SIMON.

À MADAME LA COMTESSE DE ***.

Mystérieuse amie, soyez la patrone de ce pauvre petit conte.

Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.

Madame, ne dites à personne que vous êtes sa sœur.

Cœur trois fois noble, descendez jusqu’à lui et rendez-le fier.

Comtesse, soyez pardonnée.

Étoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies.


i.

À quelque distance du chef-lieu de préfecture, dans un beau vallon de la Marche, on remarque, au-dessus d’un village nommé Fougères, un vieux château plus recommandable par l’ancienneté et la solidité de sa construction, que par sa forme ou son étendue. Il paraît avoir été fortifié. Sa position sur la pointe d’une colline assez escarpée à l’ouest, et les ruines d’un petit fort posé vis à vis, sur une autre colline, semblent l’attester. En 1820, on voyait encore plusieurs bastions et de larges pans de murailles former une dentelure imposante autour du château ; mais ces débris encombrant les cours de la ferme, les propriétaires en vendaient chaque année les matériaux et même les donnaient à ceux des habitans qui voulaient bien prendre la peine de les emporter. Ces propriétaires étaient de riches fermiers qui habitaient une maison blanche à un étage et couverte en tuiles, à deux portées de fusil du château ; quelques portions de bâtiment, qui avaient été les communs et les écuries du châtelain, servaient désormais d’étables pour les troupeaux et de logement pour les garçons de ferme. Quant aux vastes salles du manoir féodal, elles étaient vides, délabrées, et seulement bien munies de portes et de fenêtres, car elles servaient de greniers à blé. Ce n’est pas que le pays produise beaucoup de grains, mais les cultivateurs, qui avaient acheté les terres de Fougères, comme biens nationaux, avaient amassé une assez belle fortune en s’approvisionnant, dans le Berry, de céréales qu’ils entassaient dans leur château, et revendaient dans leur province à un plus haut prix. C’est une spéculation dont le peuple se trouverait bien, si le spéculateur consentait à subir avec lui le déficit des mauvaises années. Mais alors, au contraire, sous prétexte du grand dommage que les rats et les charançons ont fait dans les greniers, il porte ses denrées à un taux exorbitant, et s’engraisse des derniers deniers que le pauvre se laisse arracher au temps de la disette. Les frères Mathieu, propriétaires de Fougères, avaient, à tort ou à raison, encouru ce reproche de rapacité ; il est certain qu’on entendit avec joie, dans le hameau, circuler la nouvelle suivante : Le comte de Fougères, émigré, que le retour des Bourbons n’avait pas encore ramené en France, écrivait d’Italie à M. Parquet, ancien procureur, maintenant avoué au chef-lieu du département, pour lui annoncer qu’ayant relevé sa fortune par des spéculations commerciales, il désirait revenir dans sa patrie, et reprendre possession du domaine de ses pères. Il chargeait donc M. Parquet d’entrer en négociation avec les acquéreurs du château et de ses dépendances, non sans lui recommander de bien cacher de quelle part venaient ces propositions.

Pourtant, le comte de Fougères, las de la profession de négociant qu’il exerçait depuis vingt ans au-delà des Alpes, et voyant la possibilité de reprendre ses honneurs et ses titres en France, ne put s’empêcher d’écrire son espoir et son impatience à ses parens et à ses alliés, lesquels, pour leur part, ne purent s’empêcher de dire tout haut que la noblesse n’était pas tout-à-fait écrasée par la révolution, et que bientôt peut-être on verrait les armoiries de la famille refleurir au tympan des portes du château de Fougères.

Pourquoi la population reçut-elle cette nouvelle avec plaisir ? La famille de Fougères n’avait laissé dans le pays que le souvenir de dîners fort honorables et d’une politesse exquise. Cela s’appelait des bienfaits, parce qu’une quantité de marmitons, de braconniers et de filles de basse-cour avaient trouvé leur compte à servir dans cette maison. Le bonheur des riches est inappréciable, puisqu’en se contentant de manger leurs revenus de quelque façon que ce soit, ils répandent l’abondance autour d’eux. Le pauvre les bénit, pourvu qu’il lui soit accordé de gagner au prix de ses sueurs un mince salaire. Le bourgeois les salue et les honore, pour peu qu’il en obtienne une marque de protection. Leurs égaux les soutiennent de leur crédit et de leur influence, pourvu qu’ils fassent un bon usage de leur argent, c’est-à-dire, pourvu qu’ils ne soient ni trop économes ni trop généreux. Ces habitudes contractées depuis le commencement de la société, n’avaient pas tendu à s’affaiblir sous l’empire. La restauration venait leur donner un nouveau sacre en rendant ou accordant à l’aristocratie des titres et des priviléges tacites, dont tout le monde feignait de ne point accepter l’injustice et le ridicule, et que tout le monde recherchait, respectait, ou enviait. Il en est, il en sera encore long-temps ainsi. Le système monarchique ne tend pas à ennoblir le cœur de l’homme.

Quelques vieux paysans patriotes déclamèrent un peu contre les bastions qu’on allait reconstruire, contre les meurtrières du haut desquelles on allait assommer le pauvre peuple. Mais on n’y crut pas. La seule logique que connaisse bien le paysan, c’est le sentiment de sa force. On ne s’effraya donc pas du retour des anciens maîtres ; on en plaisanta un peu, on le désira encore davantage. Les fermiers enrichis sont de mauvais seigneurs pour la plupart ; l’économie qui faisait leur vertu dans le travail, devient leur grand vice dans la jouissance. Le journalier les trouve rudes et parcimonieux : il aime mieux avoir affaire à ces hommes aux mains blanches qui ne savent pas au juste combien pèse le soc d’une charrue au bras d’un rustre, et qui paient selon les convenances plus que selon le tarif.

Et puis le maire, l’adjoint, le percepteur, le curé et toutes les autorités civiles et religieuses du canton, tressaillaient d’aise à l’idée de ces estimables dîners qui leur revenaient de droit, si la noble famille recouvrait son héritage. On a beau dire, les fonctionnaires ont un grand crédit sur l’esprit du peuple. Ils proclament, ils placardent, ils emprisonnent et ils délivrent, ils protègent et ils nuisent. Jamais des hommes qui ont à leur disposition les pancartes imprimées, les ménétriers, les gendarmes, les clés de l’hôpital et les listes de dénonciation, ne seront des personnages indifférens. Ils pourront se passer du suffrage de leurs administrés, et leurs administrés ne pourront se dispenser de leur complaire. Quand donc le curé, le maire, les adjoints, le percepteur, le juge de paix et tutti quanti, eurent décidé que le retour de la famille de Fougères était un bonheur inappréciable pour la commune, les vieilles femmes dirent des prières pour qu’il plût au ciel de la ramener bien vite ; la jeunesse du village se réjouit à l’idée des fêtes champêtres qui auraient lieu pour célébrer son installation, et les journaliers tinrent une espèce de conseil dans lequel il fut résolu qu’on demanderait au nouveau seigneur l’augmentation d’un sou par jour dans le salaire du travail agricole.

M. de Fougères qui, en recevant de son avoué M. Parquet la promesse d’un succès, s’était rendu à Paris afin d’être plus à portée de négocier son affaire, fut informé de ces détails, et reçut même une lettre écrite par le garde-champêtre de Fougères, et revêtue, en guise de signatures, d’une vingtaine de croix, par laquelle on le suppliait d’accéder à cette demande d’augmentation dans le salaire des journées. On ajoutait que la commune faisait des vœux pour la réussite des négociations de M. Parquet, et on espérait qu’en fin de cause, pour peu que les frères Mathieu montrassent de l’obstination, sa majesté le Roi Dix-huit ferait finir ces difficultés et lâcherait un ordre de mettre dehors les spogliateurs de la famille de M. le comte.

M. de Fougères avait trop bien appris la vie réelle, durant son exil, pour ne pas savoir que les affaires ne se faisaient pas ainsi ; mais, en véritable négociant qu’il était, il comprit le parti qu’il pouvait tirer des dispositions de ses ex-vassaux. Il chargea ses émissaires de promettre une augmentation de deux sous par jour aux journaliers ; et dès-lors, ce qu’il avait prévu arriva. Il n’y eut sorte de vexations sourdes et perfides dont les frères Mathieu ne fussent accablés. On arrachait l’épine qui bordait leurs prés, afin que toutes les brebis du pays pussent, en passant, manger et coucher l’herbe, et si un des agneaux de la ferme Mathieu venait, par la négligence du berger, à tondre la largeur de sa langue chez le voisin, on le mettait en fourrière, et le garde-champêtre, qui était à la tête de la conspiration pour cause de vengeance particulière, dressait procès-verbal et constatait un délit tel que quinze vaches n’eussent pu le faire. D’autres fois, on habituait les oies de toute la commune à chercher pâture jusque dans le jardin des Mathieu, et si une de leurs poules s’avisait de voler sur le chaume d’un toit, on lui tordait le cou sans pitié, sous prétexte qu’elle avait cherché à dégrader la maison. On poussa la dérision jusqu’à empoisonner leurs chiens, sous prétexte qu’ils avaient eu l’intention de mordre les enfans du village.

Mais l’artifice tourna contre son auteur ; les frères Mathieu comprirent bientôt de quoi il s’agissait. Paysans eux-mêmes, et paysans Marchois, qui plus est, ils savaient les ruses de la guerre. Ils commencèrent par lâcher pied, et quittant leur habitation de Fougères, ils s’allèrent fixer dans une autre propriété qu’ils avaient près de la ville. De cette manière, les vexations eurent moins d’ardeur, ne tombant plus directement sur les objets d’animadversion qu’on voulait expulser. Les paysans continuèrent à faire un peu de pillage, dans un pur esprit de rapine, ayant pris goût à la chose. Mais les Mathieu se soucièrent médiocrement d’un déficit momentané dans leurs revenus ; ce déficit dût-il durer deux ou trois ans, ils se promirent de le faire payer cher à M. le comte, et se réjouirent de voir les habitans de Fougères contracter des habitudes de filouterie qu’il ne leur serait pas facile désormais de perdre et dont leur nouveau seigneur serait la première victime.

Les négociations durèrent quatre ans, et M. de Fougères dut s’estimer heureux de payer sa terre cent mille francs au-dessus de sa valeur. L’avoué Parquet lui écrivit : « Hâtez-vous de les prendre au mot, car si vous tardez un peu, ils en demanderont le double. » Le comte se soumit, et le contrat fut rédigé.

ii.

Parmi le petit nombre des vieux partisans de la liberté qui voyaient d’un mauvais œil et dans un triste silence le retour de l’ancien seigneur, il y avait un personnage remarquable, et dont, pour la première fois peut-être dans le cours de sa longue carrière, l’influence se voyait méconnue. C’était une femme âgée de soixante-dix ans, et courbée par les fatigues et les chagrins, plus encore que par la vieillesse. Malgré son existence débile, son visage avait encore une expression de vivacité intelligente, et son caractère n’avait rien perdu de la fermeté virile qui l’avait rendue respectable à tous les habitans du village. Cette femme s’appellait Jeanne Féline ; elle était veuve d’un laboureur, et n’avait conservé d’une nombreuse famille qu’un fils, dernier enfant de sa vieillesse, faible de corps, mais doué comme elle d’une noble intelligence. Cette intelligence qui brille rarement sous le chaume, parce que les facultés élevées n’y trouvent point l’occasion de se développer, avait su se faire jour dans la famille Féline. Le frère de Jeanne, de simple pâtre, était devenu un prêtre, aussi estimable par ses mœurs que par ses lumières, il avait laissé une mémoire honorable dans le pays, et le mince héritage de douze cents livres de rente à sa sœur, ce qui pour elle était une véritable fortune. Se voyant arrivée à la vieillesse, et n’ayant plus qu’un enfant peu propre par sa constitution à suivre la profession de ses pères, Jeanne lui avait fait donner une éducation aussi bonne que ses moyens l’avaient permis. L’école du village, puis le collége de la ville avaient suffi au jeune Simon pour comprendre qu’il était destiné à vivre de l’intelligence et non d’un travail manuel ; mais lorsque sa mère voulut le faire entrer au séminaire, la bonne femme n’appréciant, dans sa piété, aucune vocation plus haute que l’état religieux, le jeune homme montra une invincible répugnance, et la supplia de le laisser partir pour quelque grande ville où il put achever son éducation, et tenter une autre carrière. Ce fut une grande douleur pour Jeanne ; mais elle céda aux raisons que lui donnait son fils.

— J’ai toujours reconnu, lui dit-elle, que l’esprit de sagesse était dans notre famille. Mon père fut un homme sage et craignant Dieu.

Mon frère a été un homme sage, instruit dans la science et aimant Dieu. Vous devez être sage aussi, quand les épreuves de la jeunesse seront finies. Je pense donc que votre dessein vous est inspiré par le bon ange. Peut-être aussi que la volonté divine n’est pas de laisser finir notre race. Vous en êtes le dernier rejeton ; c’était peut-être un désir téméraire de ma part que celui de vous engager dans le célibat. Sans doute, les moindres familles sont aussi précieuses devant Dieu que les plus illustres, et nul homme n’a le droit de tarir dans ses veines le sang de sa lignée, s’il n’a des frères ou des sœurs pour la perpétuer. Allez donc où vous voulez, mon fils, et que la volonté d’en haut soit faite.

Ainsi parlait, ainsi pensait la mère Féline. C’était une noble créature, vraiment religieuse, et n’ayant d’une paysanne que le costume, la frugalité et les laborieuses habitudes ; ou plutôt c’était une de ces paysannes, comme il a dû en exister beaucoup avant que les mœurs patriarcales eussent été remplacées par l’âge de fer de la corruption et de la servitude. Mais cet âge d’or a-t-il jamais existé lui-même ?

Jeanne était née sage et droite ; son frère, l’abbé Féline, l’avait perfectionnée par ses exemples et par ses discours. Il lui avait tout au plus appris à lire ; mais il lui avait enseigné par toutes les actions, par toutes les pensées, par toutes les paroles de sa vie, le véritable esprit du christianisme. Cet esprit de notre religion, si effacé, si corrompu, si perverti, si souillé par ses ministres, depuis le fondateur jusqu’à nos jours, semble heureusement, de temps à autre, se réveiller, avec sa pureté sans tache et sa simplicité antique, dans quelques ames d’élite qui le font encore comprendre et goûter autour d’elles. L’abbé Féline, et par suite, sa sœur Jeanne, étaient de ces nobles ames, les seules et les vraies ames apostoliques dont l’apparition a toujours été rare, quelque nombreux que fussent les ministres et les adeptes du culte. Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus, a dit le Christ. Beaucoup prennent le thyrse, a dit Platon, mais peu sont inspirés par le Dieu.

Malheureusement, cet enthousiasme de la foi et cette simplicité de cœur qui font l’homme pieux, sont presque impossibles à conserver dans le contact de notre civilisation investigatrice. Le jeune Simon subit la fatalité attachée à notre époque ; il ne put pas éclairer son esprit sans perdre le trésor de son enfance, la conviction. Cependant il demeura aussi attaché à la foi catholique qu’il est possible de l’être à un homme de ce monde. Le souvenir des vertus de son oncle, le spectacle de la sainte vieillesse de sa mère, lui restèrent sous les yeux comme un monument sacré devant lequel il devait passer toute sa vie en s’inclinant et sans oser porter un regard d’examen profane dans le sanctuaire. Il eut donc soin de cacher à Jeanne les ravages que l’esprit de raisonnement et de scepticisme avait faits en lui. Chaque fois que les vacances lui permettaient de revenir passer l’automne auprès d’elle, il veillait attentivement à ce que rien ne trahît la situation de son esprit. Il lui fut facile d’agir ainsi sans hypocrisie et sans effort. Il trouvait chez cette vénérable femme une haute sagesse et une poétique naïveté, qui ne permettaient jamais à l’ennui ou au dédain de condamner ou de critiquer le moindre de ses actes. D’ailleurs, un profond sentiment d’amour unissait ces ames formées de la même essence, et jamais rien de ce qui remplissait l’une, ne pouvait fatiguer ni blesser l’autre. Dans leur ignorance des besoins de la civilisation, Jeanne et Simon s’étaient crus assez riches pour vivre l’un et l’autre avec les douze cents livres de rente légués par le curé ; la moitié de ce même revenu avait suffi à la première éducation du jeune homme, l’autre avait procuré une douce aisance à la sobre et rustique existence de Jeanne ; mais Simon, qui désirait vivement aller étudier à Paris, et qui déjà se trouvait endetté à Poitiers, après deux ans de séjour, éprouva de grandes perplexités. Il lui était odieux de penser à abandonner son entreprise, et de retomber dans l’ignorance du paysan. Il lui était plus odieux encore de retrancher à sa mère l’humble bien-être qu’il eût voulu doubler au prix de sa vie. Il songea sérieusement à se brûler la cervelle ; son caractère avait trop de force pour communiquer sa douleur ; Féline l’ignora, mais elle s’effraya de voir la sombre mélancolie qui envahissait cette jeune ame, et qui, dès cette époque, y laissa les traces ineffaçables d’une rude et profonde souffrance.

Heureusement, dans cette détresse, le ciel envoya un ami à Simon. Ce fut son parrain, le voisin Parquet, un des meilleurs hommes que cette province ait possédés. Parquet était natif du village de Fougères, et bien que sa charge l’eût établi à la ville dans une maison confortable, achetée de ses deniers, il aimait à venir passer les trois jours de la semaine dont il pouvait disposer, dans la maisonnette de ses ancêtres, tous procureurs de père en fils, tous bons vivans, laborieux, généreux, et s’étant, à ce qu’il semblait, fait une règle héréditaire de gagner beaucoup, afin de beaucoup dépenser sans ruiner leurs enfans. Néanmoins maître Simon Parquet, après avoir montré beaucoup de penchant à la prodigalité dans sa jeunesse, était devenu assez rangé, dans son âge mûr, pour amasser une jolie fortune. Ce miracle s’était opéré, disait-on, par l’amour qu’il portait à sa fille chérie qu’il voulait voir avantageusement établie. Le fait est que la parcimonie de sa femme lui avait fait autrefois aimer le désordre, par esprit de contradiction ; mais aussitôt que la dame fut morte, Parquet goûta beaucoup moins de plaisir en mangeant le fruit qui n’était plus défendu, et trouva dans ses ressources assez de temps et d’argent pour bien profiter et pour bien user de la vie ; il demeura généreux et devint sage. Sa fille était agréable sans être jolie, sensée plus que spirituelle, douce, laborieuse, pleine d’ordre pour sa maison, de soins pour son père et de bonté pour tous ; elle semblait avoir pris à cœur de mériter le doux nom de Bonne, que son père lui avait donné par suite d’idées systématiques, analogues à celles de M. Shandy.

