frissonner ses paupières, un muscle de son visage tressaillir ; sa pauvre tête vide est devenue brûlante et douloureuse, elle a toujours, mais plus fréquemment maintenant, en se caressant le front, le geste que je vous signalais l’autre jour.

« Oh ! j’ai mal, oh ! bien mal, très mal, geint-elle en se touchant continuellement les tempes ; » voilà les seuls mots que désormais Mordaunt et moi pouvons en obtenir. Depuis hier pourtant, cette statue dolente a un caprice et une étrange manie, celle de faire peigner lentement, doucement, dans toute leur longueur, ses magnifiques cheveux blonds. »

Ses cheveux blonds ! Dans le noir de ce froid vestibule à peine éclairé par l’imposte de la porte et le reflet de neige du dehors, j’avais encore présente à mes yeux l’éblouissante vision de sa toison d’aurore, illuminant les vertes profondeurs des futaies de Franqueville.

— « Oui, c’est sa dernière folie, un caprice de mourante auquel on ne résiste pas. Tendue sur la chaise longue en jonc doré de sa chambre, le visage enfoui dans le velours ras des coussins ou la batiste des oreillers, elle tend à lord Mordaunt la soie lourde et fluide de sa belle chevelure : « Peignez-moi, peignez-moi, la tête me fait si mal ». Et sa voix est comme un soupir qui implore, câline et caresse. « Peignez-moi. » Et les yeux absents, la bouche crispée dans un navrant sourire, lord Mordaunt obéit ; il passe lentement, doucement, avec d’infinies précautions, la morsure du peigne à travers l’ambre clair et mouvant de ses cheveux ; et cela des heures durant, pendant toute une monotone et mourante journée et sans un geste de fatigue, sans un mouvement de lassitude, d’ennui ; avec des recherches savantes, il appuie tantôt les dents du peigne, tantôt égare à peine un frôlement, une caresse ; et elle, la frêle et sensuelle créature, sous la main qui la peigne, défaille et s’abandonne avec des sourires d’extase et des fixes regards de morte torturée qui semble encore jouir.

« Chose étrange, ces séances, qui l’exténuent et la brisent, sont le seul soulagement que je sache à ce mal bizarre et déroutant après cinq ou six coups de peigne donnés de certaine manière et prolongés savamment, il lui arrive de s’endormir, mais d’un sommeil profond et à traits crispés, à yeux grands ouverts et fixes comme sous des passes magnétiques ; les somnambules ont de ces accès de sommeil effrayant. Tant que lord Mordaunt garde sa main dans la sienne ou lui frôle du bout des doigts les cheveux et la nuque, elle dort ; mais Mordaunt cesse-t-il son point de contact, et tout autre que lui, moi, par exemple, essaye-t-il de prolonger son sommeil en continuant les effleurements, aussitôt elle s’éveille avec la violence d’une secousse électrique », et, en proie à son mal, sa dolente voix reprend : « Peignez-moi, peignez-moi », avec la ténacité d’une obsession. »

— « Et le contact de lord Mordaunt est la seule chose qui la calme ? »

— « Et de lord Mordaunt seulement croire que cet homme a déjà magnétisé, hypnotisé cette pauvre femme, cela tient de la magie et de l’envoûtement ; toujours est-il que toute dormante et inconsciente qu’elle soit aujourd’hui devenue, cet homme possède encore une terrible puissance sur ce frêle organisme de femme ; cela tient de l’attraction du fer sur un aimant. S’il en a la volonté, lui seul peut prolonger de quelques mois peut-être cette sensuelle existence de damnée, lui seul peut lui ordonner de vivre… mystérieux exemple de l’empire exercé par une âme sur une autre âme ou qui sait, simple et toute-puissante force d’un ardent amour. »

— « Ne me dites pas cela, interrompait le timbre frissonnant de ma mère, lord Mordaunt ne m’a jamais rien dit qui vaille ; oh ! cette figure de loup-cervier, avec ce nez busqué et ces yeux de braise ardente, j’en ai toujours eu, moi, et la crainte et l’horreur… Qui sait s’il n’a pas fait boire quelque drogue à cette malheureuse créature pour la décider à quitter pays, mari et famille, et l’amener où ils en sont tous deux, au malheur et au châtiment. »

Je faillis pousser un cri. Au fond de ce corridor où je grelottais, l’oreille collée à la serrure, deux yeux brillaient fixés sur moi dans la clarté laiteuse des vitres de l’imposte, deux prunelles bleu sombre, les regard douloureux et largement ouverts de la pâle lady Mordaunt, les deux yeux fous de la dame de Sonyeuse.

