Hetzel (p. 281-323).


CHAPITRE XV

JEAN REYNAUD


Il y a des écrivains qui sont tout entiers dans leurs écrits. Chez d’autres, l’homme moral et la personne complètent l’artiste. Tel fut Reynaud. Le lire, c’était sans doute le connaître, mais pour le comprendre, il fallait le voir. Ce regard incomparable, ce mélange singulier d’austérité quelque peu hautaine, et de cordialité pleine de bonhomie ; cette bouche où le rire s’épanouissait si largement, et qui tout à coup, à l’aspect d’un vice ou d’une bassesse, devenait si frémissante, on peut dire si terrible d’indignation et de mépris ; cette belle taille d’allure si fière, cette parole dont l’éloquence allait toujours grandissant à mesure qu’il parlait… Lui enfin ! Ce lui, qui occupait une telle place et qui a laissé un tel vide dans tant de cœurs, voilà ce que je voudrais tâcher de reproduire.

Toute une âme tient parfois dans une courte définition. Reynaud en a inspiré deux très heureuses. Une dame anglaise me dit un jour en le voyant : Il me fait l’effet d’Adam avant sa chute ; et au collège… (on sait que les élèves ont, comme le peuple, le talent de frapper en médaille l’effigie des gens par un surnom) au collège ses camarades le surnommèrent : le philosophe, le bandit, et femme sensible. Assemblage bizarre ; mélange incohérent en apparence, mais en réalité plein de profondeur et de vérité. Traduisez en effet ces mots vulgaires en langage choisi, et vous aurez l’homme de pensée, l’homme d’action et l’homme de cœur, vous aurez Reynaud. Commençons par le bandit [1].


I modifier

Reynaud naquit à Lyon le 4 février 1806 ; des revers de fortune forcèrent sa mère à se retirer avec ses trois jeunes fils à Thionville. Jamais femme ne m’a mieux représenté ce que les anciens désignaient par ce beau mot de matrona. Ses yeux pleins de lumière comme ceux de son fils, avaient plus de sérénité ; sa bouche, puissamment modelée et cordialement ouverte comme la sienne, était plus habituellement souriante ; d’une noblesse de manières qui était de la noblesse de cœur, on sentait en elle un de ces êtres qui sont nés pour toujours servir de soutien sans avoir jamais besoin d’être soutenus, non par insensibilité ou stoïcisme, mais par une certaine force naturelle et facile comme la santé même.

Chargée seule, par l’absence de son mari, de ses trois enfants, elle les éleva à la Cornélie, c’est-à-dire virilement et tendrement. Les circonstances l’y aidèrent. On sait que les pays de frontières ont souvent un caractère de patriotisme un peu farouche. Toujours les premiers en armes, s’il y a guerre ; les premiers menacés, s’il y a défaite ; posés en sentinelles devant l’étranger en temps de paix, ils demeurent hostiles alors même qu’ils ne sont pas ennemis. Tel était Thionville ; telle était, surtout, en 1813, dans les sombres et dernières années de l’Empire, cette patriotique Lorraine, si voisine des grands événements de la guerre et si ardente à la défense du sol. Les trois enfants y respiraient de tous côtés la haine de l’étranger et l’amour passionné de la France. Placés tous trois au petit collège de Thionville, ils avaient pour maître d’étude un vieux soldat de la République, qui leur expliquait le De viris illustribus pendant les classes et leur racontait les guerres de 92 pendant les récréations. Double leçon de patriotisme ; car il le leur montrait à la fois dans le monde antique et dans le monde moderne, dans les grands hommes et dans le peuple, sous les traits des héros immortels et sous la figure plus touchante encore du pauvre soldat obscur, qui n’a la gloire ni pour objet ni pour récompense, se bat sans qu’on lui en sache gré, meurt sans qu’on s’en aperçoive, et aime, ce semble, d’autant plus sa patrie qu’il lui donne tout et qu’elle ne lui donne rien. Le vieux maître termina dignement ses leçons : quand vint 1814 et, avec 1814, l’invasion, il parut un matin dans la cour du collège avec un fusil sur l’épaule et un petit paquet sur le dos : « Mes amis, leur dit-il, lorsque le sol de la patrie est envahi, tout citoyen doit devenir soldat, » et il partit comme volontaire.

Ce noble type populaire s’imprima fortement dans l’imagination de Reynaud ; il s’en souvint toute sa vie, et certainement en 1848, lorsqu’au ministère de l’Instruction publique il prenait tant de souci du sort et de l’influence des maîtres d’étude, il pensait à son vieux professeur du collège de Thionville.

Le maître parti, l’ennemi se chargea de continuer l’éducation. Le siège fut mis devant Thionville. C’est un rude cours d’étude qu’un mois de siège. Les trois élèves du vieux soldat n’y virent qu’un plaisir, je dirais volontiers qu’un jeu. Tout travail scolaire avait cessé ; ils ne mettaient plus la main à la plume, que pour rédiger à eux trois leur journal de siège. Dès que le canon se faisait entendre, ils couraient aux remparts, et leur vaillante mère ne les arrêtait pas. Si la garnison faisait une sortie, ils se glissaient à la suite des soldats et allaient se mêler de loin à la bataille… Quels cris de joie, quand on rentrait vainqueur ! quand on avait fait des prisonniers ! Que n’écrivait-on pas alors dans le journal ! Mais le jour néfaste arrive : Thionville tomba.

Les villes capitales ont beau être prises, elles ignorent ce que c’est qu’une invasion. Les horreurs du siège et de l’assaut leur sont presque toujours épargnées. Contenues par la présence des chefs qui sont souvent des souverains, les troupes ennemies restent sous la règle d’une discipline sévère, et, comme elles éprouvent en partie la peur qu’elles inspirent, leur présence ressemble à l’oppression plus qu’à la conquête. Mais dans les villes de province, dans les campagnes surtout, plus de mesure. Les envahisseurs forcent les maisons, brûlent les villages, insultent, égorgent, font fuir devant la flamme et le fer, les populations épouvantées. C’est au milieu de ces terribles spectacles qu’apparaissent vraiment le fond de la vie et le fond de l’âme humaine. C’est là qu’éclata aux yeux de Reynaud enfant, la peur dans tout son égoïsme, le courage dans toute sa grandeur, le désespoir dans tout son éperdument, la misère dans toute son horreur ; et l’image des grandes calamités publiques se levant dans son âme à la lueur de ces lugubres incendies, y laissa une éternelle empreinte d’austère énergie et de farouche vaillance.

Sa mère était femme à accepter ces épreuves pour ses fils, et, une fois ces épreuves passées, à les bénir. Mais les y exposer deux fois, c’était au-dessus de ses forces. Quand 1815 amena la seconde invasion, elle quitta Thionville et se retira avec son précieux trésor au fond d’une campagne solitaire où l’ennemi ne pût pas pénétrer.

Là, avec cet instinct merveilleux qui la guidait pas à pas dans cette triple et délicate éducation, elle plongea ses trois vigoureux enfants en pleine nature, comme elle les avait plongés à Thionville en pleine patrie. Peu de travail, sauf quelques courtes études. Les champs et les bois pour maîtres, la vue du ciel pour De viris, la vie champêtre pour leçons. Mes trois bandits (un des sens de ce mot profond se dégage) partaient seuls dès le matin, et passaient toute leur journée dans les forêts, dans les fermes, suivant les garde-chasse, mangeant dans quelque cabane de bûcheron, vivant de la vie du peuple des campagnes et ne revenant que le soir, harassés, hérissés, les habits déchirés, mais avec un luxe de santé sur le visage qui disait à leur mère : tu fais bien ! Rien de plus intéressant que de voir poindre les premiers linéaments du caractère des hommes supérieurs. Là commença donc à se montrer un des traits les plus distincts de Reynaud, son double amour de la nature, je veux dire son amour pour le détail comme pour l’ensemble. Les grands horizons, les splendeurs des couchers de soleil, les éloquentes profondeurs des bois qui lui ont inspiré de si admirables pages, frappaient déjà son imagination d’enfant, et en même temps il étudiait les herbes, les insectes, et revenait toujours les mains chargées de plantes et de nids d’oiseaux. Sa mère observait le petit observateur, et la vue de cet enfant singulier la rendait songeuse.

Aussi, le soir, quand le ciel étincelait d’étoiles et qu’elle se promenait dans le jardin : « Viens ici, mon petit philosophe, lui disait-elle, et regarde ! » Puis, élevant ses yeux vers le ciel, elle lui désignait les planètes, les constellations, et ajoutait : « Vois-tu tous ces astres ? ce sont des mondes ! des mondes comme le nôtre ! » L’enfant silencieux plongeait ses regards ardents et déjà profonds dans cet infini du ciel qui devait être un jour l’objet de toutes ses pensées. Il le contemplait avec un enthousiasme méditatif comme s’il y eût déjà vu la patrie future de son intelligence. Ne dirait-on pas saint Augustin et sa mère dans l’admirable tableau de Scheffer ? Malgré la différence des doctrines, c’est le même élan de pensée, c’est le même but. Le doigt de ces deux mères et le regards de ces deux enfants indiquent et cherchent le même point : le chemin qui conduit à Dieu.

