SIMPLES ESSAIS


D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

III.
LE FEUILLETON. — LETTRES PARISIENNES.[1]

Je ne sais pas, pour ma part, de lecture aussi piquante et où l’esprit s’oublie plus volontiers et avec plus de charme qu’à celle des mémoires et des correspondances. L’ame humaine surprise sur le fait quand l’auteur parle de lui-même, le monde saisi dans son déshabillé quand l’auteur parle des autres, il y a là, si je ne me trompe, le double à peu près de ce qu’il faut à un livre pour réussir auprès des lecteurs délicats. C’est bien moins aux pièces officielles et aux procès-verbaux authentiques qu’aux lettres datées des Rochers et de Ferney, que j’irais demander la vive peinture, le tableau en relief de la société des deux derniers siècles, de ce monde achevé où, à travers les changemens de l’opinion, s’est discipliné l’esprit français, c’est-à-dire cette exquise alliance du sentiment, de l’imagination et du bon sens que rien n’a dépassée, et qui, pour l’Europe, demeure le modèle de la perfection.

Formé et cultivé dans les salons, épuré par le libre jeu des conversations élégantes, l’esprit français à la fin est demeuré le maître ; il a tenu le sceptre. C’est par là que la société polie s’est trouvée chez nous dépositaire d’une sorte de souveraineté traditionnelle, la souveraineté du bon goût : royauté aimable, empire intelligent, que les âges avaient légitimés, et que la société polie elle-même ne faisait que consacrer davantage par ses propres respects, par son attentive assiduité envers les lettres. Cette suzeraineté, je dis mal, cette alliance, cette solidarité du monde et des lettres, furent utiles à tous deux : tous deux en retinrent quelque chose, tous deux y puisèrent un aiguillon ou un correctif. Il en est résulté des devoirs réciproques, de mutuelles convenances auxquelles, dans toutes les époques, les gens bien appris n’ont pas manqué d’être fidèles. Aussi l’indiscrétion n’est acceptable que lorsqu’elle est posthume : alors, il est vrai, elle paraît charmante ; on va jusqu’à se plaire aux médisances de Guy Patin, on se surprend même à sourire aux scandaleuses révélations de Tallemant. Mais vous figurez-vous Mme de Sévigné imprimant une à une ses lettres, à la suite de la méchante Gazette de Loret ? Vous figurez-vous M. de Saint-Simon communiquant au Mercure les chapitres mutilés de ses mémoires ? Une maîtresse irritée ne trouvait pas de meilleure vengeance, dans ce temps-là, que de publier les indiscrétions manuscrites de son amant ; votre fortune était perdue du coup : on sait l’anecdote de Bussy. Aujourd’hui, cette ressource n’est pas laissée à la jalousie : l’auteur lui-même se hâte de livrer tout cela, page à page, et selon que court sa plume, au vorace feuilleton du premier journal venu. Alors, pour peindre son propre temps, il fallait s’appeler Molière ou La Bruyère : maintenant, on n’y met pas tant de façon, et, comme l’observation voudrait de l’étude, comme l’art voudrait un génie patient, chacun va au plus prompt, au plus facile. Et pourquoi, en effet, se priver de l’allusion, pourquoi s’interdire les personnalités et les petites vengeances ? Vous remplacez par là les tableaux de mœurs et de caractères. Aussi les lecteurs ne manquent pas : si leur esprit trouve là mince pâture, leur curiosité au moins est piquée. De là un certain succès. Dans ce succès, le scandale a bonne part, mais qu’importe ? Il y a du retentissement, il se fait du bruit ; c’est assez, l’amour-propre aussitôt prend le change. On jouit du triomphe d’un jour, on l’escompte, et enfin on s’affuble de notoriété en croyant que c’est de la gloire.