Je remontais précipitamment l’escalier, heurtant mes pieds nus à l’angle des marches et, plus mort que vif, me blottissais à tâtons dans la tiédeur de mes draps.

Toute la nuit un cauchemar atroce me dressa sur mon séant, la nuque humide et le pouls battant la campagne. Une vision affreuse, la tête comme décapitée de lady Mordaunt exsangue et pâle, aux yeux morts et noyés de stupeur, promenée à hauteur de mes lèvres par une main d’homme aux doigts osseux crispée, comme une serre, dans l’or blond de sa chevelure ; la main de volonté, la main de possession de lord Mordaunt devenue la main brutale d’un bourreau.

Pendant trois nuits j’eus, distincte et présente, l’effroyable vision ; d’ailleurs ma fièvre avait du certainement empirer, car pendant quelques jours je perdis toute notion des personnes et des choses ; un continuel bourdonnement des tempes et de vagues ombres, ma mère et Héloïse, tournant silencieuses et graves autour de moi ; puis le léger bruit d’une petite cuiller au fond d’une tasse de tisane très sucrée, qu’une main me faisait boire à petites gorgées, tandis que par derrière la nuque une autre main me soutenait, voilà quelle fut ma vie pendant trois jours, huit jours que sais-je ! Combien de temps dura cela ! J’étais tombé dans un tel état de faiblesse et de torpeur que j’avais complètement oublié Sonyeuse et ses tragiques habitants ; j’avais dû prendre mal dans le courant d’air glacé de ce noir corridor, les pieds nus sur le froid des dalles ; d’où recrudescence de fièvre avec délire, hallucination et rechute ; rechute assez grave à en juger par les premiers mots dont le neuvième ou dixième jour ma mère assise à mon chevet, les yeux attachés sur mes yeux, accueillait mon entrée en convalescence.

— « Méchant enfant, tu n’écouteras plus aux portes, n’est-ce-pas ? et, jetant l’enveloppement de ses bras autour de mon maigre petit torse, elle appuyait sa joue sur mes joues où je sentais rouler la tiédeur de grosses larmes. »

Pauvre mère ! les yeux battus, la mine défaite et ses premiers cheveux blancs cruellement apparus sur ses tempes, elle avait du passer la nuit auprès de moi. « Méchant enfant, tu n’écouteras plus aux portes, n’est-ce-pas ! » Alors la fièvre m’avait trahi, j’avais dû parler de Sonyeuse et lady Mordaunt dans mon délire ou mon sommeil.

Je jetais mes lèvres aux mains poissées de sirop et de tisane de la pauvre femme et, me blottissant frileusement contre son corsage :

— « Comment va-t-elle, est-elle guérie ? hasardai-je avec une supplication des lèvres et du regard. »

Ma mère eut un silence de reproche puis, me passant la main dans les cheveux :

— « Lady Mordaunt ? Oh ! lady Mordaunt est guérie et la petite Hélène retrouvée. »

— « Retrouvée ! Hélène.

— « Oui » et elle se dépêchait fébrilement comme ayant hâte d’en finir. « Lord et lady Mordaunt sont repartis à Londres, Sonyeuse est à vendre, tu ne les reverras plus jamais, jamais.

— « Bien vrai, tout cela, maman. »

Un doute me restait encore.

— « Bien vrai. En voilà une question ! allez, assez pour aujourd’hui : dormez, méchant enfant. »

Et, tapotant mes oreillers et en faisant bouffer le crin entre ses mains, elle me baisait au front et ramenait le drap sur mes épaules.

J’entrais en convalescence.

La convalescence et ses douceurs dolentes, l’esprit plus subtil dans un corps délicieusement brisé et, dans l’apaisement des crépuscules doux comme une bonne mort, la tiédeur de la chambre sans lampe, de la chambre obscure avec la blancheur mate des rideaux brodés aux fenêtres, comme un printemps blanc mettant aux vitres closes des fleurs de guérison !

Puis les visites du vieux docteur Lambrunet s’espacèrent : deux ou trois fois il me parla de mon amie Hélène, maintenant en Angleterre avec sa mère et lord Archibald Mordaunt, mais sans insistance, et ma curiosité satisfaite finit par s’assoupir dans un égoïste engourdissement.