La maison de campagne de maître Parquet était située à l’entrée du village, au-dessus de la chaumière de Jeanne Féline, au-dessous du château de Fougères. Ces trois habitations avec leurs grandes et petites dépendances, couvraient la colline. L’ancien parc du château, converti en pâturage, descendait jusqu’aux confins du jardin symétrique de M. Parquet, et le mur crépi de ce dernier n’était séparé que par un sentier de la haie qui fermait le potager rustique de la mère Féline. Ce voisinage intime avait permis aux deux familles de se connaître et de s’apprécier. Simon Féline et Bonne Parquet étaient amis et compagnons d’enfance. L’avoué avait été uni d’une profonde estime et d’une vive amitié avec l’abbé Féline ; on disait même que, dans sa jeunesse, il avait soupiré inutilement pour les yeux noirs de Jeanne. Il est certain que, dans son amitié pour cette vieille femme, il y avait un mélange de respect et de galanterie surannée qui faisait parfois sourire le grave Simon. C’était, du reste, la seule passion romanesque qui eût trouvé place dans l’existence très positive de l’ex-procureur. Des distractions fort peu exquises, et qu’il appelait assez mal à propos les consolations d’une douce philosophie, étaient venues à son secours, et avaient empêché, disait-il, que sa vie ne fût livrée à un désespoir abrutissant. Depuis cette époque de rêves enchanteurs et de larmes vaines, il avait vu Jeanne devenir mère de douze enfans. Dans sa prospérité comme dans sa douleur, elle avait toujours trouvé dans M. Parquet un digne voisin et un ami dévoué.

L’excellent homme était rempli de finesse et de pénétration. Il devina plutôt qu’il ne découvrit le secret de Simon. Il lui arracha enfin l’aveu de ses dettes et de son embarras pour l’avenir. Alors l’emmenant dans son cabinet, à la ville :

— Tiens, lui dit-il en lui mettant un portefeuille dans la main, voici une somme de dix mille francs que je viens de recevoir d’un riche, pour lui en avoir fait gagner autrefois quatre cent mille. C’est une aubaine sur laquelle je ne comptais plus, le client s’étant ruiné et enrichi deux ou trois fois depuis. Personne ne sait que cette somme m’est rentrée, pas même ma fille ; garde-moi le secret. Il n’est pas bon qu’un jeune homme laisse dire qu’il a reçu un service. La plus noble chose du monde, c’est de l’accepter d’un véritable ami ; mais le monde ne comprend rien à cela. Peut-être qu’un autre t’eût proposé de te compter une pension, ou de payer tes lettres de change. Ce dernier point est contraire à mes principes d’ordre, et quant au premier, je trouve qu’il en coûte assez à ton orgueil d’accepter une fois. Renouveler cette cérémonie, serait te condamner à un supplice périodique. Tu as du cœur, tu as de la modération ; cette somme doit te suffire pour passer à Paris plusieurs années, à moins que tu ne contractes des vices. Songe à cela ; c’est ton affaire. Tout ce que je te dirais à cet égard n’y changerait rien. Dieu te garde d’une jeunesse orageuse comme la mienne !

Simon, étourdi d’un service si considérable, voulut en vain le refuser en exprimant ses craintes de ne pouvoir le rendre assez vite.

— Je te donne trente ans de crédit, répondit Parquet en riant ; tu paieras aux enfans de ma fille, avec les intérêts, si tu veux. Je ne cherche point à blesser ta fierté.

— Mais s’il m’arrive de mourir sans m’acquitter, comment fera ma mère ?

— Aussi je ne te demande pas de billet, reprit l’avoué d’un ton brusque ; ni ta mère ni mes héritiers n’en sauront rien. Allons, va-t-en, en voilà assez ; sache seulement que je ne suis ni si généreux, ni si imprudent que tu le penses. Simon, tu es destiné à faire ton chemin, souviens-toi de ce que je te dis ; le neveu de mon pauvre Féline, le fils de Jeanne, n’est pas dévoué à l’obscurité. Avant qu’il soit vingt ans peut-être, je serai fort honoré de ta protection. Je ne ris pas. Adieu, Simon, laisse-moi déjeuner.

Simon paya mille francs de dettes qu’il avait à Poitiers, et alla travailler à Paris. Il n’aimait pas l’étude des lois, et il avait songé à y renoncer. Mais le service que Parquet venait de lui rendre, lui faisait presque un devoir de persévérer dans une profession qui, en raison des études déjà faites et de la protection assurée à ses débuts, par son vieil ami, lui offrirait plus vite que toute autre les moyens de s’acquitter. L’enfant travailla donc avec courage, avec héroïsme ; il simplifia ses dépenses autant que possible, et rendit sa vie aussi solitaire que celle d’un jeune lévite. La nature ne l’avait pas fait pour cette retraite et pour ces privations ; des passions ardentes fermentaient dans son sein ; une énergie extraordinaire, le besoin d’une large existence, le débordaient. Il sut comprimer les élans de son ame, et rompre son caractère sous la terrible loi de la conscience. Toute cette existence de sacrifices et de mortifications fut un véritable martyre, dont pas un ami ne reçut la confidence ; Dieu seul en fut témoin. Jeanne s’effraya de la maigreur et de la pâleur de son fils, lorsqu’elle le revit les années suivantes. Elle sut seulement qu’il avait la mauvaise habitude de travailler la nuit. Parquet se demanda si c’était le vice, ou la sagesse, qui avait terni déjà la fleur de la jeunesse sur ce noble visage. Il n’osa le lui demander à lui-même ; car Simon n’était pas très expansif, il était dévoré de fierté, et quoiqu’il ressentît au fond du cœur une vive reconnaissance pour son ami, il ne pouvait surmonter la souffrance qu’il éprouvait auprès de lui. Il le fuyait avec douleur, et n’avait pas seulement la force de lui dire : « Je travaille et j’espère le succès de mes peines ; » car il rougissait de sa honte même, il ne craignait rien tant que de se l’entendre reprocher. Le caractère de Parquet étant plus ouvert et plus hardi, il ne comprit pas les sentimens de Simon et les attribua à la honte ou au remords d’avoir mal employé son temps et son argent. Il eut la délicatesse de ne pas lui faire de question, et de ne pas sembler s’apercevoir de son embarras. Bonne, qui ne sut à quoi attribuer la conduite de son compagnon d’enfance, s’en affligea assez sérieusement pour faire craindre à son père que ce jeune homme ne lui inspirât un sentiment plus vif que la simple amitié.

Cependant, à l’automne de 1824, Simon revint avec son diplôme d’avocat et sa thèse en latin dédiée à l’ami Parquet. Personne ne s’attendait à un succès aussi prompt. Simon ne l’avait même pas annoncé à sa mère dans ses lettres. Ce fut un grand jour de joie et d’attendrissement pour les deux vieillards. Bonne eut les larmes aux yeux en serrant la main de son jeune ami. Mais la tristesse et la pâleur de Simon ne s’animèrent pas un instant. Il sembla impatient de voir finir le dîner que Parquet donnait, pour lui faire fête, aux notables du pays et aux plus proches amis. Il s’éclipsa sur le premier prétexte qu’il put trouver, et alla se promener seul dans la montagne. Tous les jours suivans, il montra le même amour pour la solitude, le même besoin de silence et d’oubli. Parquet l’engageait avec chaleur à s’emparer de la première affaire qui serait plaidée à la fin des vacances, et à faire son début au barreau. Simon lui serrait la main et répondait : Avant tout, il faut que je me repose. Je suis accablé de fatigue.

Cela n’était que trop vrai. Mais à ce malaise venait se joindre une tristesse profonde. Simon portait au dedans de lui-même la lèpre qui consume les ames actives, lorsque leur destinée ne répond pas à leurs facultés. Il était dévoré d’une inquiétude sans cause et d’une impatience sans but qu’il eut été bien embarrassé d’expliquer et de confier à tout autre qu’à lui-même, car il comprenait à peine son mal et n’osait se l’avouer. Il était ambitieux. Il se sentait à l’étroit dans la vie, et ne savait vers quelle issue s’envoler. Ce qu’il avait souhaité d’être, ne lui semblait plus, maintenant qu’il avait mis les deux pieds sur cet échelon, qu’une conquête dérisoire hasardée sur le champ de l’infini. Simple paysan, il avait désiré une profession éclairée. Avocat, il rêvait les succès parlementaires de la politique, sans savoir encore s’il aurait assez de talent oratoire pour défendre la propriété d’une haie ou d’un sillon. Ainsi partagé entre le mépris de sa condition présente, le désir de monter au-dessus et la crainte de rester au-dessous, il était en proie à de véritables angoisses et les cachait avec soin, sachant mieux que personne que cet état tenait de la folie et qu’il fallait le surmonter par l’effort de sa propre volonté. Cette maladie de l’ame est commune aujourd’hui à tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur famille pour en conquérir une plus élevée. C’est une pitié que de les en voir tous atteints, même les plus médiocres, chez qui l’ambition (déjà si répréhensible dans les grandes ames lorsqu’elle y naît trop vite) devient ridicule et insupportable, n’étant fondée sur aucune prétention légitime. Simon n’était pas de ces génies avortés qui se dévorent du regret de n’avoir pu exister. Il sentait sa force, il savait ce qu’il avait accompli, ce qu’il accomplirait encore. Mais quand ? Toute la question était une question de temps. Il savait bien qu’à l’heure dite il reprendrait la charrue pour tracer dans le roc le pénible sillon de sa vie. Il souffrait par anticipation les douleurs de ce nouveau martyre auquel il savait bien que la mollesse et l’amour grossier de soi-même ne viendraient pas le soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance ; il subissait en silence le mal des grandes ames. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.

Il s’appliquait cette métaphore, et souvent lorsqu’au fond d’un ravin, il se jetait avec accablement sur la bruyère, il se disait en lui-même qu’il était comme une femme enceinte, fatiguée de porter le fruit de ses entrailles. Quand donc te produirai-je au jour, dragon ? s’écriait-il dans son délire ; quand donc te lancerai-je devant moi à travers le monde pour m’y frayer une route ? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu étroit comme ma poitrine ? Est-ce la cité, est-ce la souris qui va sortir de ce pénible et long enfantement ?

En attendant cette heure terrible, il s’étendait sur la mousse des collines et à l’ombre des forêts de bouleaux qui serpentent sur les bords pittoresques de la Creuse ; il goûtait parfois quelques heures d’un sommeil agité comme l’onde du torrent et comme le vent de l’orage. Tantôt il marchait avec rapidité pendant tout un jour, tantôt il restait assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa santé périssait, mais son ame ne vivait qu’avec plus d’intensité, et son courage renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment.

À ces maux se réunissaient les irritations bilieuses d’un sentiment politique très prononcé. À vingt-deux ans, les sentimens sont des principes, et ces principes-là sont des passions. Simon avait sucé les idées républicaines au sein de sa mère. Son père, soldat de la république, avait été massacré par les chouans. L’abbé Féline avait compris la fraternité des hommes comme Jésus l’avait enseignée, et Jeanne, imbue de ses pensées, admettait si peu le droit divin pour les dignités temporelles, qu’à son insu, vingt fois par jour, elle était hérétique. Son fils prenait plaisir à l’entendre proférer ces saints blasphèmes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s’enivrait de l’énergie de cette sauvage vertu qui répondait si bien à toutes les fibres de son être. « Ma mère, s’écriait-il quelquefois avec enthousiasme, vous étiez digne d’être une matrone romaine, aux plus beaux jours de la république. » Jeanne ne savait pas l’histoire romaine, mais elle avait réellement les vertus de l’ancienne Rome.

À cette époque, où il était sérieusement question du retour des anciens priviléges, où l’on présentait des lois sur le droit d’aînesse, où l’on votait des indemnités pour les émigrés, quoique la mère et le fils Féline n’eussent aucune prévention personnelle contre la famille de Fougères, ils virent avec regret tout l’attirail aratoire des frères Mathieu sortir du donjon féodal pour faire place à la livrée du comte. La vieille Jeanne prévoyait bien, dans son expérience, que l’amour du nouveau une fois calmé, ce maître tant désiré ne manquerait ni d’ennemis ni de défauts. Elle était blessée, surtout, d’entendre le jeune curé de Fougères parler de lui rendre des honneurs semblables à ceux qui escorteraient les reliques d’un saint, et demandait par quelles vertus cet inconnu avait mérité qu’on parlât d’aller le recevoir en procession. Néanmoins, comme elle ne s’exprimait devant ses concitoyens qu’avec douceur et mesure, malgré le grand crédit que ses vertus, sa sagesse et sa piété lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la traitèrent un peu comme Cassandre, et n’en continuèrent pas moins d’élever des reposoirs sur la route par laquelle le comte de Fougères devait arriver.

iii.

Quelques jours avant celui où le comte de Fougères était attendu dans son domaine, on vit, dès le matin, Mlle Bonne faire charger un mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne homme était parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l’usage, derrière son domestique. On attacha le mulet chargé de vivres à la queue du cheval que montaient la demoiselle et son écuyer en blouse et en guêtres de toile. Dans cet équipage, la fille de l’avoué descendit au petit trot le chemin tournant qui se plonge avec rapidité dans la vallée ; car quoique Fougères soit situé dans un joli vallon bien creusé en entonnoir, le sol de ce vallon est encore beaucoup plus élevé que celui de la vallée principale où l’on découvre au loin les clochers du chef-lieu, et notre hameau est caché dans ces collines rocailleuses qu’on décore du nom de montagnes dans le pays, comme un nid de milan dans le cratère éteint d’un ancien volcan.

Le soleil, encore rouge, commençait à monter sur l’horizon de bruyères qui se découpe en lignes arrondies vers tous les points de ce paysage, lorsque Simon, en débusquant d’un sentier rapide, caché dans les genêts épineux, se trouva face à face sur la route avec sa douce voisine. Pour tout autre que lui, la rencontre de cette aimable personne eut été ce que le vol d’une colombe était jadis pour les augures. Mais Simon, toujours brusque et préoccupé, ne s’aperçut point de la vive rougeur qui colora les joues de la jeune fiile, et du mélange de plaisir et de peine qui passa dans son regard.

— Eh bien ! mademoiselle Bonne, lui dit-il, de sa voix pleine et grave, vous voilà donc entrée en fonctions ? je vous en fais mon compliment.

— Que voulez-vous dire, monsieur Simon ? répondit Mlle Parquet un peu fâchée de cette apostrophe.

— Mais n’allez-vous pas à la ville pour cette grande et solennelle cérémonie de la signature du contrat ? M. le comte, notre bon et illustre seigneur, veux-je dire, n’est-il pas arrivé chez vous hier soir, et ne daigne-t-il pas manger vos provisions en attendant qu’il ait la bonté de nous apporter ici sa botte à baiser ? ne vous voilà-t-il pas en route pour courir à sa rencontre, lui préparer son dîner et le saluer avec tout le respect d’une humble vassale ? Combien de temps allez-vous nous dérober la présence de cet astre resplendissant ? Songez à l’impatience…

— Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d’humeur. Toutes ces plaisanteries-là sont fort méchantes. Croyez-vous que mon père et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit ? pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu’un client et un hôte envers lequel nous n’avons que des devoirs de probité et de politesse à remplir ?

— À Dieu ne plaise que j’en pense autrement, répondit Simon avec plus de douceur. Cependant, voisine, il me semble que votre père n’avait pas jugé convenable, ou du moins nécessaire, de vous emmener hier avec lui. D’où vient donc que vous voilà en route ce matin pour le rejoindre ?

— C’est que j’ai reçu un exprès et une lettre de lui au point du jour, répondit Bonne.

— Si matin ? répliqua Simon d’un air de doute.

— Tenez, monsieur le censeur ! dit Bonne en tirant de son sein un billet qu’elle lui jeta.

— Oh ! je vous crois, s’écria-t-il en voulant le lui rendre.

— Non pas, non pas, répartit la jeune fille, vous m’accusez de courir au-devant d’un homme malgré la défense de mon père, je veux que vous me fassiez des excuses.

— À la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui était conçu en ces termes :

« Lève-toi vite, ma chère enfant, et viens me trouver. M. de Fougères n’est point un freluquet, ou s’il l’est, son équipage du moins ne me donne pas de crainte. En outre, il m’a amené une dame que je suis fort en peine de recevoir convenablement. J’ai besoin de ta présence au logis. Apporte des fruits, des gâteaux et des confitures.

« Ton père qui t’aime. »


— En ce cas, chère voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous demande pardon et déclare que je suis un brutal.

— Est-ce là tout ? répondit Bonne en lui tendant la main.

— Je déclare, dit-il en la lui baisant, que vous êtes Bonne la bien baptisée. C’est le mot de ma mère toutes les fois qu’elle vous nomme.

— Et répondez-vous toujours amen ?

— Toujours.

— Surtout quand vous ne pensez pas à autre chose ?

— Pourquoi cela ? que signifie ce reproche ? répondit Simon avec beaucoup d’étonnement.

Bonne rougit, et baissa les yeux avec embarras. Elle eût mieux aimé que Simon soutînt cette petite guerre, que de ne pas comprendre l’intérêt qu’elle y mettait. Elle n’avait pas assez de vivacité dans l’esprit pour continuer sur ce ton, et pour réparer son étourderie par une plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise, puis haussant les épaules comme un homme qui s’aperçoit de l’emploi puéril de son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de confiance imprudente. Elle l’avait cru jaloux, en le voyant blâmer son empressement d’aller recevoir M. de Fougères ; mais d’ordinaire elle s’apercevait vite, après ces lueurs d’espoir, qu’elle s’était abusée, et que Simon n’était pas même occupé d’elle.

La Marche est un pays montueux qui n’a rien de grandiose, mais dont l’aspect, à la fois calme et sauvage, m’a toujours paru propre à tenter un ermite ou un poète. Plusieurs personnes le préfèrent à l’Auvergne en ce qu’il a un caractère plus simple et plus décidé. L’Auvergne, dont le ciel me garde d’ailleurs de médire ! a des beautés un peu empruntées aux Alpes, mais réduites à des dimensions trop étroites pour produire de grands effets. Le pays Marchois, son voisin, a, si je puis m’exprimer ainsi, plus de bonhomie et de naïveté dans son désordre : ses montagnes de fougères ne se hérissent pas de roches menaçantes ; elles entrouvrent çà et là leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge un lichen blanchâtre. Les torrens fougueux ne s’élancent pas de leur sein, et ne grondent pas parmi les décombres ; de mystérieux ruisseaux, cachés sous la mousse, filtrent goutte à goutte le long des parois granitiques et s’y creusent parfois un bassin qui suffit à désaltérer la bécassine solitaire, ou le vanneau à la voix mélancolique. Le bouleau alonge sa taille serrée dans un étui de satin blanc, et balance son léger branchage sur le versant des ravins rocailleux ; là où la croupe des collines s’arrondit sous le pied des pâtres, une herbe longue et fine, bien coupée de ruisseaux et bien plantée de hêtres et de châtaigniers, nourrit de grands moutons très blancs et couverts d’une laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines fécondes en lait excellent. Dans les vallées, on cultive l’orge, l’avoine et le seigle ; sur les monticules, on engraisse les troupeaux. Dans la partie plus sauvage qu’on appelle la montagne, et où le vallon de Fougères se trouve jeté comme une oasis, on trouve du gibier en abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que la mode des anévrismes a mise en faveur, et qui élève dans les lieux les plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigrées de noir et de blanc. Là aussi, le buis sauvage et le houx aux feuilles d’émeraude tapissent les gorges où serpente la Creuse. La Creuse est une des plus charmantes rivières de France ; c’est un torrent profond et rapide, mais silencieux et calme dans sa course, encaissé, limpide, toujours couronné de verdure, et baisant le pied de ces monti ameni qu’eût aimés Métastase.