Nulle part assurément le monde n’est mieux apprécié, avec plus de vérité, de détachement, de malice, que dans le monde même. La critique, il faut en convenir, si fine, si pénétrante, si aiguisée qu’on la suppose, a bien des points à rendre encore à la simple conversation de quelques femmes distinguées, de quelques gens de goût échangeant leur esprit à l’aise dans le coin d’un salon. En France, c’est là le privilége de la bonne compagnie. L’extrême sévérité s’y voile de politesse, l’inflexibilité des jugemens s’y déguise sous l’urbanité des paroles : peut-être est-ce là encore un avantage des salons sur la critique. Mais s’il pouvait arriver que le lendemain on imprimât toutes ces jolies conversations, toutes ces aimables médisances, toutes ces charmantes petites perfidies ; si le lendemain vous deviez retrouver visibles à tous dans le journal vos bons mots d’hier, vos épigrammes, vos complimens, auriez-vous encore ce soir le même esprit, le même tour, le même laisser-aller ? Votre salon ne serait-il pas devenu un théâtre, votre sopha une tribune ? Il n’y aurait plus de monde possible. Le monde sans doute lit les journaux, il en rit même quelquefois ; cependant il n’en fait pas, il n’en peut faire qu’à la condition de ne plus être. La société touchant de près à la famille, les relations veulent forcément le demi-jour, les cercles ne peuvent se constituer et vivre que par la réserve ; la vie mondaine a ses mystères comme la vie privée. Aussi, quoi qu’on fasse, jamais les salons ne pourront accepter la publicité immédiate. Ayez de l’esprit et peignez-les à vos amis dans votre correspondance, peignez-les pour vos petits-fils dans de piquans mémoires, rien de mieux : les salons de l’avenir vous sauront gré de vos médisances à l’égard des salons du passé ; mais la première condition pour peindre les contemporains, c’est le mystère. Cela est si vrai, que, dans le dernier siècle, qui à coup sûr ne passera pas pour le siècle de la vie cachée et discrète, on n’a pas cessé un instant de comprendre cette nécessité inhérente au monde : on se taisait sur les vivans, on laissait aux seuls pamphlétaires le droit d’en médire publiquement. Pourquoi la correspondance de Grimm nous paraît-elle si piquante dans sa franchise ? pourquoi les mémoires bavards de Bachaumont allèchent-ils si bien notre curiosité ? C’est qu’ils furent un secret pour leur temps, comme ils sont une révélation pour le nôtre. Si Grimm avait destiné au public, au premier indiscret qui passe, ses lettres, écrites à la dérobée dans l’unique but de distraire je ne sais quel petit prince d’Allemagne, croyez-vous qu’il lui eût été possible de jeter de la sorte à pleines mains, de droite et de gauche, tout ce qu’il avait en lui d’impitoyable bon sens, d’humeur hargneuse, de verte colère, ou même de facile enthousiasme ? Si Bachaumont, à son tour, avait pu prévoir que, dès le lendemain de sa mort, on livrerait au premier venu, en les continuant avec cynisme, ces pages délurées et prestes, cette chronique égrillarde des mauvais bruits de chaque jour, qu’il griffonnait furtivement pour amuser les loisirs de Mme Doublet, imaginez-vous que sa plume eût pu ainsi courir sans scrupule, et la bride sur le cou, à travers les hasards de cette époque turbulente ? Non, mille fois non ! Quand ils veulent noter ce qui s’est fait, ce qui s’est dit autour d’eux, les vrais gens d’esprit se décident de bon gré à n’avoir d’esprit que pour la postérité. Je sais bien que cette retenue doit coûter beaucoup dans un temps comme le nôtre, où l’on a hâte de s’étaler, de jouir, de tenir sa place, à une époque où tout s’exploite au comptant, et où rien absolument n’est laissé en friche ; mais que voulez-vous ? c’est une loi rigoureuse de la société élégante que ce qui est toléré, goûté même en conversation, ne l’est précisément qu’à la condition expresse et tacite (tant elle est naturelle) de n’être pas écrit et livré aussitôt à la foule. Tel trait, telle anecdote, dits avec grace et applaudis, ne seraient, une fois imprimés, que fadeur ou impertinence. Du moment, en effet, où le public se trouve officiellement initié, il n’y a plus évidemment de cercle : ce serait le monde de tout le monde et par conséquent de personne. Les salons ne peuvent pas avoir leurs sténographes comme les tribunaux, leurs feuilletonistes comme les théâtres. Contredire ou railler les gens sur leur conversation de l’après-midi, par le journal qui leur arrivera le lendemain matin, nous semble moins poli encore que de les contredire chez eux, que de les railler en face. Si donc notre feuilletoniste veut être vrai, il risque fort de n’être pas reçu ; s’il veut être reçu, il risque singulièrement de n’être pas vrai. Le plus sage peut-être serait de se taire ou de parler d’autre chose. N’a-t-on pas le triste exemple des États-Unis ? La presse s’y mêle des personnes, elle intervient sans cesse dans les relations privées. Aussi, dites-moi où sont les salons, les réunions élégantes, les cercles mondains de ce pays-là ? Vous le savez bien et vous le dites, le journal c’est la démocratie. Que venez-vous donc y prendre des airs patriciens, y affecter un ton de suffisance mondaine ? Vous parlez, non sans grace assurément, de la société polie ; vous la vantez, et (vous êtes bien aise qu’on le sache) son maintien vous intéresse. Pourquoi alors jeter sous le pied du premier passant cette fleur de l’urbanité ? Monde et feuilleton, cela se repousse. Pour tout résultat, comme disait Rivarol, vous démocratisez l’aristocratie. Le juge suprême des choses de l’esprit, c’est le monde : or, si l’esprit aussi se met à juger le monde périodiquement, régulièrement sur les moindres de ses dits et gestes, qu’adviendra-t-il en définitive ? Quelle sera la juridiction et où trouver une sanction dernière ? Voilà une petite difficulté à laquelle le feuilleton ne songe guère. Au fait, la chose lui est bien égale. Ne le voyez-vous pas qui passe et court au hasard, allant un train de poste, agitant ses grelots, sifflant son air moqueur, fouettant à grands coups sa phrase, et n’ayant après tout d’autre souci que d’arriver sans encombre à la fin de ses six colonnes : étape passagère d’où il repartira demain, frais, dispos, jaseur, l’œil au vent, pour recommencer de plus belle ses excursions sans but, ses divagations sans fin.

Le spectacle, au surplus, est divertissant : ce métier de guérillas, ces embuscades hebdomadaires de l’esprit, ces escarmouches bruyantes de la critique, un horion d’un côté, une caresse de l’autre, toute la petite guerre enfin du feuilleton divertit les oisifs comme nous, les simples contemplateurs de la vie littéraire. Qu’est-ce auprès de cela, si tout à coup, au beau milieu de l’arène, vous croyez reconnaître une allure de femme sous la cuirasse virile, une main blanche sous le harnais ? La curiosité redouble ; on se questionne, on parle : l’un dit oui, l’autre dit non ; les sages disent oui et non. À cette gentille prestesse en effet, à ce gracieux détour, à cette volubilité du glaive, à ces petites colères charmantes, Herminie se décèle, vous la devinez ; mais voici un coup assené avec violence, voici des airs d’autorité et de dédain et même un mot dur, je crois, fortement accentué ; évidemment, c’est un mousquetaire. Auquel croire, auquel entendre ? Chevalier d’Éon, chevalière d’Éon, vous nous avez, en vos premiers jours de campagne, causé toute sorte de scrupules, d’hésitations et d’embarras ! Aujourd’hui, toutefois, le doute n’est plus possible ; la cotte de mailles est détachée, la visière du casque se relève, et voilà que de beaux cheveux blonds se déroulent en tresses, et qu’il faut vite jeter un mantelet sur ces blanches épaules où la lourde armure n’a que trop laissé son empreinte. Allons, n’avez-vous point là le Tasse, que je redise avec le poète : « Herminie n’a pas craint l’appareil de la guerre et s’est armée pour y prendre part ! »