L’enfance écoulée et l’adolescence venue, Reynaud continua ses études avec ses frères, d’abord au collège de Metz, puis à Paris. De 1823 à 1825, la noble mère eut la joie de voir ses trois fils entrer, dans le rang le plus honorable, l’un à l’École de marine, les deux autres à l’École polytechnique, d’où Reynaud, en 1827, sortit des premiers pour entrer à l’École des mines.

Le travail, on le sait, s’y divise en deux parts : dix mois par an d’études spéciales à l’École même ; deux mois de voyages à pied en France et en Europe, dans les grands centres d’exploitations minières. Reynaud se fit remarquer comme élève et comme voyageur. Comme élève, on me cite de lui un trait caractéristique.

A la fin de sa première année, pendant le temps des épreuves, il achevait un jour dans le laboratoire une analyse très délicate. Les substances qui formaient le sujet de l’analyse, bouillaient sur le fourneau, dans une capsule de platine, chauffée jusqu’au rouge. La fusion faite, Reynaud prend la capsule avec une pince et commence à la transporter doucement, pour la soumettre à l’analyse, sur une table de marbre située à l’extrémité du laboratoire. A mi-chemin, il sent que la capsule échappe à la pince… tout est perdu ! Son épreuve va manquer, son examen est compromis ! Aussitôt il place vivement la main gauche sous la capsule brûlante, l’y reçoit, et sans se hâter, sans que sa main bouge, il traverse le laboratoire et va déposer la précieuse coupe sur la table de marbre. Son analyse réussit, mais il avait la main brûlée presque jusqu’à l’os.

Comme voyageur, ses camarades de route ont gardé de lui un vif souvenir. Rien ne peut rendre, dit-on, la fougue de corps et d’esprit, l’infatigable ardeur de marche et de recherches de ce hardi et curieux pionnier. C’était toute la furie française appliquée à la science et à l’aventure. La faim, la soif, la fatigue, le danger, rien ne comptait pour lui. Il faisait dix lieues en dehors de sa route, pour étudier quelque accident de terrain intéressant, pour constater quelque progrès scientifique, et surtout pour pénétrer dans les mœurs des populations industrielles. Car le sort des travailleurs faisait déjà un de ses grands soucis, et la secourabilité, qu’on me pardonne le mot, une de ses grandes vertus.

Son compagnon de voyage dans la chaîne du Hartz et dans la Forêt-Noire, le savant M. Leplay, m’a raconté qu’après une longue journée de marche, Reynaud, le voyant fatigué, et voulant lui abréger la route, se lança à travers des escarpements inaccessibles à la recherche d’un sentier plus court qu’il croyait avoir entrevu au-dessus de leur tête. Après une escalade des plus périlleuses, ruisselant de sueur, les mains ensanglantées, il arrive enfin au pli de terrain qui lui figurait une route. Mais quelle est sa surprise ! pas de route ! Continuer de monter ? Impossible !… Le roc s’élevait devant lui droit comme une muraille ; redescendre ? Impossible encore, ses forces étaient à bout ; reprendre haleine en restant sur l’étroite saillie de rocher où posaient ses pieds ? Toujours impossible ! Ses jambes fléchissaient sous lui ; au bout de quelques secondes il serait tombé dans l’abîme. Son ami, devinant tout d’en bas, suffoquait de terreur. Tout à coup il voit Reynaud tourner sur lui-même dans cet étroit espace, appliquer son dos là où était sa poitrine, et, se laissant hardiment glisser, tomber assis sur la saillie du roc. Puis, une fois là les jambes pendantes sur l’abîme, il se met à chanter une tyrolienne. Quelques minutes après, il redescend près de son ami, qui lui fait les plus vifs reproches. ― « Que veux-tu ! lui répond-il simplement, tu étais si fatigué. »

Une autre fois, poète, héroïquement poète, il bravait la mort, pourquoi ? Pour aller, il le dit lui-même, presser sur ses lèvres, au haut d’une cime inaccessible, un petit arbrisseau battu de l’orage. Rien ne peint mieux son tour singulier d’imagination, que la note de voyage où il raconte cet étrange désir.

« Hier, dit-il, descendant de l’Isenthal, je me suis arrêté pour contempler ce grand rocher qui porte une croix au sommet, et qu’on appelle le rocher du Pater Noster. Il sort de la forêt de sapins comme une île de la mer. Les faucons au cri aigu s’ébattaient autour de son sommet, et sa cime dentelée se détachait comme une ruine sur l’azur du ciel. Soudain j’aperçus, tout à la pointe du rocher, dans une crevasse, un petit arbrisseau qui pendait échevelé sur la vallée, et dont le vent agitait tristement les petits rameaux, pauvres de feuilles et de verdure. Qui l’a transporté dans ce lieu aride, si loin du sol natal ? Est-ce le vent qui l’a enlevé et conduit, où va l’orage de la montagne ? Est-ce l’alouette des rochers qui l’a laissé choir en retournant à son nid ?… Je me suis pris de pitié pour lui, croissant ainsi tout seul loin des arbrisseaux ses frères ; il me faisait l’effet d’un exilé. J’ai senti le besoin d’aller à lui, de presser sur mes lèvres ardentes ses rameaux humides de brouillard ! Pourquoi ? Le sais-je ?… La route était rude. Nulle autre haleine humaine ne l’avait encore touché. Nulle autre ne le touchera plus. Se trouvera-t-il deux fois un voyageur qui, pour l’amour de toi, petit arbrisseau, voulût braver la mort ? Quand je redescendis, riche d’un souvenir de bonheur, mes compagnons me dirent : « Reynaud, mon ami, vous n’avez pas de sens, vous voulez vous tuer ! » Je ne répondis pas, à quoi bon ? Ils ne m’auraient pas compris. »

Enfin, un troisième trait de son caractère qui se marque énergiquement dans ses voyages, c’est celui de Français. On se rappelle les leçons qu’il avait reçues de son vieux maître d’étude. Quand il atteignit ses dix-huit ans, la Providence lui envoya un nouveau maître de patriotisme qui était digne d’un tel élève ; Merlin de Thionville. Merlin était parent éloigné des jeunes Reynaud ; la mort de leur père fit de Merlin leur tuteur. Ceux d’entre nous qui ont vu quelqu’un de ces vieux débris de la Convention, en ont conservé une impression ineffaçable. Ces hommes semblaient d’une autre race ; leur accent, leur démarche, leur langage, gardaient dans les circonstances les plus vulgaires de la vie, je ne sais quoi d’héroïque et comme de vibrant. J’ai entendu le vieux Lakanal parler à quatre-vingt-quatre ans sur la tombe de Geoffroy Saint-Hilaire ; je l’entends toujours. Dans son discours écrit (j’étais derrière lui pendant qu’il le prononçait), revenaient naturellement les souvenirs des guerres de la République ; eh bien, partout où se trouvait sur le manuscrit le mot Prussiens, l’impétueux vieillard avait ajouté en marge à l’encre rouge quelques nouveaux termes de colère, quelques mots d’indignation et de défi. Dieu sait pourtant s’il en manquait sur le manuscrit même ! Mais, en le relisant, il avait trouvé ses expressions trop faibles, et il les avait un peu rechargées de poudre. Tels ils étaient tous. Nous ne pouvons nous représenter ce que valait alors ce mot : la France ! Ils l’aimaient comme on aime ce qu’on a défendu, ce qu’on a reconquis. Tel était surtout Merlin, l’immortel défenseur de Mayence. Sa voix était un cri de clairon. Reynaud sentit auprès de lui s’exalter encore son patriotisme. Aussi ses voyages comme ingénieur dans les pays, nous le montrent-ils toujours préoccupé de cette idée, qu’il représentait la France et qu’il devait la représenter vaillamment.

Un jour, on organise dans la Valteline une chasse au chamois, pleine de périls. Il y va ; il étonne, il surpasse les chasseurs les plus aguerris, non par bravade ou par vanité, mais pour que le soir au retour on dise : « C’est le Français qui a été le roi de la chasse ! » Dans le Hartz, il arrive un matin à une mine aussi profonde que dangereuse d’accès ; l’Allemand qui conduisait les travaux lui déconseille de tenter cette rude descente : « Nos ouvriers mêmes, lui dit-il, nos Allemands, ne peuvent descendre et remonter sans prendre de repos, et n’y mettent pas moins de trois heures. ― Vraiment ? » lui dit Reynaud, et soudain le voilà descendu dans la mine, d’où il remonte sans s’arrêter, en moins de deux heures. Ces bons Allemands ne purent s’empêcher de dire : Ah !ces Français ! Il avait sa récompense ; on avait dit : ces Français et non pas ce Français ! Toute son ambition était pour la France, jamais pour lui-même ; s’il tenait a ce qu’il fît attention à lui, c’était pour qu’on se souvient d’elle.