Somme toute, le pays est pauvre ; les gros propriétaires y mènent plus joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive toujours. Nulle part la bonne chère ne compte des dévots plus fervens. Mais le paysan économe, laborieux et frugal, habitué à la rudesse de son sort, et dédaignant de l’adoucir par de folles dépenses, vit de châtaignes et de sarrazin : il aime l’argent plus que le bien-être ; la chicane est son élément, le commerce tant soit peu frauduleux est son art et son théâtre. Un marchand forain Marchois est pour les provinces voisines un personnage aussi redoutable que nécessaire ; il a le talent incroyable de tromper toujours, et de ne jamais perdre son crédit. J’en ai connu plus d’un qui aurait donné des leçons de diplomatie au prince de Talleyrand. Le cultivateur du Berry est destiné, de père en fils, à être sa proie, à le maudire, à l’enrichir et à le donner au diable qui le lui renvoie chaque année plus rusé, plus prodigue de belles paroles, plus irrésistible et plus fripon.

Simon Féline était une de ces natures supérieures par leur habileté et leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, suivant la direction qui leur est imprimée. Dès le principe, son éducation éteignit en lui l’instinct marchois de maquignonnage, et développa d’abord le sentiment religieux. À l’âge de puberté, l’éducation philosophique vint mêler la logique à la pensée, la réflexion à l’enthousiasme ; puis la passion sillonna son ame de ces grands éclairs qui peu à peu devaient la révéler à elle-même. Mais au milieu de ces ouragans, elle conserva toujours un caractère de mysticisme, et l’amour de la contemplation domina l’esprit d’examen. À côté de sa soif d’avenir et de ses appétits de puissance, Simon conservait dans la solitude un sentiment d’extase religieuse. Il s’y plongeait pour guérir les blessures qu’il avait reçues dans un choc imaginaire avec la société ; et parfois, au lieu du rôle actif qu’il avait entrevu, il se surprenait à caresser je ne sais quel rêve de perfection chrétienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale.

Il passait souvent, comme je l’ai déjà dit, des journées entières au fond des bois, sans épuiser la vigueur de cette imagination qu’il n’osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec Mlle Parquet, il fit une assez longue course pour n’être de retour que vers le soir. Avant de regagner sa chaumière, Simon voulut voir coucher le soleil au même lieu d’où il avait contemplé son lever. C’était le sommet de la dernière colline qui encadrait le vallon, et sur lequel s’élevaient les ruines du petit fort destiné jadis à répondre aux batteries du château et à garder l’entrée du vallon. De cette colline on jouissait d’une vue magnifique ; on plongeait d’une part dans le vallon de Fougères, et de l’autre on embrassait la vaste et profonde arène où serpente la Creuse. Simon aimait de prédilection cette ruine qu’habitaient de grands lézards verts et des orfraies au plumage flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait été aussi un but de promenade quotidienne pour l’abbé Féline. Simon avait à peine connu ce digne homme, mais il en conservait un vague souvenir, exalté par l’enthousiasme de sa mère et par la vénération des habitans. Il ne passait pas un jour sans aller saluer ces décombres sur lesquels son oncle s’était tant de fois assis dans le silence de la méditation, et dont plusieurs pierres portaient encore les initiales de son nom, creusées avec un couteau. L’abbé avait donné à cette tour le nom de tour de la duchesse, parce qu’un de ces grands oiseaux de nuit, remarquables par leur voix effrayante, et assez rares en tous pays, en avait fait long-temps sa demeure : ce nom s’était conservé dans les environs, et les amis superstitieux du bon curé prétendaient que la nuit anniversaire de ses funérailles, la duchesse revenait encore se percher sur le sommet de la tour, et jeter de longs cris de détresse jusqu’au premier coup de l’angelus du matin.

Assis sur le seuil de la tour, Simon regardait l’astre magnifique s’abaisser lentement sur les collines de Glenny, lorsqu’il entendit une voix inconnue parler à deux pas de lui une langue étrangère, et en se retournant il vit deux personnages d’un aspect fort singulier.

Le plus rapproché était un homme d’environ cinquante ans, d’une figure assez ouverte en apparence, mais moins agréable au second coup d’œil qu’au premier. Cette physionomie, qui n’avait pourtant rien de repoussant, était singularisée par une coiffure poudrée à ailes de pigeons, tout-à-fait surannée ; une large cravate tombant sur un ample jabot, des culottes courtes, des bottes à revers et un habit à basques très longues, rappelaient exactement le costume qu’on portait en France au commencement de l’empire. Ce personnage stationnaire tenait une cravache de laquelle il désignait les objets environnans à sa compagne ; et au milieu du dialecte ultramontain qu’il parlait, Simon fut surpris de lui entendre prononcer purement les noms des collines et des villages qui s’étendaient sous leurs yeux.

La compagne de ce voyageur bizarre était une jeune femme d’une taille élégante que dessinait un habit d’amazone. Mais au lieu du chapeau de castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l’étrangère était coiffée seulement d’un grand voile de dentelle noire qui tombait sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle avait à la main une ombrelle, et occupée de l’autre main à dégager sa longue jupe des ronces qui l’accrochaient, elle avançait lentement, tournant souvent la tête en arrière, ou rabattant son voile et son ombrelle pour se préserver de l’éclat du soleil couchant qui dardait ses rayons du niveau de l’horizon. Tout cela fut cause que, malgré l’attention avec laquelle Simon stupéfait observait l’un et l’autre inconnus, il ne put voir que confusément les traits de la jeune dame.

iv.

Par suite de son caractère farouche, ennemi des puérilités de la conversation et de toute espèce d’oisiveté d’esprit, Simon se leva après deux ou trois minutes d’examen, et fit quelques pas pour fuir les importuns qui prenaient possession de sa solitude ; mais l’homme à ailes de pigeon, courant vers lui avec une politesse empressée, lui adressa la parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont Simon resta stupéfait :

— Mille pardons, si je vous dérange, monsieur ; mais n’êtes-vous pas un parent de feu le digne abbé Féline ?

— Je suis son neveu, répondit Simon en français ; car le patois marchois ne lui était déjà plus familier, après quelques années de séjour au dehors.

— En ce cas, monsieur, dit l’étranger, parlant français à son tour sans le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec une vive émotion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits d’un des hommes les plus estimables dont notre province honore la mémoire. Vous devez être le fils de… Permettez que je recueille mes souvenirs… Après un moment d’hésitation, il ajouta : Vous devez être un des fils de sa sœur ; elle venait de se marier, lorsque le règne de la terreur me chassa de mon pays.

— Je suis le dernier de ses fils, répondit Simon, de plus en plus étonné de la prodigieuse mémoire de celui qu’il reconnaissait devoir être le comte de Fougères, et il en était presque touché, lorsque la pensée lui vint que le comte ayant déjà pu prendre des renseignemens de M. Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramené au sentiment d’antipathie qu’il avait pour tout objet d’adulation, et retirant sa main qu’il avait laissé prendre, il salua et tenta encore de s’éloigner.

Mais M. de Fougères ne lui en laissa pas le loisir. Il l’accabla de questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses études, et parut attendre ses réponses avec tant d’intérêt, que Simon ne put jamais trouver un instant pour s’échapper. Malgré ses préventions et sa méfiance, il ne put s’empêcher de remarquer dans ce bavardage une naïveté puérile qui ressemblait à de la bonhomie. Il acheva de se réconcilier avec lui, lorsque le comte lui dit qu’il était parti de la ville, à cheval, aussitôt après la signature du contrat, afin d’éviter les honneurs solennels qui l’attendaient sur son passage. — Le bon M. Parquet m’a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des folies pour nous. Je pensais qu’en arrivant plusieurs jours plus tôt qu’ils n’y comptaient, j’échapperais à cette ovation ridicule ; mais avant de serrer la main de mes anciens amis, je n’ai pu résister au désir de contempler ce beau site et de monter jusqu’à la tour où, dans mon adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j’y suis venu souvent avec votre oncle, lorsqu’il n’était encore que séminariste ; nous y avons parlé plus d’une fois de l’incertitude de l’avenir et des vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente alors, pour qu’il pût me prédire les désastres qui m’attendaient. Il me prêchait le courage, le détachement, le travail… Oui, mon cher monsieur, continua le comte en voyant que Simon l’écoutait avec intérêt, et je puis dire que ses bons conseils n’ont pas été entièrement perdus Je n’ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter, ou qui oublièrent leur dignité jusqu’à tendre la main. J’ai pensé que travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc Marchois, voyez-vous. J’avais emporté d’ici l’instinct industrieux qui n’abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis ? Je réalisai le produit de quelques diamans que j’avais réussi à sauver ainsi qu’un peu d’or ; j’achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une colonie de transfuges de tous pays : Français, Anglais, Orientaux, Italiens. Les habitans nous accueillaient avec empressement. Les débris de la noblesse vénitienne à laquelle on avait arraché sa forme de gouvernement et jusqu’à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh ! maintenant, Trieste est une ville de commerce d’une grande importance. J’en revendique ma part de gloire, entendez-vous ? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart d’entre eux l’ont mérité ; il est juste que l’on ne confonde pas les boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline ! J’ai reçu plusieurs lettres de lui, dans mon exil, et je les ai conservées ; je vous les ferai voir. Elles sont pleines d’approbation et d’encouragement. Ce sont là des titres véritables, monsieur Féline ; on peut en être fier, n’est-ce pas ? — Non è vero, Fiamma ? ajouta-t-il en se tournant, avec la vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières, vers la jeune dame qui l’accompagnait, et qui depuis un instant seulement s’était rapprochée de lui.

La personne qui portait ce nom étrange, ne répondit que par un signe de tête, mais en ce moment elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de Simon Féline.

Lorsque deux personnes d’un caractère analogue très énergique se regardent pour la première fois, sans aucun doute il se passe entre elles, avant de se reconnaître et de sympathiser, une sorte de lutte mystérieuse qui les émeut profondément. Pressées de s’adopter, mais incertaines et craintives, ces ames sœurs s’appellent et se repoussent en même temps. Elles cherchent à se saisir et craignent de se laisser étreindre. La haine et l’amour sont alors des passions également imminentes, également prêtes à jaillir comme l’éclair du choc de ces natures, qui ont la dureté du caillou, et qui, comme lui, recèlent le feu sacré dans leur sein.

Simon Féline ne put s’expliquer l’effet que cette femme produisit sur lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet instant sans doute rencontrait le seul être auquel il pût faire comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n’avait probablement rien de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir Féline comme un appel ou comme un défi ; il ne sut pas lequel des deux ; mais toute sa volonté se concentra dans son œil pour y répondre ou pour l’affronter. Le visage de la femme inconnue n’avait pourtant rien qui ressemblât à l’effronterie ; son front semblait être le siége d’une audace noble ; le reste du visage, pâle, et d’une régulière beauté, exprimait un calme voisin de la froideur. Le regard seul était un mystère ; il semblait être le ministre d’une pensée scrutatrice et impénétrable. Simon était d’une organisation délicate et nerveuse ; ses sensations étaient si vives, que son trouble intérieur produisit quelque chose comme un sentiment de colère et de répulsion.

Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter ; mais depuis le moment où elle leva son ombrelle, jusqu’à celui où elle la baissa lentement sur son visage, tant d’étonnement se peignit sur celui de Simon, que le comte de Fougères en fut frappé. Il attribua à la seule admiration la fixité du regard de sa nouvelle connaissance et la légère contraction de sa bouche.

— C’est ma fille, lui dit-il d’un air de vanité satisfaite, mon unique enfant ; c’est une Italienne. J’aurais voulu l’élever un peu plus à la française, mais son sexe la plaçait sous l’autorité plus immédiate de sa mère…

— Vous vous êtes marié en pays étranger ? demanda Simon, qui dès cet instant affecta des manières très assurées, sans doute pour faire sentir à Mlle de Fougères qu’elle ne l’avait pas intimidé.

Le comte, qui n’aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et de ses affaires, satisfît la curiosité feinte ou réelle de son interlocuteur.

— J’ai épousé une Vénitienne, répondit-il, et j’ai eu le malheur de la perdre il y a quelques années ; c’est ce qui m’a dégoûté de l’Italie. C’était une Falier, grande famille qui reçut une rude atteinte dans la personne de Marino, le doge décapité ; vous savez cette histoire ? Les descendans ont été ruinés du coup, ce qui ne les empêche pas d’être d’une illustre race… Au reste, ce sont là des vanités dont la raison de notre siècle fait justice. Ce qui fait la véritable puissance, aujourd’hui, ce n’est pas le parchemin, c’est l’argent… Eh ! eh ! n’est-ce pas, monsieur Féline ? — Non è vero, Fiamma ?

E l’onore prononça derrière l’ombrelle une voix à la fois mâle et douce, qui fit tressaillir Simon.

Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et de générosité, n’avait jamais frappé son oreille. Quand une Française n’a pas une voix flûtée, elle a une voix rauque et choquante. Il n’appartient qu’aux ultramontaines d’avoir ces notes pleines et harmonieuses, qui font douter au premier instant si elles sortent d’une poitrine de femme, ou de celle d’un adolescent. Cet organe sévère, cette réponse fière et laconique, détruisirent un instant les préventions défavorables de Simon. Le comte parut un peu confus, même un peu mécontent ; mais il se hâta de parler d’autre chose. Il semblait dominé par la supériorité de sa fille ; du moins, malgré le peu d’attention qu’elle accordait à la conversation, marchant toujours deux pas en arrière et ne répondant que par monosyllabes, il ne pouvait résister à l’habitude d’invoquer toujours son suffrage et de terminer toutes ses périodes par ce non è vero, Fiamma ? qui produisait un effet magnétique sur Simon et le forçait de reporter ses regards sur la silencieuse Italienne.

Quoique le comte de Fougères eût complètement détruit l’idée que Simon s’était faite de la morgue et des prétentions ridicules d’un émigré redevenu seigneur de village, il était bien loin d’avoir gagné son cœur par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent homme, plein de franchise et d’abandon ; néanmoins, et comme si l’esprit de contradiction se fût emparé de son jugement, il était choqué de ce je ne sais quoi de bourgeois que le châtelain de Fougères avait contracté, sans doute, à son comptoir. Il en était à se dire qu’il valait mieux être ce que la société nous a fait, que de jouer un rôle amphibie entre la roture et le patriciat. Il trouvait ce désaccord frappant dans chaque parole du comte, et ne pouvant, d’après son extérieur expansif, l’attribuer à de la mauvaise foi, il l’attribuait à un manque total d’intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand l’ex-négociant de Trieste, lui dit :

— Qu’est-ce qu’un nom ? je vous le demande, est-il propriété plus chimérique ou plus inutile ? Quand j’ai monté ma boutique à Trieste, je commençai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh bien ! mon commerce a prospéré, mon nom est devenu estimable, et m’a ouvert le plus grand crédit. Je voudrais bien que quelqu’un vînt me prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Fougères !

Simon, fatigué de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur.

— Permettez-moi de croire, monsieur, lui dit-il, que vous n’êtes pas bien convaincu de ce que vous dites, ou que vous n’y avez pas bien réfléchi ; car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le conserveriez aujourd’hui, et si vous n’aviez pas estimé infiniment votre nom de famille, vous ne l’auriez jamais quitté, et vous n’auriez pas craint de le compromettre dans le négoce. Enfin, vous devez préférer un titre seigneurial à un nom de maison d’entrepôt, puisque vous avez fait de grands sacrifices d’argent pour rentrer dans la possession de votre domaine héréditaire.

Ces réflexions parurent frapper le comte, et soulevant un œil très vif, quoique fatigué par des rides nombreuses, il examina Simon d’un air de surprise et de doute. Mais reprenant aussitôt l’aisance communicative de ses manières : — Et l’amour du pays, monsieur, le comptez-vous pour rien ? reprit-il. Croyez-vous qu’on oublie les lieux qui vous ont vu naître ? Ah ! jeune homme ! vous ne savez pas ce que c’est que l’exil.

Toute raison de sentiment imposait silence à Simon. Lors même qu’il ne l’eût pas crue bien sincère, il n’eût osé montrer ses doutes. Quelle objection la délicatesse nous permet-elle, lorsqu’on invoque des choses que nous respectons nous-mêmes ? Lorsque les patriciens nous vantent l’excellence de leur race ennoblie par les exploits de leurs pères, nous sommes sans réponse ; nous ne saurions dire que nous ne faisons point de cas de l’héroïsme, et nous ne pouvons pas leur dire qu’il faudrait avant tout ressembler à leurs pères. La nuit tombait lorsque Simon, forcé de descendre le sentier de la colline avec le comte, put enfin espérer de le quitter. Pour rien au monde, après avoir si chaudement blâmé l’empressement des habitans à courir à la rencontre de leur seigneur, il n’eût voulu se rendre leur complice en lui servant d’escorte. Il prévint donc l’offre que le comte allait lui faire de l’accompagner à pied, et doubla le pas sous prétexte de faire avancer ses chevaux de selle, que tenait un domestique, sous un massif de châtaigniers, au bord de la route. Cette politesse, qui était si peu dans son caractère, facilita son évasion ; mais, après avoir fait signe au jockey d’aller rejoindre ses maîtres, il ne put surmonter la curiosité de jeter un dernier regard sur la fière Italienne dont les yeux noirs l’avaient troublé un moment. Se cachant dans le massif, il vit Mlle de Fougères monter avec calme et lenteur sur le cheval de pays qu’elle avait loué à la ville. C’était une haquenée noire et échevelée, vigoureuse et peu habituée à l’obéissance. Elle semblait se croire libre d’aller à sa fantaisie sous la main d’une femme ; mais la brune amazone lui fit sentir si durement le mors et l’éperon, qu’elle se cabra d’une manière furieuse à plusieurs reprises. — Finissez, Fiamma, finissez ces imprudences, pour l’amour de Dieu ! s’écria le comte d’un air plus ennuyé qu’effrayé ; cette affreuse bête va vous tuer !