Comment ne me vint-il aucun soupçon devant le parti évidemment pris de ne parler de Sonyeuse qu’à la dernière extrémité en ma présence, devant les précautions désormais observées pour ne jamais me laisser seul ? Ma bonne Heloïse montait maintenant dans ma chambre et y demeurait durant le repas de mes parents. Comment une méfiance du complot ourdi autour de moi ne m’est-elle jamais venue éclairer surtout devant la gène et le malaise de cette fille, des qu’elle se trouvait seule avec moi, devant le comique effroi de toute sa physionomie de bonne, quand il m’arrivait parfois de prononcer ! e nom de Sonyeuse et de lady Mordaunt ?… il est vrai que depuis…

Mais la mémoire a de ces trous, l’intelligence de ces lacunes. Un jour pourtant (peut-on donner au vague pressentiment, que j’éprouvais, le nom d’intuition ou de soupçon ?) un jour, au courant même de cette longue et dorlotante convalescence, j’eus cette intuition, cette bizarre et indéfinissable conscience d’un événement qu’on me cachait. Cette intuition, je l’ai eue plus d’une fois depuis dans ma vie, effet d’une sensibilité nerveuse et presque maladive, dont j’ai déjà souffert toute ma part de souffrances et dont je suis, j’en ai bien peur, encore appelé à souffrir ici-bas.

C’était un matin d’avril, la dernière semaine de cette convalescence qui tramait depuis deux longs mois ; le beau temps était venu, ma mère avait entr’ouvert ma croisée pour laisser entrer l’air tiède et renouveler l’atmosphère de la chambre : et encore très faible, les bras demi-brisés, mais voluptueusement las, je regardais de mon lit par ta fenêtre ouverte tout ce qu’on voit d’une ville de province par une fenêtre, des arbres, des clochers, des collines, des toits et des grands nuages de lumière cheminant dans un ciel matinal, tout assourdi des cloches en branle depuis neuf heures du matin.

Elles sonnaient un enterrement, ces cloches, et lentement semblaient se lamenter entre elles, sans trêve et sans merci, sur le déchirement d’une mort ; mais le ciel était si bleu, ce matin-la, et il soufflait de la vallée, où les pommiers hâtifs commençaient à se poudrer de blanc, une telle brise de printemps en fleur que ces glas m’arrivaient presque comme une gaieté, dans de la vie et du soleil.

Tout à coup mon père entrait dans ma chambre ; il était en habit de cérémonie, en grand deuil. « As-tu vu mes gants noirs ? demandait-il à ma mère, le cortège est déjà à… »

Un regard de ma mère, qui s’était levée toute droite, l’arrêtait brusquement. « J’arriverai en retard », achevait-il en fouillant fébrilement ses poches.

« As-tu cherché dans la commode ? » répondait tranquillement ma mère, et elle se levait, passait dans la chambre à côté, sûre de trouver les gants.

Dehors les cloches sonnaient toujours leur glas mélancolique.

« Tu vas à l’enterrement, papa, hasardai-je en caressant mes doigts au drap lustré de sa manche, qu’est ce qui est mort ? dis.

— Mais, le père Asthier, le receveur de l’enregistrement.

— Ah !

Ma mère rentrait avec la paire de gants, et mon père s’en allait.

À l’Abbaye le glas pleurait toujours.

Jamais depuis, je n’ai écouté, je crois, aussi attentivement des cloches ; à un moment leurs sonneries redoublèrent :

« On sort de l’église », pensait tout haut ma mère, et vingt minutes après, « on entre au cimetière. »

Et les cloches se turent, ce fut tout.

Pourquoi le soir du même jour, dans le silence de la chambre assoupie et gagnée par la nuit, à l’heure ou l’âme assombrie semble entrer dans du noir et sent du noir entrer en elle, pourquoi cette question me vint-elle aux lèvres :

— « Lady Murdaunt est en Angleterre ! bien vrai, la vérité, maman. »

Oh ! le tressaillement de tout l’être de ma mère, tout à coup accourue auprès de mon lit de fer et me couvrant avec je ne sais quelle tendresse avare de tout son corps de femme, puis elle m’embrassait et me forçait sous ses baisers à m’étendre entre mes oreillers, à m’assoupir, à m’endormir.

— « Toujours à Londres, mon chéri, mais pourquoi me demandes-tu cela ?

— Pour rien, pour savoir. »

Sans y plus songer, je m’étais déjà assoupi.

Toujours à Londres.

Pourquoi ma mère avait-elle menti ? Par ordre du docteur ou par crainte d’ébranler ma sensibilité aiguë de malade.

Lady Mordaunt était bien morte, morte de chagrin et de langueur, morte folle de la perte de sa fille dont nulle recherche n’avait pu retrouver la trace, morte dans ce mystérieux pavillon de Sonyeuse, où la petite Hélène n’avait jamais reparu.