Il y a une phrase affreuse du plus grand prosateur du XVIIIe siècle à propos d’un sonnet de Mme Des Houlières contre la Phèdre de Racine ; je n’aurais pas assurément le mauvais goût de la citer, si elle ne se rencontrait en plein Siècle de Louis XIV, c’est-à-dire dans un livre que les enfans apprennent par cœur : « Une femme satirique, est-il dit, ressemble à Méduse et à Scylla, deux beautés changées en monstres. » Le mot est dur, et je ne puis l’accepter pour ma part qu’en ajoutant, comme restrictif, qu’il y a des monstres charmans. Personne, d’ailleurs, ne fera difficulté de convenir que le métier de critique est un singulier choix de la part d’une femme. Ce n’était pas là une boutade de Voltaire. Voltaire, dans la pratique, était fidèle à sa doctrine ; on se rappelle ses transes affreuses quand sa nièce composa et voulut faire jouer une comédie : il comprit alors, mieux que jamais, comment une certaine dignité est attachée à l’état de femme qu’il importe de laisser intacte ; il comprit surtout comment une personne d’esprit, dont on ambitionne les suffrages, joue un beau rôle, que la prétention d’auteur comique ou critique gâte et compromet. La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons ? Est-ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’arène de la polémique ? Si c’est une parole d’affection qui tombe de ces lèvres charmantes, doit-elle être entendue de plus d’un ? Si, au contraire, quelque fine ironie s’en échappe, si un malin sourire les vient contracter, faut-il que le public s’en aperçoive derrière les épaules des amis qui font cercle pour écouter ? Je ne puis m’habituer à l’idée d’une femme faisant un cours, débitant son opinion sur toutes choses, approuvant, condamnant, tranchant, tout comme un pédagogue en Sorbonne. Voilà pourtant que vous me citez, je crois, l’exemple de ce professeur de droit, du temps de Pétrarque, qui se faisait suppléer par sa propre fille, une jeune, jolie et très piquante Italienne, ma foi ! Je conviens volontiers que l’amphithéâtre de l’école de Padoue était plus plein en ces rencontres que d’habitude, tout comme le feuilleton a plus de lecteurs quand vous le signez. Mais nous oublions un détail, c’est que, ces jours-là, on tendait un voile devant la chaire et que la docte et timide enfant n’osait risquer sa parole que cachée par la tapisserie. Or, c’est ce voile précisément que, dans votre imprudente impatience, vous déchirez aujourd’hui. Mon Dieu ! nous vous savions là derrière ; nous reconnaissions votre petite voix perçante et flûtée, nous vous devinions à ce marivaudage moqueur, à cette manière ajustée et coquette de raconter de jolis riens, à toutes ces méchancetés bien et perfidement dites, à ce ton délibéré et fringant, à ces fins éclairs du langage, à ces manèges de style espiègle, à cette mousse fugitive et pétillante de votre gracieux bavardage, et mieux encore, et surtout aux airs dégoûtés et précieux, à la fatuité parfaite des phrases sémillantes qui courent naturellement sous votre plume. Pourquoi donc aujourd’hui écarter d’une main décidée cette tapisserie légère ? pourquoi avancer indiscrètement votre blonde tête ? par là, vous perdez au moins un avantage : nous pouvions supposer que, comme celui de la belle fille de l’université de Padoue, votre joli visage rougissait. Une femme exerce toujours plus de séduction derrière la jalousie où l’œil la cherche. Ce galant pseudonyme du vicomte, cet aristocratique déguisement, avaient bien leur prix : il y a telle actrice en renom à qui les rôles de page ou de lansquenet vont à ravir. Un petit ton faquin et cavalier, toutes sortes d’agréables mutineries sont là de mise, et on les accepte. Caustique vicomte, les aiguillettes vous allaient mieux que les dentelles, et quelle idée vous est donc venue, de changer ainsi votre justaucorps svelte et pincé pour les plis d’une robe à ramages !

On sait comment, au milieu de la société confuse et déclassée qui sortit du mélange révolutionnaire, Mlle de Meulan se trouva, malgré elle, induite à la polémique des journaux. Malgré tout ce qu’une nature si bien faite put apporter, dans cette lutte active, de qualités sensées et sérieuses, elle ne s’abusait point sur « ce rôle de journaliste (je cite textuellement), le plus bizarre peut-être que puisse choisir une femme, si elle pouvait l’adopter par choix. » Et notez que, quand l’esprit délicat et judicieux de Mlle de Meulan concevait tous ces scrupules et n’acceptait qu’à contre-cœur la tâche ingrate, le fardeau de la critique, il ne s’agissait pourtant que de littérature. Si, du paisible domaine de l’intelligence, il lui eût fallu passer aux choses de la vie active, juger le monde et les cercles, toucher aux noms propres, entrer au vif dans toutes les questions du jour, croyez-vous qu’une personne si réellement distinguée, et qui mettait le tact avant tout, eût passé outre brusquement et se fût risquée à ces expéditions hasardeuses ? Le doute au moins est permis, car sa dignité eût pu lui paraître engagée. J’ai entendu plaindre bien souvent les maris des femmes poètes : combien cependant leur destinée semble douce quand on songe aux maris des femmes critiques ! Au moins, si la muse chante, on peut s’imaginer qu’on l’inspire ; si elle redit la passion de Corinne, on a le droit de se figurer qu’on est Oswald. Mais à côté d’une guerrière brillamment armée de pied en cap, quelle contenance faire ? Si on vous blâme, elle entonne vos louanges ; si on vous attaque, elle vous défend ; si vous combattez, elle accepte votre colère, elle poursuit votre vengeance, elle vous sert de second. Chevalerie embarrassante et qui renverse par trop les rôles ! Le célibat des amazones est tout expliqué. Je comprends Mme de Sévigné quand elle raconte à sa fille que son plus grand soin est de travailler à son ame ; je ne comprendrais point qu’elle s’avisât de travailler à l’ame des autres. C’est là un trop rude labeur et peu fait pour les délicatesses féminines.

