Simon (RDDM)/03
Cinq ans après l’époque où Simon était entré un matin dans sa chaumière, en revenant d’un voyage entrepris avec l’intention d’oublier Fiamma, et où il l’avait trouvée endormie sur le sein de sa mère, il entra dans cette même maisonnette toujours pauvre, toujours fraîche et propre, toujours entourée de feuillage. Mme Féline n’avait voulu rien changer à sa manière de vivre, et c’est tout au plus si son fils avait pu lui faire accepter de légers dons. Comme alors, Simon ne s’attendait point à revoir Fiamma, Bonne ne lui avait pas fait confidence de sa démarche, et la famille de Fougères était arrivée la veille seulement. Il retrouva le groupe de ces trois femmes à peu près tel qu’il l’avait vu jadis, lorsqu’il s’écria, o fatum ! Seulement Jeanne tournait moins vite son fil autour de son peloton et le laissait souvent tomber, et Italia, devenu excessivement chauve et déguenillé, reposait dans une attitude mélancolique, sur le seuil de la maison. Fiamma ne dormait pas, elle attendait Simon, elle n’était pas à beaucoup près aussi calme et aussi gaie que la première fois. Elle se leva dès qu’il parut, et marcha à sa rencontre. Simon ne l’avait pas vue depuis deux ans. Il croyait bien être guéri de ce que cette affection avait eu de violent et d’exclusif ; mais à peine l’eut-il aperçue, qu’il devint pâle comme la mort, et s’appuyant contre le mur de la cabane, il s’écria dans une sorte d’égarement : « Oui, c’est ma destinée ! »
Fiamma lui prit la main avec tendresse.
— Allons, embrassez-le donc ! lui dit Bonne en la poussant avec un peu de brusquerie dans les bras de Féline. C’est à présent un plus grand personnage que vous, madame la dogaresse.
— Pourquoi êtes-vous changée, Fiamma ? dit vivement Féline en regardant son amie, mon Dieu ! qu’y a-t-il ? Je ne vous ai jamais vue ainsi ! Vous est-il arrivé malheur ? J’ai cru que cela n’était pas fait pour vous !
— Allons, donc ! s’écria Bonne avec une familiarité qu’elle n’avait jamais eue avec Simon, vous voyez bien que c’est la joie de vous revoir. Et vous, faut-il que je vous apporte une glace, pour vous montrer la belle figure que vous faites ?
— Mon amie, dit-elle à Fiamma, une demi-heure après, en traversant le verger de la mère Féline, vous voyez que je ne me suis pas trompée. Croyez-vous que je puisse épouser un homme qui se trouve mal en vous voyant ? et pensez-vous qu’à l’heure qu’il est, il se souvienne de m’avoir priée avant-hier d’être sa femme ?
— Pourquoi non ? et qu’importe ?…
— Taisez-vous, taisez-vous, fourbe ! s’écria Bonne, vous savez bien qu’il vous aime et qu’il n’en guérira jamais. Mais rassurez-vous, mon amie, je ne comptais pas sur un pareil miracle, et j’ai dit hier à mon jeune médecin qu’il pouvait revenir ce soir, que je lui donnerais mon dernier mot. Vous pouvez imaginer quel il sera, et voyez ! je n’en meurs pas de desespoir ! Ai-je maigri depuis une demi-heure ? Mes cheveux n’ont pas blanchi, que je sache ? Ne m’est-il pas tombé quelque dent ? C’est inexplicable, mais depuis que Simon s’est trouvé mal, je me sens tout-à-fait bien ; il ne me reste pas la plus petite incertitude ni le moindre regret. Allez, ma Fiamma, vous êtes la seule femme que cet homme-là puisse aimer, de même qu’il est le seul homme…
— Ne dites pas cela, vous ne le savez pas, Bonne, interrompit Fiamma d’un ton si grave, que Bonne n’osa pas répliquer.
M. Parquet eut le soir un long entretien avec sa fille, à la suite duquel il l’embrassa en fondant en larmes, et en lui disant : — Bonne, les noms symboliques ont toujours porté bonheur, tu es ce que je connais de meilleur et de plus estimable au monde. Il est minuit, mais c’est égal, il faut que j’aille trouver la dogaresse ; elle se couche tard, et d’ailleurs elle peut bien recevoir en robe de chambre un vieux sigisbé comme moi… Il fut un temps… Mais la douce philosophie…
En murmurant ses réflexions favorites, M. Parquet prit sa canne, son chapeau, et alla, par les jardins du château, frapper à la porte vitrée de l’appartement de Fiamma. Elle était en prières et paraissait fort agitée. Elle tressaillit en entendant un bruit de pas sous sa fenêtre, mais en reconnaissant la voix de son sigisbé, elle se rassura et courut lui ouvrir.
Après un assez long exorde. — Il faut en finir, lui dit-il, Simon vous aime à la folie ; ce qui le prouve, c’est qu’il m’a demandé ma fille avant-hier, et qu’aujourd’hui il ne s’en souvient pas plus que de la première pomme qu’il a cueillie. Ma fille vient de lui écrire à ce sujet. Tenez, voyez quelle lettre ! et sachez comme on vous aime ici.
« Mon bon Simon, quoique vous m’ayez reproché l’autre jour d’être une coquette de village, je vous dirai qu’une vraie coquette vous écrirait aujourd’hui, d’un petit ton sec, qu’elle ne vous aime pas et qu’elle dédaigne vos propositions ; mais à Dieu ne plaise que je renie l’amitié sainte que j’ai pour vous depuis que j’existe ! Si je vous écris, ce n’est pas pour sauver mon orgueil humilié, c’est pour vous épargner l’embarras de me retirer votre demande. Non, mon bon Simon, vous vous êtes trompé, vous ne m’aimez pas. Vous aimez celle que j’aime aussi de toute mon ame. Nous allons réunir nos efforts, mon père et moi, pour qu’elle renonce au couvent. Tout le désir de mon cœur serait de vivre entre vous deux, à condition que vous reporteriez une partie de votre amitié pour moi sur le mari que j’ai choisi et à qui je commanderai de vous chérir et de vous estimer. Ella lo sa, comme dit quelqu’un. Adieu, Simon.
— Oh ! cette fois, je n’y renoncerai pas aisément, répliqua Parquet, car c’est la dernière tentative que je ferai. Si je ne réussis pas, vous dis-je, c’est une affaire manquée. Mais je vous avertis, Fiamma, que je ne sortirai pas d’ici sans vous avoir confessée, et que vous me direz votre secret, ou je l’irai demander à votre père, à votre belle-mère, à vos deux petits frères, à l’univers entier.
— Taisez-vous, mon sigisbé, ne parlez pas si haut. Vous n’aurez mon secret qu’avec ma vie, et cependant ma vie est aussi pure devant Dieu et devant les hommes que celle de votre fille chérie. En outre, sachez que mon secret importe peu maintenant à mes projets de solitude. Mon père a levé tous mes scrupules par son mariage et la naissance de ses deux jumeaux, qui, Dieu merci ! se portent bien et seront peut-être suivis de beaucoup d’autres. Maintenant si je ne me marie pas, je vais vous le dire : c’est que jusqu’ici je n’ai pu épouser Simon Féline, et que maintenant je ne peux pas en épouser d’autre.
— Il faut parler catégoriquement. Pourquoi ne pouviez-vous pas épouser Féline ?
— Parce qu’il n’avait rien.
— Singulière réponse dans votre bouche ! et maintenant, pourquoi ne pouvez-vous pas en épouser un autre ?
— Parce que je le préfère à tout autre.
— Bon, ceci est mieux. Eh bien ! pourquoi ne pouvez-vous pas l’épouser maintenant ?
— Parce qu’il est riche.
— Oh ! ma foi, je m’y perds ! Je ne suis pas le sphynx, et cependant je vais me casser la tête contre les murs si vous ne parlez autrement.
— Eh bien ! je vais m’expliquer mieux. Sachez que par une raison qu’il m’est impossible de vous dire, j’ai renoncé volontairement à jamais rien recevoir de mon père tant qu’il vivra, et j’aurais beaucoup hésité, même après sa mort, à accepter son héritage, si aujourd’hui je ne voyais cet héritage reporté en majeure partie sur une famille de son choix.
— Quelle chose étrange ! et pourquoi cela ?
— C’est là ce que je ne vous dirai pas ; mon père ignorait cette résolution, et j’ai des raisons pour la lui cacher.
— En vérité ?
— En vérité ; il ignore encore que j’ai fait vœu de pauvreté en entrant dans l’âge de raison.
— Bon Dieu ! c’est donc une affaire de dévotion ? un vœu de pauvreté, de chasteté… ah ! pour le vœu d’humilité, dogaresse, vous y avez manqué souvent !
— C’est possible, répondit Fiamma en souriant, mais écoutez-moi ? — Conduite par lui dans le monde, destinée à faire un mariage d’argent ou de convenance, il fallait, ou apporter de l’argent, et je n’en voulais pas recevoir de mon père ; ou en trouver, et je n’en voulais pas recevoir de mon mari. Je ne me souciais, vous le concevrez aisément, ni d’un jeune homme qui m’eut prise à la condition d’une fortune que je ne pouvais accepter, ni d’un vieillard qui eût daigné me donner la sienne en apprenant que je n’avais rien… et puis pour refuser cette dot, il eut fallu laisser deviner mes motifs à mon père, et c’est là ce que je craignais plus que la mort.
— Hum ! dit Parquet, pensez-vous bien qu’un renard aussi madré ait pu vivre auprès d’un secret où son argent jouait un rôle sans le découvrir ?
— J’espère que oui ; mais quand même je saurais qu’il en est informé, j’aimerais mieux mourir que de m’en expliquer avec lui. Il est certaines choses qu’il ne dirait pas devant moi sans que… mais ne divaguons pas, Parquet ; réfléchissez en outre que je ne pouvais pas m’assurer d’un mari qui respecterait mes scrupules, et qui n’accepterait pas tout d’abord la dot que mon père eut offerte.
