Hetzel (p. 150-159).


CHAPITRE X

SAMUEL HAHNEMANN


Samuel Hahnemann est un des grands novateurs du dix-neuvième siècle. il a commencé, vers 1835, une révolution médicale qui dure encore. Je ne discute pas le système, je constate le fait.

Un hasard, que je ne saurais assez bénir, me mit en rapport avec lui, au moment où sa réputation devenait de la gloire : j’y fus peut-être pour quelque chose, et le récit des relations étroites qui se formèrent entre nous, aidera à faire connaître cet homme extraordinaire et supérieur.

Ma fille, âgée de quatre ans, était mourante ; notre médecin, médecin de l’Hôtel-Dieu, le docteur R…, avait déclaré le matin à un de nos amis qu’elle était irrémédiablement perdue. Nous veillions, sa mère et moi, pour le dernière fois peut-être, auprès de son berceau ; Schœlcher et Goubaux veillaient avec nous, et dans la chambre se trouvait aussi un jeune homme, en toilette de bal, que nous ne connaissions pas trois heures auparavant, un des élèves les plus distingués de M. Ingres, Amaury Duval.

Nous avions désiré conserver au moins un souvenir de la chère petite créature que nous pleurions déjà, et Amaury, pressé par Schœlcher qui avait été le chercher au milieu d’une soirée, avait consenti à venir faire ce douloureux portrait. Quand le cher et charmant artiste (il avait alors vingt-neuf ans) tomba tout troublé et tout ému, au milieu de nos désespoirs, nous ne nous doutions guère, ni lui non plus, que quelques heures plus tard, il nous rendrait le plus immense service que nous ayons jamais reçu, et que nous lui devrions bien plus que l’image de notre fille, sa vie.

Il installa au pied du berceau, sur un petit meuble très élevé, une lampe dont la clarté tombait sur le visage de l’enfant. ses yeux étaient déjà fermés, son corps ne faisait plus aucun mouvement, ses cheveux éparts flottaient autour de son front, et l’oreiller sur lequel reposait sa tête, n’était pas d’une blancheur plus mate que ses joues et sa petite main ; mais l’enfance a en soi un tel charme que la mort prochaine n’était, ce semble, qu’une grâce de plus sur sa figure. Amaury employa la nuit à la dessiner, tout en essuyant bien souvent ses yeux, le pauvre garçon, pour empêcher ses larmes de tomber sur son papier. Au matin, le portrait était achevé ; sous le coup de l’émotion, il avait fait un chef-d’œuvre. Au moment de nous quitter, au milieu de tous nos remerciements et de nos attendrissements, il nous dit tout à coup : « Mais enfin, puisque votre médecin déclare votre enfant perdue, pourquoi ne vous adressez-vous pas à cette médecine nouvelle qui commence à faire tant de bruit dans Paris ; pourquoi n’irez-vous pas trouver Hahnemann ? ― Il a raison ! s’écria Goubaux, Hahnemann est mon voisin. Il demeure rue de Milan, en face de mon institution ? Je ne le connais pas. Mais n’importe ! j’y vais ! et je vous le ramène. » Il arrive, il trouve vingt personnes dans l’antichambre. Le domestique lui explique qu’il doit attendre son tour. « Attendre ! s’écrit Goubaux. La fille de mon ami se meurt ! Il faut que le docteur vienne avec moi ! ― Mais, monsieur, s’écrie le domestique… ― Oui ! je comprends, je comprends, je suis le dernier. Qu’importe !Les derniers seront les premiers, à dit l’Évangile ; puis se retournant vers les assistants : N’est-ce pas que vous voulez bien me donner votre place ? » Et sans attendre la réponse, il alla droit à la porte du cabinet du docteur, l’ouvrit et tombant au milieu d’une consultation : « Docteur, dit-il à Hahnemann, ce que je fait là est contraire à toutes les règles ; mais il faut que vous quittiez tout pour venir avec moi ! Il s’agit d’une charmante petite fille de quatre ans, qui meurt si vous ne venez pas. Vous ne pouvez pas la laisser mourir… C’est impossible. » Et son invincible charme opérant comme toujours, une heure après, Hahnemann et sa femme arrivaient avec lui dans la chambre de notre malade.