Le rôle de Jeanne d’Arc littéraire semble avoir été présent à Mme de Girardin, dès ses premiers débuts, comme une sorte d’idéal préféré ; mais ce fut d’abord, on doit le dire, une simple Jeanne d’Arc de salon, purement patriotique et lyrique, une Jeanne d’Arc en temps de paix, à qui le respect d’elle-même ne permettait ni la petite guerre ni les escarmouches quotidiennes. Un certain enthousiasme de l’art, le don des vers, une facture brillante, tout cela ne manquait pas ; entre deux romances, on célébrait les Grecs et le général Foy, puis il était permis de s’écrier :

Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,
Si je ne l’ai chanté, doutera de sa gloire.

En vrais libéraux de la restauration, nous trouvions cet amour-propre tout naturel. Quand elle n’était pas froide et ennuyeuse, comme dans Madeleine (une juive quelque peu parente, à ce qu’il paraît, de Judith), cette poésie avait d’ailleurs son accent, sa vivacité, son charme. Il est vrai qu’aux heures moroses l’émotion nous paraissait un peu trop absente. Si la belle muse, en effet, versait quelquefois une ou deux larmes, il nous semblait qu’elle les essuyait aussitôt avec un de ces élégans mouchoirs dont parlent les Lettres Parisiennes, mouchoirs si jolis, qu’au moment de pleurer on se console en les regardant. Au fond, cette coquetterie, ce manque apparent de sensibilité, recelaient une qualité précieuse que la solennité voulue des appareils poétiques avait long-temps dérobée à ceux qui ne connaissaient de Corinne que ses livres. Si, au lieu de sacrifier à la pompe, Mme de Girardin avait suivi tout d’abord sa pente naturelle, elle eût été tout simplement un auteur mondain, spirituel, léger, ayant le goût de l’observation railleuse et des rimes élégantes. C’est dans le poème de Napoline, publié depuis 1830, qu’éclatèrent d’abord, et avec beaucoup de grace, ce tour moqueur jusque-là contenu, cette piquante alliance trop retardée de la rêverie et de l’ironie.

Le talent de Mme de Girardin trouvait là son vrai cadre et sa nuance : c’était un très agréable mélange du sentiment et de la moquerie, de la foi poétique et des prosaïques réalités, en un mot de l’enthousiasme et du désenchantement. Voilà où il fallait se tenir. Je sais gré, pour ma part, à Mme de Girardin, d’avoir cru, avec Béranger et Alfred de Musset, qu’il était permis d’avoir de l’esprit en vers. Nos lyriques modernes prennent de grands airs dédaigneux, quand on leur parle de cette veine originale, aimable, tout-à-fait propre à notre littérature, et d’où sont sorties tant de bagatelles exquises. Il y a tel fabliau gausseur d’un trouvère, telle gentille épigramme de Marot, tel rondeau de Voiture galamment troussé, tel dizain sémillant de Gresset, qui, au goût de plus d’un, valent bien certaines pages de nos épopées humanitaires ou certaines strophes de nos bardes les plus grandioses. On aura beau dire, l’esprit ne fera jamais scission complète avec la poésie dans un pays qui compte parmi ses maîtres La Fontaine et Voltaire. Il y a donc justice à féliciter l’auteur de Napoline d’être revenu des premiers vers cette source de la vieille malice française, tout en comprenant ce qu’il y a de plus sérieux et de bien autrement profond dans les modernes inspirations de la poésie. Mais, hélas ! notre temps est ainsi fait que tout y manque de mesure : avez-vous une qualité, aussitôt vous y appuyez sans relâche, sans scrupule, vous la poussez à bout, vous la gâtez, vous en faites presque un défaut. Ainsi en est-il arrivé, ou à peu près, à Mme de Girardin. Se sentant à l’aise, et comme chez elle, dans ce facile domaine de la raillerie, elle en a abusé à tout propos, elle s’est même imaginé, à la longue, que l’esprit pouvait dispenser de certaines convenances. Cela pourrait être vrai ailleurs qu’en France ; en France, par malheur, si c’est presque une convenance d’avoir de l’esprit, c’est assurément être infidèle à l’esprit que de l’être aux convenances. On vit dès-lors les noms propres, les pires allusions, se glisser sous cette plume enjouée, qui devint une arme pour les rancunes. Ce fut, on en conviendra, un singulier spectacle, et tout-à-fait digne de notre époque, que celui d’une femme poète, armant sans façon sa muse de la canne d’un trop célèbre romancier, et la faisant ainsi courir sus, durant les cinq actes d’une médiocre comédie, à ces mêmes journalistes qu’elle venait précisément de se donner pour confrères.

La coïncidence était étrange et n’a certainement échappé qu’à Mme de Girardin. Un critique, dans cette Revue, rappelait l’autre jour je ne sais plus quel mot piquant de M. Michaud. On en pourrait citer des centaines. Quelqu’un, dans une visite, raillait le vieil académicien sur sa polémique arriérée de la Quotidienne : « Que vous êtes encore jeune ! répondit-il. Vous imaginez-vous que les coups de fusil ne portent pas, pour être tirés par la sacristie ? » La fusillade voisine de la Presse a vite aguerri, à ce qu’il paraît, Mme de Girardin, et elle aussi, munie d’une escopette mignonne, quelquefois même d’un tout petit tromblon doré qui projette les chevrotines de droite et de gauche, elle s’est mise à faire feu sans relâche par les meurtrières festonnées de son boudoir. Et qui poussait donc une si aimable personne à prendre ainsi le déguisement d’un condottieri de ruelle ? Était-ce enfantillage, caprice, simple désir de jeter à tout hasard sa poudre aux moineaux ? Certains coups étaient trop bien visés pour qu’on le pût croire. Était-ce seulement un goût particulier pour ces gentillesses cruelles, pour ces jeux taquins et ces égratignures de la polémique ? Je me refuse absolument, par politesse, à accepter la solution. Ce fut, je crois, tout simplement l’influence de l’exemple, le désir de l’imitation. Il y avait là, tout à côté, un fort où se faisait la grosse guerre politique et d’où le pouvoir était tenu en respect : l’idée alors vint tout de suite d’avoir aussi je ne sais quelle autre petite citadelle bien gentille et d’où une main habile aurait sous sa couleuvrine certaines régions du monde et des lettres. Ajoutez à cela le charme du bruit, le plaisir de taquiner à son aise la renommée. Comment résister à la tentation ? On céda, et on prit l’engagement d’avoir de l’esprit à heure fixe, sans songer que l’esprit de commande trahit forcément je ne sais quoi d’artificiel qui se reconnaît bientôt et qui lasse.