— Sans doute, mais Simon Féline pourtant…
— Simon Féline était le seul homme de la terre qui m’eût inspiré cette confiance, mais outre les difficultés que mon père eût faites et ferait encore pour accepter l’alliance d’un fils de laboureur, Féline n’ayant rien, ne pouvait se charger d’une famille avant d’avoir un état bien assuré.
— Et cet état une fois bien assuré, ne songeâtes-vous pas qu’il serait possible de lever les autres difficultés ? votre père n’eût il pas dérogé un peu devant la considération de ne point vous donner de dot ?
— Je ne le pense pas. Il était préoccupé alors de la fantaisie d’avoir des places et des honneurs, et rien de ce qui eût pu lui faire perdre les faveurs de la cour, ne lui eût semblé admissible.
— Mais que diable ! une fille majeure…
— Parquet, je dois plus de respect extérieur à la volonté de M. de Fougères que si j’étais avec lui dans des termes ordinaires. Je suis dépositaire d’un secret plus sacré que mon bonheur et que ma vie, et tout ce qui pourrait amener un éclat entre lui et moi m’est plus défendu et plus impossible que si toutes les lois de la terre s’y opposaient.
— Étrange, étrange ! dit M. Parquet en se frappant le front ; mais lorsque votre père se maria, ii avait renoncé à son ambition administrative, car il ne prit une femme qu’en désespoir de cause, nous le savons, quoi qu’il en dise. Il eût pu entendre raison pour votre mariage avec Simon, si vous m’eussiez chargé de cela. Simon était déjà à flot, moins qu’aujourd’hui, il est vrai, mais assez pour voguer avec vous.
— Non, mon ami, vous vous trompez. J’ai mieux compris que vous la position de Simon. Je l’ai examinée avec plus d’attention et de sollicitude, quoique vous n’en ayez pas manqué ; j’ai vu que Simon n’était pas seulement un homme de talent, j’ai vu qu’il était un homme de génie, et qu’il avait le champ précieux de son avenir à cultiver avec soin. Sa tendresse pour moi, les soins du ménage, l’inquiétude de manger qui paralyse les plus belles facultés, eussent gêné son essor…
— Non, vous vous trompez, Fiamma, je vous jure, tout cela pour vous, et avec vous, l’eût fait marcher plus vite.
— Je ne le pensai pas et je n’en juge pas encore ainsi. Ma présence lui devenait funeste ; je m’éloignai. Ajoutez à toutes ces raisons que revenir en sa faveur sur une résolution tellement annoncée depuis long-temps, arracher de force un époux aux entraves que les dispositions fortuites de la société plaçaient en dehors de ma sphère, quereller mon père, risquer mon secret, faire du scandale, remplir la province de mon nom, sans être assurée du succès, suffisait pour m’empêcher de le tenter, moi fière au point de ne pas souffrir seulement qu’on me connaisse assez pour savoir quelle langue je parle.
— Mais maintenant, qu’allons-nous faire ?
— Maintenant nous resterons comme nous sommes. Simon est riche, et bientôt Simon sera puissant, avec la révolution qui se prépare en France. Moi, je n’ai rien, je ne peux plus vouloir d’un époux qui m’enrichirait du fruit de son travail, quand moi, par un caprice inexplicable, je renoncerais à ma dot.
— Oh ! si c’est là tout, c’est peu de chose. 1o Simon Féline se soucie fort peu de votre dot. Je crois qu’il sera charmé de ne pas avoir à compter avec votre père. 2o Quant à vos scrupules de fierté, j’espère qu’il saura bien les lever. 3o Je sais une chose que vous ne savez pas, et qui va singulièrement amener à vous M. le comte. Je ne répondrais pas qu’avant deux jours je n’en fisse un agneau.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh ! cela c’est mon secret à moi aussi ; et je le garde. Maintenant je me retire, et vous me permettez d’emporter quelque espoir ?
— Oh ! surtout gardez-vous de mettre de nouvelles chimères dans l’esprit de ce jeune homme.
— Vous ne l’aimez donc pas ?
— Vous me faites une question à laquelle je ne répondrais pas affirmativement, quand même j’aurais dans le cœur la plus belle passion de roman qui ait jamais été inventée.
— Je ne vous demande pas de me dire si vous l’aimez. Seulement, si vous ne l’aimez pas, dites-le, afin que je ne prenne pas une peine inutile… Allons, parlez ; dites que vous ne l’aimez pas !…
De nouveaux coups se firent entendre à la porte vitrée, et Bonne parut, toute tremblante.
— Mon père ! ma Fiamma ! s’écria-t-elle, Simon a disparu. Mme Félne est gravement indisposée ; elle a le délire. Je ne sais que faire pour la calmer ; elle demande son fils, elle demande sa fille Fiamma. Venez la voir, et m’aider à la soigner.
Les trois amis se précipitèrent vers la demeure de Féiine. La vieille femme était assise sur son lit et parlait toute seule avec force.
— Oh ! mon Dieu ! voilà comme était ma mère mourante, dit Fiamma d’une voix étouffée en pressant le bras de Parquet. Je n’aurai pas la force de voir cela. Le délire me gagne. Oh ! le secret,… l’heure fatale,… la nuit,… la mort !… Laissez-moi m’enfuir, mes amis !
— Au nom du ciel ! prenez courage, mon enfant, dit M. Parquet. Voici Mme Féline qui vous a reconnue. Elle se calme, elle avance les bras vers vous pour vous saisir. Approchez, surmontez l’horreur de vos souvenirs.
— Oui, vous avez raison, dit Fiamma ; manquer de force ici serait un crime.
Elle s’approcha du lit, et couvrit de baisers la main de Jeanne.
— Oh ! mon enfant, lui dit la vieille femme, pourquoi avez-vous pris cette terrible nuit pour vous marier ? C’est l’anniversaire des funérailles de mon frère le curé, un ange qui est retourné au ciel, et dont il eût fallu respecter la mémoire. C’est un jour de deuil et non pas un jour de fête. Mais Simon était si pressé d’aller à l’église ! Jamais je n’ai pu l’en empêcher ; je l’ai appelé par toute la maison. Il est parti sans moi, sans sa vieille mère, pour une cérémonie comme celle-là ! Vous le rendez fou, ma mignonne. Dites-moi, le curé vous a-t-il encensée ? Vous en êtes digne autant que fille d’Ève peut l’être. Ma Fiamma, ma Ruth bien-aimée, mais où est mon fils ? il est donc resté à l’église ? Oh ! n’entends-je pas le cri de la Duchesse ? Elle chante les funérailles de mon pauvre frère. Vous les avez oubliées, vous autres ; vous avez fait sonner les cloches de la joie, et moi, je pleure…
Elle fondit en larmes comme un enfant ; puis, elle s’endormit au milieu des caresses de Bonne et de Fiamma. Le jeune médecin, amoureux de Bonne, et qu’elle avait fait appeler, arriva, et lui trouva un simple mouvement de fièvre, qui se calmait de moment en moment. Seulement, elle se réveillait parfois pour dire à l’oreille de Fiamma : — Simon est allé à l’église. Pourquoi Simon ne revient-il pas ?
Ces paroles frappèrent Fiamma. Elle commença à concevoir de l’inquiétude pour son jeune ami, et ne partageant pas l’opinion où l’on était que Simon fût retourné à Guéret la veille au soir, elle s’esquiva pour monter dans sa chambre. Tout y était dans le plus grand désordre, le lit défait, les vêtemens épars : cette nuit avait dû être terrible pour Simon. Alors, laissant ses amis auprès de Jeanne, et poussée machinalement par les paroles qu’elle lui avait entendu répéter dans son délire, elle courut à l’église. Elle la trouva fermée, déserte aux alentours ; seulement, un chien qui hurlait à la lune, devant le porche reblanchi, lui causa une impression de terreur superstitieuse. En cherchant au hasard où elle dirigerait ses pas, le sentier qui menait à la tour de la Duchesse s’offrit à elle, et elle s’y jeta en courant, appelée par une sorte de divination. L’horloge sonna trois heures du matin, lorsque Fiamma, au milieu de la rosée, et à la lueur de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, tandis que le crépuscule commençait à paraître, atteignit les ruines du petit fort. Elle appela Simon. Un cri étouffé lui répondit, et aussitôt la figure pâle de son amant sortit du milieu des ruines. Il avait l’air si sombre, que Fiamma en eut peur, elle qui n’avait peur de rien au monde.
— C’est vous ! s’écria-t-il ; que venez-vous faire ici ? Que voulez-vous de moi ? N’êtes-vous pas lasse de me tuer ? Faut-il que je vous aide ? Avez-vous apporté le fer ou le poison ? Êtes-vous un spectre ou une femme ? Pourquoi vous êtes-vous emparée de toute ma vie ? Pourquoi m’ôtez-vous le présent et l’avenir ? Pourquoi êtes-vous revenue ? J’allais guérir peut-être, et maintenant je suis perdu.
— Simon, vous êtes dans le délire, répondit-elle en voulant lui prendre la main.
— Laissez-moi, s’écria-t-il en la repoussant ; ne me touchez pas, je suis capable de vous tuer !… Vous êtes ma damnation, vous êtes l’enfer qui me consume ! Savez-vous ce que vous faites de moi ? un fou et un lâche !… Allez demander à Bonne Parquet ce que je lui ai dit avant-hier, et demandez-moi ce que je vais lui dire aujourd’hui. Tout mon sang ne pourra laver l’insulte faite aux cheveux blancs de son père ; son père ! mon plus ancien ami, mon bienfaiteur, mon père aussi à moi, car je lui dois tout. Sans lui, je serais retourné à la charrue, et j’y serais resté. Oh ! il est vrai que je ne vous aurais pas connue, ou que je n’eusse jamais songé à vous aimer. Et ce vénérable prêtre qui m’a béni le jour de ma naissance, en me disant : « Suis la noble profession de tes pères ; ouvre de ton bras un sillon pénible ; connais la misère et avec elle la résignation ! » ce frère de ma mère dont la cloche va sonner la commémoration funéraire au lever du jour ; il ne serait pas là, autour de moi, depuis le lever de la lune pour me reprocher ma faute, pour me dire : Tu vas faire une infamie ; et cependant j’aimerais mieux souffrir mille morts et me laisser enterrer sous la boue que de remettre les pieds dans la maison où est la fille que j’ai outragée. Dis-moi, Fiamma, connais-tu un moyen pour faire une trahison sans se déshonorer ?