On doit commencer à comprendre ce surnom de bandit qui lui avait été donné. Bandit, à cette époque de fièvre poétique, au milieu du rayonnement de la gloire des Byron et des Schiller, bandit voulait dire Conrad, Lara, Charles Moor, Manfred, Gœtz de Berlichingen, c’est-à-dire je ne sais quoi d’héroïque et de poétique, de chevalesresque et de révolté, qui convenait à merveille à cet aventureux jeune homme. Lui-même, il a dit de lui dans une lettre : Mes défauts sont une haine violente de l’obstacle toutes les fois que je n’ai aucun moyen d’agir contre lui ; c’est un sentiment invincible de révolte toutes les fois que je sens que j’entre dans un état de dépendance vis-à-vis d’autrui ; c’est un amour sauvage de ma liberté. Il y aura toujours en moi l’homme qui s’est formé seul, au milieu des âpres montagnes de la Corse, à cheval sur les cimes, entre le ciel et l’océan, vivant de sa chasse, couchant sous les étoiles, ne connaissant d’autre autorité que la sienne, et menant lui-même sa vie.

Le mot de Corse, jeté dans cette lettre, achève de nous expliquer le mot bandit. La Corse fut en effet sa sévère et dernière institutrice ; nous allons l’y suivre.

Il y a un fait qui est également vrai dans le monde moral et dans le monde physique, c’est que, petits ou grands, nous avons tous dans notre vie des époques de crise, ce que j’appellerais volontiers des ères. Le séjour de Reynaud en Corse fut une ère pour lui ; c’est là que son être intellectuel se dessina nettement, que le fruit se noua. Il avait alors vingt-quatre ans. Sa jeunesse, passée à Paris, avait déjà eu ses orages ; mais ce n’étaient pas les passions terrestres, les agitations des sens, qui avaient troublé ce cœur véhément, c’étaient les débats de l’âme avec elle-même, les terribles problèmes de la vie, de l’immortalité, des misères de ce monde. La tempête des idées était presque la seule qui eût grondé en lui, et les contemplations religieuses excitaient dans cette âme de vingt-trois ans, des transports et des attendrissements pareils à ceux que l’amour fait naître dans les jeunes cœurs. O ma bonne mère, écrivait-il vers cette époque, une immense joie inonde mon âme !… Plus de vide ! plus de spleen !… Hier, l’idée de Dieu m’est apparue claire, sans nuage ! l’idée du Dieu présent, personnel !… Le monde est maintenant rempli pour moi d’un adorable ami !…

A ces effusions religieuses se mêlaient et se liaient en lui, dès ce moment, des préoccupations sociales et politiques. On se rappelle le beau mouvement d’idées qui éclata en France dans ces années de 1825 à 1830. Politique pure, philosophie, poésie, histoire, économie politique, tous les grands objets de la pensée humaine étaient à l’ordre du jour dans tous les esprits. Un groupe d’élèves de l’École polytechnique avait pris pour devise cette formule : Amélioration physique et intellectuelle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Reynaud, pendant son séjour à Paris, s’était joint à eux, et c’est dans cette double disposition de cœur et d’esprit, c’est tout plein, si je puis parler ainsi, de l’âme de la France nouvelle, qu’il partit pour la Corse, en 1829, comme ingénieur des mines.

Il rencontra en route, à Marseille, sur le bateau, un de ses camarades de promotion, Lamoricière, qui partait comme sous-lieutenant pour l’Algérie. Ils passèrent tous deux une partie de la nuit sur le pont, couchés à côté l’un de l’autre, regardant les étoiles et se disant gaiement : « Quelle est la nôtre ? » Grand eût été leur étonnement si on leur eût dit qu’à vingt ans de là, ils se retrouveraient dans une assemblée représentative républicaine, l’un comme ministère de la guerre, l’autre comme secrétaire général au ministère de l’Instruction publique.

Les premiers temps de son séjour en Corse ne furent cependant pour Reynaud que la continuation de sa vie de voyageur et de chasseur. On l’envoyait dans ce pays comme ingénieur des mines ; mais il n’y manquait que les mines. Ils l’écrivit au ministre ; puis, trop fier pour manger le pain de l’État sans le gagner, il entreprit de dresser sur place une carte géologique de l’île. Le voilà donc parti sur un petit cheval corse nommé Bayard, son fusil sur le dos, et se lançant à travers la montagne. Cette vie aventureuse le charmait.

Un jour qu’il gravissait un col assez étroit, il aperçoit dans un pli de sentier six robustes gaillards, de physionomie non douteuse, armés de longs fusils, et couchés sur la bruyère où ils déjeunaient. Rétrograder, c’était appeler les balles, et puis d’ailleurs… un Français ! Il donne donc un coup d’éperon à Bayard, et marche droit à ces honnêtes gens, le visage ouvert, souriant, comme charmé de les rencontrer. Arrivé près d’eux, il descend de cheval, les appelle « mes amis », feint de les prendre pour des chasseurs, leur demande la permission de cuire à leur feu les merles qu’il avait tués, et les charme si bien par son assurance, par sa gaieté, et sans doute aussi par sa belle et cordiale figure, qu’ils lui offrent à déjeuner. « Seulement, nous disait-il plus tard en riant, quand vint le moment toujours cruel de la séparation, quand je remontai à cheval, leur montrant forcément, non plus le visage qui impose toujours, mais le dos qui tente, je m’en allai au pas, très lentement, pour ne pas paraître avoir peur, mais je serrais involontairement les épaules, m’attendant toujours à sentir s’y loger quelque balle corse. »

Il fallait l’entendre raconter cette aventure, car je n’ai pas connu de conteur, je dirais presque de mime plus amusant que ce philosophe austère. On voyait tout ce qu’il décrivait, il le revoyait lui-même. Les gestes, les accents, les physionomies, il reproduisait tout. Dans les scènes populaires surtout, dans ce qui était franche comédie, peinture profonde des ridicules et des mœurs, il atteignait une puissance de comique qui me rappelait Hogarth. Ce voyage de Corse était un texte inépuisable de récits où sa verve n’avait d’égale que sa véracité. Cher et tendre ami ! que de soirées passées à l’écouter, et à rire ou à frémir en l’écoutant ! Je le vois encore nous dépeignant l’incendie d’un maquis, une forêt de chênes-lièges s’enflammant, et l’entourant d’un cercle de feu, pendant que son brave petit cheval corse soufflait, haletait, bondissait sur les monceaux de charbon ardent. On croyait lire une page de Cooper.

Le hasard du voyage l’amena un soir dans un village perdu au milieu des montagnes. Tout en soupant : « Ne faut-il pas, dit-il à son hôte, passer le col Sublicio pour aller jusqu’à Cervione ? ― Si, signor ; mais vous êtes donc déjà venu ici ? ― Non. ― Comment savez-vous que le col Sublico est là ? ― Je l’ai vu sur la carte. ― Qu’est-ce que c’est qu’une carte ? ― Vous ne savez pas ce que c’est qu’une carte, une carte géographique ? ― Non. ― C’est le portrait d’un pays. ― Le portrait d’un pays ? reprit le paysan sans trop comprendre. ― Tenez, ajouta Reynaud, je vais vous en faire un, je vais vous dessiner sur la muraille, la carte géographique de la Corse. » Et il saisit un morceau de charbon. « Attendez, monsieur, lui dit le paysan, je vais aller chercher mes voisins… » Et, au bout de quelques instants, voilà la chambre pleine d’une vingtaine de paysans corse, entourant et regardant Reynaud comme on regarde un magicien. Il tire sa boussole pour s’orienter. « Qu’est-ce que ce petit instrument ?… » Il leur explique, avec ce talent de vulgarisateur qu’il avait à un si haut degré, l’invention et l’usage de la boussole ; puis, debout, à la lueur du foyer, armé de son morceau de charbon, il fait apparaître à leurs yeux stupéfaits, l’image de leur propre pays, leur dessine à grands traits les golfes, les promontoires, les montagnes, mêle à son dessin mille détails curieux sur l’histoire ou le caractère géologique de chaque contrée, et les tient ainsi jusqu’à minuit, suspendus à ses lèvres, à sa main, et ne sachant ce qu’ils devaient admirer le plus, ou cet art merveilleux de représenter un pays inconnu, ou cette parole magique qui peignait ce que dessinaient les doigts. Plusieurs années après, un voyageur français passant dans ce village, on le conduisit aussitôt dans la maison devenue célèbre. Il trouva la carte encore empreinte sur la muraille, mais bien plus empreint encore dans les âmes, le souvenir de celui qui avait pris dans leur imagination quelque chose de légendaire, et qu’ils avaient vu avec surprise, le lendemain de cette scène, s’élever seul sur les âpres cimes du Sublicio.