Toutes les semaines ou à peu près, il y eut donc un courrier, une sorte de chronique fashionable, pleine de rien et de tout, où on parlait des bals bourgeois et des goûts aristocratiques, des révolutions et des rubans nouveaux, des petits quolibets de celui-ci, et des grandes mystifications de celui-là, de la politique de M. Guizot et des manchettes de valenciennes, des travers de la marquise de Trois-Étoiles et des canapés de lampas, de l’urbanité de M. de Metternich et des romans de M. Paul de Kock : chronique décousue, on le voit, mais amusante, et où le paradoxe s’unissait à la fantaisie, où une médisance coquettement babillarde s’entremêlait à mille futilités, dites avec le plus grand sérieux du monde. Qu’y avait-il cependant de tout-à-fait nouveau dans l’invention des revues parisiennes, adoptée depuis et propagée par cette presse moutonnière, à qui tous les succès font envie ? Était-ce le fond, était-ce la forme ? Raconter des bagatelles et aiguiser de petites malices, voilà le fond ; les distribuer en chapitres, les découper en feuilletons, voilà la forme. Je crains bien que cette belle création ne soit pas précisément aussi neuve qu’on pourrait le croire.

Un rêveur subtil, Joubert, remarque à un endroit de ses Pensées que le style frivole est depuis long-temps parfait dans notre littérature. Voiture, Hamilton, Mlle de Launay, Boufflers, avaient, depuis bien long-temps, montré qu’il est possible d’enchâsser des minuties dans de gracieuses phrases, et de donner du prix à une matière sans valeur par le seul fini du travail, par le délié des ciselures. La Bruyère, avec son tact exquis, dit quelque part : « Pour rencontrer heureusement sur les petits sujets, il faut trop de fécondité ; c’est créer que de railler ainsi et faire quelque chose de rien. » Voilà une double leçon, et pour ceux qui méprisent ce genre secondaire du badinage, et pour ceux qui croient faire acte suffisant de modestie en se rabattant à ces régions sans conséquence. C’est que la modestie n’est pas aussi facile qu’on le croit ; c’est que tout, jusqu’à la légèreté, a son prix et son écueil. À n’en croire que La Bruyère, la sévérité ici serait légitime ; mais avons-nous les mêmes droits que lui d’être exigeans ? Ce n’est pas l’assurance, à coup sûr, qui manque à l’auteur des Lettres parisiennes ; il est fort douteux cependant que le spirituel feuilletoniste osât accepter le programme de l’auteur des Caractères.

Parler des choses du monde avec esprit, dire avec grace des enfantillages mondains, est, on vient de le voir, une assez vieille nouveauté. La forme, tantôt hebdomadaire, tantôt mensuelle que Mme de Girardin donna à sa correspondance, ne saurait passer davantage pour une trouvaille dont elle ait à revendiquer l’idée première : c’est ce que faisait Grimm pour le prince de Gotha, c’est ce que faisait La Harpe pour le grand-duc de Russie. Ce qui appartient donc véritablement à Mme de Girardin, c’est d’avoir approprié son bulletin de la vie élégante à la forme banale du feuilleton.

Comme le feuilleton s’est aussitôt emparé, pour la reproduire partout, de l’idée première des Lettres Parisiennes, on pourrait s’imaginer que c’est bien plutôt l’auteur qui s’est imposé au feuilleton que le feuilleton qui s’est imposé à lui. Il n’en est rien pourtant : le feuilleton est une triste et envahissante maladie de notre temps, qui paraît destinée faire le tour de la littérature. Rien n’y aura échappé, et, au premier jour peut-être, on ne voudra plus de livres d’histoire et de philosophie qu’ainsi déchiquetés par lambeaux, qu’ainsi jetés par parcelles, comme une pâture plus facile, aux intelligences paresseuses. À notre sens, rien n’éveille davantage chez le public le goût des fadaises, rien n’entretient mieux sa naturelle indolence, que ce fâcheux procédé de publication successive et fragmentaire. Voilà maintenant que, du camp des romanciers, l’épidémie gagne le camp des critiques, au grand profit de ces mêmes faiseurs de nouvelles, qui sont fort aises de trouver ainsi des complices, dans les juges qui les fustigeaient naguère. Il est, en effet, évident que toutes ces revues périodiques du monde fashionable, auxquelles les journaux accordent aujourd’hui une place régulière, sont précisément à l’ancienne critique littéraire, à la critique sérieuse, instruite, raisonnée, ce que sont les romans improvisés, les contes maladifs, les communes et mélodramatiques histoires du feuilleton, aux compositions de l’art véritable, aux œuvres patientes de l’imagination créatrice. Maintenant, est-ce aller trop loin que de faire la mode des courriers de Paris responsable, pour une bonne part, de la décadence chaque jour plus évidente de l’esprit critique ? Quoi de plus propre effectivement à pervertir le goût, à répandre l’amour des futilités, que ce dilettantisme insouciant, que ce caquetage sans consistance, que tout ce prétentieux jargon, et surtout que l’attention ramenée sans cesse sur les petites choses, au continuel détriment des grandes ? À l’heure qu’il est, le roman industriel tient, dans la plupart des journaux quotidiens, toute la place qui peut y être donnée aux lettres : quelque humble coin demeurait pourtant çà et là, où un reste de critique littéraire se réfugiait, où se glissait encore furtivement l’examen des productions contemporaines. C’est ce dernier asile, que le feuilleton bavard et soi-disant mondain a envahi ; c’est là qu’il s’est installé, en prenant sans façon toute la place. La critique peut bien lui en garder quelque rancune.