— Non, mon père, répondit la jeune fille en italien ; elle va m’obéir.

Et en effet, Fiamma mit tranquillement sa monture au trot, sans avoir changé un seul instant de visage. Simon crut retrouver, dans cette parole, l’esprit despotique du sang patricien, et il s’éloigna en maudissant cette race incorrigible qui aspire sans cesse à traiter les hommes comme des chevaux.

v.

Pendant qu’à la faveur des ombres de la nuit, et en suivant un chemin dont le comte avait conservé le plan dans un des mille recoins de sa méthodique mémoire, les voyageurs longeaient le village et se glissaient incognito vers la demeure de M. Parquet, l’avoué, monté sur sa mule et portant sa fille en croupe, revenait aussi à Fougères, murmurant un peu contre l’activité inquiète de son hôte.

— Après tout, disait-il à la mélancolique Mlle Bonne, j’approuve fort le bon sens qu’il a eu de se soustraire à la cérémonie grotesque qu’on lui réservait. Mais quant à moi, j’aurais voulu voir cela, ne fut-ce que pour me désopiler un tant soit peu la rate. Ce Fougères est un bon diable, pas trop ridicule, et ne manquant pas de sens à certains égards. Mais quand, après tout, il aurait essuyé les salves d’artillerie du village avec leurs fusils sans chien, quand il aurait avalé la harangue du maire, celle du curé et celle du garde-champêtre, ce n’eût pas été trop payer le bonheur qu’il a eu de ne perdre que cent mille francs sur son marché. Le pauvre comte ! il était bien tranquille et bien heureux là-bas dans son pays d’Istrie, où il vendait de la belle et bonne chandelle, d’excellent amadou, du savon, du poivre… car il ne faut pas gazer, notre cher comte était épicier. Qu’on appelle ce commerce-là comme on voudra, et qu’on y gagne tout l’argent du monde, ce n’en est pas moins le même commerce que fait en petit la mère L’Oignon à Fougères.

— Comment ! épicier ! reprit naïvement Mlle Parquet ; j’avais cru lui entendre dire qu’il était armateur

— Eh ! sans doute, armateur en épiceries. Eh ! mon Dieu ! à présent il va faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du mouton ou de sa graisse, du bœuf ou de sa corne, de l’abeille ou de son miel. Cependant ces gens-là s’imaginent que la propriété d’une terre les relève, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armoiriée qui croule sur le bord d’un ravin. Jolie habitation, ma foi ! que celle du château de Fougères ! Avant de la rendre supportable, il lui faudra encore dépenser cinquante mille francs. Je parie qu’il avait là-bas une bonne maison bien close et bien meublée, sur la vente de laquelle il aura perdu la moitié, dans son empressement de revoir ses tourelles lézardées, et ses belles salles délabrées où les rats tiennent cour plénière.

— Il m’a pourtant semblé, reprit Bonne, être un homme dégagé de tous ces vieux préjugés.

— Est-ce que tu le crois sincère ? répondit vivement M. Parquet. Il se peut qu’il aime l’argent, et j’ai cru m’en apercevoir, malgré la sottise qu’il a faite de racheter son fief… Mais sois sûre qu’il est encore plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton père travailler gratis pour les riches.

— Avez-vous fait attention à sa fille, mon père ? dit Mlle Parquet en sortant d’une sorte de rêverie.

— Eh ! eh ! si j’avais seulement une trentaine d’années de moins, j’y ferais beaucoup d’attention… Ce n’est pas qu’il faille croire les mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu ? J’ai toujours été un homme sage et donnant le bon exemple ; mais je veux dire que Mlle de Fougères est une gaillarde bien tournée et qui a une paire d’yeux noirs… Je n’ai jamais vu d’yeux aussi beaux, si ce n’est lorsque Jeanne Féline avait vingt-cinq ans.

— Il y a long-temps de cela, mon père, interrompit Bonne en souriant.

— Eh ! sans doute, il y a long-temps, répondit l’avoué. Je n’avais que quinze ans alors. Je la regardais lorsqu’elle allait à l’église ; c’était un ange, belle comme Mlle de Fougères, et bonne comme toi, ma fille.

— Et croyez-vous, mon père, que Mlle de Fougères ne soit pas aussi bonne qu’elle est belle ?

— Oh ! cela, je n’en sais rien ; si elle est bonne, c’est de trop, car elle a de l’esprit comme un diable et tout le jugement qui manque à son père.

— Elle ne me paraît pas approuver beaucoup son obstination à revoir Fougères, et le séjour de notre village paraît la tenter médiocrement, ajouta Mlle Bonne.

Tandis que le père et la fille devisaient ainsi, la mule, arrivée à la porte du logis, s’était arrêtée, et M. Parquet, en mettant pied à terre pour ouvrir cette porte, et en cherchant la clé dans ses poches, continuait la conversation sans faire attention à Simon Féline, qui était à deux pas de lui, appuyé contre la haie de son jardin.

— Sans doute, médiocrement, répétait l’ex-procureur. Une fille de cet âge-là, qu’on amène en France, doit avoir laissé sur la rive étrangère quelque damoiseau épris d’elle. Si j’avais été le galant d’une si belle créature, je ne me la serais pas laissé enlever.

— Est-ce votre avis en pareille matière, monsieur Parquet ? dit Simon en souriant.

— Au diable ! grommela M. Parquet. Oh ! bonsoir, voisin Simon, répondit-il ; vous écoutiez ? Vraiment, pensa-t-il en faisant entrer dans sa cour le mulet qui portait Bonne, je ne viendrai donc jamais à bout de me persuader que je suis vieux et que ma fille est jeune ! Ah ! qu’il est difficile de parler convenablement à une fille dont on est le père !

Tandis que M. Parquet donnait des ordres à l’écurie, Mlle Bonne en donnait à la cuisine, et s’occupait avec activité de préparer le lit et le souper de ses hôtes. Ils arrivèrent peu d’instans après. Ce n’était pas un petit embarras pour l’avoué, que d’héberger ces illustres personnages à la ville et à la campagne. La maison du village était très petite ; cependant elle était très confortable, comme tout ce qui devait contribuer à embellir l’existence de M. Parquet. M. Parquet était à la fois le plus poétique et le plus positif de tous les hommes. Quand il avait les pieds bien chauds, un fauteuil bien mollet, une table bien servie, de bon vin dans un large verre, il était capable de s’attendrir jusqu’aux larmes, et de déclamer un sonnet de Pétrarque en regardant du coin de l’œil la vieille Jeanne Féline, occupée gravement à tourner son rouet sur le seuil de sa porte. Quoiqu’il fût encore actif, alerte, bien qu’un peu gros, et préservé de toute infirmité, il prenait parfois le ton plaintif et philosophique pour célébrer en petits vers, dans le goût de La Fare et de Chaulieu, la solennité de la tombe, qui s’entr’ouvrait pour le recevoir, et sur le bord de laquelle il voulait encore effeuiller les roses du plaisir.

Mais le mérite de M. Parquet ne se bornait pas à l’aimable humeur d’un vieillard anacréontique. C’était un homme généreux, un ami sincère, un voisin cordial, et, qui plus est, un homme d’affaires voué, depuis le commencement de sa carrière, au culte de la plus stricte probité. Il avait trop d’esprit et de sens pour n’avoir pas su arranger sa vie de manière à contenter les autres et soi-même. Sa grande pratique, sa profonde et impitoyable connaissance des roueries de la procédure, et son activité infatigable, en avaient fait, dans la province, l’homme de sa classe le plus important et le plus recherché. À ces talens, il joignait, tant bien que mal, celui de la parole ; car M. Parquet cumulait les fonctions d’avoué et celles d’avocat. Il s’exprimait en bons termes, pérorait avec abondance, et dans les affaires civiles, grâce à une dialectique serrée et à une obstination puissante, il était presque toujours sûr du succès. Il est vrai qu’au criminel il produisait des effets de moins bon aloi. Comme tout avocat de province, il aimait de passion les discours de cour d’assises ; c’est l’occasion d’arrondir des périodes sonores et de lancer des métaphores chatoyantes. Les juges et le gros public en étaient émerveillés ; les dames de la ville pleuraient à chaudes larmes, et pendant trois jours, maître Parquet, rouge et bouffi, conservait dans son ménage l’accent emphatique et le geste théâtral. Il faut avouer que, dans cet état d’irritation et de triomphe, il était beaucoup moins aimable que de coutume. Il s’enivrait de ses propres paroles, et tombait dans des divagations un peu trop prolongées ; ou bien il se maintenait dans un état de colère factice qui faisait trembler ses chiens et ses servantes. À l’entendre alors demander son café d’une voix tonnante, ou s’emporter, à la lecture du journal, contre les abus de la tyrannie, on l’eût pris pour un Cromwell ou pour un Spartacus. Mais Mlle Bonne, qui connaissait son caractère, s’en effrayait fort peu, et ne craignait pas de l’interrompre, pour lui dire :

— Mon père, si tu parles si fort, tu seras enroué demain matin, et tu ne pourras pas plaider.

— C’est vrai, répondait l’excellent homme avec douceur. Ah ! Bonne, le ciel t’a placée près de moi comme un ange gardien, pour me préserver de moi-même. Fais-moi taire et emporte les liqueurs. Que sommes-nous sans les femmes ? des animaux cruels, livrés à de funestes emportemens. Mais elles ! comme des divinités bienfaisantes, elles veillent sur nous et adoucissent la rudesse de nos ames ! Allons, Bonne, laisse-moi m’attendrir, et verse-moi encore un peu d’anisette.

— Non, mon père, c’est assez, disait la jeune fille ; vous avez déjà mal à la gorge.

— Ô mon enfant ! reprenait l’avocat d’une voix plaintive et d’un regard suppliant, refuseras-tu les consolations du dieu de l’Inde et de la Thrace à un vieillard infortuné dont les forces s’éteignent ? Vois, ma tête s’affaiblit et se penche vers la tombe, ma voix tremblante se glace dans mon gosier par l’effet de l’âge et du malheur…

Si, au milieu de ces lamentations élégiaques, un client importun venait interrompre maître Parquet, il bondissait comme un lion sur son fauteuil, et s’écriait d’une voix de stentor :

— Laissez-moi tranquille, laissez-moi jouir de la vie ; je vous donne tous au diable ! Je ne veux pas entendre parler d’affaires quand je dîne.

Cependant, si quelque lucrative occasion se présentait, ou s’il s’agissait de rendre service à un ami, maître Parquet revenait à la raison comme par enchantement. Toujours sage dans sa conduite et entendant bien ses intérêts, toujours bon et prêt à se dévouer pour les siens, il passait des fumées du souper aux subtilités de la chicane avec une aisance merveilleuse. Quelques-uns de ceux qui ne le connaissaient qu’à demi, le croyaient égoïste, parce qu’ils le voyaient sensuel. Ils ne saisissaient qu’un côté de cet homme richement organisé pour jouir de la vie, jaloux d’associer les autres à son bonheur, et prêt à quitter les douceurs du coin du feu, afin d’avoir la volupté d’y revenir, le cœur rempli du témoignage d’une bonne action. C’est ainsi qu’il était épicurien, disait-il gaiement. Il pratiquait en grand la doctrine.

Du reste, quand il avait affaire aux fripons ou aux ladres, c’était le plus fin matois et le plus impitoyable écorcheur qu’eut jamais enfanté son ordre. Autant il se montrait modeste et généreux envers les pauvres, autant il rançonnait les riches. À l’égard des avares, il était sardonique jusqu’à la cruauté. Il avait coutume de dire que l’argent du pauvre n’avait pour lui qu’une mauvaise odeur de cuivre, mais le cuivre même du mauvais riche avait une couleur d’or qui l’affriandait.

Ce n’était donc pas par déférence pour son rang ni par pur esprit d’hospitalité, qu’il se faisait l’homme d’affaires et l’aubergiste du comte de Fougères. Sans flatter ses travers, il avait le bon goût de ne point les choquer, et disait tout bas à sa fille que cet homme devait avoir les poches pleines de sequins de Venise, dont il ne lui serait pas désagréable de connaître l’effigie. Bonne, dont le rôle était plus désintéressé, regardait comme un point d’honneur de recevoir convenablement ses hôtes, et surtout de montrer à Mlle Fougères qu’elle possédait à fond la science de l’économie domestique. La candide enfant s’imaginait que, dans toutes les positions de la vie, les soins du ménage sont la gloire la plus brillante de la femme. Mais, hélas ! la jeune étrangère ne s’apercevait pas seulement de la manière dont le linge était blanchi et parfumé. Elle n’accordait pas la plus légère marque d’admiration à la cuisson des confitures. Elle se contentait de dire, en prenant la main de Bonne, chaque fois qu’elle lui présentait quelque chose : C’est bon, c’est bien. On est bien chez vous ; vous êtes bonne comme un ange ; et la fille de l’avoué, étonnée de ce ton brusque et affectueux, ne pouvait s’empêcher d’aimer l’Italienne, bien qu’elle renversât toutes ses notions sur l’idéal de la sympathie.

M. Parquet, ayant appris, de la bouche de M. de Fougères, sa rencontre et sa connaissance avec Simon Féline, voulut, moins pour faire honneur à son hôte que pour se désennuyer d’une société qui le gênait un peu, aller chercher son voisin et le faire souper chez lui ; mais il ne put y déterminer Simon. Le jeune républicain eût trop craint de paraître rechercher la faveur du puissant.

— Je sais que le seigneur est affable, répondit-il aux instances de Parquet ; mais je sens que j’aurais de la peine à l’être autant que lui ; et n’étant pas disposé à lui accorder une dose de bienveillance égale à celle qu’il me jette à la tête, je crois qu’il est bon que nos relations en restent là.

Parquet fut obligé d’aller dire à M. de Fougères que son jeune ami, fatigué d’avoir chassé tout le jour, était déjà couché et endormi. On se mit à table ; mais, malgré les soins que l’on avait pris pour cacher l’arrivée du comte, il n’était pas possible qu’un aussi grand évènement fût ignoré tout un soir, et une députation de villageois, ayant en tête le garde-champêtre, orateur fort remarquable, se présenta à la porte et frappa de manière à l’enfoncer jusqu’à ce qu’on eût pris le parti de capituler et d’écouter le compliment. Après ceux-là, arriva une seconde bande avec les violons, la cornemuse et les coups de pistolet. Puis un chœur de dindonnières qui chanta faux une ballade en quatre-vingt-dix couplets, dans le dialecte barbare du pays, et présenta des bouquets à Mlle de Fougères. Enfin, l’arrière-garde des polissons et des goujats qui s’attendaient bien à prendre la truelle pour récrépir le vieux château, ferma la marche avec des brandons, des pétards et des cris de joie à faire dresser les cheveux sur la tête. Par émulation, le sacristain courut sonner les cloches, tous les chiens du village se mirent à pousser des hurlemens affreux auxquels répondirent du fond des bois tous les loups de la montagne. Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait entendu un pareil vacarme dans le vallon de Fougères. En vain, le comte supplia qu’on lui épargnât ces honneurs ; en vain, le procureur furieux menaça de faire jouer la pompe-arrosoir de son jardin sur les récalcitrans ; en vain, les deux demoiselles se barricadèrent dans leur chambre pour échapper au bruit et à l’ennui de ces adorations. On vit dans cette mémorable soirée combien l’amour des peuples est ardent pour ses maîtres quand il ne les connaît pas. Les pétards, le désordre et les chants se prolongèrent fort avant dans la nuit. Le comte avait donné de l’argent qu’on alla boire au cabaret. Personne ne put dormir dans le village. La mère Féline en eut un peu de mécontentement, et Simon en témoigna beaucoup d’humeur.

Simon se leva au point du jour et alla chercher, dans les retraites les plus désertes des ravins, le repos et le silence que la présence des étrangers avait chassés du village. Dans ses rêves de philosophie poétique, l’état rustique lui avait toujours semblé le plus pur et le plus agréable à Dieu ; lorsque, dans les villes, il avait été choqué des désordres et de la corruption des hommes civilisés, il avait aimé à reporter sa pensée sur ces paisibles habitans de la campagne, sur ce peuple de pâtres et de laboureurs qu’il voyait au travers de Virgile et de la magie des souvenirs de l’enfance. Mais à mesure qu’il avait avancé dans les réalités de la vie, de vives souffrances s’étaient fait sentir. Il voyait maintenant que là, comme ailleurs, l’homme de bien était une exception, que les turpitudes que l’on ne pouvait commettre faute de moyens d’exécution étaient effectivement les seules qu’on ne commît pas ; que ces hommes grossiers n’étaient pas des hommes simples, et que cette vie de frugalité n’était pas une vie de tempérance. Il en était vivement affecté, et par instans sa douleur tournait à la colère et à la misanthropie. C’est une crise grave, une épreuve terrible dans la destinée d’un jeune homme, que cette époque de transition entre les beaux rêves de l’adolescence contemplative et les expériences tristes de la vie d’action ! Presque tous ceux qui la subissent y succombent. Il faut une ame forte et riche en générosité pour résister au découragement qui naît de la déception. Les esprits faibles, en pareille occasion, se dégradent et se corrompent. Les imaginations vives et superbes s’endurcissent et se dessèchent. Il n’appartient qu’aux hommes d’intelligence et de cœur de résister à la tentation qu’ils éprouvent de haïr ou d’imiter la foule, au besoin de se détacher de l’humanité par le mépris, ou de se laisser cheoir à son niveau par l’abrutissement. Simon sentit qu’il fallait combattre de toute sa force l’amertume empoisonnée de ce calice. Son organisation ardente lui eût ouvert assez volontiers l’accès du vice. Son intelligence élevée lui eût également suggéré le dédain de ses semblables. Sa perte était imminente, car il était de ces hommes qui ne peuvent se perdre à demi. Il n’avait pas à choisir entre le rôle de la sensualité qui se vautre dans le bourbier, et celui de la raison orgueilleuse qui s’en prend à Dieu et aux hommes de sa chute. Il lui fallait jouer ces deux rôles à la fois, sans pouvoir abjurer une des deux faces de son être. Heureusement, il en possédait une troisième, la bonté du cœur, le besoin d’amour et de pitié. Celle-là l’emporta. C’est elle qui lui fit verser des larmes abondantes au fond des bois, et qui lui donna la force d’y rester pour ne pas voir la sottise et l’avilissement de ses concitoyens, pour n’être pas tenté de maudire ce qu’il ne pouvait empêcher.