Les cloches, dont les lointaines sonneries avaient occupe toute une matinée de ma convalescence, pleuraient bien sur ses funérailles, c’était bien à son enterrement que se rendait mon père en quête de gants noirs.

À peine rétabli, ma mère alla d’elle-même au-devant du pieux mensonge échafaudé pour ménager ma nervosité d’enfant précoce et ma trop chaude imagination.

Comme à ma première sortie à pied je balbutiais le nom de Sonyeuse, ma mère, ajustant son châle sur ses épaules et les brides de son chapeau sous son menton, prenait pour la première fois mon bras de petit garçon et, tout fier de cet honneur qui me grandissait d’une nouvelle importance, m’emmenait sans mot dire dans la direction de l’Abbaye et du quartier des Vieux-Hôtels et des couvents ; mais, au moment d’enfiler la rue Viorne, elle tournait brusquement à gauche, prenait la rue des Capucins et la rue de Saulnes que termine la grille en fer forge du cimetière de S…, si délicatement ajourée entre ses piliers rongés de lierre.

— « Mais nous allons au cimetière. »

Ma mère se contentait de s’appuyer silencieusement sur mon bras ; nous marchions parmi les tombes maintenant.

Presque gai, ce petit cimetière de S…, entre ses quatre murs nus dévallant en pente douce au-dessus de la ville, au penchant d’un coteau cultivé, oui, presque gai avec la tache blanche de ses tombes ensoleillées, aux sentiers étoilés de pervenches et, dans l’air bleu haché par les baguettes encore sans feuilles des peupliers et des saules, l’odeur d’amande des épines en fleurs : à gauche les clochers et les toits de S… encaissés dans un pli de colline, à droite la déchirure des falaises et la soie légèrement plissée de la mer.

Ma mère m’entraînait toujours par le calme cimetière : hors deux ouvriers occupés à creuser une fosse, il n’y avait ce jour-là personne dans la nécropole chauffée par un beau soleil d’une heure : après une pause devant la grille de mes grands parents, nous remontions la grande allée et là vers le haut, dans la partie affectée aux sépultures des pauvres et des étrangers (chaque famille à S…, comme dans toutes les villes de province, à son caveau et sa concession) nous nous arrêtions devant une grande pierre tombale, encore toute neuve et comme posée de la veille sur une terre fraîchement remuée.

Une grille dorée courait autour de cette tombe en ornementations ouvragées et légères ; accrochées à cette grille, d’énormes couronnes de verdure et de mousse pourrissaient. Ces couronnes ne devaient pas avoir plus d’un mois, car des moisissures, qui avaient dû être des fleurs naturelles, s’y écrasaient entre de larges nœuds de moire mauve et de crêpe ; l’une de ces couronnes éventrée avait laissé couler sur la pierre une trainée de détritus, camélias et bouquets de violettes flétris.

Du bout de son ombrelle ma mère écartait ces vieux lambeaux d’offrande et l’épitaphe apparaissait :

CI-GIT HÉLÈNE
Née en janvier 1812 à Édimbourg, Écosse
morte en avril 1840 à S…, France

Et c’était tout.

— Lady Mordaunt, me disait alors lentement, solennellement, ma mère, le bout de son ombrelle toujours appuyé sur le ci-git Hélène, ou plutôt celle qui s’appelait ici lady Mordaunt… Elle n’avait pas trente ans ! »

J’étais resté stupéfait avec au coin des yeux l’humidité montante de grosses larmes : mes pressentiments ne m’avaient donc pas trompé, ces pressentiments dont avaient voulu se jouer les autres ; cette tombe et ces détritus de fleurs, c’était tout ce qui restait ici-bas de cette exquise et délicieuse étrangère, de l’adorable et triste hôtesse de Sonyeuse, de cette belle lady Mordaunt.

Maintenant ma mère m’emmenait vite, à petits pas, comme si elle avait hâte de m’arracher à ces souvenirs, de me reprendre,

« Nous avons dû te cacher la vérité, mon enfant, dépêchait-elle comme une leçon apprise à mon oreille, le docteur l’avait ordonné : cette affreuse aventure surexcitait tes nerfs, t’avait déjà rendu malade ; c’était pour nous un sujet de continuelles inquiétudes, et un réel danger pour toi. Aujourd’hui que tu es guéri, je te dois la vérité.

« Lady Mordaunt est morte, il y a un mois, d’un transport au cerveau, la raison complètement égarée, folle de chagrin de la perte de son enfant ; la petite Hélène n’a jamais reparu.