Assurément il serait injuste de confondre Mme de Girardin avec les ternes imitateurs qui ont essayé de la suivre : après tout, ce lui est déjà une tâche assez pesante que d’avoir à répondre de ses propres œuvres. On n’en saurait disconvenir, rien ne ressemble moins aux agréables légèretés, à la bonne humeur, au minois dédaigneux, au petit style chiffonné du gentil, et bruyant vicomte, que les grosses plaisanteries et les airs empesés de ses confrères : d’un coup de bride, et sans y penser, le svelte courrier dépasse les lourds postillons (plus lourds encore par le contraste) qui se sont mis à caracoler à ses côtés. L’auteur des Lettres Parisiennes, au moins, avait le style, le tour, l’esprit, tout ce qui manque aux autres : il n’a partagé avec eux que la prétention et ces tons affectés qui ne sont autre chose que le pédantisme de la grace.

Rien n’enivre dans ce temps-ci comme le succès, non pas seulement le succès personnel, mais celui d’autrui : l’ambition semble aussi contagieuse que la vanité. Une grande tragédienne, par exemple, ramène-t-elle la foule aux vieux chefs-d’œuvre des maîtres, se fait-il en même temps quelque bruit autour d’une tentative dramatique accueillie surtout comme un contraste, voilà aussitôt les rumeurs à l’œuvre ; de tous côtés, on improvise des tragédies, et les manuscrits abondent, où Racine doit être éclipsé. Tel romancier en renom arrive-t-il à s’emparer un instant de la vogue, en ne reculant pas devant le rôle étrange de proxénète littéraire, aussitôt un jaloux esprit d’émulation fermente, et l’on se met à rêver à côté de lui quelque œuvre plus monstrueuse encore, quelque bizarre et colossale entreprise, derrière lesquelles s’entrevoit la chimère de la fortune. Ainsi en toutes choses. Le courrier de Paris réussit, comme réussirent, au XVIIIe siècle, ces lettres à la main qu’on se passait sous le manteau. La curiosité publique était habilement chatouillée, aiguillonnée : à la fantaisie on mêlait les anecdotes et les noms propres, à l’esprit un peu de scandale. Ce ton d’indifférence moqueuse, relevé à propos par toute sorte de petits dépits féminins, était fait aussi pour plaire. Il y eut succès ; le genre fut accepté par les journaux, qui le firent accepter au public, d’abord comme une nouveauté, plus tard comme une habitude. C’est l’histoire de toutes les institutions humaines, grandes ou petites. Alors on se mit à imprimer, chaque semaine, tout ce qu’on savait de cancans sur le monde et même tout ce qu’on ne savait pas.

Et comment voulez-vous en effet que le feuilleton, dont la spécialité est le bavardage, soit jamais bien renseigné ? On l’évite comme un indiscret, et il est réduit le plus souvent à vivre de faux bruits, à rhabiller à sa façon les vieilles nouvelles qui traînent dans le haut du journal. Aujourd’hui, c’est de l’un qu’il tire tribut ; demain, ce sera de l’autre ; quelquefois même les malins du monde se débarrassent de lui par quelque baliverne qui, le lendemain, devient une mystification pour le lecteur. Aussi, dénué, la plupart du temps, de sujets et réduit à sa propre imaginative, le voit-on courir à tout hasard, accostant chacun, flânant partout, mettant aussitôt à profit ce qu’il rencontre sous sa main. De là des morceaux composites, une médiocre macédoine de trivialités anecdotiques et d’insinuations médisantes. Quand les bons mots d’autrui manquent au feuilleton, quand les histoires scandaleuses lui font défaut, quand son marivaudage n’est pas en veine, il se contente de battre sa phrase, de pousser sa période, pour arriver au but. Mme de Girardin, à qui ces remarques sont loin de s’adresser toutes, dit quelque part, à propos de ces femmes du monde qui font tout pour ne pas laisser tomber la conversation dans leur salon : « N’avoir rien à dire chez nous n’est point une raison pour ne pas parler. » L’auteur des Lettres Parisiennes, il faut l’avouer, use quelquefois de la recette ; son embarras alors se trahit. On a un courrier à écrire ; la matière manque, il faut bien s’en tirer par d’ingénieux expédiens. On laisse donc trotter sa plume avec toute sorte de fantaisies et d’adorables caprices. Quelquefois cependant cette plume s’éraille ; mal disposée, elle s’oublie, elle se perd dans les développemens. C’est alors que viennent en chœur les petites apostrophes, les petites exclamations, les petites énumérations, les petites invocations, toute une rhétorique gentille, minaudière, quintessenciée, mais fatigante, et qui n’est, malgré le précieux de ses déguisemens, que de la rhétorique toute pure. Trop souvent donc la phrase s’étire et languit, l’idée vient et revient avec insistance, afin d’atteindre l’étendue prescrite. Cela taquine, et, par contraste, le mot de Mme de Sévigné ne manque pas de revenir à la mémoire du lecteur : « Mes pensées, mon encre, ma plume, tout vole. » Cette faculté-là fait peut-être envie au feuilleton, mais elle lui manque. — Malgré nos réserves, nous conviendrons sans peine que le courrier de Paris représente le feuilleton fashionable dans sa fleur. Si virile, en effet, que veuille se faire la main d’une femme, elle est toujours sûre de retrouver, à certains momens, la grace et la délicatesse.