Il prit le parti d’aller voir un parent qui demeurait dans la montagne. Il fit ce voyage à pied, le long des ravins, lits desséchés des torrens d’hiver. Il resta plusieurs jours absent, et quand il revint au village, M. de Fougères était parti. Depuis cette époque, jusqu’au printemps suivant, le comte habita la ville. Il y loua une maison et y reçut toute la province. Il trouva la même servilité dans toutes les classes. Il était riche, sagement honorable, et pour des dîners de province, ses dîners ne manquaient pas de mérite. Il était en outre assez bien en cour pour faire obtenir de petits emplois à des gens incapables, ou pour prévenir des destitutions méritées par l’inconduite. Les créatures servent mieux la vanité que les amis. M. de Fougères put bientôt jouir d’un grand crédit, et de ce qu’on appelle l’estime générale, c’est-à-dire l’instinct de solidarité dans les intérêts. Dès le lendemain de son arrivée à Fougères, il avait mis les ouvriers en besogne. Comme par esprit de représailles, la maison blanche des frères Mathieu avait été convertie en grange, et les greniers à blé du château redevenaient des salles de plaisance. Les grosses réparations furent peu considérables ; la carcasse du vieux donjon était solide et saine. Les maçons furent employés à relever les tourelles qui pouvaient encore servir de communs autour du préau, à déblayer les ruines qui gênaient, à rétrécir et à régulariser autant que possible l’ancienne enceinte. Avec tous ces soins on réussit à faire du château un logis assez laid, fort incommode encore, très froid, mais vaste, et meublé avec une richesse apparente. Comme on vit passer beaucoup de dorures et d’étoffes hautes en couleur, on ne manqua pas de dire d’abord que M. de Fougères déployait un luxe éblouissant. Mais un connaisseur eût facilement reconnu que, dans tous ces objets de parade, il n’y avait aucune valeur réelle. M. de Fougères tenait, dans ses choix, le milieu entre l’ostentation des anciens nobles et l’économie du marchand d’épices. Il eut pendant ce semestre une vie très agitée et qui semblait convenir exclusivement à ses habitudes de tracasserie commerciale. Il allait de Paris à Guéret, de Limoges à Fougères, avec autant de facilité que ses ancêtres eussent été de leur chambre à coucher à la tribune de leur chapelle. Il achetait, il revendait, il spéculait sur tout ; il étonnait ses fournisseurs par sa finesse, sa mémoire et sa ponctualité dans les plus petites choses. On s’aperçut bientôt dans le pays qu’il n’y avait pas tant à gagner avec lui qu’on se l’était imaginé. Il était impossible de le tromper, et quand il avait supputé à un centime près la valeur d’un objet, il déclarait généreusement que le gain du marchand devait être de tant. Ce tant, tout équitable qu’il était, la plume à la main, était si peu de chose au prix de ce qu’on avait espéré arracher de sa vanité, qu’on était fort mécontent. Mais on n’osait pas le dire, car on voyait bien que le comte était encore généreux (retiré des affaires comme il l’était) de discuter tout bas les secrets du métier, et de ne pas les révéler à ses pareils. À ces vexations honnêtes, il joignait les formes d’une obséquieuse politesse contractée en Italie, le pays des révérences et des belles paroles. Les mauvais plaisans de l’endroit prétendaient que lorsqu’on allait lui rendre visite, dans la précipitation avec laquelle il offrait une chaise et sa protection, il lui arrivait souvent encore de faire à la hâte un cornet de papier pour présenter la cannelle ou la cassonade qu’il était habitué à débiter. Du reste, on le disait bon homme, serviable, incapable d’un mauvais procédé. On avait espéré trouver en lui un supérieur avec tous les avantages y attachés. Il fallait bien se contenter de n’avoir affaire qu’à un égal. Les ouvriers de Fougères employés à la journée étaient les plus satisfaits ; ils étaient surveillés de près, à la vérité, par des agens sévères, mais ils avaient leurs deux sous d’augmentation de salaire, et chaque fois que le comte venait donner un coup d’œil aux travaux, ils avaient copieusement pour boire. Il eût pu avoir tous les vices ; on l’eût porté en triomphe s’il l’eût voulu.

Quant à Mlle de Fougères, on n’en disait absolument rien, sinon que c’était une très belle personne, ne parlant pas français. On attribuait à cette ignorance de la langue sa réserve et son absence de liaison avec les femmes du pays. Cependant quelques beaux esprits, qui prétendaient savoir l’italien, ayant essayé de lier conversation avec elle, ne l’avaient pas trouvée moins laconique dans ses réponses. M. de Fougères, qui semblait inquiet lorsqu’on parlait à sa fille, non de ce qu’on lui disait, mais de ce qu’elle allait répondre, cherchait à pallier la sécheresse de ses manières, en disant aux uns qu’elle était fort timide et craignait de faire des fautes de français ; aux autres, qu’elle n’était pas habituée à parler l’italien, mais le dialecte de Venise et de Trieste.

Simon, pressé par M. Parquet de faire son début au barreau, s’en abstint pendant tout l’hiver. Ce ne fut chez lui ni l’effet de la paresse ni celui du dégoût. Le métier d’avocat lui inspirait, il est vrai, une extrême répugnance, mais il ne voulait pas se soustraire à la tâche pénible de la vie. Aux heures où les flatteries de l’ambition faisaient place au spectacle de la nécessité aride, quand cette montagne d’ennuis et de misères s’élevait entre lui et le but inconnu et chimérique peut-être de ses vagues désirs, il se raidissait contre la difficulté, et comparait sa destinée au calvaire que tout homme de bien doit gravir courageusement, sans se demander si le terme du voyage sera le ciel ou la croix, la potence ou l’immortalité.

Le retard qu’il voulait apporter à ses débuts ne fut fondé d’abord que sur le besoin de repos physique et intellectuel, puis sur la crainte de n’être pas suffisamment éclairé touchant les devoirs de sa nouvelle profession. Il avait jusque-là étudié la lettre des lois ; maintenant il en voulait pénétrer l’esprit, afin de l’observer ou de le combattre, selon qu’il conviendrait à sa conscience et à sa raison de le faire. Enfermé dans sa cabane, durant les soirs d’hiver, vis à vis des livres poudreux que lui prêtait M. Parquet, il lisait quelques pages et méditait durant de longues heures. Son imagination se détournait bien souvent de la voie, et faisait de fougueux écarts dans les espaces de la pensée. Mais ces excursions ne sont jamais sans fruit pour une grande intelligence. Elle y va en écolier, elle en revient en conquérant. Simon pensait qu’il y a bien des manières d’être orateur, et que, malgré les systèmes arrêtés de M. Parquet sur la forme et sur le fond, chaque homme doué de la parole a en soi ses moyens de conviction et ses élémens de puissance propres à lui-même. Ennemi né des discussions inutiles, il écoutait les leçons et les préceptes de son vieil ami avec le respect de la jeunesse et de l’affection, mais il notait, dans le secret de sa raison, les objections qu’il eût faites à un disciple, et renfermait le secret de sa supériorité autant par prudence que par modestie. Une seule fois il s’était laissé aller à discuter un point de droit public, et Parquet, frappé de la hardiesse de ses opinions, s’était écrié :

— Diable ! mon cher ami, quand on pense ainsi, il ne faut pas le dire trop tôt. Avant de faire le législateur, il faut se résoudre à être légiste. Si un homme célèbre se permet de censurer la loi, on l’écoute ; mais si un enfant comme vous s’en avise, on se moque de lui.

— Vous avez raison, répondit Simon ; et il se tut aussitôt.

Cependant, décidé à ne pas suivre une routine pour laquelle il ne se sentait pas fait, il voulait se laisser mûrir autant que possible. Rien ne le pressait plus de se lancer dans la carrière, maintenant qu’il était reçu avocat, qu’il n’avait plus de dépense à faire, et qu’il était sûr de s’acquitter quand il voudrait. D’ailleurs, il travaillait à faire des extraits, des recherches et des analyses, pour aider M. Parquet dans son travail, et celui-ci s’en trouvait si bien, qu’il était obligé de faire un effort de générosité et de désintéressement pour l’engager à travailler pour son propre compte. Durant cet hiver, qui fut assez doux pour le climat, Simon eut soin d’éviter la rencontre du comte de Fougères. Malgré les prévenances dont l’accablait ce gentilhomme, il ne sentait aucune sympathie pour lui. Il y avait dans son extérieur une absence de dignité qui le choquait plus que n’eût fait la morgue seigneuriale d’un vrai patricien. Il lui semblait toujours voir, dans les concessions libérales de son langage et dans la politesse insinuante de ses manières, la peur d’être maltraité dans une nouvelle révolution, et d’être forcé de retourner à son comptoir de Trieste.

Mlle de Fougères menait une vie assez étrange pour une jeune personne. Elle semblait aimer la solitude passionnément, ou goûter fort peu la société de la province. Du moins elle ne paraissait dans le salon de son père que le temps strictement nécessaire pour en faire les honneurs, ce dont elle s’acquittait avec une politesse froide et silencieuse. Elle n’accompagnait pas son père dans ses fréquens voyages, et restait enfermée dans sa chambre avec des livres, ou montait à cheval, escortée d’un seul domestique. Quelquefois elle venait à Fougères, faire une visite à Mlle Parquet, ou donner un coup d’œil rapide aux travaux du château. Il lui arrivait parfois alors de sortir avec Bonne, pour faire une promenade à pied dans la montagne, ou même de s’enfoncer dans les ravins, à cheval, et entièrement seule.

Simon, qui, malgré le froid et les glaces, continuait son genre de vie errante et rêveuse, la rencontra quelquefois dans les lieux les plus déserts, tantôt galopant sur le bord du torrent avec une hardiesse téméraire, tantôt immobile sur un rocher, tandis que son cheval fumant cherchait, sous le givre, quelques brins d’herbe aux environs. Lorsqu’elle était surprise dans ses méditations, elle se levait précipitamment, appelait son cheval, qu’elle avait dressé comme un chien à venir au nom de Sauvage, lui ordonnait de se tendre sur les jambes afin qu’elle pût atteindre à l’étrier sans le secours de personne, et, se lançant au milieu des rochers ou sur le versant glacé des collines, elle disparaissait avec la rapidité d’une flèche. Ces rencontres avaient un caractère romanesque qui plaisait à Simon, quoiqu’il n’y attachât pas plus d’importance que ces petits incidens ne méritaient.

Cependant, malgré le sentiment d’orgueil qui l’empêchait de s’abandonner à l’attrait d’une beauté placée hors de sa sphère, et destinée sans doute à n’avoir jamais pour lui qu’un dédain insolent, s’il essayait de franchir la ligne chimérique qui les séparait, Simon ne pouvait défendre son imagination d’accueillir un peu trop obstinément l’image de cette personne fantastique. C’était une si belle créature, que tout être doué de poésie devait lui rendre hommage, au moins un hommage d’artiste, calme, désintéressé, sincère ; et Simon était plus poète et plus artiste qu’il ne croyait l’être. Peu à peu cette image devint si importune, qu’il désira s’en débarrasser, et appeler à son secours l’impression pénible qu’elle lui avait faite au premier abord. Il chercha un motif d’antipathie à lui opposer, et fit des questions sur son compte, afin d’entendre répéter qu’elle semblait hautaine et froide. En outre, on blâmait beaucoup dans le pays ses courses à cheval et son genre de vie solitaire. En province, tout ce qui est excentrique est criminel. Cependant l’attrait de curiosité qui, chez Simon, se cachait sous ces efforts d’aversion, ne fut pas satisfait par les réponses vagues qu’il obtint. Il se résolut à presser de questions Mlle Bonne, qui seule semblait connaître un peu l’étrangère. Jusque-là, Bonne avait détourné la conversation lorsqu’il s’était agi de sa mystérieuse amie ; mais, lorsque Simon insista, elle lui répondit avec un peu d’humeur :

— Cela ne vous regarde pas. Quel que soit le caractère de Mlle de Fougères, il ne lui plaît pas apparemment qu’on le juge, puisqu’elle ne le montre pas. Elle m’a prié, une fois pour toutes, de ne jamais redire à personne un mot de nos conversations, quelque puériles et indifférentes qu’elles pussent être. Il y a bien des choses dans son caractère que je ne comprends pas ; elle a beaucoup plus d’esprit que moi. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une personne que j’estime et que j’aime de toute mon ame.

Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. — Si vous voulez que je vous dise ma pensée, chère voisine, reprit-il, vous saurez que je doute fort de votre intimité avec Mlle de Fougères. Je croirais presque qu’il y a de votre part un peu de vanité, je ne dis pas à être liée avec notre future châtelaine, mais à être la seule confidente d’une personne si réservée dans sa conduite et dans ses paroles. D’abord permettez-moi de vous demander en quelle langue s’expriment ces épanchemens de vos ames, car M. de Fougères ne sait pas, à ce qu’on dit, assembler trois phrases de la nôtre.

Mais cet artifice ne réussit point. Bonne se prit à sourire et lui répondit : — Êtes-vous bien sûr que je ne sache pas l’italien ? Il fut impossible d’en obtenir autre chose.

vi.

Par une belle matinée du printemps de 1825, Simon, étant sorti avec son fusil, donna la chasse à un de ces milans de forte race, qu’on trouve dans la Marche. Cousins germains de l’aigle, presque aussi grands que lui, ils en ont le courage et l’intelligence. Les enfans qui peuvent s’en emparer dans le nid, les élèvent, et les habituent à chasser les souris de la maison. Ils deviennent très familiers et très doux. J’en ai vu un qui prenait très délicatement des mouches sur le visage d’un enfant endormi, en l’effleurant de ce bec terrible dont il déchirait les lapereaux et les couleuvres.

Simon, ayant cru blesser légèrement sa proie, la vit s’éloigner et se perdre, et continua sa promenade. Au bout de quelques heures, il repassa par la même gorge, et comme il pensait à toute autre chose, il vit tout à coup Mlle de Fougères qui descendait précipitamment la colline au-dessus de lui, en lui criant : « Arrêtez-le, arrêtez-le ! il est à vos pieds ! » Il crut qu’elle avait laissé échapper son cheval, et se pencha sur le ravin pour le chercher ; mais il n’aperçut rien, et, reportant ses regards sur Mlle de Fougères, il vit qu’elle venait à lui en courant toujours, et qu’elle avait les mains et la figure ensanglantées. Soit l’effet de la compassion qu’éprouve un noble cœur à l’aspect de la souffrance, soit la douleur de voir une si belle créature en cet état, Simon fut surpris d’une angoisse inexprimable, et pensant qu’elle venait de faire une chute de cheval, il s’élança vers elle pour la secourir ; mais son visage n’exprimait point la souffrance ; elle avait le teint animé d’un éclat que Simon ne lui avait pas encore vu, et riant d’un rire juvénile, elle lui montrait une touffe de bruyères vers laquelle elle se hâtait d’arriver en criant : — Il est là ! courez donc dessus. — Avant que Simon eut pu comprendre de quoi il s’agissait, elle s’élança sur sa proie, et jeta dessus son écharpe de soie que l’oiseau mit en pièces en se débattant. C’était le milan royal que Simon avait démonté le matin, et qu’il avait perdu. Il se hâta de faire cesser le combat furieux qu’il livrait à la jeune amazone, et dans lequel tous deux montraient un courage et un acharnement singuliers ; l’oiseau, renversé sur le dos, se défendait avec désespoir des ongles et du bec ; la jeune fille, malgré les blessures qu’elle recevait, s’obstinait à le saisir, et semblait résolue à se laisser déchirer plutôt que de renoncer à sa conquête. Simon le vainquit, lui lia les pieds avec sa cravate, et, le prenant par le bec, le présenta à Mlle de Fougères. Accablée de fatigue, elle s’était jetée sur la bruyère, et son cœur palpitait si fort, que Simon en pouvait distinguer les battemens ; elle était déjà redevenue pâle. Simon jeta le milan à ses pieds, et s’agenouillant près d’elle avec vivacité, lui demanda si elle était grièvement blessée.

— Je n’en sais rien, répondit-elle, je ne crois pas.

— Mais vous êtes couverte de sang ?

— Bah ! c’est le sang de cette bête rebelle.

— Je vous assure qu’elle vous a déchirée ; vos gants sont en lambeaux.

Sans attendre sa réponse, il lui prit la main, et, lui retirant ses gants avec précaution, il vit qu’elle avait reçu des entailles profondes.

— Vous voyez que c’est bien votre sang, lui dit-il d’une voix émue et cherchant à l’étancher.

— Bon ! dit-elle, je ne m’en suis pas aperçue. Je voulais l’avoir et je le tiens.

— Mais vous souffrez ? vous êtes pâle.

— Non, je suis essoufflée.

— Vous êtes blessée aussi au visage.

— Oh ! vraiment ? le combat aurait-il été si acharné ! Eh bien ! c’est bon ; je suis d’autant plus fière de la victoire, quoique après tout, c’est à vous que je la dois. Je l’avais saisi trois fois, trois fois il m’a échappé. Je ne sais ce qui serait arrivé si je ne vous eusse pas rencontré. Maintenant, il faut voir s’il est blessé mortellement. J’espère que non.

— Il faudrait voir d’abord si vous n’êtes pas blessée vous-même auprès de l’œil. Voulez-vous descendre jusqu’au ruisseau ?

— Bah ! ce n’est pas nécessaire. Je ne sens aucun mal.

— Mais ce n’est pas une raison ; venez, je vous en supplie. Je vous aiderai à descendre ; je porterai ce vilain animal qui mériterait bien que je lui tordisse le cou !

— Oh ! ne vous avisez pas de cela, s’écria la jeune fille ; j’ai payé sa conquête de mon sang : j’y tiens.

Elle se laissa emmener au bord du ruisseau. Près de son lit, un rocher à pic s’élevait de quelques pieds au-dessus du sable. Simon voulut aider la chasseresse à le franchir ; mais, dédaignant de poser sa main dans la sienne, elle sauta avec l’agilité superbe d’une nymphe de Diane. Elle était si belle de courage et de gaîté, que Simon lui pardonna le reste de fierté que conservaient jusque-là ses manières. Peut-être même trouva-t-il en cet instant que c’était chez elle un attrait de plus. Son ame était trop ardente pour ne pas s’élancer tout entière vers cette noble création ; il était comme hors de lui-même, et ne songeait pas seulement à s’expliquer le désordre de ses esprits. Lui, dont les émotions avaient toujours été si concentrées et les manières si graves, que sa mère elle-même en obtenait rarement un baiser, il se sentait prêt maintenant à entourer cette jeune fille de ses bras, et à la presser contre son cœur, non avec le trouble d’un désir amoureux (il était loin d’y songer), mais avec l’effusion d’une tendresse fraternelle pour un enfant blessé ; c’était un caractère trop impétueux, un cœur trop chaste pour subir la contrainte d’une vaine timidité, ou pour accepter celle des préjugés, lorsqu’il était vivement ému. Il prit le mouchoir de Mlle de Fougères, le trempa dans l’eau, et se mit à lui laver les tempes avec tant de soin, d’affection et de simplicité, qu’elle, à son tour, sentit sa méfiance et sa rudesse habituelles céder à l’ascendant d’une irrésistible sympathie. — Dieu merci ! vous n’êtes pas blessée au visage, lui dit-il avec attendrissement ; c’est avec ses ailes ensanglantées que l’insensé vous aura fait ces taches ; mais vos mains ! laissez les tremper dans l’eau… laissez-moi les voir… il y a vraiment beaucoup de mal !… Et Simon, qui avait la vue courte, se baissant pour les regarder, en approcha ses lèvres avec un entraînement incroyable. Mlle de Fougères retira brusquement ses mains et fixa sur lui ce regard sévère qui l’avait choqué à la première rencontre. Mais cette fois, il trouva sa fierté légitime ; ses yeux lui firent une réponse si amicale, si franche et si persuasive, qu’elle s’adoucit tout à coup ; elle reprit confiance, et lui dit d’un air gai :

— Vous avez du sang sur les lèvres, et savez-vous bien quel sang ?