Les cimes ont joué un grand rôle dans la vie de Reynaud ; on peut dire que les Alpes ont été ses meilleures consolatrices et ses plus chères conseillères. Dès qu’un trouble d’idées le saisissait, dès qu’un grand chagrin venait le frapper, il s’envolait vers les hauts sommets, comme un aigle blessé vers son aire. Errant pendant des journées entières avec sa boussole pour seul guide, parmi les solitudes des neiges éternelles, son cœur s’apaisait, son intelligence s’éclairait, et, quand il redescendait dans les villes, il rapportait, ce semble, sur son front et dans son âme, quelque chose de la paix et de la lumière de ces sublimes spectacles.

En Corse, il passe de longue heures, assis, ou plutôt, comme il le dit lui-même énergiquement, à cheval sur la pointe d’un roc qui s’avançait dans la mer comme un promontoire ; et là, seul, en plein ciel, voyant ou sentant tout autour de lui, à l’horizon, la France, l’Italie et la Grèce, loin de la terre et cependant relié à la terre par la vue et la pensée, il agita en lui-même toutes les grandes questions de la vie. Là se formèrent, au sein de l’immensité et comme à portée de la voix de Dieu, toutes ses idées sur le Créateur, sur la création, sur l’homme, sur la société, sur nos devoirs, sur nos droits. Mais là aussi lui apparurent sa place à lui, et son rôle dans ce monde. Il était monté sur ces montagnes, ingénieur, il en redescendit philosophe, et le philosophe força l’ingénieur à donner sa démission.

Je dis força, le mot n’est que juste. Ce moment fut pour Reynaud un moment de grande lutte. Une fois engagé dans le monde des idées, une fois gagné à leur cause, il sentit le besoin de se vouer tout entier à leur service. Depuis son arrivée en Corse, il était resté en active correspondance avec le jeune groupe de polytechniciens, et tout ce qui s’agitait à Paris l’agitait. La révolution de Juillet, qui éclata sur ces entrefaites, acheva de mettre le feu à son âme. Alors les affaires pratiques, les détails administratifs, le métier d’ingénieur, lui devinrent odieux. La perspective d’être condamné à une telle vie, dût-elle le mener un jour aux plus hautes fonctions, le fit frémir. « J’ai besoin d’agir, écrivait-il, je sens quelque chose qui me pousse !… » La Corse commence à lui peser comme une entrave insupportable. « Adieu, à mon île ! s’écriait-il ; métier de Robinson n’est pas métier de ce temps ! Il s’agit de la vie et de la mort des nations ! Honte à celui qui se sent du courage à l’âme et qui consent à s’isoler !… Pour moi, je crois que j’en mourrais ! » Il n’y tint plus, et un jour, sans demander de congé, il partit pour Paris. Ses premières démarches eurent pour but, un simple changement de résidence. Puis, il comprit qu’il y a des fonctions incompatibles, qu’on ne peut pas être ingénieur jusqu’à six heures du soir, et philosophe le reste du temps ; que la pensée, et surtout la pensée active, militante, est une maîtresse jalouse qui n’accepte pas de partage, que la condition première de la mission qu’il se proposait était de ne relever que de soi-même, qu’il fallait enfin choisir entre son rôle et son état. Il choisit. Il demanda un congé illimité ; c’était donner sa démission.

Le parti était rude, non pour lui ; l’incertitude même de son avenir nouveau lui était un stimulant de plus ; il éprouvait une sorte de joie âpre à la pensée des sacrifices qu’il faisait à sa cause, des privations qu’il allait subir pour elle. Mais sa mère ! quelle fut sa surprise, son regret, sa crainte ! Avoir tout sacrifié pour assurer une profession à ses fils, et, au moment où ils entrent à pleines voiles dans la carrière, voir celui des trois sur lequel reposaient peut-être ses plus chères espérances, tourner le dos à un noble but déjà atteint, se jeter dans l’inconnu, dans la misère peut-être ; mais tel était l’ascendant naturel de Reynaud, même dans sa jeunesse, tel était le respect qu’il inspirait à tous, même à sa mère, que, tout en le blâmant, elle ne s’opposa pas directement à son dessein ; quelque chose lui disait tout bas, en dépit de ses répugnances, qu’un telle âme avait le droit de chercher sa route en dehors des voies ordinaires. Qui sait même si, dans les mystérieuses profondeurs de l’amour maternel, elle n’éprouva pas une sorte de joie orgueilleuse à voir son fils si imprudemment généreux ?


II modifier

Reynaud débuta dans sa nouvelle carrière par le saint-simonisme ; son passage y fut rapide et éclatant. L’école saint-simonienne eut deux périodes très différentes. Rien ne ressemble moins à ses débuts que sa fin. Les folies de Ménilmontant, les costumes bizarres, les dénominations ridicules, les théories immorales aboutissant à une sorte de papauté d’Épicure, n’ont rien à faire avec les idées graves, humaines, qui servirent de drapeau à l’école naissante. Sa doctrine se résumait alors en un mot : Perfectibilité ; son but, en une phrase : Amélioration morale, intellectuelle et physique des classes pauvres et laborieuses. Reynaud fut le défenseur ardent du premier programme, et l’ennemi terrible du second. Quand les doctrines généreuses se transformèrent en théories subversives, Reynaud les dénonça à l’indignation publique, dans une séance à la salle Taitbout, qui est restée célèbre.

Tout, dans sa salle et sur l’estrade, était tumulte et clameurs. Le public, partagé entre les deux camps, applaudissait et huait tour à tour les deux adversaires ; les saint-simoniens, éperdus, allaient de Reynaud à Enfantin et d’Enfantin à Reynaud ; Enfantin, troublé pour la première fois, se défendait mal. « Vous démoralisez les ouvriers, s’écriait Reynaud, dont la véhémence allait toujours croissant, en ne leur parlant jamais que d’argent !… Vous démoralisez les femmes en affranchissant leurs passions au lieu de leur âme !… Mais rappelez-vous ce mot que la Bible applique à Satan : La femme se relèvera contre toi et t’écrasera la tête ! » La confusion et les cris devinrent tels qu’il fallut lever la séance. M. Enfantin quitta la salle, entraînant avec lui tous ses partisans ; les amis de Reynaud l’entourèrent en le suppliant de ne pas sortir ; ils craignaient l’exaspération de quelques fanatiques. C’était en effet un coup mortel porté à M. Enfantin. Sur dix-huit saint-simoniens qui composaient cette famille philosophique, un très petit nombre suivit le Père à Ménilmontant ; le saint-simonisme matérialiste était terrassé ; mais le vainqueur n’était pas moins blessé que le vaincu, car le saint-simonisme lui-même était mort du coup, et Reynaud se sentit écrasé sous les débris du temple qu’il avait renversé.

Avec le saint-simonisme, en effet, disparaissait tout ce qu’il avait cru, tout ce qu’il avait espéré depuis trois ans ; un vide affreux se fit dans son âme. Les cœurs vulgaires ne connaissent guère d’autre spleen, à vingt ans, que celui qui naît de l’amour déçu ou de l’ambition trompée. Il fut saisi, lui, de cette mélancolie particulière qu’éprouvent seules les âmes supérieures, l’amère tristesse qui suit les nobles espérances détruites, les rêves de bonheur public évanouis, la cruelle conscience de notre impuissance à faire le bien. Ceux qui ont connu Reynaud à ce moment, ont gardé un vif souvenir de son humeur farouche. Les larmes de joie de sa mère, toute radieuse de le voir échappé au saint-simonisme, ne pouvaient le consoler. Retiré d’abord chez son frère, puis près de Paris, il se complaisait dans une pauvreté stoïque. On eût dit que c’était encore une protection contre les théories matérialistes qui l’avaient révolté. Je méprise l’or ! disait-il alors avec un orgueil sauvage. On m’a conté de lui, à ce moment, un trait qui caractérise bien l’état de son âme. Il lui arrivait parfois de n’avoir chez lui qu’un morceau de pain. Dans un de ces jours de jeûne forcé, il entra chez un ami à l’heure du repas ; on lui offrit d’y prendre part ; il refusa. « Pourquoi votre refus ? lui dit une personne qui en avait été témoin. Est-ce que vous avez déjà dîné ? ― Non. ― Pourquoi donc avoir refusé ? ― Parce que je n’ai pas de quoi dîner chez moi. ― Raison de plus. ― Raison de moins ! D’abord, je ne veux pas changer la maison d’un ami en hôtellerie, l’amitié en parasitisme ; puis, si aujourd’hui je m’assieds, ayant faim, à la table d’un ami, je viendrai peut-être demain m’y asseoir, parce que j’aurai faim ! Et alors voilà mon corps qui est mon maître, et je ne veux pas de maître, lui surtout !… »

Et comme son ami le regardais avec surprise. « Oh ! je l’ai habitué à obéir, reprit-il gaiement. Dans mes longs voyages de jeune homme, je lui disais le matin en partant : « Tu n’auras à déjeuner que quand tu auras fait six lieues ! » Les six lieues faites, il réclamait. « Encore deux lieues ! » lui répondais-je ; et, comme il grondait parfois : « Allons, lui disais-je marche et tais-toi ! » Et il se taisait. Eh bien, il se taira encore aujourd’hui. » Et là-dessus il rentra chez lui, et dîna de son morceau de pain.