Aujourd’hui, ces feuilles éparses reparaissent, signées tout au long, sous forme de livre et avec le titre nouveau de Lettres Parisiennes. Le galant pseudonyme de vicomte de Launay n’avait pas été long-temps un mystère, et d’ailleurs, rien qu’à ces colifichets de mode dont il parlait avec une passion si sincère, rien qu’à le voir gravement broder sa tapisserie, rien qu’à l’entendre glisser un mot en passant sur sa longue chevelure dorée, on devinait quelque mascarade, on entrevoyait, sous le rouge et les mouches, des traits fort peu masculins. Ce demi-jour pourtant, cette publicité inavouée, semblaient, de la part d’une femme et dans une carrière si tumultueuse, un reste heureux de réserve, un dernier hommage au bon goût ; mais l’amour de l’arène, la passion du cirque, l’ont à la fin emporté. L’auteur des Lettres Parisiennes n’y tenait plus ; il lui fallait absolument se déclarer et prendre à son propre compte les trophées militaires du vicomte Charles de Launay. Arrière donc nos fausses allures de gentilhomme ! Entrant bravement dans la critique, comme Louis XIV au parlement, nous tapons vivement du pied, non plus avec nos bottes à l’écuyère, mais avec les mules les plus mignonnes du monde. On l’imagine d’ailleurs, nous continuons à parler de nous-même, au masculin, et c’est pour cela qu’il faut garder à la main cette grosse cravache, aussi peu lourde à porter, vraiment, que le plus petit éventail d’ivoire.

Ces feuilles légères auront-elles encore, ainsi réunies et rapprochées, le succès piquant qu’elles obtinrent une à une, à mesure que l’auteur les disséminait, sans avoir l’air d’y penser, à mesure que ses doigts distraits les roulaient avec coquetterie ? Nous n’osons l’espérer pour Mme de Girardin. Bouquet fané, parfum éventé, débris du bal de la veille, le nuage brillant qui passe, l’éclair qui sillonne un instant l’horizon, la vague qui s’élève et se brise, le geste animé de l’orateur que le sténographe oublie, l’oiseau qui vole, le sourire mourant sur une jolie bouche, voilà quelque peu l’histoire des Lettres Parisiennes, l’histoire de tout ce qui n’a pas de lendemain On peut, sans pédantisme, dire son mot latin au vicomte : c’est une licence qu’il se donne lui-même. Or, Juvénal parle quelque part d’une femme à qui il fallait des petits faits, des bruits, des nouvelles à toute force ; quand il n’y en avait pas, elle en inventait :

.....Famam rumoresque illa recentes
Excipit ad portas ; quosdam facit…

Assurément il n’y avait pas de courrier de Rome, quoiqu’il y eût, dit-on, des journaux romains ; mais le portrait de cette créature inquisitive, curieuse, âpre aux nouvelles, comme dit Mme du Deffand, n’est-ce pas un peu celui de la femme qui se risque à rédiger la chronique mondaine et les commérages d’une grande ville ? L’esprit a été prodigué dans les Lettres Parisiennes, l’esprit y est perdu, parce qu’il n’est presque jamais naturel. Mme de Girardin a quelque part un joli mot sur les enfans qui s’aperçoivent qu’on les regarde jouer, et qui exagèrent aussitôt leurs gentillesses. Cette réflexion est la meilleure critique qu’on puisse faire de son livre. Si je ne m’abuse, c’est l’auteur lui-même qui dit encore à un autre endroit : « Nous n’admettons aucune prétention. » À ce compte, il faudrait repousser l’ouvrage presque tout entier, car les rides viennent vite à des graces si passagères, et bientôt il ne reste précisément que des mines et des prétentions.

Joseph de Maistre dit que le propre de la conversation est de parler, dans le même quart d’heure, de l’existence de Dieu et de l’Opéra Comique. Les Lettres Parisiennes n’ont pas cette variété discursive : c’est bien une suite de conversations faciles, mais où les bluettes, les babillages, les inutilités, tiennent presque exclusivement la place. Vous l’avouez spirituellement, vous êtes le juif errant de la frivolité. Résumer les Lettres Parisiennes, dire ce qu’elles contiennent, les suivre dans leurs infinis détours, serait une gageure impossible. On fixerait plutôt le pli fugitif qui ride la surface de l’étang, on arrêterait plutôt au passage le rayon qui fait jouer dans l’air mille atomes diaprés. Ces riens se dérobent à la critique, ces brillantes paillettes sont si menues, qu’elles s’échappent sous le poinçon. Comment voulez-vous disséquer ces périodes sautillantes sur les capotes de satin blanc et sur la révolution de Portugal ? Vous parlez si gentiment de cette robe de mousseline, que le désir, sans qu’on y pense, vient de vous en voir parée : elle vous siérait, ce semble, à ravir, et peut-être qu’elle serait là mieux encore et plus coquettement tirée qu’elle ne le paraît dans vos jolies phrases. Voilà l’inconvénient d’être femme et d’écrire ; quand vous récitez vos vers, vous avez envie qu’on dise : « Cela est beau, » tandis qu’on est toujours tenté de vous dire : « C’est vous, qui êtes belle ! » Ce qui n’empêche pas au surplus les tirades contre la pluie, les bouderies à l’automne, les petites moues au printemps, de tenir fort élégamment leur place dans les Lettres Parisiennes. Tout cela vraiment est raconté avec verve, et souvent Camille sait n’effleurer que du bout des pieds cette blonde moisson d’épis dont les glaneurs demain retrouveront à peine les restes. Le malheur est que la mode courante soit d’une si absolue indifférence pour les modes des années enfuies. Sans doute cela est dit à merveille, et on ne saurait mieux parler des charmans bonnets de l’an passé ; mais (ne l’avouez-vous pas vous-même ?) « à distance tous les bonnets se ressemblent. » C’est précisément la réflexion que se fera le public : le public lira vos railleurs feuilletons, si vous en laissez encore tomber de votre plume dédaigneuse ; mais peut-être vous priera-t-il de lui épargner ceux de la veille.