— C’est du sang aristocratique, répondit Simon, mais c’est le vôtre.

— C’est du sang noble, monsieur, reprit l’Italienne avec hauteur ; c’est du pur sang républicain. Êtes-vous digne de porter un pareil cachet sur la bouche ?

— Juste ciel ! s’écria Simon en se levant, si je n’en suis pas digne encore par mes actions, je le suis par mes sentimens ; — mais, ajouta-t-il en retombant à genoux près d’elle, vous vous moquez de moi, vous n’êtes pas républicaine ; vous ne pouvez pas l’être.

— Apprenez, répondit-elle, que je suis d’un pays où on ne peut pas cesser de l’être, à moins de se dégrader. Notre république a duré plus que celle de Rome, et ce n’est que d’hier que nous sommes esclaves ; mais sachez que nous savons haïr nos tyrans, nous autres. Un Vénitien, à moins d’avoir abjuré sa patrie, ne baiserait pas la main d’une Allemande, tandis que vous êtes à genoux près de moi, que vous croyez monarchique.

— Je sais que vous êtes belle comme un ange et brave comme un lion, et à présent que je vous sais républicaine, je baiserais vos pieds si vous me le permettiez.

— Vous êtes forts en beaux discours sur la liberté, vous autres, reprit-elle ; mais nous avons un proverbe que vous devez comprendre : Più fatti che parole. À l’heure qu’il est, nous sommes sous le joug, et on nous croit écrasés parce que nous le portons en silence ; mais on ne sait pas ce que sera notre réveil quand l’heure sera venue.

— Je crains qu’elle n’arrive pas plus tôt pour vous que pour nous, répondit Simon ; si toutes les ames italiennes étaient aussi courageuses que la vôtre, si tous les cœurs français étaient aussi convaincus que le mien, nous ne subirions pas la honte des lois étrangères.

— Espérons des jours meilleurs, dit Fiamma ; mais ce n’est pas le moment de parler politique. Pourquoi ne venez-vous pas chez mon père ?

— Mais, dit Simon un peu embarrassé, je n’ai pas l’honneur de le connaître.

— Il vous a engagé plusieurs fois, je le sais ; pourquoi avez-vous refusé ?

— Vous savez combien mes opinions diffèrent des siennes, et vous me le demandez ?

— Mon père n’a point d’opinions politiques, répondit brusquement Fiamma ; et, à cause de cela, il serait désobligeant autant qu’inutile de discuter avec lui. C’est un homme très doux et très poli ; et si les gens de bien ne s’éloignaient pas de lui à cause de ses prétendues opinions, il ne serait pas réduit à remplir son salon de cette canaille qui s’y traîne à genoux.

— Vous parlez bien durement de vos courtisans, dit Simon ; si votre père les accueillait avec une franchise aussi rude, j’ai peine à croire qu’ils fussent aussi empressés à lui rendre hommage.

— Sans doute, si mon père avait assez de force pour comprendre ses véritables intérêts et sa véritable dignité, il aurait en France un beau rôle à jouer. Mais votre noblesse française est démoralisée ; vous l’avez si maltraitée, qu’elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ce n’est pas ainsi que nous agissons et que nous pensons chez nous. Le peuple n’a qu’un ennemi : l’étranger ; ses vieux nobles sont les capitaines qu’il choisirait si le temps était venu de marcher au combat. Nous sommes familiers avec le peuple, nous autres ; nous savons qu’il nous aime, et il sait que nous ne le craignons pas. Ce n’est pas lui qui a profité de nos dépouilles ; ce n’est pas lui qui voudrait en profiter, si on pouvait nous dépouiller encore. Mais nous sommes ruinés, et nous n’en valons que mieux ; je suis convaincue qu’il n’est pas bon de faire fortune, et j’ai vu souvent perdre en mérite ce qu’on gagnait en argent. Restez donc pauvre le plus long-temps que vous pourrez, M. Féline, et ne vous pressez pas de faire servir votre intelligence à votre bien-être.

— C’est ce dont on ne manquerait pas de m’accuser si je me montrais chez votre père dans la société de ceux qui y vont, répondit Simon, et je suis malheureux de vous connaître, à présent, car j’aurai souvent la tentation de m’exposer au blâme de ceux qui pensent bien.

— Si cela doit être, il faut résister à la tentation, reprit la jeune fille avec l’air grave et assuré qui lui était habituel ; mais dans peu de jours nous serons installés à Fougères, et je pense bien que vous pourrez nous voir sans vous compromettre. J’espère que mon père se réservera chaque semaine des jours de liberté, où les gens de cœur pourront l’aborder sans coudoyer les valets de l’administration. Du moins, j’y travaillerai de tout mon pouvoir. — Maintenant occupons-nous de ma capture ; il faut que vous lui rendiez le même service qu’à moi, et que vous examiniez ses plaies. Simon obéit, soigna le captif blessé, et procéda sur-le-champ à l’amputation de l’aile brisée, après quoi il l’enveloppa d’un linge humide, et se chargea de le soigner, s’engageant sur l’honneur à le porter lui-même au château dès qu’il serait guéri et apprivoisé.

— Ce n’est pas tout, lui dit-elle ; vous allez m’aider à chercher mon cheval que j’ai abandonné dans le bois.

— Je cours le chercher, et je vous l’amènerai ici, répondit Simon.

— Non pas, dit Fiamma en souriant ; selon vos coutumes et vos idées françaises, je suis votre ennemie ; vous ne devez pas me servir.

— Selon mon cœur et selon ma raison, je suis votre ami le plus respectueux et le plus dévoué, répondit Simon. Dites-moi de quel côté vous avez laissé Sauvage.

— Vous savez son nom ? dit-elle en souriant ; allons-y ensemble. Il n’obéit qu’à ma voix ou à celle de mon serviteur ; et puisque vous êtes mon ami…

— Je suis à la fois l’un et l’autre, reprit Simon. Voulez-vous prendre mon bras ?

— Ce n’est pas la coutume de mon pays, répondit Fiamma. Chez nous, les femmes n’ont pas besoin de s’appuyer sur un défenseur. Le peuple ne les coudoie pas. Nous sortons seules et à toute heure. Personne ne nous insulte. On nous respecte parce qu’on nous aime. Ici, on ne nous distingue des hommes que pour nous opprimer ou nous railler. C’est un méchant pays que votre France. J’espère que vous valez mieux qu’elle.

— Faites une révolution en Italie, répondit Simon, et j’irai m’y faire tuer sous vos drapeaux.

Tout en parlant de liberté et de patrie, ils arrivèrent à la lisière du bois. Fiamma appela son cheval à plusieurs reprises, et bientôt il fit entendre le bruit de son sabot sur les cailloux. Comme elle avait les mains empaquetées, Simon l’aida à monter et la conduisit jusqu’à l’entrée du vallon en tenant Sauvage par la bride. Chemin faisant, ils échangèrent, en peu de paroles, les confidences de toute leur vie. C’était une histoire bien courte et bien pure de part et d’autre. Ils étaient du même âge. Fiamma avait chéri sa mère, comme Féline chérissait la sienne. Depuis qu’elle l’avait perdue, elle avait vécu à la campagne dans une villa que son père avait achetée entre les bords de l’Adriatique et le pied des Alpes. Là, Fiamma s’était habituée à une vie active, aventureuse et guerrière, tantôt chassant l’ours et le chamois dans les montagnes, tantôt bravant la tempête sur mer dans une barque, et toujours se nourrissant de l’idée romanesque qu’un jour peut-être elle pourrait faire la guerre de partisan dans ces contrées dont elle connaissait tous les sentiers. L’absence de M. de Fougères qui était venu en France pour racheter ses terres, l’avait laissée maîtresse de ses actions, et son indépendance naturelle avait pris un développement qu’il n’était plus possible de restreindre. Cependant le respect qu’elle avait pour son père, était seul capable de lui dicter des lois ; elle avait obéi à ses ordres en quittant l’Italie avec une gouvernante. Après peu de mois de séjour à Paris, elle était venue s’établir à Guéret, en attendant qu’elle s’établît à Fougères.

— Il me tarde que cela soit fait, dit-elle en achevant son récit. Puisqu’il faut abandonner ma patrie, j’aime mieux vivre dans ce vallon sauvage qui me rappelle certains sites à l’entrée de mes Alpes chéries, que dans vos villes prosaïques et dans ce pandémonium sans physionomie et sans caractère que vous appelez votre capitale, et que vous devriez appeler votre peste, votre abîme et votre fléau. Maintenant, adieu ; je vous prie d’appeler notre milan Italia, de ne pas oublier que nous en avons fait la conquête ensemble, et d’en avoir bien soin. Si quelqu’un vous parle de moi, dites que je ne sais pas deux mots de français ; je ne me soucie pas de parler avec tous ces laquais de la royauté qui ont baisé le knout des Cosaques et le bâton des caporaux schlagueurs de l’Autriche.

— Laissez-moi baiser le sabot de votre cheval, dit Simon en riant ; c’est une noble créature qui n’obéit qu’à vous.

— Et qui ne m’obéit que par amitié, reprit Fiamma. Mais ne touchez pas à son sabot, et donnez-moi une poignée de main : E viva la liberta !

Elle lui tendit sa main qui saignait encore, et entra dans le vallon au galop. Simon baisa encore ce sang généreux, et essuya ses doigts à nu sur sa poitrine. Puis il alla s’enfermer dans sa chambre, et jetant sa tête dans ses mains, il resta éveillé jusqu’au matin dans un état d’ivresse impossible à décrire.

vii.

Simon demeura plus de vingt-quatre heures sous le charme de cette aventure. Aucune réflexion fâcheuse ne pouvait trouver place au milieu de son enivrement. Les ames les plus fortes sont les plus spontanément vaincues et les plus complètement envahies par une passion digne d’elles. En elles, rien ne résiste, rien ne se défend de l’enthousiasme, parce que leur premier besoin est de chérir et d’admirer. Les conseils de la prudence et de l’intérêt personnel y sont étouffés par ce besoin d’amour et de dévouement qui les déborde. Mais, après les élans de la joie et le sentiment de l’adoration, Simon sentit le besoin de renouveler cette pure jouissance à la source qui l’avait produite. Il lui fallait revoir Mlle de Fougères ; tout ce qui n’était pas elle n’existait plus. La tendresse que sa mère lui avait uniquement et exclusivement inspirée jusque-là, s’affaissait elle-même sous les tressaillemens convulsifs de son cœur impatient. Il s’effraya des ravages de cet incendie, sans penser d’abord à l’éteindre ; mais plusieurs jours écoulés sans revoir Fiamma portèrent son désir à un tel point d’angoisse et de souffrance, qu’il sentit la nécessité de le combattre.

Simon ne s’était pas beaucoup inquiété jusque-là de ce qu’il éprouvait. Il n’avait pas encore aimé, il ne savait pas à quel ennemi il avait affaire ; il s’imaginait qu’il triompherait, dès qu’il serait bien résolu à triompher, dès qu’il lui serait prouvé que les souffrances de cet amour l’emportaient sur les joies. Cet instant venu, il appela la réflexion à son secours. Il se demanda sur quelle certitude était fondée cette admiration extatique qui absorbait toutes ses pensées, quel lien durable quelques paroles échangées avec cette jeune fille pouvaient avoir cimenté. En quoi s’était-elle montrée grande, forte, magnanime, brave, sincère ? qu’avait-il vu ? une lutte enfantine avec un oiseau de proie, et l’ardeur romanesque d’une jeune tête pour des idées généreuses dont l’application serait peut-être au-dessus de la portée de son caractère ?

Mais, hélas ! toutes les réflexions de Simon manquèrent leur but, et ses armes tournèrent leur pointe contre son cœur. Plus il y songeait, plus Fiamma lui semblait digne de son enthousiasme. Ce n’était pas un enfant, la femme qui se condamnait au silence et à la feinte depuis six mois, plutôt que d’échanger ses nobles pensées avec des êtres indignes de la comprendre ; et ce qu’aucune adulation n’avait pu obtenir de sa défiance stoïque, Simon l’avait conquis avec un regard. Profond comme la sagesse et hardi comme la bonne foi, celui de Fiamma avait lu en lui rapidement, et sa langue s’était déliée comme par magie. Elle lui avait dit le secret de son ame, le mystère de sa vie, et elle ne lui avait pas seulement recommandé le silence, tant elle semblait sûre de sa discrétion. Il y avait en elle quelque chose de viril qui semblait fait pour ressentir l’amitié sérieuse et l’estime tranquille. Avec quel dévouement une telle créature n’était-elle pas capable de braver la mort pour une noble cause, elle qui pour un jouet d’enfant se laissait déchirer du bec de l’aigle comme une jeune Spartiate ! Enfin, les séductions d’aucune vanité n’étaient capables de l’entraîner, puisqu’elle s’était fait un genre de vie entièrement en dehors de celui que la fortune de son père semblait lui tracer ; puisqu’elle fuyait les salons pour les bois, les fades conversations pour la lecture, et les flagorneries d’une petite cour pour l’entretien ingénu de la douce Mlle Parquet. Il se demandait comment il n’avait pas compris, dès le premier jour de sa rencontre sur la colline, le feu divin caché sous le voile de cette mystérieuse Isis ; comment cette voix généreuse qui avait prononcé avec un accent si ferme le mot d’honneur à son oreille n’avait pas éveillé, jusqu’au fond de ses entrailles, le sentiment d’une fraternité sainte ; puis, il se l’expliquait en se disant qu’une femme comme elle était la réalisation d’un si beau rêve, qu’en touchant à cette réalité on n’osait pas encore y croire.

Simon ne songea plus à lutter contre son admiration, mais il résolut de s’efforcer à en modérer l’exaltation. Il sentait qu’il lui serait impossible désorrnais de faire attention à aucune autre femme ; mais il se disait que la société ayant posé une barrière insurmontable entre celle-là et lui, il ne devait pas se nourrir d’illusions auprès d’elle. Mlle de Fougères était indépendante par son caractère et par sa position. Elle était majeure, et sa mère, disait-on, lui avait laissé de quoi vivre. Mais Simon eût rougi de rechercher la main d’une riche héritière. Il se disait qu’au premier mot d’amour d’un jeune bachelier, elle devait s’imaginer nécessairement qu’il avait des vues de séduction méprisables. L’idée seule que l’opinion publique eût pu lui attribuer ces sentimens, le faisait frémir de colère et de honte. Il prit donc la ferme résolution, au cas même où M. de Fougères accorderait plus d’attention à son dévouement qu’il n’était raisonnable de s’y attendre, de s’en tenir avec elle aux termes de la plus respectueuse amitié. Pour cela, il ne fallait pas être surpris par ces émotions irrésistibles qui l’avaient dominé auprès d’elle. Simon espéra en avoir la force ; mais pour y parvenir, il se décida à s’éloigner pendant quelque temps des lieux qui lui retraçaient trop vivement cette scène d’enchantement. Il partit pour Nevers, où un étudiant de ses amis, récemment reçu avocat, l’appelait pour fêter son installation.

Pendant ce temps, le comte de Fougères vint prendre possession de sa nouvelle demeure. Les villageois tenaient trop à lui faire payer une sorte de dernier adieu pour lui épargner de nouvelles fêtes et de nouveaux honneurs. Quand il vit que rien ne pouvait l’y soustraire, il s’exécuta noblement et paya une barrique de vin aux chers vassaux, en désirant de tout son cœur que leur vive affection se refroidît un peu à son égard. Ce n’était pas là le moyen. Il fut fêté, chanté, complimenté, aubadé encore une fois de cornemuse, bombardé encore une fois de pétards. Il se comporta en bon prince, donna une quantité exorbitante de poignées de main, leva son chapeau jusque devant les chiens du village, varia à l’infini l’arrangement des mots invariables de ses gracieuses réponses, subit les plus interminables et les plus fatigantes conversations avec une patience évangélique, baisa enfin, comme disait poétiquement M. Parquet, le bas de la robe de la déesse Incongruité, et s’étant fait souverain populaire autant que possible, alla se coucher brisé de fatigue, infecté de miasmes prolétaires, et supputant, dans sa cervelle administrative, de combien (en raison de ses avances de fonds en affabilité paternelle) il augmenterait le loyer de ceux-ci et diminuerait les gages de ceux-là.

Mlle de Fougères montra un caractère qui fut décidément taxé de hauteur et d’impertinence, en s’enfermant dans sa chambre durant toutes ces pasquinades sentimentales. Elle se rendit invisible, et son père ne put faire plier cette franchise sauvage devant les considérations politiques de sa situation ; elle avait une manière muette et respectueuse de lui résister qui le brisait comme une paille, lui, mesquin d’idées, de sentimens et de langage. Il sentait qu’il ne pouvait régner sur cette ame de fer que par la conviction, et que précisément la puissance de conviction lui manquait. Désespérant de corriger sa fille, il prenait le parti de lui permettre de se cacher ou de se taire.

Quelques jours après ces fêtes extraordinaires, la fête patronale du village arriva. M. de Fougères était parti la veille pour une foire de bestiaux dans le Bourbonnais ; car, à peine investi de la dignité de châtelain, il était redevenu commerçant. De tous les personnages qui lui avaient témoigné leur zèle, un seul croyait n’avoir pas assez plié le genou devant son nom et devant son titre. C’était le curé, jeune homme sans jugement et sans vraie piété, qui, ayant lu je ne sais quelle chartre ecclésiastique, s’imagina de ressusciter une coutume singulière à la première occasion. Le jour de la fête patronale, le sacristain fut dépêché auprès de Mlle de Fougères, pour la prier de ne pas manquer d’assister à la bénédiction du saint-sacrement. Ce message étonna beaucoup la jeune Italienne. Elle trouva étrange qu’un prêtre s’arrogeât le droit de lui tracer son devoir de cette manière. Néanmoins elle ne crut pas pouvoir se dispenser d’accomplir ce devoir, que son éducation ultramontaine lui rendait sacré. Mais redoutant quelque embûche dans le genre de celles qu’elle avait su éviter jusque-là, elle ne monta pas à la tribune réservée aux anciens seigneurs de Fougères, tribune placée en évidence à la droite du chœur, et que le curé avait fait décorer à ses frais d’un tapis et de plusieurs fauteuils. Fiamma attendit que les vêpres fussent commencées, et, se glissant dans l’église sous le costume le plus simple, elle se mêla à la foule des femmes qui, dans ces campagnes, s’agenouillent sur le pavé de l’église. Elle détestait les adulations faites à une classe quelconque, mais elle pensait que devant Dieu elle ne pouvait se courber avec trop d’humilité.