— Simon, calmez-vous, répondit-elle en lui prenant les mains de force, rappelez-vous qui vous êtes et à qui vous parlez. Regardez-moi, — moi ! — vous dis-je ; ne me reconnaissez-vous pas ?
— Oh ! je te reconnais ! dit Simon en tombant à genoux avec une autre expression d’égarement dans les yeux ; tu es l’étoile du matin, toujours blanche, l’étoile des mers, dont aucun nuage ne peut ternir l’éclat ! Tu es tout ce que j’aime, tout ce que j’aimerai sur la terre !
— Simon ! au nom du ciel, revenez à la raison, lui dit-elle. Vos douleurs ne sont pas fondées ; vous n’avez pas outragé vos amis. J’ai là une lettre de Bonne pour vous ; je ne devrais peut-être pas me charger de vous la remettre, mais je vous vois si agité ?…
— Quelle lettre ? que peut-elle m’écrire ? Charge-t-elle son amant de me tuer ? Oh ! à la bonne heure, si je pouvais lui donner ma vie, au lieu de mon cœur qui ne m’appartient pas ?
— Bonne vous rend votre promesse, et s’engage ailleurs ; elle vous aime toujours ; vous êtes toujours, après elle, ce que son père aime le mieux au monde. M’entendez-vous, me comprenez-vous, Simon ?
— Je vous entends, et je ne sais pas si c’est un rêve. Où sommes-nous ? Comment êtes-vous venue ici ? Oh ! certainement je rêve.
Il mit ses deux mains sur son visage et resta abîmé dans une rêverie profonde. Fiamma, ne sachant comment le ramener à la raison et l’arracher à cet état violent qui lui déchirait l’ame, oubliant dans cet état d’agitation toute la réserve de son caractère, et subissant l’effet du délire qu’elle venait de contempler deux fois dans quelques heures, jeta ses bras autour du cou de Simon et fondit en larmes.
— Oh ! mon Dieu ! que vous ai-je fait ? s’écria-t-elle, et pourquoi ne me connaissez-vous plus ? Pourquoi ne m’aimez-vous plus ? Pourquoi m’avez-vous maudite ? Est-ce que vous allez mourir comme ma mère, en m’éloignant de vous, en me criant : Ôte-toi de là, ma honte ! ôte-toi de là, mon crime ? Hélas ! je n’ai jamais fait de mal à personne, et tout ce que j’aime me repousse, tout ce que j’aime meurt dans les convulsions, en me disant que c’est moi qui suis le péché et la mort !
En parlant ainsi, elle se laissa tomber des bras de Simon sur la pierre couverte de mousse ; et, cachant son visage sous les tresses éparses de ses cheveux noirs, elle éclata en sanglots. Pleurer était une chose aussi rare que violente pour Fiamma.
Simon sortit comme d’un profond sommeil, en entendant les accens de douleur de cette voix chérie ; sans comprendre ce qu’elle disait, il l’écouta ; il la vit par terre, abîmée dans ses larmes, couverte de la pluie glacée du matin. Il jeta un cri de surprise, et, la saisissant dans ses bras, il la pressa contre son cœur, en l’appelant des plus doux noms, et en réchauffant de baisers sa belle chevelure et ses mains humides. Peu à peu ils se reconnurent, et, revenus à eux-mêmes, ils n’eurent pas la force de détacher leurs bras enlacés et leurs lèvres unies ; ils se dirent tout ce que, depuis cinq ans, ils renfermaient dans leur ame avec l’héroïsme de la vertu. Fiamma savait bien tout ce que Simon avait souffert, mais tout ce qu’elle lui apprit était si nouveau pour lui, qu’il faillit mourir de joie.
— Comment n’en étais-tu pas sûr ? lui dit-elle ; comment n’as-tu pas vu dans toute ma conduite que, malgré le peu d’espoir que je m’étais permis, tous mes désirs, tous mes efforts, ont tendu à t’élever jusqu’à moi, et à me conserver pour toi ? Hélas ! qu’est-ce que je fais aujourd’hui qu’il y a encore tant d’obstacles, et pourquoi ai-je la confiance de te dévoiler les secrets de mon ame, moi pour qui les épanchemens ont toujours été des crimes, et qui en commets sans doute un à l’heure qu’il est, en te donnant des espérances que je ne pourrai peut-être pas réaliser !
— Ô ma sœur ! ô ma femme ! s’écria Simon, ne parle pas d’obstacles. Dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que c’est de l’amour que tu as pour moi depuis cinq ans… Non, ne dis pis cela, je ne le mérite pas ; dis que c’est de l’amour que tu as maintenant. C’est encore un bonheur et une gloire à rendre le ciel jaloux. Dis-moi que tu savais que je t’aimais et que tu le voulais, et que tu ne m’as ni oublié, ni déshérité de ta tendresse, et laisse-moi faire le reste. Quoi que ce soit au monde, je lèverai cet obstacle comme une paille. Est-il quelque chose d’impossible à un amour pareil au mien. à une joie comme celle que j’éprouve ? Laisse-moi me mettre à genoux devant toi, et baiser l’herbe que foule ton pied. Ô Fiamma ! c’est ici que je t’ai vue pour la première fois. Le soleil se couchait dans toute sa magnificence ; il t’embrasait de sa beauté, il t’inondait de ses reflets ardens. Tu étais si belle que tu me fis peur. Je ne croyais point aux anges ; je te pris pour un démon. J’étais si troublé que je te vis à peine. Un nuage t’enveloppait, et tes yeux seuls t’illuminaient de leurs éclairs. Il me sembla ensuite que je ne te voyais pas pour la première fois, que je t’avais déjà vue quelque part, dans mes rêves peut-être. Souvenir de la tombe, ou révélation de l’autre vie, tu étais ma sœur. J’avais ce type de grandeur et de beauté devant les yeux depuis que je songeais à la beauté et à la grandeur. Et cependant tu m’épouvantais par l’air d’autorité surhumaine avec lequel tu semblais me dire : Je suis ton maître et ton Dieu ; mets-toi à genoux et commence à m’adorer, car c’est ta destinée. Mais quand je te rencontrai ensuite couverte de ce sang que j’ai encore sur les lèvres, je tombai à tes pieds, je te rendis hommage sans hésiter, sans comprendre ce que je faisais. Ô Fiamma ! si tu savais quel amour furieux cette goutte de ton sang m’a inoculé !
Ils auraient oublié la marche des heures, sans un incident que le hasard, toujours poétique en faveur des amans, fit naître au milieu de leur entretien passionné. L’oiseau de nuit qui faisait sa ronde autour des ruines, apercevant les premières clartés du soleil, s’envola épouvanté vers la tour qui lui servait de retraite. Ses yeux myopes, déjà troublés par l’éclat du jour, ne distinguèrent pas le couple assis au pied de sa demeure, et il effleura leurs fronts de son aile, en poussant un long cri d’alarme.
— C’est la Duchesse ! dit Simon en se levant, c’est son dernier cri du matin ; c’est l’heure et le jour où l’abbé Féline, le vénérable frère de ma mère, a rendu son ame au Seigneur. Fiamma, tous les hommes ont coutume de se glorifier du mérite de leurs ancêtres ou de leurs parens. Ce n’est pas là un préjugé, je le sens à la force morale et aux sentimens religieux que j’ai tirés toute ma vie du souvenir de ce bon prêtre. C’est là l’humble gloire de mon humble famille. Je l’ai invoquée toutes les fois que mes maux ont ébranlé mon courage, et que j’ai craint d’offenser son ombre sacrée, toujours debout entre moi et l’attrait du mal. Jamais je n’ai laissé écouler cette heure solennelle sans me prosterner chaque année, ou dans le secret de ma cellule quand j’étais loin d’ici, ou devant le modeste autel qui recevait autrefois les ferventes prières de mon oncle. Viens avec moi, ma bien-aimée ; viens t’agenouiller dans cette petite église dont il fut le lévite assidu, et où jamais il n’entra sans avoir le cœur et les mains pures. Ce n’est pas pour lui qu’il faut prier, c’est pour nous-mêmes, afin que les impérissables sympathies de son ame immortelle descendent sur nous, afin que l’émulation de ses vertus nous rende semblables à lui, afin aussi que Dieu, qui lui accorda de bonne heure le ciel, son seul amour, bénisse notre amour qui, pour nous, est le ciel.
Les deux amans descendirent le sentier appuyés l’un sur l’autre, et se rendirent à l’église du village où ils prièrent avec enthousiasme. Simon avait un profond sentiment de la perfection de la Divinité et de l’immortalité de l’ame. Fiamma, Italienne et femme, était franchement catholique. Pour n’être point remarqués par le grand nombre de villageoises et de vieillards des deux sexes qui venaient régulièrement dire, ce jour-là, les prières des morts pour l’abbé Féline, ils avaient traversé les ombrages du cimetière et ils montèrent à la travée par la petite porte de la sacristie. Cette fois, Fiamma prit place dans la tribune seigneuriale, Simon était à ses côtés. Un rideau rouge les cachait à tout autre regard que celui des anges-gardiens du saint lieu. Par une fente de ce rideau, Simon vit l’autel étinceler aux rayons empourprés du matin. Tout était prêt pour le service funèbre qui devait être célébré à midi. La piété de Bonne s’était occupée la veille de ces saints devoirs en remplacement de Jeanne, qui, pour la première fois, n’en avait pas eu la force. Le drap mortuaire avec sa grande croix d’argent était étendu sur le cénotaphe et semé de violettes printanières. Des lis sans tache mêlés à des branches de cyprès fraîchement coupées embaumaient le chœur. Les oiseaux chantaient et voltigeaient autour des fenêtres entrouvertes, devant lesquelles on voyait se balancer les branches des arbres émus par la brise matinale. À l’intérieur régnait un religieux silence, interrompu seulement de temps à autre par les pas inégaux d’un vieillard qui entrait avec précaution, ou par le cri d’un enfant que sa mère allaitait en priant.