III modifier

Je ne m’arrêterai pas sur la vie de Reynaud comme écrivain et comme homme politique. Ses ouvrages et ses actes sont là pour témoigner de lui. J’y signalerai seulement deux faits caractéristiques.

Vers 1876, quelques années après sa mort, celle qui porte si noblement son nom, voulut lui élever un monument digne de lui. Elle s’adressa à un de nos plus illustres sculpteurs, M. Chapu, et lui proposa comme sujet une figure de l’Immortalité. Chapu se met à l’œuvre ; il esquisse ou ébauche plusieurs projets. Madame Reynaud va les voir, et me dit un matin : « Je ne suis pas complètement satisfaite de ces essais ; je voudrais en avoir votre avis. » J’arrive chez Chapu, je le trouve très découragé. « Je n’aboutis pas, me dit-il, je retombe toujours dans mes deux statues de la Jeunesse et de la Pensée. Tenez, regardez… » Après un examen attentif : « Il y a, ce me semble, lui dis-je, un moyen d’arriver au but. ― Lequel ? ― Changez votre figure de sexe. Au lieu d’une femme, faites-en un homme. Au lieu de l’Immortalité, faites le Génie de l’Immortalité. Cette seule modification renouvelle tout, la forme, l’allure, l’expression ; vous voilà forcément arraché au souvenir de vos deux autres œuvres, et, du même coup, vous entrez pleinement dans le caractère de Reynaud. Reynaud était avant tout un homme ! Une image virile peut seule être son image, et ainsi comprise, cette figure deviendra en même temps la représentation fidèle de son génie. ― En quoi consistait son génie ? ― La lecture de Terre et Ciel vous l’expliquerait ; mais vous avez autre chose à faire qu’à lire un volume de philosophie et de science de quatre cents pages. Voulez-vous que je vous le résume en quelques mots ? ― Parlez ! je vous en prie ! ― J’appelais Reynaud un citoyen de l’infini ! Il vivait en plein univers. La terre n’était pas pour lui le séjour où s’accomplit notre destinée. C’était une des étapes de notre existence éternelle ! Autant d’astres dans le ciel, autant de terres. Autant d’habitations successives des créatures humaines. Cette idée n’était pas seulement chez lui une idée de théologien ou de philosophe ; c’était une idée de savant. Astronome, géologue, physicien, chimiste, et supérieur dans toutes ces sciences, il s’en servit, non comme les savants ordinaires, pour en tirer des livres scientifiques, mais pour en faire des instruments de croyance. C’est l’étude approfondie de la constitution des astres et de leur mouvement dans l’espace qui le conduisit à les assimiler à la terre, à y retrouver les mêmes éléments et à leur donner la même destination. L’immortalité de l’âme, telle que la conçoit Reynaud, est donc une immortalité active, militante. Tout homme est un lutteur éternel ! Toute vie se compose d’une suite de vies qui ne sont qu’une suite de combats. Chacun de nous passe éternellement de monde en monde, travaillant, tombant, se relevant, se rachetant, jusqu’au jour où il entre dans la voie du perfectionnement continu et infini, sous les yeux d’un créateur éternel, qui, lui aussi, reste toujours son guide, son consolateur et son juge. Eh ! bien, voilà Terre et Ciel, ou plutôt voilà Jean Reynaud. ― C’est assez ! me dit Chapu, je comprends. Lancer la figure en plein ciel, la montrer s’emparant de l’infini et la rattacher, ne fût-ce que par le bout du pied, à la terre ! » Ainsi fit-il, et il fit un chef d’œuvre, qu’on peut voir et admirer au cimetière du Père-Lachaise.

Quand au passage de Reynaud au pouvoir et aux affaires, il ne fut que de quelques mois. Comment, avec son admirable talent de parole et son naturel don d’autorité, n’a-t-il pas joué un grand rôle politique ? Le temps lui a manqué. La Providence avait sans doute plus besoin de ses services comme penseur que comme homme public. Mais je ne veux pas quitter cette trop courte période de sa vie sans citer un trait où éclatent son courage et son invention dans le dévouement.

Il était représentant pendant les journées de Juin. Je campais sur la place de la Concorde avec les gardes nationaux de notre village ; c’était le lundi, le troisième jour. La bataille venait de finir ; vers les quatre heures, passe sur la place, à quelques pas de nous, un homme en blouse, un ouvrier seul, sans armes, marchant paisiblement

A la vue de cette blouse, nos paysans s’écrient : « Un insurgé ! un insurgé ! » et se précipitent sur lui, la baïonnette au poing. Nous voulons les retenir. Vains efforts ! Le malheureux, épouvanté, s’enfuit. Des cuirassiers qui stationnaient dans les Champs-Elysées, le voyant fuir, le croient coupable, et deux d’entre eux se lancent sur lui au galop ; on l’atteint, on l’entoure ; baïonnettes et sabres sont levés sur sa tête, son sang coule déjà, il va être massacré ! Tout à coup un homme, au risque d’être tué, se précipite au milieu de ce tumulte et de ces armes ; il ne dit pas un mot, il ne fait pas une prière, mais par un mouvement plus rapide que la pensée, il arrache de sa poitrine son écharpe de représentant et la jette sur l’ouvrier ! A la vue de ce signe, les armes tombent, les menaces cessent ; cette écharpe devient pour ce malheureux comme un des lieux d’asile de l’antiquité ou du moyen âge. C’est qu’en effet, c’était un lieu d’asile et le plus grand de tous ; car c’était l’image de la Nation elle-même ; c’était derrière le peuple tout entier, que cette main inconnue et généreuse avait abrité et sauvé cet homme du peuple. Cet inconnu, ce sauveur, c’était Jean Reynaud.

Je ne pourrais trouver une meilleure transition pour arriver à la dernière partie de cette étude, à la peinture de Reynaud comme homme de cœur.

IV modifier

Il n’est pas rare de voir des philosophes dont toutes les théories ont pour objet le bonheur de l’espèce humaine, avoir assez peu de souci des individus dont se compose cette espèce ; pleins de sympathie pour l’homme, ils sont pleins d’indifférence pour les hommes. On dirait que, tout ce qu’ils ont de généreux, étant absorbé par les sentiments généraux, il ne leur en reste plus pour les sentiments particuliers. Tel n’était pas Reynaud. Jamais âme enfermée dans le cercle des affections individuelles n’en a eu davantage toutes les délicatesses, je dirai presque toutes les nuances. Enfant, sa mère l’appelait ma perle, comme pour peindre tout ce qu’elle trouvait d’exquis et de rare dans son cœur. Jeune homme, une sensibilité presque féminine s’alliait si étrangement en lui à la véhémence pathétique, qu’un de ses amis disait : « Le cœur de Reynaud n’a pas d’épiderme ; il suffit d’un pli de feuille de rose pour le faire crier. » Homme fait et devenu austère d’aspect ; ― il l’avait toujours été d’habitudes, ― la même tendresse de cœur perçait à tout instant sous le grave visage du philosophe stoïcien. Le récit du moindre trait de générosité faisait trembler cette lèvre puissante, et des larmes remplissaient soudain ses yeux. Un mot froid dans la bouche d’un ami, un moment d’oubli involontaire suffisait pour l’affliger comme un de ces êtres affectueux et un peu faibles qui ne vivent que de sentiment. Cet homme, capable des résolutions les plus énergiques et même, à l’occasion, les plus violentes, ne pouvait supporter l’aspect de la douleur ; la compassion devenait pour lui une véritable souffrance. Je lui avais envoyé un jour un exemplaire en plâtre de l’admirable tête de Michel-Ange, l’Esclave mourant. Le lendemain, il me pria de le reprendre ; la vue continuelle de l’agonie sur ce beau visage lui était un supplice. Doué à un degré rare du sentiment musical, il fut forcé de renoncer aux concerts du Conservatoire ; cette musique sublime le jetait dans une émotion qui aurait pu se changer en un état de crise morbide. Enfin, douloureux et cher souvenir que je ne veux pas écarter, dans la terrible maladie qui nous l’a enlevé, une fois qu’il se sentit en face d’un danger mortel, l’idée de la séparation lui rendit presque impossible à supporter la présence de ce qui lui était le plus cher. Je me rappellerai toujours que la dernière fois que je le vis, et où je vis, hélas ! si clairement la mort sur son visage, après un court serrement de main et quelques mots échangés, il m’écarta en me disant : « Assez ! assez ! cela me fait mal ! » Et toute cette noble figure trembla, pleine de larmes.