Mme de Girardin donne tant de conseils aux autres, et les applique si vertement, qu’elle nous en permettra deux ou trois en finissant. Nous ne cacherons rien de notre pensée. Il y a trois choses, selon nous, qui vont encore moins bien à une femme que le métier de critique et de journaliste, c’est la prétention, la politique et l’esprit de rancune. Or, je ne suis pas sûr que les Lettres Parisiennes soient complètement à l’abri de ces différens griefs.

Oui, il y a de la prétention, et s’il s’agissait encore du vicomte de Launay, je me risquerais à dire que cette prétention et cette morgue touchent quelquefois (le mot est bien dur) à la fatuité. Eh ! mon Dieu ! vous en aviez quelque peu conscience, quand vous écriviez : « La France est la patrie de la fatuité. » Il ne s’agit, j’aime à le croire, que de la France des Lettres Parisiennes. Lorsqu’à propos du duc de Bordeaux, on répète avec affectation : « Nous étions ensemble à Rome… je lui ai souvent entendu dire… ; » lorsqu’on parle de quinze ou vingt demandes d’audience qui vous arrivent chaque jour, et qu’on ne trouve le loisir de refuser que par l’intermédiaire du journal ; lorsqu’en s’occupant de la presse, on s’écrie : « Notre mission est de la détrôner… ; » lorsqu’on n’hésite pas à écrire sérieusement : « … le triomphe de nos idées… ; » lorsqu’en décrivant un bureau de poste, on a bien soin d’ajouter qu’on y jetait une réponse à Lamartine ; lorsqu’enfin on a de petits airs méprisans qui se glissent dans les moindres phrases, je dis que vous pouvez donner à tout cela le nom que vous voudrez, mais que ce n’est pas précisément de la simplicité.

Oui, vous avez beau dire, du haut du journal, la politique s’infiltre dans vos badins feuilletons, et à l’accent fort peu mondain que vous prenez, on reconnaît trop l’influence perfide du voisinage. Il y a là, entre autres, sur les deux noms les plus célèbres de la chambre, des pages plus qu’acrimonieuses, et qui eussent trouvé leur vraie place dans les premier-Paris de la coalition. Effacer ces blessans souvenirs nous eut paru de meilleur goût. L’auteur trouve la politique des journaux « fort ennuyeuse à lire. » Nous craignons qu’on ne soit précisément du même avis en lisant la sienne. Peut-être ira-t-on jusqu’à se rappeler cette phrase légèrement impertinente du courrier de Paris : « En général nous n’aimons pas la politique des chiffons. » Nous sommes trop courtois pour aller jusque-là.

Oui enfin, quoique plus d’une page ait été à bon droit rayée, il reste encore dans les Lettres Parisiennes trop de traces de ces petites vengeances, finement et résolument accomplies, qui montrent que le vers des Orientales n’est pas oublié :

Il faut des perles au poignard.

C’est, il est vrai, plutôt une épingle qu’un poignard, mais une épingle bien ferme, bien affilée. M. le duc d’Orléans tue de fort loin un cerf dans une chasse de Chantilly, et l’on remarque à ce propos qu’il n’a la vue basse que dans un salon : petite rancune sans doute pour un salut oublié. Je pourrais citer d’autres exemples ; mais il faudrait faire ce que l’auteur des Lettres Parisiennes fait beaucoup trop, aborder les noms propres.

Il est temps d’ailleurs de mettre un terme à un genre de remarques que je regrette, et que j’aurais voulu voir plus littéraires. Là où Mme de Girardin excelle, et où on ne saurait trop la louer, c’est dans les esquisses légères, dans les récits d’anecdotes allégoriques, dans les tableaux railleurs. Il y a deux ou trois morceaux, comme le conte du courrier bigame, comme l’élégie sur la disparition du passant, qui sont, dans ce genre, de petits chefs-d’œuvre tels que les eût écrit un Addison mêlé de Swift. Tout cela, de plus, est d’un style industrieux, net, aiguisé. Malheureusement ce ton-là n’est pas continu.

Quel effet feront à distance les Lettres Parisiennes ? Pourra-t-on jamais croire, qu’une femme spirituelle et douée se soit ainsi jetée, de gaieté de cœur, dans les hasards les plus scabreux de la polémique courante ? Qui sait ? Peut-être un jour, quelque bibliographe, curieux et paradoxal, s’imaginera que c’est là une perfidie envers l’aimable écrivain, et que cette correspondance, toute signée qu’elle soit, a bien pu être imprimée à son insu, comme il est arrivé à Bussy pour sa Gaule Amoureuse. Certes, on a soutenu des thèses plus invraisemblables, et si j’étais un érudit de l’avenir, un érudit des temps calmes et reposés, je me ferais fort de m’en tirer avec honneur. Les bonnes raisons, les raisons de convenance et de probabilité, ne me manqueraient pas. Au besoin, j’aurais recours au livre lui-même, et j’en extrairais victorieusement la phrase que voici : « Oh ! les femmes, les femmes ! elles ne comprennent point leur vocation, elles ne savent point que leur premier intérêt, leur premier devoir est d’être séduisantes. » En matière d’érudition, un texte mène loin : M. Letronne reconstruit des dynasties tout entières avec quelques lignes tronquées d’une inscription égyptienne. Ma citation en main, il ne me serait donc pas difficile d’induire que, comme rien n’est moins séduisant qu’une femme satirique, la femme qui a écrit les Lettres Parisiennes était trop séduisante et comprenait trop bien son rôle pour les avoir publiées.

Voilà peut-être le parti que nous prendrions dans l’avenir. Dans le présent, il nous suffira de répéter le mot si vrai de Mme de Girardin : « Quoi de plus charmant qu’une fleur qui se cache dans un champ de blé ! » Oui, fût-ce un simple bluet, je préfère son modeste arôme à tous les parfums que jette au passant, que disperse au vent de la route la rose épineuse des baies.


F. de Lagenevais.
  1. Un vol. in-18, bibliothèque Charpentier.