— Ô mon amie ! dit Simon à l’oreille de sa fiancée, quel charme indicible votre présence répand sur cette heure ordinarement si mélancolique dans ma vie ! Quelle promesse de bonheur m’apporte-t-elle donc, pour que l’aspect d’un cercueil et le souvenir d’un mort fassent naître en moi des idées si suaves et un calme si délicieux !
— Tout est beau et serein dans la mort du juste, lui répondit Fiamma ; son départ cause des larmes, mais son souvenir laisse l’espérance et la consolation sur la terre.
Fiamma sortit la première de l’église ; elle n’avait point osé dire à Simon l’indisposition de sa mère, et elle voulut avoir de ses nouvelles par elle-même avant de rentrer au château. Elle la trouva dormant d’un sommeil paisible. Ne se sentant pas la force d’aller à l’église, Jeanne avait fait mettre son livre de prières et son crucifix sur son lit. Le psautier était ouvert au de profundis, et le rosaire était enlacé aux mains jointes de la vieille femme, qui s’était doucement assoupie en s’entretenant avec l’ame de son frère. Bonne travaillait auprès d’elle, Fiamma baisa le front ridé de Jeanne sans l’éveiller, et pressa Bonne contre son cœur. Celle-ci vit bien, à l’émotion de son amie, qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle voulut la suivre sur le seuil de la chaumière et l’interroger. Mais il n’y a rien de si pudique que le sentiment de l’amour. Fiamma s’enfuit, en mettant son doigt sur sa bouche, comme si le sommeil de Mme Féline eût été la seule cause de sa réserve.
Bientôt Simon rentra. Il s’inquiétait de ne pas voir arriver à l’église sa mère, toujours si matinale et si exacte surtout pour cette commémoration. Il s’effraya encore plus en la voyant couchée ; mais Bonne le rassura, et ils se mirent à causer à voix basse. Bonne était curieuse, non des sottes puérilités de la vie, mais de tout ce qui intéressait son cœur aimant. Sa noble conduite réclamait toute la confiance de Simon. Il lui ouvrit son ame, lui avoua sa joie et ses espérances, et lui dit que c’était à elle qu’il devrait son bonheur. Cette dernière parole acheva de consoler Bonne de son sacrifice, et dès qu’elle fut bien assurée que l’amour de Simon était payé de retour, elle sentit dans son cœur le même calme et le même désintéressement qu’elle aurait eus si Féline eût toujours été son frère.
Dans l’après-midi, Simon alla trouver M. Parquet au sortir de l’office. Jusqu’au dernier coup de la doche, le bon avoué s’était livré au sommeil, et sans le pieux devoir qu’il avait à remplir envers son défunt ami, il déclarait qu’après une nuit si remplie d’émotions, il ne se fût pas arraché aux caresses de Morphée avant le coucher de Phébus.
— Mon ami, lui dit son filleul, je viens vous déclarer qu’il faut que vous arrangiez à tout prix mon mariage.
— Oh ! oh ! décidément ? dit M. Parquet, qui n’avait pas revu sa fille dans la journée. Il y a pourtant des réflexions à vous soumettre encore. J’ai parlé de vous à Mlle de Fougères.
— Et moi aussi, mon ami, je lui ai parlé.
— Ah ! et elle vous a ôté tout espoir ? Alors je désespère moi-même…
— Non, mon cher Parquet, ne désespérez pas, elle m’aime.
— Elle vous l’a dit ? Je le savais, moi, mais je ne croyais pas qu’elle vous épouserait. Du moment qu’elle vous l’a dit, elle consent à vous épouser, car c’est une fille qui ne se laisse pas entraîner par la passion. Tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait, est le résultat d’une volonté arrêtée. Ainsi, ce n’est pas Bonne que vous venez me demander, c’est Fiamma ?
— Oui, mon père.
— Tu as raison de m’appeler ainsi : je ne cesserai jamais de te regarder comme mon fils. Attends-moi donc ici, je vais et je reviens.
— Mais où donc courez-vous si vite ?
— Chez M. de Fougères.
— C’est vous presser beaucoup. Avez-vous réfléchi à cette première démarche ? Avez-vous consulté Fiamma sur le moyen d’obtenir le consentement de son père, sans blesser la prudence, et sans ajouter de nouveaux obstacles à ceux qui existent déjà ?
— Et quels sont-ils, ces obstacles ?
— Je les ignore ; mais je présume que c’est la vanité nobiliaire du comte.
— Si c’est là tout, j’ai ton affaire dans ma poche.
— Comment ?
— Il suffit. Fiamma t’a-t-elle dit son grand secret ?
— Non, en vérité.
— Alors je ne sais ce que je fais, ni où je marche. Cette fille a une tête de fer, et nous ne la tenons pas encore. Voyons, que t’a-t-elle promis ?
— Rien. Mais elle m’aime.
— Eh bien ! alors il faut agir sans elle. Il y a dans son ame quelque scrupule, quelque terreur, qu’il faut vaincre. Elle ne veut pas de dot, et tu es riche : voilà, je crois, son objection.
— Et moi, si elle a une dot, je ne veux pas d’elle. Voici la mienne.
— Bon ! dit l’avoué, c’est ainsi que je l’entends. Allons, ma canne, où l’ai-je posée ? et mon chapeau ?
— Où allez-vous donc de ce pas, mon père ? dit Bonne, qui rentrait en cet instant.
— Au château.
— Alors, remettez donc votre habit neuf que vous venez de quitter.
— Non pas, ce serait faire trop d’honneur à cet avaricieux.
— Comment ! vous allez au château avec cet habit troué qui ne vous sert qu’au jardinage ?
— Sans nul doute, et avec mes sabots encore ! Crois-tu pas que je vais m’atiffer pour un Fougères ?
— Mais sa femme ? on doit des égards aux dames.
— Sa femme ? Elle me trouvera encore trop bien.
— Je vous assure, mon père, que vous avez tort. J’ai trouvé hier M. le comte bien froid pour vous. Vous perdrez sa clientelle, vous verrez cela ; et puis, en vous voyant si malpropre, cette dame va penser que je suis une paresseuse, une fille sans cœur, qui ne songe qu’à sa toilette, et qui ne soigne pas celle de son père.
— Je ne perdrai la clientelle de personne, répondit l’avoué d’un ton superbe, et personne ne se permettra de faire ses reflexions devant moi.
En parlant ainsi, il prit le chemin du château. Il y entra d’un air rogue, sans essuyer ses sabots à la porte, à la grande indignation des laquais. Il demanda le comte à voix haute, pénétra dans le salon tout d’une pièce, sans être annoncé, faisant craquer les parquets, crachant sur les tapis, et couvrant les meubles de tabac.
Ces manières bourrues, chez un bomme aussi fin et aussi prudent que maître Parquet, pénétrèrent de terreur la jeune comtesse de Fougères, qui travaillait dans l’embrasure d’une fenêtre. Au lieu d’essayer de lui faire baisser le ton, ce à quoi elle n’eût pas manqué en toute autre occasion, elle l’accabla de politesses, et alla elle même chercher son mari, afin que Parquet ne s’avisât pas de dire, comme le grand roi : J’ai failli attendre. La nouvelle comtesse de Fougères était une veuve de province, entendant ses intérêts tout aussi bien que le comte, et tout-à-fait digne d’être sa moitié. Mais depuis quelque temps elle avait un tort grave aux yeux de M. de Fougères. Une grande partie de ses biens était mise en échec par un procès dont l’issue donnait des craintes assez fondées.
— Je vous demande un million de pardons, s’écria le comte de Fougères en entrant et en se tenant courbé, afin d’avoir un air excessivement poli, sans faire trop de révérences affectées ; je vous ai fait attendre bien malgré moi. J’ai voulu rester jusqu’à la fin de l’office, et aller même jeter à mon tour de l’eau bénite sur la tombe de ce digne abbé Féline.
— Vous avez pris trop de peine, monsieur le comte, répondit Parquet brusquement ; l’abbé Féline est au ciel depuis long-temps, et nous n’y sommes pas encore, nous autres.
— Hélas ! sans doute, répliqua le comte d’un ton patelin, qui peut se croire digne d’y entrer ?
— Ceux-là seuls qui méprisent les biens de la terre, reprit l’avoué. Mais voyons, monsieur le comte, je ne suis pas venu ici pour un entretien mystique ; je viens vous dire que je ne puis souscrire à votre demande.
— En vérité ! s’écria le comte, affectant un air consterné et une grande surprise, afin de ramener, s’il était possible, quelque remords dans l’ame de Parquet.
— En vérité, monsieur le comte. Vous m’avez fait là une demande injuste, et dont je ne pouvais pas être l’interprète, sans inconvenance et sans folie.
— Vous n’avez donc pas rempli ma commission auprès de M. Féline ?
— Des choses de cette importance, monsieur le comte, ne se traitent pas ordinairement par ambassade, mais de puissance à puissance. Ah ! il se peut que le mot vous paraisse fort, mais il en est ainsi. Simon Féline, mon filleul, le fils de la mère Jeanne, est à cette heure une grande puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon ; car il n’y a ni fortune, ni rang, sans le droit, et l’avocat en est l’organe, l’interprète et le défenseur…
Précisément Fiamma avait prêté, quelques jours auparavant, à M. Parquet, la comédie de l’Avocat vénitien, par Goldoni ; l’avoué en avait été si ravi, qu’il en avait traduit sur-le-champ toutes les déclamations, et il en récita plusieurs à M. de Fougères avec une mémoire impitoyable, à titre d’improvisation.
— Et juste ciel ! répondit le comte, tout étourdi de son éloquence et des éclats de cette voix qui n’avait pas perdu les inflexions du prétoire ; personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n’admire le talent et ne le salue plus profondément en toute occasion. M. Simon Féline en particulier est l’homme dont j’admire le plus le noble caractère et les hautes facultés ; ne le lui avez-vous pas dit de ma part ?
— Je lui a dit tout ce qu’il convenait de lui dire.