Au milieu de tous les troubles de ma pauvre tête affolée de douleur et d’insomnie, je crus voir entrer un personnage des contes fantastiques d’Hoffmann. Petit de taille, mais robuste et assuré de démarche, il s’avança enveloppé dans une pelisse de fourrure, et appuyé sur une forte canne à pomme d’or. Il avait près de quatre-vingt ans, une tête admirable, des cheveux blancs et soyeux, rejetés en arrière et soigneusement bouclés autour de son cou ; des yeux d’un bleu profond au centre, avec un cercle presque blanc tout autour de la prunelle ; une bouche impérieuse, la lèvre inférieure avancée ; un nez d’aigle. En entrant, il alla droit au berceau, jeta un coup d’œil perçant sur l’enfant, et se fit donner des détails sur la maladie, sans jamais cesser de la regarder. Puis ses joues s’empourprèrent, les veines de son front se gonflèrent, et il s’écria, avec un accent de colère : « Jetez-moi par la fenêtre toutes ces drogues, toutes ces fioles que je vois là ! Enlevez ce berceau de cette chambre ! Changez-la de draps, d’oreillers, et donnez-lui à boire de l’eau tant qu’elle voudra. Ils lui ont jeté un brasier dans le corps ! Il faut d’abord éteindre le feu ! Nous verrons après. » Nous lui fîmes l’observation que ce changement de température, de linge, pouvait lui être bien dangereux. « Ce qui lui est mortel, répliqua-t-il avec impatience, c’est cette atmosphère et ces drogues. Transportez-là dans le salon, je reviendrai ce soir. Et surtout de l’eau, de l’eau, de l’eau ! »

Il revint le soir, il revint le lendemain, et commença ses médicaments, se contentant de dire à chaque fois : « Encore un jour de gagné. » Le dixième jour, le péril redevint tout à coup imminent. Le froid gagna les genoux. Il arriva à huit heures du soir et resta un quart d’heure près du lit, comme un homme en proie à une grande anxiété. Enfin, après avoir consulté avec sa femme qui l’accompagnait toujours, il nous donna un médicament en nous disant : « Faites-lui prendre cela, et remarquez bien si, d’ici à une heure, le pouls remonte. » A onze heures, je lui tenais le bras, quand soudain il me sembla sentir une légère modification dans le battement ; j’appelai ma femme, j’appelai Goubaux, Schœlcher. Et nous voilà tâtant le bras l’un après l’autre, interrogeant la montre, comptant les pulsations, n’osant pas affirmer, n’osant pas nous réjouir, jusqu’à ce qu’au bout de quelques minutes, nous nous embrassâmes tous les quatre ; le pouls avait remonté. Vers minuit, entra dans la chambre Chrétien Uhran. Il vint vers moi, et avec un ton de profonde conviction, il me dit : « Mon cher monsieur Legouvé, votre fille est sauvée. ― Elle va un peu mieux, lui répondis-je tout troublé, mais de là à la guérison… ― Je vous dis qu’elle est sauvée ; » puis, s’approchant du berceau, où je veillais seul, il baisa l’enfant sur le front et partit.

