SOIR DE VIE



I

Les fleurs enlevées, la table somptueuse desservie, la salle-à-manger et les salons reprenaient leur aspect accoutumé de sévérité bourgeoise. Deux frotteurs s’activaient à polir le parquet maculé par les vestiges du lunch et le piétinement de la foule. Mme Sarlat avait encore dans les yeux l’animation de la scène qui se passait là quelques heures auparavant, et une brusque impression de froid la saisit devant ce vide de l’appartement silencieux.

Vide, froide et silencieuse, n’était-ce pas ainsi que serait sa vie, maintenant que tout ce qui en faisait le charme était parti ?

Prête à éclater en sanglots, elle poussa vivement la porte et regagna sa chambre, le cœur défaillant.

Renvoyant sa domestique, qui enveloppait avec des soins pieux la toilette de gala, — une robe de velours qui resta gisante sur le lit, manches gonflées et traîne pendante, — la mère désolée s’abattit sur un fauteuil au coin du feu… Tant de fois Suzette était venue là, en peignoir et en pantoufles, bavarder avant de se coucher !… Les bonnes causeries, les longues câlineries !…

Hélas ! ces jours-là ne se retrouveraient plus !

Suzette était mariée depuis le matin, et à l’heure présente elle s’en allait à toute vapeur vers la mer bleue, en compagnie de son mari, qui serait tout pour elle maintenant.

Les parents qui, depuis dix-neuf ans, lui donnaient tant de tendresse, devaient passer au second plan !

— Comment la loi peut-elle sanctionner une si monstrueuse ingratitude ? pensait Mme Sarlat en révolte, pleurant de tout son cœur et maudissant son gendre de toute son âme, comme le font toutes les mamans le premier jour où elles acquièrent le titre de belles-mères.

Depuis trois mois, ils vivaient tous dans une surexcitation fiévreuse de l’esprit, dans l’attente de ce fameux jour qui barrait le temps d’un rayon d’or pour la petite fiancée, — le rayon de l’alliance au doigt, — d’une bande noire pour la craintive maman. Il y avait eu tant de choses à préparer, le nid à ouater, le trousseau à préparer, les toilettes à essayer, la série interminable des visites à faire et à recevoir, et comme couronnement cette dernière journée où Mme Sarlat, à force de se raidir contre son émotion, en était arrivée à n’être plus qu’un automate perfectionné à saluts et à sourires ! Aussi, tombant soudainement dans le calme absolu après ce tourbillon fantastique, courbaturée, étourdie, énervée, elle mit naturellement à profit cetto heure de détente et de solitude pour pleurer comme une Niobé qui a perdu son enfant et ne veut pas être consolée.

… Pourvu que Suzette fût heureuse, du moins !… Devant l’inconnu de l’insondable avenir, Mme Sarlat trembla, prise de doutes peureux… N’avait-elle pas livré son trésor à la légère ?…

Sans doute, les renseignements recueillis par son mari sur André Montsabert étaient excellents : médecin, beau garçon, belle santé, clientèle nombreuse, situation assurée, quel passeport auprès de toutes les mères !… Puis, enfin, il plaisait à Suzette, et c’était là le grand point !… Mais les défauts de caractère se révèlent seulement dans l’intimité !…

Et quand même André eût été le meilleur homme du monde, il était homme ! Cela suffisait pour que ses impressions, ses pensées, ses sentiments fussent à mille lieues de Suzette ! Il ne pouvait avoir la vue assez subtile, le tact assez léger pour démêler les rouages si compliqués, si fragiles, dont se composent un cœur et une cervelle de femme, et pour en analyser les vibrations ténues.

Et, bien des fois, par sa maladresse inconsciente, il embrouillerait tout à son insu. Par lui, Suzette, la chère mignonne adorée, connaîtrait la douleur. Pourquoi s’illusionner ? Pouvait-on espérer que la loi commune l’épargnerait ? C’était forcé, c’était fatal !…

Même dans l’isolement enchanté de la lune de miel, il se produit parfois des froissements, des malentendus qui séparent deux êtres pour la vie !…

Et quand le monde les reprendrait, que d’écueils nouveaux surgiraient où la frêle barque qui portait le jeune ménage et son bonheur pouvait s’engloutir !