— Lui avez-vous dit combien cette affaire a d’importance pour moi, pour ma femme ? Songe-t-il qu’en se chargeant des intérêts de la partie adverse, il se pose l’antagoniste d’une famille honorable, et en particulier d’un homme qui l’a comblé des égards dus à son mérite, d’un ancien ami de sa famille et de son digne oncle surtout ; d’un homme enfin qui, s’élevant au-dessus des préjugés de sa caste et devinant le brillant avenir du jeune avocat, l’a reçu avec distinction, alors que sa position dans le monde était encore précaire ?
— La position de Simon n’a jamais été précaire, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte : Simon est né homme de génie ; avec cela et le moindre secours d’un ami on arrive à tout. Ce secours ne lui a pas manqué, et si j’y eusse fait défaut, vingt autres eussent acquitté leur dette de reconnaissance envers cette noble famille ; oui noble, monsieur le comte : la noblesse est dans les sentimens de l’ame, et non pas dans le sang des artères.
Ici, monsieur Parquet plaça à propos une nouvelle déclamation qui ne fit pas moins d’effet que la première.
— Hélas ! monsieur Parquet, dit le comte, qui devenait plus poli à mesure que son dépit secret et sa mortelle impatience augmentaient ; vous prêchez un converti ! En quoi ai-je pu blesser M. Féline, et lui faire croire que je ne rendais pas justice à son mérite ? M’a-t-on prêté quelque propos inconvenant ? ai-je manqué d’égards directement ou indirectement à sa famille ? ma fille aurait-elle oublié, en arrivant, d’aller s’informer de la santé de Mme Féline ? Elles étaient fort liées ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi édifiantes. Ne les ai-je pas encouragées, loin de les contrarier ?…
— Et pour quelle raison les eussiez-vous contrariées ? C’eût été une folie, une lâcheté indigne d’un homme aussi éclairé et aussi délicat que vous l’êtes, monsieur le comte.
— Vous savez donc bien à quel point je dédaigne l’importance que mes pareils mettent à ces vaines distinctions ? Comment M. Féline a-t-il pu s’imaginer que j’étais arrêté, dans mon désir de lui demander l’appui de son talent, par d’aussi sottes considérations ?
— M. Féline ne s’imagine rien du tout, monsieur le comte ; c’est moi qui me suis imaginé une chose que je vais vous dire franchement, et qui n’est pas dépourvue de raison. Écoutez-moi bien. De père en fils les Parquet ont placé les Fougères en tête de leur clientelle ; c’est bien. Vous avez eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois ; maître Simon Parquet a remué les dossiers de M. le comte Foulon de Fougères ; il a plaidé ses causes au barreau, et, soit la bonté des causes, soit le zèle de l’avocat, soit l’aptitude de l’avoué, M. de Fougères a gagné trois procès…
— Je n’attribue mes victoires qu’à votre talent et à votre zèle, mon cher monsieur Parquet.
— Laissez-moi dire. J’arrive à la péripétie, au quatrième acte (M. Parquet avait toujours le rôle d’Alberto Casaboni dans la tête), je veux dire au quatrième procès. M. de Fougères épouse une dame de bonne maison et passablement riche, qui lui donne deux héritiers d’un coup et qui lui en fait espérer d’autres. C’est le cas, sinon d’augmenter sa fortune, du moins de ne pas la laisser péricliter. Or, il se trouve qu’une difficulté inattendue se présente, et que Mlle de Fougères, selon toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-être plus, légués à ladite dame par testament d’un sien oncle, dicat testator et erit lex. Mais ledit testament ne paraît pas avoir été rédigé dans l’exercice d’une pleine liberté d’esprit…
— Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du côté…
— Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j’expose l’affaire. M. le comte de Fougères se trouve donc dans la nécessité de s’en remettre une quatrième fois au zèle et à la loyauté de maître Simon Parquet.
Le comte étouffa un soupir d’angoisse ; M. Parquet passa à un effet d’éloquence et dit avec un accent pathétique :
— Mais Me Simon Parquet n’est plus ce robuste athlète, ce lutteur antique qui, semblable au discobole, lançait dans l’arène avec la rapidité de la foudre un argument à deux tranchans ; sa gloire a pâli, ses tempes se sont dégarnies, ses dents se sont éclaircies, sa faible voix (M. Parquet prononça ces mots d’une voix de stentor) ne porte plus, dans l’ame de ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les émotions de la conviction. Assis sur son siége, comme il convient à un sage vieillard, à un jurisconsulte expérimenté, il ne se mêle plus aux luttes judiciaires ; il éclaire, il dirige l’avocat, mais il lui laisse savourer les vaines fumées du triomphe et recueillir les décevantes acclamations de la foule. En un mot, il a cédé à son filleul, à son ami, à son disciple, à son fils adoptif, le célèbre avocat Simon Féline, le sceptre de la parole.
M. de Fougères prit le parti d’accepter une prise de tabac d’Espagne, que lui offrit M. Parquet en terminant cette période ; celui-ci respira et reprit sur un ton de discussion sophistique :
— Il était simple, il était juste, il était naturel, il était vraisemblable, il était, dis-je, en quelque sorte certain que M. le comte de Fougères, confiant à Me Parquet la direction de ce nouveau procès, le chargerait de demander au premier avocat de la province et à un des premiers de la France, à Me Simon Féline, s’il lui était agréable de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des cliens de Me Parquet n’avait encore manqué à cette marque d’estime envers le disciple bien-aimé du vieux patron, envers le trop honoré patron de l’illustre disciple ; M. le comte de Fougères y a cependant manqué, et certes, ici ce n’est ni l’exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment exquis des convenances sociales, qui ont manqué à l’accusé…., je veux dire à M. le comte de Fougères ; ce n’est pas non plus la malice, le déchaînement, la haine, la jalousie, le mépris ; ce n’est aucune de ces passions violentes qui ont induit M. de Fougères à faire un aussi sanglant affront à Me Simon Parquet et à mon client…, je veux dire à Me Simon Féline. Non, messieurs, M. de Fougères est un homme recommandable à tous égards, exempt de passions mauvaises, incapable de méchans procédés,…
— Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d’un ton caressant, espérant faire abandonner à son terrible antagoniste ce plaidoyer impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une étrange inadvertance de l’orateur, jouer à la fois le rôle du tribunal et celui de l’accusé. Au fait ! mon cher ami, que me reprochez-vous donc ? Quelles méfiances me prêtez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas compris que le hasard, l’éloignement, des considérations particulières envers un avocat respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le désir de ma femme elle-même, tout cela réuni, et rien autre chose que cela pourtant, m’a inspiré la malheureuse idée de charger M. *** de plaider pour moi ?
— Ah ! malheureuse est l’idée, certainement ! s’écria M. Parquet en se barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l’idée qui vous a conduit à cette démarche ! C’est un impasse, monsieur le comte, il faut y rester, et attendre que la muraille tombe ! M. *** plaidant contre Simon Féline, voyez-vous, c’est la tentative la plus étrange, la plus folle, la plus déplorable, la plus désespérée, que la démence ou la fatalité puisse inspirer. Où diable aviez-vous l’esprit ? Pardon, si je jure ! l’intérêt que je porte au succès d’une affaire qui m’est confiée me fait regarder avec douleur l’avenir et le dénouement de celle-ci.
— Eh ! mon Dieu ! M. Féline plaide donc décidément contre moi ? On l’en a donc prié ? il y a donc consenti ? il s’y est donc engagé ? c’est donc irrévocable ? Ah ! monsieur Parquet, il n’eût tenu qu’à vous, il ne tiendrait peut-être qu’à vous encore, de l’empêcher de prendre part à cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s’il en était temps encore, si je ne craignais de faire un outrage à l’avocat distingué que j’ai eu l’imprudence, la maladresse de lui préférer, j’irais supplier M. Féline d’être mon défenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je espérer du moins qu’en raison de toutes les considérations que j’ai fait valoir tout-à-l’heure, il ne prendra pas parti contre moi ? M. Féline est-il à cela près ? Avec son immense réputation, ses larges profits, ses occupations multipliées, les mille occasions de faire sa fortune et de déployer son talent qui se présentent à lui sans cesse…
— Tous les jours, à toute heure, il n’est occupé qu’à remercier des cliens et à renvoyer des pièces.
— Eh bien ! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d’une seule affaire, lorsqu’il y va d’intérêts aussi graves pour un ami ?
— Hum ! pensa M. Parquet, M. le comte a lâché un mot bien fort, il tombe dans la nasse. Pour un ami, reprit-il, c’est beaucoup dire. Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins ; mais il n’est pas insensible à une méfiance injuste, à des soupçons injurieux.
— Au nom du ciel, expliquez-vous enfin, s’écria le comte avec vivacité, qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit ? que me reproche-t-il ?
— Il faut donc vous le dire ?
— Je vous le demande en grâce, à mains jointes.
— Eh bien ! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces cartes-là, monsieur le comte.
Parquet vit aussitôt qu’il approchait du joint, car malgré toute son adresse, le comte se troubla.
— Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermeté et abandonnant toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des plébéiens, des ennemis particuliers et assez en vue de la puissance ministérielle. Qui a droit ? nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. À chance égale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des plébéiens, fort peu pour la vôtre : Simon n’aime pas les patriciens, et son opinion républicaine vous a fait peur. Simon n’eût peut-être pas entrepris votre cause, c’est possible, je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, ce dont je réponds sur ma tête, c’est qu’au cas où il l’eût acceptée, il l’eût défendue avec loyauté, avec force, et, j’ose le dire, il l’eût gagnée. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une faiblesse d’amour-propre ; ou bien vous avez craint quelque chose de pire, une trahison… Dites, l’avez-vous craint, oui ou non ?
— Jamais, monsieur Parquet, jamais ; je vous en donne…
— Ne jurez pas, monsieur le comte, vous l’avez dit à quelqu’un, et voici vos paroles : « Ces gens-là s’entendent tous entre eux ; comment voulez-vous qu’on se fonde sur le sérieux d’un débat judiciaire, entre des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu’il y a de pire, se prêter mutuellement des sermens épouvantables dans un club carbonaro ? »
— Je n’ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s’écria le comte au désespoir. Je suis le plus malheureux des hommes ; on m’a indignement calomnié.