C’est en vain qu’elle espérait échapper au regard investigateur du curé ou à celui du sacristain qui était chargé de la découvrir. L’église était fort petite, et l’usage du pays veut que toutes les femmes soient séparées des hommes et rassemblées dans une des nefs. Entre le Magnificat et le Pange lingua, dans l’intervalle réservé à l’officiant pour revêtir ses ornemens pontificaux, le sacristain traversa la foule féminine, et vint supplier Mlle de Fougères, de la part du curé, de prendre une place plus convenable à son rang. Sur son refus de monter à la tribune, l’opiniâtre desservant fit apporter auprès de la balustrade qui sépare les deux sexes, à l’entrée du chœur, un fauteuil et un coussin, comme il eût fait pour son évêque. Il pensait que Mlle de Fougères ne résisterait pas à cette honorable invitation, et il se décida à monter à l’autel. Pendant ce temps, les rangs de femmes qui séparaient Mlle de Fougères du fauteuil insolent s’étaient entr’ouverts, et tous les regards la sollicitaient pour qu’elle daignât en prendre possession. La seule Jeanne Féline, un peu distraite de sa fervente prière, et profondément choquée dans son sens droit et incorruptible de ce qui se passait, abaissa son livre, releva son capulet, et fixa sur Mlle de Fougères ce regard où l’orgueil de la vertu et le feu de la jeunesse brillaient au milieu des ravages de l’âge et de la douleur. Fiamma la vit et reconnut la mère de Simon, à une lointaine analogie de traits, à une similitude frappante d’expression. Elle avait entendu Mlle Parquet vanter le mérite de cette femme, elle avait désiré rencontrer l’occasion de la connaître. Elle soutint donc son regard, et lui exprima par le sien qu’elle était prête à entrer en communication avec elle.

Mme Féline, hardie et ingénue comme la vérité, lui adressa aussitôt la parole pour lui dire à demi-voix : — Eh bien ! mademoiselle, qu’est-ce que votre conscience vous ordonne de faire ?

— Ma conscience, répondit Fiamma sans hésiter, m’ordonne de rester ici, et de vous offrir ce fauteuil comme une marque de respect qui vous est due.

Jeanne Féline s’attendait si peu à cette réponse, qu’elle resta stupéfaite.

Mlle de Fougères n’était pas une personne que l’on pût accuser, comme son père, de courtiser la popularité. On lui reprochait le défaut contraire, et Jeanne n’avait pas compris pourquoi elle était restée mêlée à la foule depuis le commencement de la cérémonie. Enfin son visage s’adoucit ; et résistant à Fiamma qui voulait la conduire au fauteuil, elle lui dit :

— Non pas moi : il me siérait mal de prendre une place d’honneur devant Dieu qui connaît le fond du cœur et ses misères. Mais voyez ! la doyenne du village, celle qui a vu quatre générations, et qui d’ordinaire a une chaise, est ici par terre. On l’a oubliée à cause de vous, aujourd’hui.

Mlle de Fougères suivit la direction du geste de Jeanne, et vit une femme centenaire à laquelle de jeunes filles avaient fait une sorte de coussin avec leurs capes de futaine. Elle s’approcha d’elle, et avec l’aide de Mme Féline, elle l’aida à se relever et à s’installer sur le fauteuil. La doyenne se laissa faire, ne comprenant rien à ce qui se passait, et remerciant d’un signe de sa tête tremblante. Mlle de Fougères se mit à genoux sur le pavé auprès de Jeanne, de manière à être entièrement cachée par le dossier du grand fauteuil sur lequel la doyenne, qui ne remplissait plus ses devoirs de piété que par habitude, s’assoupit doucement au bout de quelques minutes. Cependant le curé, qui n’avait pas la vue très bonne, et qui savait d’ailleurs que le regard baissé convient à la ferveur de l’officiant, aperçut confusément une femme coiffée de blanc sur le fauteuil. Il pensa que sa négociation avait réussi, et se mit à officier tranquillement ; mais lorsqu’au moment réservé à l’explosion de son vaste projet, après avoir descendu les trois marches de l’autel, et s’être mis à genoux pour encenser le saint sacrement, il se releva, traversa le chœur, et s’avança vers le fauteuil pour rendre le même honneur à Mlle de Fougères, selon les us et coutumes de l’ancienne féodalité, il s’aperçut de sa méprise, et son bras resta suspendu entre le ciel et la terre, tandis que toute la congrégation des fidèles, l’œil ouvert et la bouche béante, se demandait la cause des honneurs insolites rendus à la mère Mathurin.

Le jeune curé ne perdit point la tête, et voyant que Mlle de Fougères avait mis un peu d’obstination et de malice dans cette aventure, il lui prouva qu’elle n’aurait pas le dernier mot ; car il se retourna vivement de l’autre côté et se mit à encenser la tribune seigneuriale comme pour rendre à cette place vide les honneurs dus au titre plus qu’à la personne. Tout le village resta ébahi, et il fallut plus de six mois pour faire adopter la véritable version de cet évènement aux commentateurs exténués de recherches et de discussions. Les parens de la mère doyenne ne manquèrent pas de dire qu’elle avait été bénie en vertu d’un ancien usage qui décernait cette préférence aux centenaires, et que M. le curé avait trouvé dans les archives de la commune. Quant à elle, comme elle dormait du sommeil des justes pendant qu’on lui rendait cet honneur, et que son oreille avait le bonheur d’être fermée pour jamais à toutes les paroles humaines et à tous les bruits de la terre, elle mourut sans savoir qu’elle avait été encensée.

Depuis cette aventure, Jeanne Féline conçut une haute estime pour Mlle de Fougères, et au lieu d’éviter de parler d’elle comme elle avait fait jusqu’alors, elle questionna Mlle Bonne avec intérêt sur le caractère de sa noble amie. Bonne avait tant de respect pour la sagesse et la prudence de sa voisine, qu’elle se crut dispensée avec elle du secret que Fiamma lui avait imposé. Elle lui confia les sentimens généreux et les vertus vraiment libérales de cette jeune fille, et lui dit le désir qu’elle avait témoigné de la connaître. Malgré le plaisir que la bonne Féline ressentit de ces réponses, elle se défendit de faire connaissance avec la châtelaine. — Comment voulez-vous que cela se fasse ? répondit-elle, son père trouverait mauvais sans doute au fond du cœur qu’elle vînt me voir ; et quant à moi, je ne saurais aller demander à ses domestiques la permission de l’approcher. J’attendrai l’occasion ; et si je la rencontre, je lui dirai ma satisfaction de sa conduite à l’église. Sans la sagesse de cet enfant, M. le curé, qui est vraiment trop léger pour un ministre du Seigneur, eût offensé la majesté de Dieu par un véritable scandale.

Mme Féline étant dans ces dispositions, l’occasion ne se fit pas attendre. Un matin que Mlle de Fougères passait devant sa cabane, pour aller voir Mlle Parquet, elle vit Jeanne penchée sur sa petite fenêtre à hauteur d’appui, qu’encadrait le pampre rustique. La bonne dame était occupée à faire manger dans sa main le milan royal.

— Bonjour, Italia ! dit Fiamma en passant.

Mme Féline releva la tête, et, charmée de voir la jeune fille, elle lia conversation avec elle. L’éducation et la santé de l’oiseau étaient un sujet tout trouvé.

— Comment se fait-il que vous sachiez son nom ? demanda Jeanne. Je ne l’ai dit à personne, car je ne pouvais pas m’en souvenir ; mais quand vous l’avez prononcé, j’ai bien reconnu celui que mon fils lui donnait ; car c’est mon fils qui l’a rapporté de la montagne.

— Et qui l’a pris dans la gorge aux Hérissons, reprit Fiamma.

— Vraiment ! vous le savez ? s’écrie Jeanne. Vous l’avez donc rencontré à la chasse ?

— Et j’ai même chassé avec lui ce jour-là, répondit Mlle de Fougères. J’ai encore sur les mains les marques de courage de monsieur, ajouta-t-elle en donnant une petite tape à l’oiseau ; et c’est monsieur Simon qui nous a servi de chirurgien à tous deux.

— En vérité !… Oh ! à présent, dit Mme Féline en secouant la tête avec un sourire, je comprends l’amitié qu’il portait à ce gourmand, et pourquoi il m’a tant recommandé en partant d’en avoir soin. Allons ! maintenant j’en prendrai plus de souci encore ; car si vous êtes telle que vous semblez être, je vous aime, vous !

— Vous ne pouvez pas me dire une chose plus agréable, répondit Fiamma en portant vivement à ses lèvres la main ridée que lui tendait Jeanne. Puis, comme si ce mouvement impétueux eût trahi quelque secrète pensée de son cœur, elle rougit et garda le silence. Féline ne pouvait interpréter cette émotion ; elle se mit tout de suite à lui parler du curé et de la doyenne, de la république et de la monarchie, de la religion, de tout ce qui l’intéressait, et par-dessus tout de son fils. Mlle de Fougères fut étonnée du sens profond et même de la grace spirituelle et naïve de cet esprit supérieur, vierge de toute corruption sociale. Elle n’avait pas cru qu’il fût possible de joindre si peu de culture à tant de fonds. Ce fut pour elle un sujet d’admiration et bientôt d’enthousiasme ; car autant Fiamma était indomptable dans ses antipathies, autant elle était passionnée dans ses amitiés. C’est en effet un magnifique spectacle, pour une ame tourmentée de l’amour du beau et contristée par la vue du laid, que celui d’une organisation assez riche pour se passer d’embellissement factice, et pour recevoir tout de Dieu et d’elle-même. En peu de jours, une affection profonde, une sympathie complète s’établit entre Jeanne et Fiamma. Mettant de côté l’une et l’autre les entraves de ces considérations sociales faites pour le vulgaire, elles se lièrent étroitement, et Jeanne passa autant d’heures dans la chambre et dans l’oratoire de Fiamma, que celle-ci en passa dans la cabane et dans le potager rustique de Jeanne. Mlle Parquet se joignit souvent à leurs entretiens, et sa jeune amie lui apprit à connaître Mme Féline ; jusque-là Bonne n’avait respecté en elle qu’une solide vertu, une admirable bonté ; elle ignorait qu’il y eût aussi à admirer une haute intelligence. Elle s’étonna d’abord de voir que Fiamma, avec toutes ses lectures et toutes ses connaissances, ne s’ennuyait pas un instant dans la compagnie d’une femme qui n’avait jamais lu que la Bible. Fiamma lui fit comprendre que la Bible était la source de toute sagesse et de toute poésie ; que l’esprit de ces pages divines s’était incarné dans la personne de Jeanne, dont toutes les paroles, comme toutes les pensées, avaient la grandeur et la simplicité des saintes écritures. L’ame de Bonne fit elle-même un progrès dans le contact de ces deux ames supérieures à la sienne, non en bonté, mais en vigueur.

ix.

Un jour, au mois de mai, vers midi, l’air étant fort chaud au dehors, et la cabane de Féline remplie d’une agréable fraîcheur, ces trois femmes étaient réunies dans une douce intimité. Jeanne, enfoncée dans son vieux fauteuil, roulait un écheveau de fil de chanvre sur une noix ; Italia, perchée sur le pivot du dévidoir, et conservant encore un peu d’irritabilité, poussait de temps en temps un petit cri aigre-doux, alongeait le bec pour saisir le fil, mais sans oser toucher aux doigts de son institutrice ; Mlle Parquet, assise sur le buffet, lisait tout haut le livre de Ruth dans la vieille bible de la famille Féline, dont le caractère était si fin, que Jeanne ne pouvait plus le distinguer. Quant à Mlle de Fougères, fatiguée d’une course rapide qu’elle avait faite avec Sauvage dans la matinée, elle s’était assise sur une botte de pois secs, aux pieds de Jeanne, et cédant au bien-être que lui apportaient la fraîcheur, le repos, le bruit monotone et doux de la voix qui lisait, elle s’était laissée aller au sommeil. Jeanne, semblable à la vieille Noëmi, avait attiré sur ses genoux la tête de cette fille chérie, et chassait avec tendresse les insectes dont le bourdonnement eût pu la tourmenter. Simon entra dans ce moment. Il arrivait de Nevers ; on ne l’attendait pas encore. Il fit un pas et resta immobile. Le soleil glissant à travers le feuillage de la croisée, et tombant en poussière d’or sur le front humide et sur les cheveux de jais de Fiamma, lui montra d’abord le dernier objet qu’il dût s’attendre à rencontrer dans sa cabane et sur le giron de sa mère. Il venait de faire bien des efforts depuis trois mois pour chasser de son ame l’image de cette femme, et c’était là qu’il la retrouvait ! Il crut rêver, resta quelques instans sans pouvoir articuler un mot ; et enfin, joignant les mains, il murmura une parole que ni sa mère ni Bonne ne pouvaient comprendre. O fatum ! Fiamma reconnut sa voix et n’ouvrit pas les yeux. Ce fut le premier artifice de sa vie.

L’amour n’est que magie et divination. Elle vit à travers ses paupières abaissées et frémissantes de curiosité, l’émotion et la joie mêlée de consternation qu’éprouvait Simon. Mme Féline, poussant un cri de joie, avait tendu ses bras à son fils. Fiamma, l’entendant s’approcher, jugea qu’il était temps de se réveiller ; elle prit le parti de soulever sa tête et de se frotter les yeux pendant qu’il embrassait sa mère. — Oh ! dit la bonne femme, vous voilà un peu étonné, Simon ! vous me pensiez trop vieille pour avoir d’autres enfans que vous, et pourtant, voilà que je suis devenue mère de deux filles en votre absence.

— Vous êtes heureuse, ma mère, répondit-il ; mais moi, me voilà humilié, car je ne suis pas digne d’être leur frère.

— Je ne sais pas si Bonne est superbe à ce point de ne vouloir pas reconnaître votre parenté, dit Mlle de Fougères en lui tendant la main, mais, quant à moi, j’avais déjà signé avec vous un pacte de fraternité d’opinions. Simon ne put rien répondre. Il lui pressa la main avec un trouble plus indiscret que tout ce qu’il eût pu dire ; et pour se donner de l’aplomb, il demanda à Bonne la permission de l’embrasser, ce dont il s’acquitta avec assurance. Cette marque d’amitié enorgueillit Bonne comme une préférence ; elle ne connaissait rien aux roueries ingénues de la passion.

Mme Féline s’empressa de questionner son fils sur sa santé, sur la fatigue, sur la faim qu’il devait éprouver. Il demanda à manger afin d’avoir une occupation et un maintien. Il ne pouvait se remettre de son désordre. Un champion qui s’est préparé long-temps à un rude combat, et qui, en arrivant, voit l’ennemi tranquille et déjà maître du champ de bataille, n’est pas plus bouleversé et embarrassé de son rôle que ne l’était Simon. Bonne courut dans tous les coins de la cabane pour aider Jeanne à rassembler quelques alimens, et à les servir sur une petite table. Voulant marquer son affection à sa manière, l’excellente fille alla cueillir des fruits au jardin, et revint toute rouge et tout empressée, sans songer que les hommes s’éprennent plus volontiers d’une chimère que d’un bien qui s’offre de lui-même.

— Il n’y a que moi, dit Mlle de Fougères à Simon, qui ne fasse rien pour vous ici. Vous êtes comme Jésus arrivant chez Marthe et Marie. Je suis celle qui se tient tranquille à écouter le Seigneur, tandis que l’autre travaille et se dévoue.

— Et cependant, répondit Simon, le Seigneur préféra Marie, et conseilla à sa sœur de ne pas prendre une peine inutile.

— Pourquoi me dites-vous cela si bas ? reprit Mlle de Fougères avec sa brusquerie accoutumée. On dirait que vous craignez une méchante application de vos paroles.

— Oh ! j’espère qu’il ne se prend pas pour notre Seigneur ! répliqua Mlle Bonne en riant.

— Mais voulez-vous que je vous aide, chère amie ? dit Mlle de Fougères. Ce ne sera pas pour faire ma cour à monsignor Popolo, je vous prie de le croire ; ce sera pour vous soulager, mia buona.

— Oh ! je n’ai pas besoin de vous, ma dogaressa, répondit Bonne, à qui sa compagne avait appris quelques mots italiens. Vos mains sont trop fines pour les soins du ménage.

— Croyez-vous ? dit vivement Fiamma. Pourquoi traînez-vous ce seau d’eau avec tant de gaucherie, ma petite ?

— Voulez-vous bien me faire le plaisir de l’enlever de terre d’un demi-pouce ? répondit l’autre jeune fille d’un air de défi.

— Je vais vous montrer comment il faut vous y prendre, dit Fiamma sur le même ton ; car vraiment, ma mignonne, vous n’y entendez rien, et vous me faites peine.

Alors, saisissant d’une seule main le seau rempli d’eau, elle l’enleva de terre et le posa sur la table.

— Oh ! la force et le courage du lion de Venise ! s’écria Simon avec chaleur.

Bonne fut un peu piquée.

— Ne vous fâchez pas, cher ange, dit Fiamma à son amie ; la prudence des serpens et la douceur des colombes vous restent en partage. Mais quant à cela, ajouta-t-elle en étendant son bras blanc et ferme comme du marbre de Carrare, sachez qu’il y a autant de différence entre mes muscles et les vôtres qu’entre vos collines de la Marche et nos montagnes des Alpes, entre vos petites graines de sarrazin et nos larges épis de maïs. Allons, Bonne, c’est vous qui êtes la dogaresse ; je suis la montagnarde : c’est moi qui suis Marthe à mon tour ; vous êtes Marie. Le Seigneur vous bénira ; je vous cède mes droits. Mais chut ! voici Mme Féline, ne disons pas de légèretés sur des choses aussi saintes ; elle nous gronderait et elle ferait bien.

Tandis que Simon se condamnait à déjeuner, quoiqu’il fût trop oppressé pour en avoir envie, que Bonne, assise à table entre lui et Mme Féline, feignait d’écouter la relation de son voyage avec curiosité, afin d’avoir le droit de lui verser du cidre et de lui couper du pain d’orge ; tandis que Mlle de Fougères jouait avec Italia, et luttait avec elle d’attitudes impérieuses en la contrefaisant et en imitant ses cris d’impatience, M. Parquet entra dans la chaumière.