Suzette traverserait les mêmes crises que les autres ; elle subirait les déceptions, les révoltes, les désespoirs, toutes les affres de l’abandon lent et progressif, — peut-être aussi, grand Dieu ! les tentations où sombrent cœur et volonté !…

Et la pauvre mère sentait un frisson en son cœur.

II

Elle les connaissait bien, elle, ces rudes étapes, pour les avoir franchies autrefois ; elle avait souffert, pensait-elle, tout ce qu’on peut souffrir : les indignations exaspérées, les désespérances folles, où tous les ressorts vitaux tendus menacent de se briser.

Pourtant, M. Sarlat n’était pas un méchant homme. On le lui disait alors, et aujourd’hui que l’expérience de la vie lui avait apporté la modération de jugement et l’indulgence, elle le pensait aussi. C’était simplement un homme aimable, — trop aimable, — disposé à cueillir toutes les roses du chemin pour en fleurir sa boutonnière.

Mais, pour la jeune femme outragée dans sa fierté et dans son amour, c’était un hypocrite et un menteur ; près de qui il lui semblait insoutenable de vivre. Et, justement, un autre s’était trouvé là pendant cette tempête, lui parlant d’une tendresse passionnée et respectueuse, telle qu’en rêvent toutes les femmes ; il lui offrait un divorce, puis un mariage à l’étranger, toute une existence nouvelle dont le bonheur effacerait les mauvais souvenirs. Alors, la tête perdue, le cœur meurtri, le vertige la gagnait et elle allait céder aux paroles tentatrices, quand Suzette l’avait sauvée…

Une nuit, la petite s’éveilla, étranglée par le croup. Et tout avait subitement disparu en dehors de ce berceau où la chérie suffoquait et sur lequel le père et la mère, rapprochée dans l’angoisse, restaient penchés nuit et jour. Puis, le danger une fois écarté, quand l’enfant s’endormit en leur souriant, un calme immense, bienfaisant, descendit dans l’âme de Mme Sarlat.

Qu’étaient, en effet, les agitations fiévreuses d’antan auprès de la terrible secousse qu’elle venait d’éprouver ?

Elle ne ressentait plus ni colère ni rancune contre son mari ; une révolution s’était faite en elle ; la mère avait remplacé la femme : elle venait de comprendre que de tous les sentiments humains, l’amour maternel seul est capable de remplir une vie !

Comme ils étaient loin, reculés tout au fond du passé, ces souvenirs troublants !… Depuis, elle avait vécu forte et sereine, entièrement occupée de sa fille, goûtant avec délices les joies chaque jour apportées par Suzette, et pleine de mansuétude à l’égard de son mari… Et, en vieillissant, le papillon ayant perdu ses ailes, M. Sarlat s’était volontiers attardé au logis, imprégné d’une heureuse paix ; un peu déconcerté, un peu inquiet tout d’abord, il avait fini par reprendre sa place dans la vie de famille, ainsi reconstituée.

La gêne avait bientôt disparu grâce à l’enfant et la chère Suzette, faisant la navette du père qui la gâtait à la mère qu’elle adorait, avait été le plus sûr des liens.

Mais maintenant qu’elle ne serait plus là pour prêter son charme à l’intimité, que deviendraient-ils, ainsi réduits à eux-mêmes ? Quelle existence grise, glacée ! Ah ! la vie valait-elle la peine qu’on vécût ?…

Et sur cette conclusion d’un pessimisme désenchanté, Mme Sarlat se reprit a pleurer.

III

La porte s’ouvrit, et M. Sarlat se montra dans l’entre-baîllement.

— Tu permets ? demanda-t-il timidement.

Il vint s’asseoir dans le fauteuil en face d’elle.

Une pitié amollit le cœur de sa femme en constatant combien il était défait, sous le coup des fatigues et des émotions de cette journée.