Sa détresse fit pitié à M. Parquet, en même temps qu’il lui donna envie de rire, car mieux que personne il savait l’innocence de M. de Fougères quant à ce propos. L’amplification était éclose dans le cerveau de M. Parquet. Le comte avait confié son affaire à un autre que Simon, par méfiance de son habileté et par crainte aussi de sa trop grande délicatesse. L’affaire était mauvaise ; il le savait. Ce n’était pas un orateur éloquent et chaleureux qu’il lui fallait, c’était un ergoteur intrépide, un sophiste spécieux. Il pouvat triompher avec l’homme qu’il avait choisi, mais non pas triompher de Simon, qui plaidait pour ses coopinionnaires, et qui, dans une position tout-à-fait favorable au développement de son caractère, devait là, plus qu’en aucune autre occasion, déployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse d’honnêteté qui faisaient sa plus grande force. D’un mot il devait culbuter toutes les controverses, d’autant plus que c’était un homme à tout oser en matière politique, et à tout dire sans le moindre ménagement.
Il est vrai aussi que les adversaires du comte n’avaient pas encore choisi Simon pour leur défenseur, que Simon n’avait pas songé à leur en servir, qu’il ignorait même le prétendu affront fait par M. de Fougères à son intégrité ; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces menaces étaient le savant artifice que depuis la veille maître Parquet tenait en réserve avec le plus grand mystère, sachant bien que Simon ne s’y prêterait pas volontiers.
L’artifice, il faut aussi le dire, n’eût pas été loin sans la timidité d’esprit du comte ; mais sous le caractère le plus obstiné, cet homme cachait la tête la plus faible. Toujours habitué à louvoyer, à tout oser sous le voile d’une hypocrite politesse, dès qu’on l’attaquait en face, il était perdu. Cela était difficile ; il inspirait trop de dégoût aux ames fortes ; il leurrait de trop de promesses et de protestations les esprits faibles, pour qu’on daignât ou pour qu’on osât lui faire des reproches ; et certes, M. Parquet ne s’en fût jamais donné la peine, sans l’espoir et la volonté de tirer parti de sa confusion pour son grand dessein.
Ce qu’il avait prévu arriva. Le comte se retrancha, pour sa justification, dans des sermens d’estime, de confiance, de dévouement, d’affection pour la cause plébéienne et pour Simon Féline spécialement. Il fit bon marché de la noblesse, de la parenté, de la monarchie, de toutes les hiérarchies sociales, à condition qu’on lui laisserait gagner son procès. Depuis long-temps il s’était réservé tant de portes ouvertes, qu’il était difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l’égara dans son propre labyrinthe ; il le força de s’enferrer jusqu’au bout.
— Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous échauffer contre ceux qui ont répété vos paroles. Ce n’est pas un grand mal, après tout, dans votre position ; vous avez été forcé d’émigrer. La révolution vous a dépouillé, banni. Il est simple que vous ayez des préventions contre nous, et que vous nous confondiez tous dans vos ressentimens.
— Je n’ai point de ressentimens, s’écria le comte, je n’ai aucune espèce de prévention. Je n’en veux à personne ; je n’accuse que la noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont égaux devant Dieu, comme devant la loi ; devant toute opinion saine, comme devant tout droit social. Enfin, j’estime maître Parquet, honnête homme, habile, généreux, instruit, cent fois plus qu’un gentilhomme ignorant, égoïste, borné.
— C’est fort bon, je le crois jusqu’à un certain point, répondit M. Parquet ; mais cependant je vais vous mettre à une épreuve. Si j’avais vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine réputation, et que je fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage ?
— Pourquoi non ? dit le comte, qui ne se méfiait guère des vues de M. Parquet sur Fiamma.
— À moi, Parquet ? vous consentiriez à être mon beau-père, à entendre appeler votre fille Mme Parquet ? à avoir pour gendre un procureur ? vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte.
— Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu’à votre âge vous me demandiez la main de ma fille ; mais si vous aviez vingt-cinq ans, et que vous me tendissiez un piége innocent, je vous dirais : Allez à l’appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son cœur, je vous accorde sa main. Je serai flatté et honoré de l’alliance d’un homme tel que vous.
— Eh bien ! vous êtes un brave homme ! touchez là ! s’écria M. Parquet avec des yeux pétillans d’une malice que M. de Fougères prit pour l’expression de l’amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je vous l’amène…
— Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui pressant les mains, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.
— Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet ; moyennant quoi, il refusera de plaider contre vous, et s’engagera, pour l’avenir, à plaider gratis tous les procès que vous pourrez avoir jusqu’à la concurrence de deux cents…
— Ma fille en mariage !… dit M. de Fougères en reculant de trois pas et en pâlissant de colère. Est-ce la condition ? M. Féline veut épouser Fiamma ?
— Eh bien ! pourquoi pas ?… reprit M. Parquet d’un air assuré, le trouvez-vous trop vieux celui-là ? Il est juste de l’âge de Fiamma ; il est beau comme un ange, il s’est fait un plus grand nom que celui que vos pères vous ont laissé. Il appartient à la plus honnête famille du pays. Il gagne de 25 à 50,000 francs par an. Il a toutes les supériorités, toutes les vertus, toutes les grâces ? Il vous demande votre fille, et vous hésitez ?
— Ma fille ne veut pas se marier, répondit sèchement le comte.
— Est-ce là l’unique cause de votre refus, monsieur le comte ?
— Oui, monsieur Parquer, l’unique ; mais vous savez qu’elle est invincible.
— Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu’il vous plaira de me dire franchement. M’autorisez-vous à faire ce que vous venez d’imaginer vous-même, de monter à l’appartement de Fiamma et de lui demander son cœur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour Simon Féline, et si j’obtiens cette promesse, la ratifierez-vous sur-le-champ ?
— Sur-le-champ, monsieur Parquet, répondit le comte, à qui la réflexion venait de rendre le calme de l’hypocrisie ; seulement permettez-moi de vous dire que cette manière de procéder, imaginée par moi, dans la chaleur de l’entretien, et dans la gaieté d’une supposition, est contraire dans l’application à toutes les convenances. Nous arriverons au même but sans blesser la pudeur de Fiamma.
— Fiamma n’a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le comte. Je pourrais être votre père, à plus forte raison le sien : laissez-moi donc aller lui parler, et je vous réponds qu’elle ne se gênera pas pour me dire ce qu’elle pense.
— Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte ; ma femme sert de mère à Fiamma ; c’est à elle qu’il faudrait s’adresser d’abord, elle en causerait avec ma fille…
— Votre femme est de l’âge de Fiamma et ne peut jouer sérieusement le rôle de sa mère ; ensuite, je doute qu’elle ait beaucoup d’influence sur son esprit : ainsi on peut s’éviter la peine de chercher ce prétexte.
— Ce prétexte ? Pensez-vous que je me serve de prétexte ? dit le comte blessé ; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez maître de mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille ?
— C’est précisément là l’objet de la question, répondit hardiment Parquet, à qui il n’était pas facile d’en imposer ; mais voici Fiamma elle-même, et c’est devant vous qu’elle va me répondre.
— Qu’il n’en soit pas question en cet instant, ni de cette manière, je vous en prie, dit le comte en s’efforçant de faire sentir son autorité à M. Parquet ; mais Parquet était déterminé à tout braver. Mlle de Fougères entrait en cet instant. Il marcha au-devant d’elle, et la prit par le bras, comme s’il eût craint qu’on ne la lui arrachât avant qu’il eût parlé. — Fiamma, dit-il, en l’amenant vers son père, répondez à une question très concise ; voulez-vous épouser Simon Féline ? — Fiamma tressaillit, puis elle se remit aussitôt, regarda le visage impassible de son père, et vit, à la blancheur de ses lèvres, qu’il était dévoré de ressentiment. Elle répondit sans hésiter : J’y consens, si mon père le permet.
— Une fille bien née ne répond jamais ainsi, dit le comte en se levant ; avant de déclarer aussi librement ses désirs, elle demande conseil à ses parens. Il y a une espèce d’effronterie à procéder de la sorte. Il est évident que je ne puis vous refuser mon consentement ; je ne le puis, ni ne le veux, car j’estime infiniment le choix que vous avez fait. Seulement je trouve dans le mystère de ce choix, et dans la manière dont on a surpris ma franchise, tout ce qu’il y a de plus opposé à la décence de la femme, à la loyauté de l’ami, et au respect dû au père.
Ayant ainsi parlé avec cette apparence de dignité, que les vieux aristocrates possèdent au plus haut degré, et qu’ils savent ressaisir dans les occasions même où leurs actions manquent le plus de la véritable dignité, il repoussa du pied le fauteuil qui était derrière lui, et sortit brusquement de la chambre.
— Ce consentement équivaut à un refus, dit Fiamma à son ami ; Parquet, nous avons été trop vite.
— La balle est lancée, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber.
— Je me charge de plier mon père comme un roseau, si M. Féline consent à refuser ma dot.
— Il n’y consent pas, répondit Parquet ; il exige qu’il en soit ainsi.
— Si mon père ne cède pas à cette séduction, il n’y a plus d’espérance, reprit Fiamma, car une explication serait inévitable entre lui et moi, et j’aime mieux me faire religieuse que d’épouser Simon au prix de cette explication.
— Toujours le secret ! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment faire marcher une affaire dont les pièces ne sont pas au dossier ?
Fiamma, prévoyant bien que la colère de son père aurait une prochaine explosion, s’était sauvée au fond du parc, espérant éviter sa vue pendant les premières heures. Mais le destin voulut qu’ils se rencontrassent dans l’endroit le plus retiré de l’enclos. M. de Fougères allait précisément là, cacher et étouffer son dépit ; en voyant l’objet de sa fureur, il oublia la résolution qu’il avait prise de se modérer ; ses petits yeux grossirent et gonflèrent ses paupières ridées ; il fut forcé de se jeter sur un banc pour ne pas étouffer.