Huit jours après, la malade entrait en convalescence. Cette guérison fut un événement dans Paris, presque une sorte de scandale ! Mon nom n’était pas celui d’un inconnu ; on cria au miracle, à la résurrection ! Tout le corps médical entra dans une irritation violente ; le pauvre Dr R. fut pris à partie par tous ses confrères ; les discussions les plus vives éclatèrent dans le monde et à la faculté. Un médecin dit tout haut dans le salon de M. de Jouy : « Je regrette beaucoup que cette petite fille ne soit pas morte ! » La plupart répétaient : « Ce n’est pas le charlatan qui l’a guérie, c’est la nature ! Il n’a fait, lui, qu’hériter du traitement allopathique. » A quoi je répondais ce que je réponds encore : « Que m’importe qu’il ait été la cause ou l’occasion ? Que m’importe qu’elle ait été sauvée par ses mains ou entre ses mains ? Était-elle perdue quand il est entré dans ma maison ? Oui. Était-elle guérie quand il l’a quittée ? Oui. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage pour lui conserver une éternelle reconnaissance. Mon infidélité à sa doctrine, ne me rend pas infidèle à sa mémoire, et il reste pour moi une des natures les plus puissantes que j’aie rencontrées.

La façon même dont il conçut sa doctrine le peint d’un trait. Fut-ce de sa part calcul, intérêt ? désir de renommée ? conception purement scientifique ? Non. C’est de son cœur que sortit son système. Médecin de premier ordre, à la tête d’une des plus riches clientèles de l’Allemagne, il réclama un jour le conseil d’un de ses confrères, pour son dernier enfant malade. Le cas était grave, les remèdes ordonnés furent énergiques, violents, douloureux ; moxas, ventouses, saignées. Tout à coup, après une nuit de souffrance de l’enfant, Hahnemann saisi de pitié, d’horreur s’écria : « Non ! ce n’est pas possible ! Non ! Dieu n’a pas créé ces chers petits êtres pour que nous les soumettions à de pareilles tortures ! Non ! Je ne veux pas être le bourreau de mes enfants ! Alors, aidé par ses longues et profondes études de chimie, il se lança à la recherche d’une médecine nouvelle, et construisit de toutes pièces ce système médical, dont l’amour paternel avait été comme le fondement. Voilà l’homme. Tel il fut alors, tel il était toujours. La forte structure de son visage, ses mâchoires carrées, la palpitation presque continue de ses narines, le frémissement de ses coins de bouche, abaissés par l’âge ; tout en lui respirait la conviction, la passion, l’aurorité. Son langage était original comme sa personne. « Pourquoi, lui disais-je un jour, prescrivez-vous, même en santé, l’usage permanent de l’eau ? ― A quoi bon quand on est ingambe, me répondit-il, les béquilles du vin ? » C’est encore dans sa bouche que j’ai entendu ce mot étrange si on le prenait dans le sens absolu, mais bien profond pour qui le comprend : « Il n’y a pas de maladies, il y a des malades. » Sa foi religieuse n’était pas moins vive que sa foi médicale. J’en eus deux preuves frappantes. Un jour de printemps, j’arrivai chez lui, en lui disant : « Oh ! monsieur Hahnemann, comme il fait beau aujourd’hui ! ― Il fait toujours beau, » me répondit-il, d’une voix calme et grave. Comme Marc-Aurèle, il vivait au sein de l’harmonie générale. Ma fille guérie, je lui montrai le délicieux dessin d’Amaury Duval. Il contempla longtemps et avec émotion cette image qui lui rendait sa petite ressuscitée, telle qu’il l’avait vue la première fois, quand elle était déjà si avancée dans la mort, puis il me demanda une plume, et écrivit au bas :

« Dieu l’a bénie et l’a sauvée. ― Samuel Hahnemann. »

Il ne se regardait que comme un ministre qui contresigne les ordres de son maître.

Son portrait serait incomplet si je n’y ajoutais celui de sa femme. Elle ne le quittait jamais. Dans son cabinet de travail, elle était assise auprès de son bureau, à une petite table où elle travaillait comme lui, et pour lui. Elle assistait à toutes les consultations, quelque fût le sexe du malade, et l’objet de l’entretien. Elle écrivait toutes les indications de la maladie, donnait son avis en allemand à Hahnemann, et préparait les médicaments. Si, par exception, il faisait quelques visites au dehors, elle l’y accompagnait toujours. Le fait singulier, c’est que Hahnemann était le troisième vieillard illustre auquel elle s’était attachée de la sorte.