Depuis qu’il avait traversé la grande salle de la mairie, conduisant Suzette tout envoilée de blanc, une larme tremblotait au coin de son œil et roulait de temps en temps sur sa moustache qu’il ne songeait plus à teindre.

Et lui, à son tour, il aperçut les gouttelettes brillantes qui constellaient le plastron de satin mauve de Mme Sarlat ; alors, tout-à-coup, secoué par un grand trouble, il l’attira vers lui, appuya sa tête sur l’épaule de sa femme et sanglota comme un enfant.

— Pauvre amie ! pauvre amie ! répétait-il, apitoyé sur elle, comme si un grand malheur l’eût frappée.

Elle pleurait encore, mais non plus avec la même amertume que tout-à-l’heure dans la solitude.

Une peine partagée est moins accablante.

D’une main il s’essuya les yeux, retenant de l’autre les doigts de sa femme.

— N’est-ce pas absurde, dit-il, en s’efforçant de sourire, cette manie qu’ont les gens d’écraser de compliments les parents infortunés qui marient leur fille ? Il faut remercier, saluer, sourire ! Et cela, au moment, où s’en va l’enfant qui était la joie de nos yeux, le soleil de la maison !

Il s’arrêta, la voix brusquement étranglée, et lutta un instant contre le flot de larmes qui montait.

— Sais-tu ce que j’ai pensé tantôt ? reprit-il soudainement.

Mme Sarlat fit un signe négatif.

— Eh bien ! j’ai pensé… oui, j’ai pensé… que si mon gendre se conduisait jamais comme je l’ai fait… je lui casserais la tête !…

— Tais-toi ! fit-elle en lui jetant vivement la main sur la bouche, atteinte au cœur par l’humilité qu’il mettait dans cet aveu ; oublions cela !…

Mais, doucement il écarta le léger bâillon, non sans l’effleurer de ses lèvres.

— Non, reprit-il d’une voix plus ferme, décidé à aller jusqu’au bout ; non, laisse-moi dire !… Vois-tu, il y a des heures où l’on repasse sa vie !… En regardant Suzette s’épanouir chaque jour, j’ai compris quelle chose exquise c’était, une vraie jeune fille !… J’ai pensé, avec un remords que je ne puis rendre, qu’autrefois il me fut donné à moi, si indigne, une autre Suzette aussi parfaite, aussi adorable que celle d’aujourd’hui !… Et moi, misérable niais, je n’ai pas su la rendre heureuse !…

Il se cacha le visage dans ses mains, — et pendant qu’il restait ainsi, courbé dans une attitude contrite, quelque chose d’infiniment doux pénétrait l’âme de sa femme.

Ah ! la vie était donc meilleure qu’elle ne l’avait supposé, faite de recommencements ou renaissaient les espérances et les joies mortes hier !…

Sa tâche n’était pas finie, — seulement modifiée ; il lui restait encore quelqu’un à soutenir, à consoler, à aimer !… Et quelle fierté de se sentir digne, par sa longue patience, du triomphe d’une pareille heure !… Pas un mauvais souvenir ne se dressait dans sa conscience pour écarter le cœur repentant qui montait vers elle, si humble, si faible, si suppliant !…

Si la journée avait été troublée, quel beau soir, calme et doux, leur était réservé !…

Voilà ce qu’elle apprendrait à sa fille, si celle-ci venait, un jour, lui confier le désarroi de son bonheur et lui demander conseil…

Elle tourna les yeux vers son mari ; leurs regards se joignirent à travers la bruine humide qui les obscurcissait.

— Pauvre chérie ! murmura-t-il, que vas-tu devenir, maintenant qu’elle n’est plus là ?…

Tendrement, elle coula ses doigts dans les mains tremblantes de son mari.

— Ne me restes-tu pas, toi ? dit-elle tout bas, le cœur épanoui dans l’attendrissement du pardon.

Et ils restèrent les mains unies, tandis que la chambre s’emplissait de la clarté rose du crépuscule.

Mathilde ALANIC.