« Le marquis de Sonyeuse est venu de Rouen conduire le deuil de lady Mordaunt. Comme tous les hommes de la société de la ville, ton père a cru devoir suivre ici le convoi de cette malheureuse jeune femme ; lord Mordaunt, ou du moins celui qui se donnait ce nom, a quitté la ville dans la huitaine, et, (après un long silence), Sonyeuse est à vendre. Il n’y a rien de plus.

— « Et l’on croit, maman ?

— « Lord et Lady Mordaunt n’étaient point mari et femme, ils cachaient ici une liaison coupable, l’Anglais de Sonyeuse avait enlevé cette femme à son mari. Ce mari s’est vengé en reprenant l’enfant, et la mère, lady Mordaunt, en est morte. Dieu punit l’adultère, il pèse une malédiction sur les unions que la religion n’a pas bénies. »

Ma mère devait à mes quinze ans la morale de l’histoire.

Sonyeuse était à vendre. Il n’y avait rien de plus.

Si, il y avait quelque chose de plus, mais je ne l’ai su que beaucoup plus tard, trente ans jour pour jour après le dénouement tragique de cette histoire, quand, dans les travaux de remblai du cimetière et lors de l’exhumation et de la translation des morts, on fut contraint de violer et d’ouvrir la bière de lady Mordaunt. Trouvaille affreuse, un squelette de femme habitait bien ce cercueil, mais un squelette décapité, une armature sans tête aux ossements blanchis qui à peine mis au contact de l’air, devinrent poussière et tombèrent en cendre.

Quelle main sacrilège avait osé mutiler ce cadavre et reprendre à la tombe cette belle tête expressive et si pâle dans l’or fluide et lourd de ses cheveux ?

De leur vivant ces beaux yeux douloureux d’un bleu noir et limpide, ces deux larges prunelles égarées, comme hagardes, fixaient-ils déjà d’un regard visionnaire l’horrible mutilation que cette adorable tête devait subir après la mort ?

Dans le pays tous ceux qui se rappelaient avoir connu lord et lady Mordaunt, ne mirent pas une seule minute en doute que le corps n’eût été mis en bière, décapité. Le visage sinistre et passionné, le regard d’onyx, aigu et froid, qu’étaient lord Archibald Mordaunt, autorisaient toutes les hypothèses. — « Cet homme me fait peur, disait souvent ma mère. » Je comprenais maintenant le mystère épaissi à plaisir autour de cette histoire et je partageais sa peureuse aversion.

Le seul possible auteur d’un pareil attentat ne pouvait être que cette figure passionnée et sombre, dont la silhouette seule justifiait tous les soupçons.

Mais qu’avait-il pu faire de cette misérable tête décollée de martyre ! dans une folie d’amour exaspéré, survivant au-delà de la tombe, l’avait-il arrachée à ce pauvre cadavre pour la faire embaumer, pour fixer à jamais dans les baumes et les onguents le visage charmant d’un être idolâtré ?

Au fond de quel comté des Trois-Royaumes, dans quel pavillon isolé de vieux parc seigneurial passait-il aujourd’hui ses dolentes journées à peigner les cheveux d’une tête de momie ? Dans quelle pièce obscure, à volets clos, et meublée avec un goût suggestif et bizarre baisait-il aujourd’hui, déjà vieux et cassé, les paupières recuites et les lèvres durcies d’un visage de morte macéré dans les fards !

Cette horrible vision m’a bien souvent éveillé la nuit en sursaut, et l’autre, la svelte, la blonde et charmante jeune femme, si mélancolique et si tendre, cette anonyme lady Mordaunt, dont la beauté avait révolutionné mon enfance et l’opinion de toute une petite ville, une tombe, sans même un nom… Hélène, rien que Ci-git Hélène, un cercueil pourrissant en terre étrangère, sans amis, sans parents, parmi les inconnus et, dans cette bière pas même un cadavre intact, un squelette déshonoré, décapité et sa tête ailleurs, on ne sait où, voyageant peut-être à travers le monde dans la valise à secret d’un touriste monomane.

Maintenant que j’ai remué d’une main lasse et bien plus attristée la poussière encore moite de sang de cette histoire mélancolique, peut-être comprendra-t-on pourquoi Sonyeuse est encore à vendre, à vendre après trente ans révolus sur ce drame, pourquoi depuis je n’ai jamais voulu franchir la grille du grand parc endormi dans ses frondaisons noires.

J’aurais peur d’entendre des pas y résonner en appel sur mes pas, peur d’éveiller l’écho et les voix du passé.