C’était en effet une grande contrariété pour le comte que cette ouverture inattendue de M. Parquet et l’adhésion subite qu’y avait donnée sa fille. En voyant Fiamma se retirer au couvent, et ne plus faire chez lui que des apparitions de stricte bienséance, il s’était flatté, pendant deux ans, d’en être tout-à fait débarrassé. Sa joie avait été au comble, lorsque Fiamma lui avait dit, huit jours auparavant, que son intention était de prendre le voile, et qu’elle allait l’accompagner à Fougères pour faire ses adieux à ses amis du village, et leur donner l’assurance de la liberté d’esprit et de la satisfaction véritable avec lesquelles elle embrassait l’état monastique. Ce voyage avait paru d’autant plus convenable et d’autant plus avantageux à M. de Fougères vis-à-vis de l’opinion publique, qu’il se croyait plus assuré de la résolution inébranlable de sa fille. La crainte d’une inclination de sa part pour Féline n’avait jamais été sérieuse en lui, et s’il l’avait eue, depuis long-temps elle s’était dissipée. Il ignorait leur correspondance, et lors même qu’il en eût été le confident, il eût pu croire que Simon était guéri de son amour, et que Fiamma ne l’avait jamais partagé.
La scène qui venait d’avoir lieu avait donc été pour lui un coup de foudre. Ce n’est pas qu’une alliance avec Féline fût désormais aussi disproportionnée à ses yeux qu’elle l’eût été deux ou trois ans auparavant. Depuis la veille surtout, M. de Fougères commençait à apprécier les avantages de la position et l’importance des talens de Simon. Il avait vu en arrivant les sommités aristocratiques de la province. Il avait dîné à la préfecture, et là, tous les convives avaient déploré les opinions de M. Féline avec une chaleur qui prouvait le cas qu’on faisait de sa force, ou la crainte qu’elle inspirait. On s’était surtout étonné de l’imprudence qu’avait commise M. de Fougères en ne le choisissant pas pour avocat, ou en ne s’assurant pas d’avance de sa neutralité. Le séjour de Paris rend essentiellement dédaigneux pour les talens de la province ; on s’imagine que la capitale absorbe toutes les supériorités et en deshérite le reste du sol. Cela était arrivé à M. de Fougères ; il s’éveilla péniblement de cette erreur dès les premières opinions qu’il entendit émettre à ses pairs sur la puissance de Féline. Cette jeune renommée avait pris subitement tant d’éclat, que la surprise et l’inquiétude du plaideur furent extrêmes. Il courut aussitôt se confier à M. Parquet. C’est pour cela que Bonne, prenant son embarras pour de la froideur, était revenue au village la veille dans la soirée, pénétrée de l’idée que le comte avait découvert les projets de son père à l’égard de Fiamma, et qu’il en était offensé.
Cependant M. de Fougères s’était flatté que Simon n’oserait pas résister à la crainte de se faire un ennemi d’un homme tel que lui, et il avait pris le parti de le flagorner dans la personne de M. Parquet, n’imaginant guère qu’il allait tomber dans un piége. Il y était tombé avec une simplicité qui le couvrait de honte à ses propres yeux, et qui poussait à l’exaspération l’aversion profonde qu’il avait pour la caste plébéienne. En raison de ses adulations et de ses platitudes devant cette caste, M. de Fougères lui portait, dans le secret de son cœur, la haine héréditaire dont les nobles ne guériront jamais, et que ressentent avec le plus d’amertume ceux d’entre eux qui ont la lâcheté de mendier son appui, et de la tromper par couardise.
Ayant depuis deux ans concentré toutes ses affections (si toutefois les avares ont des affections) sur sa nouvelle famille, il mettait son orgueil et sa joie à ménager une grande fortune à ses héritiers. Il avait regardé Fiamma comme morte, et il avait eu la politesse de lui offrir une vingtaine de mille francs de dot pour épouser le Seigneur, à peu près comme il eût réservé cette somme à des obsèques dignes du rang de sa famille. Mais Fiamma avait refusé jusqu’à ce don en alléguant que le petit héritage de sa mère lui suffirait pour entrer au couvent, et pour s’y ensevelir.
Maintenant, au lieu de cette heureuse conclusion à l’importune existence de sa fille chérie (il l’appellait ainsi surtout depuis qu’elle approchait de la tombe où il eût voulu la clouer vivante), il prévoyait qu’il faudrait s’exécuter et lui donner une dot convenable. Il supposait que Féline avait des dettes, ou de l’ambition ; il regardait cette race d’avocats et de procureurs comme une armée ennemie, qui le couvrirait de blâme dans le pays, s’il ne faisait pas honorablement les choses, et en fin de cause, il savait que sa fille pouvait se passer de son consentement. Son cœur était donc dévoré de toutes les chenilles de l’avarice, et il ne voyait aucune issue à son embarras ; car la seule chose qui l’eût rassuré, la résolution de Fiamma contre le mariage, venait d’être subitement révoquée d’une manière laconique et absolue, dont il ne connaissait que trop la valeur. Il n’avait donc qu’un moyen de se soulager, c’était de se mettre en colère ; et il faut que cette envie soit bien irrésistible, puisqu’elle aggravait tout le mal, et qu’il s’y abandonna néanmoins.
Il éclata donc en reproches amers sur la trahison de M. Parquet, dont Fiamma s’était rendue complice en le traitant comme un père de comédie. Il qualifia ce projet de sourde et méprisable intrigue, et la conduite de Fiamma d’hypocrisie consommée. — C’était donc là où devaient vous conduire cette dévotion austère, lui dit-il, et cet amour insatiable de la retraite ? J’en ferai compliment aux nonnes qui en ont été dupes ou complices. J’admire beaucoup aussi le prétexte que vous m’avez donné, pour venir me demander, sous le manteau de la prudence, la main de M. Féline, car c’est vous qui faites ici le rôle de l’homme. Ce n’est pas lui qui veut m’arracher mon consentement, c’est vous-même. C’est vous sans doute qui viendrez, à la tête des notaires, me présenter une de ces sommations qu’on appelle respectueuses par ironie sans doute pour l’autorité paternelle ?
— Monsieur, répondit Fiamma avec le même calme qu’elle avait toujours apporté dans ces pénibles relations, j’espère que je n’aurai pas recours à de semblables moyens, et qu’après avoir mûri l’idée de ce mariage dans votre sagesse, vous l’approuverez avec bonté. Si vous étiez plus calme, je vous prierais de m’expliquer sur quoi vous fondez vos répugnances ; mais vous ne m’entendez pas dans ce moment ci. Je me bornerai à vous dire que vous n’avez pas été trompé, que cela du moins a toujours été éloigné de ma pensée et de mon intention ; que je suis absolument étrangère à la forme que M. Parquet a pu donner aux propositions de M. Féline ; que j’ai été de bonne foi dans tout ce que j’ai fait jusqu’ici, et qu’avant-hier encore ma résolution de prendre le voile me semblait inébranlable. Je suis venue ici, croyant assister au mariage de M. Féline avec Bonne Parquet, et lorsque je vous donnai autrefois ma parole d’honneur de ne jamais laisser concevoir à M. Féline des espérances contraires à la raison ou à l’honneur…
— Alors vous mentiez comme aujourd’hui ! s’écria M. de Fougères. Il fallait que vous fussiez bien éprise déjà de cet homme, pour qu’un seul jour passé ici, après une aussi longue séparation, vous ait mis aussi bien d’accord. Allons, je ne suis pas un Géronte. Quoique vous soyez une intrigante habile, vous ne me ferez pas croire que le temps de votre retraite au couvent ait été très saintement employé. Après une vie comme celle que vous meniez ici, après des jours et des nuits passés on ne sait où, je ne serais pas étonné que des raisons majeures ne vous eussent tout d’un coup forcée à vous cacher, et je présume que M. Féline, ayant fait fortune, est saisi aujourd’hui d’un remords de conscience ; car vous êtes tous fort pieux, lui, sa mère, vous, et la confidente, Mlle Parquet…
— Monsieur, dit Fiamma avec énergie, vous m’outragez, et je ne le souffrirai pas, car vous n’en avez pas le droit. Dieu sait que vous n’avez aucun droit sur moi.
— J’en ai que vous ignorez, mademoiselle, et qu’il est temps de vous faire savoir, s’écria le comte hors de lui. J’ai le droit du bienfaiteur sur l’obligé, de celui qui donne sur celui qui reçoit ; j’ai le droit qu’un homme acquiert en subissant dans sa maison la présence d’un étranger, et en l’y élevant par compassion. Ce droit, signora Carpaccio, le comte de Fougères l’a acquis en daignant nourrir la fille d’un bandit et d’une…
— Et d’une femme parfaite, indignement sacrifiée à un misérable tel que vous, répondit Fiamma d’un air et d’un ton qui forcèrent le comte à se rasseoir. Puisque vous savez tout, monsieur le comte, sachez bien que, de mon côté, je n’ignore rien, et je vais vous le prouver. Restez ici ; ne bougez pas, ne m’interrompez pas, je vous le défends ! La mémoire de ma mère est sacrée pour moi. N’espérez pas la flétrir à mes yeux, ni me faire rougir de devoir le jour à un chef de partisans, à un héros, qui est mort pour sa patrie, et dont je suis plus fière que de vos ancêtres, dont une loi absurde et impie me force de porter le nom. Bianca Faliero, de la race ducale de Venise, et Dionigi Carpaccio, paysan des Alpes, défenseur et martyr de la liberté, c’était une noble alliance, et il n’y a qu’une grande ame comme celle de ma mère qui dût savoir préférer la protection généreuse du brave partisan à l’avilissante faveur du comte de Stagenbracht.
— Que voulez-vous dire ? s’écria le comte en essayant de se lever et en bondissant sur son siége avec égarement ; quel nom avez-vous prononcé ? à quelle impure source de calomnie avez-vous puisé l’ingratitude et l’outrage dont vous payez ma miséricorde envers vous ?