Ce que fut un pareil ami, on le conçoit. Sa jeunesse ayant été pure de toute passion inférieure et matérielle, il avait, à l’abri de son austérité, gardé tout son cœur pour les affections permises ou saintes. L’amitié était pour lui un culte. Qu’on relise ses divers ouvrages, les plus graves comme les plus familiers, à tout instant, au milieu d’un récit de voyage, d’une démonstration philosophique, apparaît ce mot mes amis, avec une sorte d’émotion qui prouve qu’ils étaient toujours présents pour lui. Personne n’a mieux parlé le langage qui console, qui dirige, ou qui relève. Je l’ai vu au chevet d’amis mourants, je l’ai vu penché sur le front d’amis désespérés ; sa parole avait tous les accents : celui de la grandeur, celui de la pitié ; cet homme était une source de vie toujours jaillissante. Pas d’obstacles de temps ni de lieu pour son ardente charité ; je dis charité, car son affection méritait ce beau nom. Son imagination, toujours en éveil au sujet de ses amis, lui inspirait mille idées heureuses pour la direction de leur vie, de leurs travaux. Des inconnus même, attirés vers lui par l’ascendant indéfinissable des natures puissantes, venaient chercher abri dans ce port. Il avait toute une clientèle d’âmes dont il était la conscience.

L’affection d’un pareil homme n’allait pas sans un fond de gravité. Aussi, malgré sa bonhomie de manières et de cœur, malgré sa gaieté même, les meilleurs n’étaient pas exempts près de lui de ce léger trouble, de cet embarras ému qu’on éprouve auprès des êtres supérieurs. Si tendrement qu’on l’aimât, il était impossible d’oublier qu’on le considérait. De là ce besoin d’être approuvé par lui, besoin si impérieux, que j’ai vu des hommes se parer à ses yeux, pendant des années entières, de sentiments qui n’étaient pas les leurs, non par hypocrisie ni pour le tromper, non, mais se trompant eux-mêmes, se croyant auprès de lui autres qu’ils ne l’étaient, l’étant peut-être pour un moment, tant on subissait en sa présence la contagion du bien. Mais, une fois le voile tombé, le naturel revenu, j’ai vu aussi ces faux honnêtes gens démasqués, pâlir devant ce clair regard. Leur défection avait porté ses fruits cependant : ils avaient reçu le prix de l’abandon de leurs principes, en puissance, en honneurs, en richesses ; et lui, il n’était rien. Mais le rencontrer tout à coup dans une réunion, dans une loge de théâtre, aller à lui la main tendue, et le voir retirer froidement la sienne en les regardant en silence ; cela suffisait pour faire tomber ces transfuges du haut de leur grandeur vilainement acquise, et pour incliner leurs fronts jusqu’à terre. Cet homme était si juste qu’il était naturellement justicier.

Son influence s’étendait jusque sur des vieillards, sur des hommes de génie ; il m’en revient en pensée une preuve touchante. Il avait été l’élève et était devenu l’ami de l’illustre Geoffroy-Saint-Hilaire le père ; j’ajoute le père, car le mot illustre ne suffirait pas à le faire distinguer de son fils.

M. Geoffroy, arrivé à la vieillesse, mais plein encore de son ardeur créatrice, voulut porter ses recherches sur une branche des sciences nouvelle pour lui, sur les sciences physiques. L’âge lui conseillait la modération dans le travail, sa santé affaiblie la lui ordonnait, il n’en tint compte ; et sa digne compagne voyait avec douleur s’allumer chaque nuit au chevet du vieillard, la lampe de travail qui éclairait jusqu’au matin ce front pâle et penché. L’inquiétude devint grande dans sa famille ; on redoutait à la fois pour lui et l’excès et l’impuissance du travail. On n’apprend pas une science nouvelle à soixante ans ; il était donc à craindre que cette œuvre de sa vieillesse ne fût œuvre de vieillard, et ne répondit ni à ses espérances ni à ses premières créations. Mais comment lui communiquer ces soupçons ? Comment lui ravir cette dernière joie, et compromettre peut-être, en la lui ravissant, cette santé même que l’on voulait défendre ? Après de longues irrésolutions, la famille consulta Reynaud et lui demanda son intervention. Sa compétence dans les sciences physiques donnait pleine autorité à son jugement ; l’affection paternelle du vieillard pour lui, donnait toute valeur à ses conseils. Il hésita pourtant. A son âge (il n’avait pas trente ans), il lui semblait voir une sort d’impiété dans cette hardiesse. L’intérêt de son maître le décida.

Un matin donc, il entra dans le cabinet de M. Geoffroy. Quelques questions adroitement jetées amenèrent facilement la confidence du travail commencé. Reynaud écouta sans interrompre ; puis, reprenant un à un tous les points de la question, il commença, avec ménagement d’abord, à faire sentir à l’auteur les côtés faibles de son système, lui montra l’insuffisance de ses études commencées trop tard, l’inanité de ses découvertes qui ne paraîtraient que des souvenirs, et, augmentant d’énergie à mesure qu’il voyait la surprise, le doute, la conviction se succéder sur le visage de son maître, il ne s’arrêta que quand il eut renversé pièce à pièce tout l’édifice aux yeux du vieillard désespéré. Reynaud, dans ces sortes de services cruels que nous sommes appelés tous à nous rendre les uns aux autres, apportait ordinairement une sorte de vigueur un peu âpre ; cette âpreté tenait tout ensemble à son vil sentiment de ce qu’il croyait la vérité, à son désir d’éclairer, et aussi à sa crainte d’affliger ; l’effort qu’il était obligé de faire, portait son courage jusqu’à la véhémence. Qui l’eût vu près de M. Geoffroy, eût été surpris du mélange de regrets et d’enthousiasme qui se lisait sur sa figure. Pourquoi ce double sentiment ? C’est qu’il avait trouvé le moyen de guérir la blessure au moment même où il la faisait. En effet, à peine le dernier mot de la démonstration prononcé, il change subitement de terrain, il quitte les sciences physiques et se reporte vers les sciences naturelles, où M. Geoffroy a jeté un si grand éclat. Récapitulant alors toute cette noble vie, il la développe au vieillard lui-même dans sa grandeur et son héroïque énergie, il lui rappelle ses luttes mémorables avec Cuvier, Gœthe intervenant dans le débat et se prononçant pour lui, il lui montre la jeune école scientifique se rangeant sous son drapeau, le présent lui donnait raison, l’avenir lui donnant la gloire, et, de degré en degré, le conduit pour ainsi dire par la main jusqu’à la place que lui réserve la postérité, entre Buffon et Linné ! N’est-ce pas vraiment le génie de l’amitié et j’ajouterai, l’amitié que mérite le Génie ? Le vieillard ranimé, consolé, se jeta en pleurant dans ses bras, puis, ouvrant la porte de la chambre où sa famille attendait anxieuse : « Notre ami m’a convaincu, dit-il, j’éteins ma lampe de travail. »

J’arrive à un moment de la vie de Reynaud où j’hésite à hasarder ma plume, tant mon cœur et le sien y sont fortement engagés ; mais je lis dans un philosophe ancien qu’il rendait sans cesse grâce aux dieux de deux choses : d’être né Grec, et né au temps de Socrate. Pourquoi ne remercierais-je pas tout haut la Providence d’avoir permis un jour à mon amitié d’être un bien véritable pour Reynaud ?