Elle avait commencé par la peinture, puis passé à la littérature et fini par la médecine. A vingt-cinq ou trente ans, Mlle d’Hervilly (c’était son nom), jolie, grande, élégante avec son frais visage tout encadré de légères boucles blondes, et ses petits yeux bleus, aussi perçants que des yeux noirs, était devenue la compagne d’un célèbre élève de David, M. L. En épousant le peintre, elle avait épousé sa peinture et aurait pu signer plus d’une de ses toiles, comme elle signa plus tard les ordonnances de Hahnemann. M. L. mort, elle se tourna vers la poésie, représentée par un poète qui avait soixante-dix ans ! car plus elle allait, plus elle les aimait vieux. C’était M. A. Elle se jeta alors dans les petits vers avec la même ardeur qu’elle s’était jetée dans les grands tableaux d’histoire, et A. étant mort à son tour, les septuagénaires ne lui suffirent plus, elle épousa Hahnemann qui avait quatre-vingts ans ! Elle devint alors aussi révolutionnaire en médecine qu’elle avait été classique en littérature et en peinture. Son culte allait jusqu’au fanatisme. Un jour que je me plaignais devant elle de l’infidélité d’un de nos domestiques que nous avions été obligés de renvoyer : « Que ne me l’avez-vous dit plus tôt ? me répondit-elle, nous avons des médicaments pour cela. » Ajoutons qu’elle était d’une intelligence vraiment rare, et d’une touchante adresse de garde-malade. Personne qui s’entendît mieux qu’elle à inventer mille moyens de soulagement pour les pauvres patients. Elle joignait à la pieuse ardeur d’une sœur de charité toute la délicatesse ingénieuse d’une femme du monde. Ses soins pour Hahnemann étaient admirables. Il mourut comme il devait mourir. Jusqu’à quatre-vingt-quatre ans, il resta la plus éloquente démonstration de la bonté de sa doctrine. Pas une infirmité. Pas une défaillance d’intelligence, ni de mémoire. Son régime était simple, mais sans rigueur affectée. Il ne buvait jamais ni eau pure, ni vin pur. Quelques cuillerées de vin de Champagne, dans une carafe d’eau, faisaient son unique boisson, et comme pain, il mangeait chaque jour un petit baba, « Mes vieilles dents, disait-il, trouvent cela plus tendre. » Pendant l’été, il revenait à pied, tous les soirs où il faisait beau, de l’Arc de Triomphe, et s’arrêtait à Tortoni pour prendre une glace. Un matin en s’éveillant, il se trouva moins bien disposé qu’à l’ordinaire. Il se prescrivit un médicament et dit à sa femme : « Si ce remède ne réussit pas, ce sera grave. » Le lendemain ses forces diminuèrent, et vingt-quatre heures après, il s’éteignait sans souffrance et en recommandant son âme à Dieu.

Sa mort me fit une grande peine, et peu d’hommes m’ont donné une idée plus vive d’un être supérieur. Comment donc ai-je abandonné sa doctrine ? Par admiration pour lui. Il faut plus que de la confiance pour suivre l’homéopathie, il faut de la foi. La théorie des doses infinitésimales choque tellement le bon sens, qu’il faut croire aveuglément à l’homme pour croire à la chose. Hahnemann disparu, mon culte tomba avec l’objet de mon culte, et ses successeurs me parurent si loin de lui, que peu à peu, et une amitié nouvelle y aidant, je revins à la religion médicale de mes pères, où je mourrai. Je n’en devais pas moins cet hommage à Hahnemann, et mon ex-voto n’en aura peut-être que plus de prix, était offert par un apostat.