— La voici cette source impure ! dit Fiamma en tirant de son sein un paquet de lettres ; c’est celle de votre fortune, signor Spazetta. Voici les preuves de votre infamie, écrites et signées de votre propre main ; voici les pièces du marché que vous avez conclu avec un seigneur autrichien pour lui vendre votre femme ; voici votre première espérance de racheter le fief de Fougères, monsieur le comte, car voici la quittance de l’à-compte que vous avez reçu sur l’espoir du déshonneur de ma mère. Mais elle n’a pas voulu le consommer pour vous ni l’accepter pour elle-même ; voici la concession de cette maison de campagne où vous aviez consigné ma mère, pour la soustraire, disiez-vous, aux fatigues du commerce et rétablir sa santé délicate, mais, en effet, pour la placer sous la main du comte à trois pas de sa villa… Mais vous aviez compté sans le secours du chevaleresque Carpaccio, monsieur le comte. Malheureusement il rôdait autour du château de M. de Stagenbracht, lorsque les cris de ma mère, qu’on enlevait par son ordre et par votre permission, parvinrent jusqu’à lui. C’est alors que, par une tentative désespérée, trois contre dix, il la délivra et fit ce que vous auriez dû faire, en tuant de sa propre main le ravisseur. Si la reconnaissance de ma mère pour ce libérateur, et son admiration pour un courage intrépide, lui ont fait fouler aux pieds le préjugé du rang et manquer à des devoirs que vous aviez indignement souillés le premier, c’est à Dieu seul qu’appartiennent la remontrance et le pardon. Quant à vous, monsieur le comte, au lieu d’insulter les cendres de cette femme infortunée, c’est à vous qu’il appartient de baisser la tête et de vous taire, car vous voyez que je suis bien informée.
Le comte resta, en effet, immobile, silencieux, attéré.
— Je vous ai dit, continua Fiamma, ce que je devais vous dire pour l’honneur de ma mère ; quant au mien, monsieur, il me reste à vous rappeler que vous avez encore moins le droit d’y porter atteinte, car vous êtes un étranger pour moi, et non-seulement il n’y a aucun lien de famille entre nous, mais encore j’ai été élevée loin de vos yeux, sans que vous ayez jamais rien fait pour moi… Ne m’interrompez pas. Je sais fort bien que la crainte de voir ébruiter votre crime vous a disposé envers ma mère à une indulgence qu’un honnête homme n’eût puisée que dans sa propre générosité. Je sens que vous avez daigné ne point la priver du nécessaire, d’autant plus qu’elle tenait de sa famille les faibles ressources que je possède aujourd’hui. Je sais que vous ne l’avez point maltraitée et que vous vous êtes contenté de l’insulter et de la menacer. Je sais enfin que vous l’avez laissée mourir sans l’attrister de votre présence. Voilà votre clémence envers elle. Voici vos bontés pour moi : vous m’avez laissée vivre avec mon modeste héritage jusqu’au moment où, pensant acquérir des protections par mon établissement, vous m’avez arrachée à ma retraite et au tombeau de ma mère, pour me jeter dans un monde où je n’ai pas voulu servir d’échelon à votre fortune. Je savais de quoi vous étiez capable, monsieur le comte ; mais ce qui me rassurait, c’est qu’un contrat de vente illégitime eut été plus nuisible que favorable à vos nouveaux intérêts. Il ne s’agissait plus pour vous de payer un fonds de commerce d’épicerie, vous vouliez désormais jeter de l’éclat sur votre maison. Je ne me serais jamais rapprochée de vous, sans le secret inviolable que je devais aux malheurs de ma mère, sans la prudence extrême avec laquelle je voulais, par une apparence de déférence à vos volontés, éloigner ici, comme en Italie, tout soupçon sur la légitimité de ma naissance. Croyez bien que c’est pour elle, pour elle seule, pour le repos de son ame inquiète, pour le respect dû à ses cendres abandonnées, que je me suis résignée pendant plusieurs années à vivre près de vous et à vous disputer pas à pas mon indépendance sans vous pousser à bout. Un ami imprudent a allumé aujourd’hui votre fureur contre moi, au point qu’elle a rompu toutes les digues. Cette explication, la première que nous avons ensemble sur un tel sujet, et la dernière que nous aurons, je m’en flatte, a été amenée par un concours de circonstances étrangères à ma volonté ; mais puisqu’il en est ainsi, je m’épargnerai les pieux mensonges que je voulais vous faire sur mon vœu de pauvreté, je vous dirai franchement ce que je vous aurais dit à travers un voile. Vous pouvez donner ma main à Simon Féline, sans craindre que je fasse valoir sur votre fortune des droits que j’ai aux termes de la loi, mais que ma conscience et ma fierté repoussent. La seule condition à laquelle j’ai accordé la promesse de ma main, est celle-ci. Pour sauver les apparences et mettre vos enfans légitimes à couvert de toute réclamation de la part des miens (si Dieu permet que le sang de Carpaccio ne soit pas maudit), M. Féline vous signera une quittance de tous les biens présens et futurs, que votre respect pour les convenances et mes droits d’héritage m’eussent assurés…
— M. Féline sait-il donc le secret de votre naissance ? dit M. de Fougères avec anxiété.
— Ni celui-là, ni le vôtre, monsieur, répondit Fiamma : ces deux secrets sont inséparables, vous devez le comprendre ; et si en divulguant l’un, on flétrissait la mémoire de ma mère, je serais forcée de divulguer l’autre pour la justifier. Ainsi, soyez tranquille, ces papiers que j’ai trouvés sur elle après sa mort ne seront jamais produits au jour, si vous ne m’y contraignez par un acte de folie, et ils seront anéantis avec moi, sans que mon époux lui-même en soupçonne l’existence.
Depuis le moment où M. de Fougères avait aperçu les papiers dans la main de Fiamma, jusqu’à celui où elle les remit dans son sein, il avait été partagé entre le trouble de la consternation et la tentation de s’élancer sur elle pour les lui arracher. S’il n’avait pas réalisé cette dernière pensée, c’est qu’il savait Fiamma forte de corps et intrépide de caractère, capable de se laisser arracher la vie plutôt que de livrer le dépôt qu’elle possédait ; d’ailleurs il avait espéré l’obtenir de bonne grâce. Il balbutia donc quelques mots, pour faire entendre que son consentement au mariage était attaché à l’anéantissement de ces terribles preuves. Fiamma ne lui répondit que par un sourire qui exprimait un refus inflexible, et, le saluant sans daigner lui demander une promesse qu’il ne pouvait pas refuser, elle s’éloigna en silence. Alors le comte se leva et fit deux pas sur ses traces, vivement tenté de la saisir par surprise (et d’employer la violence pour arracher sa sentence d’infamie. Mais, au même instant, la pâle et calme figure de Simon Féline parut de l’autre côté de la haie, dans le jardin du voisin Parquet.
Le comte le salua profondément, tourna sur ses talons, et disparut.
Le mariage de Simon Féline et de Fiamma Faliero fut célébré à la fin du printemps, dans la petite église où ils avaient dit une si fervente prière le jour de leurs mutuels aveux. À côté de ce beau couple, on vit l’aimable Bonne s’engager dans les mêmes liens avec le jeune médecin qui l’aimait et qu’elle ne haïssait pas, c’était son expression. Le comte de Fougères assista au mariage avec une exquise aménité. Jamais on ne l’avait vu si empressé de plaire à tout le monde. Heureusement pour lui, cette noce se passait en famille, au village, et sans éclat, dans la maison Parquet. Aucun de ses pairs, et sa nouvelle épouse elle-même, qui fut très à propos malade ce jour-là, ne put être témoin des détails de cette fête, qui consomma sa mésalliance. La bonne mère Féline se trouva assez bien rétablie pour en recevoir tous les honneurs. Tout se passa avec calme, avec douceur, avec simplicité, avec cette dignité si rare dans la célébration de l’hyménée. Aucun propos obscène ne ternit la blancheur du front des deux charmantes épousées. Le seul maître Parquet ne put s’empêcher de glisser quelques madrigaux semi-anacréontiques, qu’on lui pardonna, vu qu’il avait bu un peu plus que de raison. Cependant ni lui ni aucun des convives ne dépassa les bornes d’un aimable abandon et d’une douce philosophie. Le curé prit part au repas, après avoir promis à Jeanne de ne plus s’aviser d’encenser personne. Le seul évènement fâcheux qui résulta de ces modestes réjouissances, ce fut la mort d’Italia, que l’on trouva le lendemain matin étendu sur les débris du festin et victime de son intempérance.
En vertu d’un arrangement que conseilla et que décida M. Parquet, M. de Fougères renonça aux principaux avantages du testament fait en faveur de sa femme, afin de ne pas perdre le tout, et l’honneur de sa famille par-dessus le marché.
Cet échec, que ne compensait pas en entier la renonciation de Féline à toute dot ou héritage, l’affligea bien, et il quitta précipitamment le pays, heureux du moins de se débarrasser du voisinage et de l’intimité, non de la famille Féline qui ne l’importunait guère de ses empressemens, mais de M. Parquet, qui, affectant de le prendre désormais au mot et de le traiter d’égal à égal, s’amusait à le faire cruellement souffrir.
Il est vraisemblable que les relations du village avec le château eussent été de plus en plus rares et froides, sans un évènement qui vint tout à coup plier jusqu’à terre l’épine dorsale du comte de Fougères : la chute d’une dynastie et l’établissement d’une autre. Le règne du tiers-état sembla effacer tous les vestiges d’orgueil nobiliaire que M. de Fougères n’avait pas laissés dans la boutique de M. Spazetta. Tant que la royauté bourgeoise n’eut pas pris décidément le dessus sur les résistances sincères, le comte, espérant tout, ou plutôt craignant tout de l’influence des avocats et de la puissance des grandes ames, se fit l’adulateur de son gendre, et par conséquent de M. Parquet. Simon avait peine à dissimuler son dégoût pour cette conduite, et M. Parquet y trouvait un inépuisable sujet de moquerie et de divertissement. — Mais quand la puissance régnante eut absorbé ou paralysé l’opposition ; quand, n’ayant plus peur du parti républicain, elle se tourna vers l’aristocratie et chercha à la conquérir, M. de Fougères suivit l’exemple de la mauvaise race de courtisans qui ne peut pas perdre l’habitude de servir ; et cessant de faire de l’indignation au fond de son château avec le sardonique M. Parquet, il se brouilla avec lui et avec Simon sur le premier prétexte venu ; puis il revint à Paris faire sa cour à quiconque lui donna l’espoir de le pousser à la pairie, chimérique espoir qu’il avait caressé sous le règne précédent.