Notre première rencontre remonte à 1840. Un projet de voyage en Suisse m’ayant fait désirer quelques renseignements précis sur le meilleur itinéraire à suivre, un ami me réunit à Reynaud. Après un quart d’heure d’entretien, où il me traça un excellent plan de campagne, grande fut ma surprise, lorsque je me levai pour partir, de le voir venir à moi et me tendre la main avec une cordialité tout affectueuse. Le serrement de main n’était pas alors aussi habituel qu’aujourd’hui ; d’ailleurs, quoique je ne connusse Reynaud que depuis un quart d’heure, il ne me semblait pas homme à prodiguer les marques de sympathie. Depuis, quand je lui exprimai ma surprise à ce sujet, il me répondit que toute sa vie, à sa première rencontre avec les gens, il les rangeait instinctivement, et comme malgré lui, en trois classes : ceux qu’il n’aimerait jamais, ceux qu’il aimerait peut-être, ceux qu’il aimait tout de suite, et que j’avais pris place tout d’abord dans la troisième catégorie. « D’ailleurs, ajoutait-il gaiement, vous savez mon système. Je crois aux existences antérieures comme aux existences subséquentes, et je suis bien certain de vous avoir rencontré déjà, peut-être plus d’une fois, dans quelque autre planète ; nous étions donc deux vieilles connaissances ; nous nous retrouvions. »

Un événement imprévu fit de notre amitié un lien quasi fraternel. Reynaud était souvent saisi de ces besoins de solitude, habituels aux esprits qui vivent dans la pensée de l’infini. Vers 1842 il se retira donc à Vineuil, village voisin de Chantilly, pour se dévouer tout entier à ses grands travaux de philosophie religieuse. Il vivait là seul, dans une maison isolée, travaillant tout le jour, se promenant et méditant dans un petit jardin fort inculte, où régnaient en maîtres quelques animaux privés. Il a toujours eu un goût excessif pour la société des animaux. Leur vue le touchait, le charmait et le troublait. Le mystère de leurs souffrances, inexplicables par l’idée d’épreuves, et par conséquent inconciliables, ce semble, avec la bonté de Dieu, le ramenait sans cesse à la contemplation de ces muettes créatures, dont la beauté était encore un attrait pour lui. Artiste en effet autant que philosophe, il se complaisait dans la vue des animaux élégants et surtout des beaux plumages d’oiseaux ; s’il avait été riche, ç’aurait été sa manière d’avoir des bijoux.

Sans être riche, il avait reçu du Jardin des Plantes, en échange d’une curieuse collection de nids conquis par lui, deux superbes paons. Je les vois encore apparaître sur le bord de la fenêtre, dans la salle à manger basse où nous dînions à Vineuil. Ils venaient prendre leurs repas avec nous, puis s’en allaient gravir majestueusement le sommet d’un grand hangar voisin, et regarder de là coucher le soleil. « Ne semble-t-il pas, me disait-il, qu’ils vont saluer le dieu de leur patrie, et qu’ils prennent plaisir à faire étinceler leur splendide plumage dans le rayonnement de ses derniers feux ? »

Cependant je ne revenais jamais de Vineuil sans avoir le cœur serré. Cette vie de dévouement à la science, me remplissait de respect, d’admiration, mais aussi de regrets. Je ne connaissais trop toute la tendresse de cette âme, pour ne pas deviner la souffrance dont il ne se plaignait pas, pour ne pas souffrir du sacrifice qu’il acceptait héroïquement. Il avait trente-cinq ans à peine, et je ne pouvais me redire sans tristesse cette phrase de lui : « Je me sens ici sous la main de Dieu, que depuis si longtemps je vois seul au-dessus de ma tête, par delà les étoiles, dans mes promenades de nuit. »

Une pensée singulière vint bientôt se mêler à mes préoccupations. Au fond d’une province, au fond d’une campagne, à cinquante lieues de Paris, dans une solitude aussi douloureuse et presque pareille à celle de Vineuil, vivait une de nos amies les plus chères, une jeune femme qui, par un hasard étrange, n’avait trouvé refuge qu’au sein des plus sévères études. Nos grands penseurs lus et relus, l’avaient nourrie des mêmes idées qui occupaient Reynaud, et, l’on peut dire qu’à cinquante lieues de distance, inconnus l’un à l’autre, leurs âmes vivaient dans les mêmes régions. Souvent nous les réunissions dans nos pensées, et, les voyant ainsi en nous et devant nous, embrassant d’un regard leurs qualités à la fois si diverses et si semblables, nous nous disions : « Évidemment ces deux êtres-là ne sont que les deux parties d’un même tout. »

Nous résolûmes donc de les rapprocher, nous fiant à la Providence pour achever l’ouvrage, si cet ouvrage était conforme à ses desseins. Seulement, je connaissais l’humeur sauvage de mon solitaire ; il s’agissait de ne pas l’effaroucher, et une première lettre, toute simple, lui demanda d’abord de nous accorder quelques jours dans notre petite demeure de campagne. Sa réponse n’était pas de nature à m’encourager.

« La peine que je prends, me répondit-il, pour me discipliner de nouveau (il revenait d’un court voyage) à ma vie solitaire, se trouverait toute perdue à mon retour. Voici que je commence à rentrer dans mon stoïcisme comme un guerrier dans son armure, et vous me conviez déjà à en sortir. Croyez-vous que ce soit un vêtement si commode, qu’on puisse le vêtir et le quitter comme sa robe de chambre ? Il m’est utile ; mais il n’est pas doux ; ne m’attendez donc pas, cher ami. »

Cette lettre me détermina. Je lui écrivis notre dessein. Deux réponses, envoyées coup sur coup, me montrèrent le trouble de son âme. J’en citerai quelques courts fragments avec la réserve qu’impose un tel sujet.

Le première n’est qu’une suite de phrases entrecoupées et comme de cris : « Votre lettre me frappe, me trouble, je n’ose dire m’épouvante. La main me tremble d’une façon extraordinaire. Je m’effraye de me voir trembler ainsi ! La chose me touche donc bien à fond ! » La seconde est plus calme, comme il convient à un philosophe qui a passé la nuit à réfléchir :

« Ce projet n’a aucune change de réussite. Vous ne me jugez que sur mes trente-cinq ans ; mais comment voulez-vous qu’avec mon front dépouillé, mes cheveux blanchis, mes habitudes sévères, les allures méthodiques de mon cœur et de mon esprit, mon manteau de philosophe, en un mot, je puisse prétendre à autre chose qu’à l’amitié ? Moi-même, suis-je capable d’un autre sentiment ? Si mon âme est affamée de tendresse, ce n’est que d’amitié. »

Après les raisons de modestie, les raisons de conscience :

« Ce dur tourment de la solitude, oublié par Dante dans son Enfer, a peut-être pour objet de m’exercer à la lutte, de m’enchaîner au service des idées… Un changement d’état me troublerait peut-être dans ce devoir… Je me contente sans peine du peu que me rapporte mon travail désintéressé. Je préférerais même la gêne à l’humiliation de m’appliquer à quoi que ce soit en vue d’un bénéfice quelconque. Mais cette gêne, serais-je le maître de la braver, si elle devait faire souffrir une et peut-être plusieurs existences précieuses ? »

Enfin, son cœur éclate malgré lui. L’image de sa mère avait gravé trop profondément dans son âme le respect des femmes, il leur croyait une trop haute mission dans ce monde pour ne pas regarder le vrai mariage comme l’expression la plus complète de la vie humaine. Mais il s’écriait dans sa candeur :

« Certes, je serais plus heureux, marié que seul ; mon travail même y gagnerait. Chaque soir, je le sens plus profondément, ma pensée ne prendra son essor que dans le calme, et je n’ai pas le calme, quoique je le cherche partout et que je ne cesse de le demander. Mais Dieu veut-il que je goûte ce bonheur, veut-il que ce cœur, si souvent fatigué du désert qui l’entoure, trouve un autre cœur qui batte avec lui et lui forme un autre écho que celui de ces froides murailles où je me suis condamné à vivre ?… Je désire le bonheur, mais je n’ai pas le fol orgueil de croire que j’en sois digne !… »

Dans un dernier cri, sa sensibilité se révèle tout entière :

« Hier, au milieu de mon trouble, une idée étrange s’est présentée à moi, celle de ma dernière heure ! Je me représentais le bonheur dont vous me parliez, et tout à coup, je me suis dit : oui, mais il faudra mourir !… et alors, comment avoir le cœur de mourir ?… Ainsi, cher ami, faisons notre devoir, et, pour le reste, à la volonté divine ! Je crois que vous n’aurez rien à me répondre… »

Je répondis, il vint, et sa venue inaugura pour lui vingt ans du bonheur le plus pur, le plus complet, tel qu’il était capable de le sentir et le donner, et où il ne connut qu’un seul jour de douleur, celui, hélas ! qu’il avait prévu, le jour de la séparation. Sa mère, qui vivait encore, ses deux frères parvenus tous deux au premier rang dans leur profession [2], ajoutèrent à sa joie en la partageant. La fortune même se mit à lui sourire. Son goût d’artiste lui servit d’habileté en affaires ; cherchant une retraite riante pour son bonheur et son travail, il employa un petit héritage et la dot de sa femme, à se bâtir, à une extrémité de Paris, une maison sur des terrains isolés d’où l’on embrassait un bel horizon. Son instinct de paysagiste l’avait bien guidé ; il fut exproprié pour cause d’embellissements publics, et, devenu spéculateur malgré lui, se trouva riche parce qu’il aimait le beau.

Il en profita pour aller planter sa tente d’hiver sur les côtes de Provence. C’est là qu’il mit la dernière main à son livre de Terre et Ciel ; c’est là qu’il prépara son second travail sur l’Esprit de la Gaule ; c’est là qu’il fut heureux. Ceux qui l’avaient connu dans sa fougueuse jeunesse, s’étonnaient de le voir dans son jardin de Cannes, serein et tranquille comme un homme de campagne, plantant, bêchant, portant, dans son nouveau métier de jardinier, cette ardeur inventive et cette imagination poétique qu’il mettait à toute chose. Il rayonnait de joie à l’arrivée d’un beau végétal ; il nous rappelait à tous, cette noble vie de Schiller, qui, lui aussi, commença par être le Schiller des Brigands, c’est-à-dire l’homme des orages, pour finir par être poète de Guillaume Tell, c’est-à-dire le poète de la lumière. C’est que Reynaud avait rencontré, nel mezzo cammin della vita, au milieu du chemin de la vie, comme dit Dante, le guide qui devait l’aider dans le dernier perfectionnement de son âme. On a souvent remarqué que, dans les unions vraiment dignes de ce nom, l’échange habituel des paroles, des pensées, des sentiments, amène peu à peu comme un échange de qualités. Reynaud en fit la favorable expérience. Ce qu’il y avait en lui d’un peu indompté s’apaisa au contact de celle que je nommais son Fénelon. Cette âme de douceur s’insinuant en lui comme une huile pure et précieuse qui parfume et lénifie, il se rasséréna sans se refroidir, il s’adoucit sans s’amollir.

Les élections de 1863 le prouvèrent. On se rappelle avec quelle vivacité s’agita entre les républicains, avant la lutte électorale, la question du serment. Consulté à ce sujet par plusieurs de ses amis, Reynaud leur conseilla de le prêter. L’intérêt de la France, disait-il, leur en faisait un devoir. Mais quand les électeurs de la Moselle, dont les suffrages l’avaient envoyé à la Chambre représentative de 1848, vinrent le rechercher à Cannes, en 1863, pour lui offrir la candidature, il la refusa. Son refus n’impliquait pas et ne pouvait pas impliquer le blâme de ceux qui crurent devoir plutôt suivre ses conseils qu’imiter sa conduite ; mais je dois citer cette réponse aux électeurs de la Moselle, car rien ne peint mieux cette nature inflexible, et qui portait dans les actions de la vie, la même rigueur que dans les principes philosophiques :


Cannes, mars 1863

« Je me sens très ému, rempli de reconnaissance et de douleur, messieurs. J’ai le regret de ne pouvoir me rendre à l’honneur que vous voulez bien me proposer. Je ne puis me résoudre à prêter serment à une constitution qui n’a pas la liberté pour base… Je suis fait de telle sorte que je ne saurais fléchir, sans m’anéantir par l’outrage fais soit à ma conscience si je prêtais un faux serment, soit à mon patriotisme si j’en prêtais un vrai. En définitive, je vous tromperais, car, au lieu d’appeler vos suffrages sur un homme droit et ferme, je ne leur offrirais qu’un homme humilié devant lui-même et abattu. »

Je souligne en passant ce mot humilié devant lui-même ; jamais homme n’a eu plus impérieux besoin de s’estimer soi-même. Et je lis dans une lettre de lui ce mot qui complète la pensée : « J’aimerais mieux tomber du haut du Righi que de déchoir d’une ligne dans l’estime de mes amis » :

« Ne croyez pas cependant, reprend-il, que je veuille imposer par là ma manière de voir, qui est essentiellement personnelle. Je me réjouis de voir autour de moi, et jusque parmi mes amis les plus chers, de sincères patriotes qui s’en écartent. Leur présence à la Chambre peut être d’une utilité que je suis loin de méconnaître, et de ce qu’ils n’éprouvent aucun scrupule à prêter serment, je conclus simplement que ce serment ne les affecte pas comme il m’affecterait moi-même ; et je m’en félicite pour les intérêts qu’ils auront à servir.

« Mais en même temps qu’il est utile au pays de posséder une opposition légale, permettez-moi de penser qu’il ne lui est pas inutile non plus d’en posséder une moins ouverte, passive même, mais inflexible dans ses principes. C’est dans celle-ci que mes sentiments, mon jugement politique et mon caractère me portent à me ranger, c’est d’elle que j’ai à cœur de demeurer le représentant. »

Ce fut là son dernier acte d’homme public. La mort l’avait touché de son aile : depuis deux ans il se sentait atteint. Je trouve dans une lettre de lui à son digne ami, M. Henri Martin, en date de mai 1861, ces paroles attristées :

« Je ne suis pas content de moi, je suis tombé dans une sorte d’inertie. A mon âge, on se trouve si près de l’autre vie, qu’on se sent plus disposé à y inspirer qu’à s’intéresser à celle-ci !… On se dit : Ma tâche est faite, et, en la voyant si minime, on se résigne en pensant que l’on fera mieux une autre fois.

« Le monde appartient maintenant à la jeunesse. La seule chose qui nous reste, c’est nous-mêmes, et que d’améliorations nous avons à réaliser dans ce monde-là ! »

Malgré ces découragements, aucun de nous ne s’inquiétait sérieusement pour lui. Toute sa vie, il avait été sujet à ces mélancolies sévères qui sont le propre des imaginations à grande volée. « Je n’ai plus d’ailes ! » disait-il souvent, ne se rendant pas compte que c’est la maladie de ceux qui planent. Puis, par un contraste étrange, cet homme, si dédaigneux des grandes douleurs comme des grands dangers, ne pouvait supporter sans impatience les légers malaises qui entravent. « Mon cher ami, lui répétais-je souvent en riant, vous êtes fait pour combattre les lions, mais pas les moucherons. » Je le gourmandais donc au lieu de le plaindre. Enfin son aspect même achevait de nous tromper. Il n’avait rien perdu de sa beauté imposante, et l’idée de mort était si incompatible avec cette apparence olympienne, sa personne physique elle-même représentait toujours si vivement la protection, qu’on ne pouvait croire que le grand chêne pût tomber avant les plantes plus faibles qui s’abritaient à son ombre.

Il fallut bien comprendre. Une pierre dure comme du fer, qui lui déchirait les entrailles depuis plus de deux ans, le força enfin, comme le héros du poème de Tristan, à dire : Je suis vaincu ! Les douleurs atroces qui le torturaient lui arrachaient parfois malgré lui des cris aigus, jamais une plainte. Un des ornements de sa chambre était un bas-relief représentant un Gaulois combattant ; dès qu’il se sentit au pouvoir de la mort, il fit voiler cette figure, comme pour exprimer que son combat à lui était fini. Quoique ses idées sur la personne du Christ ne fussent pas celles de l’Église catholique, il avait toujours au pied de son lit un grand crucifix. Au milieu de ses plus terribles crises, on le vit étendre ses bras en croix sur son lit de torture, comme pour prendre exemple sur le divin martyr. Une nuit on l’entendit murmurer tout bas : « Mon Dieu ! ayez pitié de votre pauvre serviteur ! »

Le lendemain, toujours dans la nuit, la sœur de charité qui le veillait s’approcha de son chevet et lui dit : « Monsieur, il faut vous préparer à la mort. ― Je m’y prépare depuis quarante ans, ma sœur, » répondit-il avec calme.

Vingt-trois ans se sont écoulés depuis ce jour-là, et depuis vingt-trois ans la femme qu’il a tant aimée n’a eu qu’une idée, qu’un objet, le culte de cette grande mémoire. Elle lui a élevé trois monuments : un de pierre et de marbre, celui de Chapu ; un second, d’esprit et de pensée, l’édition complète de ses œuvres ; un troisième, fondé sur l’admiration et la reconnaissance publiques : le prix Jean Reynaud. Chaque année, un prix de dix mille francs, donné tour à tour par chacune des classes de l’Institut, associe la mémoire de Jean Reynaud à l’œuvre la plus éclatante qui se produit dans la science, dans les arts, dans la morale, dans l’érudition, dans les lettres. M. Pasteur fut le dernier lauréat de ce concours.

L’Institut est encore debout pour longtemps, j’espère ; tant qu’il vivra, le nom de Reynaud vivra aussi. A qui le devra-t-il ? à celle à qui il a donné ce nom.

  1. Nous n’avons pas besoin de dire que nous ne prenons ici que dans son acception poétique ce mot, dont le sens se dégagera par le récit même.
  2. L’un était M. Léonce Reynaud, directeur général des phares de France, et auteur d’un traité d’architecture déjà classique ; l’autre M. le contre-amiral Reynaud.