Bravi tutti ! s’écria-t-il en voyant cette aimable compagnie ; le ciel est favorable aux braves gens. — Et après avoir embrassé tendrement son filleul, il baisa la main de Mlle de Fougères avec assez de grace pour montrer qu’il avait été faire un tour de promenade à Versailles dans sa jeunesse. Puis, jetant un coup d’œil perspicace de l’un à l’autre : — Y a-t-il long-temps que vous n’avez reçu de nouvelles de monsieur votre père, belle demoiselle ? demanda-t-il à Fiamma d’un air très significatif.

Cette question fut pour Simon comme une goutte d’eau froide sur un brasier. Il était en train de se laisser aller à de nouveaux enchantemens ; le seul nom du comte réveilla en lui mille réflexions pénibles. Il examina le visage de Mlle de Fougères, pour savoir si elle avait quelque appréhension du retour de son père ; mais la noble harmonie de ce visage n’était jamais troublée par des craintes légères.

— Je l’attends demain, répondit-elle tranquillement ; mais il se pourrait cependant qu’il fût déjà de retour, car il est si actif en toutes choses, qu’il part et revient toujours plus tôt qu’il ne l’avait projeté.

— Et s’il était à cette heure au château ? fit observer Simon, incapable de maîtriser son inquiétude.

— Il y serait sans doute occupé déjà de mille soins, répondit-elle, et plus pressé de compter avec son régisseur que de toute autre chose.

Elle resta encore une demi-heure, affectant beaucoup de calme ; puis elle mit son chapeau et pria M. Parquet de lui donner le bras jusqu’au château. Dès qu’il furent sortis de la chaumière : — Pourquoi ne m’avez-vous pas appris tout franchement que mon père était arrivé ? lui dit-elle. Croyez-vous que je n’aie pas lu cela sur votre figure ?

— En vérité ! fit l’avoué. Fin contre fin…

— Il ne s’agit pas de nous adresser des complimens réciproques, interrompit la pétulante Fiamma. Voyons, mon cher sigisbé, que signifiait votre physionomie ? qu’avez-vous dans l’esprit ?

— J’ai dans l’esprit, répondit Parquet d’un ton doux et paternel, que vous avez écouté un peu trop votre bon cœur, durant cette dernière absence de M. le comte. Je vous l’ai dit, Jeanne Féline est un ange de vertu ; je ne vous souhaiterais pas de plus haute noblesse que d’être sa fille ; Simon est un digne jeune homme qui mériterait de Dieu la faveur d’avoir une sœur telle que vous ; mais votre père, qui n’entend rien aux relations de sentimens, si belles et si saintes qu’elles soient, blâmera certainement votre intimité avec cette famille de paysans. Il n’eût pas approuvé que vous vissiez Mme Féline sur le pied d’égalité, comme vous faites ; à plus forte raison maintenant que voici son fils de retour. Vous savez tout ce que la malice du public peut imaginer en cette occasion. Avez-vous réfléchi à cela ? ne croyez-vous pas que désormais, du moins pendant les semaines du séjour de M. de Fougères au château, vous feriez bien de cesser vos relations avec la maison Féline ?

— Je sais, mon ami, répondit Fiamma, que ce serait une conduite prudente, si tant est que l’intérêt personnel doive céder à l’absurdité, par crainte de querelles ; je sais que mon père, tout en accablant M. Féline de complimens et de prévenances, le remercierait volontiers de ne pas répondre à ses invitations. Malgré sa ponctualité à saluer profondément Mme Féline et à lui demander de ses nouvelles dans la rue, il n’oserait lui offrir une chaise dans son salon, à côté de la femme du sous-préfet. Cependant il faudra bien qu’il en vienne là. Il m’en coûtera quelque peine ; j’essuierai des admonestations ennuyeuses, et j’entendrai émettre des principes de morale et de bienséance qui feront bouillir mon sang dans mes veines ; mais, comme à l’ordinaire, je tiendrai bon, je serai respectueuse, et ma volonté sera faite. Ne vous inquiétez donc de rien ; mon père est un homme qu’il faut forcer à bien agir en le prenant au mot. Je me charge de faire dîner Mme Féline à sa table ; chargez-vous d’amener M. Féline à lui rendre visite,

— Mais vous tenez donc bien à la société de ces Féline ? demanda M. Parquet, qui voulait toujours savoir le fin mot de toute affaire, et ne commençait aucune démarche, si légère qu’elle fût, sans avoir confessé sa partie.

— J’y tiens comme je tiens à vous et à votre fille, répondit Fiamma avec fermeté. Si mon père croyait conforme à ses intérêts et à ses préjugés de m’éloigner de vous, pensez-vous que je ne résisterais pas de toutes mes forces à cette injustice ?

— Vous avez une manière de dire, reprit maître Parquet tout attendri, qui fait qu’on vous obéit aveuglément ; vous me feriez fabriquer de la fausse monnaie. Cependant, avant de vous céder, je veux, ma chère fille, pour me venger de l’ascendant que vous prenez sur moi, vous adresser quelques reproches. Vous n’avez pas assez de déférence pour votre père ; vous lui faites trop sentir votre supériorité… Écoutez-moi jusqu’au bout. Je sais que vous avez avec lui le meilleur ton, et que jamais une parole blessante n’est sortie de votre bouche ; mais voyez-vous ! si Bonne, avec tout votre respect extérieur, me traitait comme vous le traitez au fond de l’ame, j’aimerais mieux qu’elle m’arrachât ma perruque et qu’elle me la jetât au visage, sauf à se rendre ensuite à mes raisons.

— Ah ! monsieur Parquet, s’écria Fiamma d’un ton douloureux, pouvez-vous comparer la sympathie de cœur et la conformité des principes qui vous lient à votre fille, avec ce qui se passe entre M. de Fougères et moi ? Je conviens que, dans ma conduite envers lui, je manque souvent de prudence…

Prudence ! interrompit M. Parquet avec un mouvement chagrin. Voilà de ces mots qui sont cruels à entendre ! Je ne m’explique pas, Fiamma, que vous, si généreuse, si tendre, si dévouée pour nous, vous n’ayez pas dans le cœur le moindre sentiment d’affection pour votre père. Moi, je suis enchanté que vous ne lui ressembliez pas ; je l’aime médiocrement, et vous, je vous chéris comme une seconde fille ; mais enfin, cette clairvoyance, cette justice cruelle avec laquelle vous pesez les défauts de celui qui vous a donné le jour…

— Arrêtez, Parquet, s’écria Fiamma, et regardez le mal que vous me faites !

Parquet fut effrayé de l’altération de son visage et de la pâleur mortelle de ses lèvres.

— Eh bien ! mon Dieu, s’écria-t-il à son tour, ne parlons plus de tout cela.

— Oh, mon ami ! n’en parlons jamais, répondit la jeune fille en faisant un effort pour marcher, car vous me feriez dire ce que je ne veux pas, ce que je ne dois jamais dire à personne.

— Juste ciel ! reprit Parquet, dont la curiosité s’éveilla vivement. A-t-il donc eu quelque tort exécrable à votre égard ? Avez-vous contre lui des sujets de plainte assez terribles pour étouffer la voix du sang ?

— Non, Parquet. Ce n’est pas cela, répondit-elle. Il y a dans ma vie un mystère que je ne peux jamais révéler, et dont je ne peux me plaindre qu’à la destinée. Ne m’interrogez pas, mais soyez indulgent pour moi et ne me jugez pas. Ma situation est si exceptionnelle, que mon caractère et ma conduite doivent être bizarres.

— Adieu, voici en effet la chaise de poste du comte dans la cour. Faites ce que je vous ai dit : Vale et me ama.

Pauvre enfant ! pensa Parquet en retournant chez lui. Il faut qu’elle ait une ame bien orageuse, ou que ce Fougères soit un bien méchant cuistre, avec ses ailes de pigeon ! Allons ! il y aura eu là quelque cas d’inclination contrariée. Ah ! les jeunes filles ! l’amour, c’est l’insecte rongeur qui s’attaque aux plus belles roses ! Décidément, pour ma part, je renonce aux lois du trop aimable Cupidon, et je m’abandonne aux consolations d’une douce philosophie.

x.

Gouverné entièrement par la chère dogaresse (c’est ainsi qu’en raison de son caractère absolu et de ses manières impériales, l’érudit avoué avait surnommé Mlle de Fougères), M. Parquet céda à ses désirs et se contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, à laquelle Fiamma mettait fin par des réticences mystérieuses. Au grand étonnement de l’avoué, Mme Féline et son fils reçurent au salon du château un accueil tel que, malgré l’extrême fierté de Jeanne et la méfiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d’y retourner plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec Mlle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une intervention étrangère. L’avoué, qui seul connaissait à fond le caractère du comte, avait sujet d’être plus surpris qu’eux ; car il ne l’avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne de son ménage qu’il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites à une servilité qu’on eût pu prendre pour de l’amour, à voir le ton patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui n’était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères de l’intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait semblé certain que jamais la fille n’obtiendrait un acte de complaisance paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte, s’effleurant tous les jours, et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce divorce de deux êtres que la nature et la société avaient condamnés à vivre sous le même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard d’un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du moins entamé dans cette lutte mystérieuse, Parquet se livra à mille commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles, ne pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma, qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde sut résister à sa curiosité et la museler.

Dans les premiers temps, Simon, résolu à s’observer héroïquement, eut beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné. Il se croyait toujours à la veille d’une explosion dont le dénouement devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura. La conduite et le caractère de Mlle de Fougères vinrent à son aide d’une façon merveilleuse. Soit qu’elle eût deviné le secret de Simon et qu’elle employât toute la pudeur de son ame à en refouler l’aveu trop prompt, soit qu’elle portât dans son affection pour lui le calme d’une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations le charme d’une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon découvrit qu’elle possédait au plus haut point la force et la tranquillité morales qu’excluent ordinairement des facultés impétueuses et des besoins d’activité comme ceux dont elle était douée. À l’emportement d’amour qui l’avait surpris d’abord, vinrent se joindre un respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de part et d’autre, que ces deux jeunes gens, dont l’un était bien presque aussi homme que l’autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie comme deux frères. Mais un évènement important dans leur vie uniforme et paisible vint réveiller chez Simon l’intensité douloureuse de son amour.

Au retour de l’hiver, M. de Fougères reçut la visite d’un parent de sa défunte épouse, qui arrivait d’Italie, chargé pour lui de valeurs considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu’il voulait placer en fonds de terre, pour arrondir sa propriété. Le comte n’était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d’or, et son estime pour le marquis d’Asolo était fondée déjà sur la fortune que possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d’être républicain, parce qu’en Vénétie l’opinion républicaine n’engage pas à d’autre dévouement à la cause populaire qu’à la haine de l’étranger et à des actes de résistance contre lui dans l’occasion. Il plaisait au noble caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes ; mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l’était encore de Venise esclave. Elle n’en disait rien à Simon par orgueil national ; elle s’en plaignit avec son compatriote, parce qu’elle n’eût pu lui faire partager ses illusions.

Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie, et le connaissait assez peu ; mais la vue d’un compatriote et d’un co-opinionnaire fut pour elle un évènement agréable au fond de son exil. C’était un bon jeune homme, extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il était d’une beauté remarquable ; l’expression de son visage était sereine, noble et douce ; la santé, le courage et l’amour de la vie brillaient dans ses yeux d’un tel éclat, qu’on eût pu parfois s’y tromper et y voir le feu de l’intelligence. Tout en lui inspirait la confiance et l’estime. Il avait un cœur aimant et sincère, le caractère loyal et brave, l’imagination vive et toujours prête pour la grande passion, comme cela est d’usage en son pays. Il était venu en France pour s’instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti de son voyage. Mais au milieu de son cours de philosophie et de politique, l’amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l’avait poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.

C’était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d’y paraître beaucoup plus roués qu’ils ne le sont en effet. Une femme d’esprit peut les rendre aussi sérieusement amoureux qu’ils affectent d’être incapables de le devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce miracle. Asolo était fort capable d’enlever sa cousine, si sa tête eût été aussi éventée qu’elle avait passé pour l’être dans sa province d’Italie, où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche, excité, non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d’esprit pour la jouer et la punir, s’il l’eût trouvée habile en coquetterie ; mais quand il la vit si différente de ce qu’il l’avait jugée de loin, quand il la trouva si forte, si prudente, si fière, et en même temps si bonne, si franche et si naïve, il en devint éperduement amoureux, et au bout de huit jours passés près d’elle, il lui eût offert, s’il l’eût osé déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se prendre à l’amour, est le beau côté des ames que le vice entraîne facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations plus fécondes et plus mobiles passent du plaisir grossier à l’exaltation romanesque, comme de l’apathie politique à l’héroïsme, avec une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces ames ont plusieurs caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence, chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l’avait un peu traité comme un habit de parade qui, n’étant pas de mode à l’étranger, devait être remplacé par le costume de bon ton du pays ; mais quand il vit Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l’habit ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l’éloquence dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne où les lieux communs ont encore de la pompe, et de la grandeur.

Dans les premiers jours, il adopta ce rôle pour lui plaire ; mais avant la fin de la semaine, il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son sang pour un regard de son héroïne.

Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle, crut le voir à son état normal, et le prit en grande amitié. Cependant elle la lui eût fait acheter par quelque malice, si elle eût connu sa conduite antérieure dans les salons parisiens.

Le comte de Fougères, enchanté de son allié, le premier jour, en rabattit beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit que cet insensé ne le discréditât complètement, d’autant plus que, pour plaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le préfet et le receveur-général dans un déjeuner orageux où le bon vin aida à son éloquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappréciable qu’entre eux ils se craignent, se regardent comme tous également capables de dénonciation. Le comte devint pâle comme la mort. Il était porté comme candidat à la députation, et s’il avait fait de grands sacrifices pour racheter son fief, c’était dans l’espoir d’être pair de France un jour, quand le roi daignerait élargir les mailles du filet, et donner de l’élasticité aux institutions. Il lui fallut beaucoup d’habileté pour expliquer à ces hôtes ce que c’était que la république vénitienne, et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le sens aristocratique. Mais toute chose a son bon côté pour le navigateur habile, attentif au moindre souffle du vent. Le comte crut bientôt s’apercevoir d’une différence extraordinaire dans les manières de sa fille, et espérant l’accomplissement d’un miracle dans ses idées, il fit entendre au cousin qu’elle serait un jour aussi riche qu’elle était belle. Sa joie fut grande quand le marquis lui répondit clairement qu’il serait le plus heureux des hommes s’il pouvait fléchir l’obstination avec laquelle sa cousine semblait s’être vouée au célibat, et qu’il suppliait le comte de lui laisser le temps de prouver son dévouement à cette belle insensible. La permission de prolonger son séjour à Fougères lui fut accordée d’autant plus vite, qu’il écouta fort peu attentivement l’énumération des biens du beau-père, ce qui montrait le désintéressement d’un homme vraiment épris, et peu chatouilleux sur la rédaction d’un contrat. Cependant, comme le comte se souvint de l’opiniâtreté avec laquelle Fiamma avait refusé plusieurs propositions de mariage et avec quelle sécheresse elle avait traité, à Paris, tous les jeunes gens qu’elle avait soupçonnés d’avoir des prétentions à sa main, il ne regarda pas encore la partie comme gagnée, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa déclaration.

Les semaines s’écoulèrent donc pour le marquis d’une manière charmante au château de Fougères. De plus en plus amoureux, il conçut beaucoup d’espoir, car Fiamma lui ayant dit, dès le principe, qu’elle ne voulait pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l’avenir, et lui témoigna désormais une affection sincère. Dans l’attente du succès, le marquis, un peu impatient, un peu dépité de voir toujours la famille Féline et la famille Parquet s’opposer à de longs tête-à-tête avec sa cousine, mais plein de franchise dans le fond de l’ame et touché de l’amitié qu’on lui témoignait, vécut, pendant ces jours rigoureux de l’hiver, d’une vie chaude et pleine qui faisait diversion à celle du monde. Fiamma lui avait présenté ses amis du village, et elle avait prié ceux-ci d’adopter la parenté de son cousin. L’esprit enjoué, l’originalité toute italienne de Parquet, et la grace modeste de Bonne, charmèrent le marquis. Il goûta moins Simon, dont les longs regards, tournés sans cesse vers Fiamma, lui donnèrent tout de suite à penser. Mais le calme des manières de celle-ci avec le jeune légiste, et la comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pâle et souffrante, avec l’image radieuse que lui présentait son miroir, le rassurèrent bientôt ; il était fat, comme tout Italien jeune et passablement fait, mais d’une fatuité qui n’a rien d’insolent, et qui se résigne d’autant mieux à manquer un succès qu’elle est plus certaine d’en obtenir beaucoup d’autres.

Quant à la mère Féline, Asolo n’y comprit rien du tout. Il pensa que l’affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de dévote, de quelque association de chapelet ou d’ex-voto. Jeanne passait sa vie à jeûner pour donner son pain aux pauvres ; elle soignait les malades et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa qu’elle était le ministre des charités, la surintendante des aumônes de la châtelaine ; et empressé de complaire à tout ce qui plaisait à Fiamma, il se mit à chanter des cantiques à Mme Féline. Il avait une voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous se taisaient pour l’écouter. La bonne Jeanne était émue jusqu’aux larmes de cette pure mélodie italienne qu’elle entendait pour la première fois de sa vie, et pendant ce temps le marquis se réjouissait de faire souffrir son pâle et silencieux rival.

On prétend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalités d’amour-propre. J’en appelle à tout homme de bonne foi. Est-il un de nous qui n’ait eu envie de jeter par la fenêtre un rival assez heureux pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons ? Ne sommes-nous pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa réputation, de son cheval, de son habit ? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre maîtresse s’aperçoive de ses avantages ? Plus ces avantages sont puérils, plus nous en sommes blessés.

Simon souffrait horriblement. Cette parenté, cette familiarité, ce dialecte qu’il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le même toit, tout le blessait. Dans les premiers jours, cependant, il trouvait naturel que Fiamma eût du plaisir à retrouver un parent, un compatriote, un débris de sa chère république ; mais lorsqu’il vit cette prétendue visite se prolonger indéfiniment, et ce compatriote devenir un ami, il le craignit d’abord comme tel ; puis, il découvrit qu’il était amoureux, qu’il cherchait à se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie entrèrent dans son cœur.

Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d’ailleurs qu’il ne pouvait faire à Fiamma ni question, ni reproche, sans trahir le secret d’une passion qu’elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la vanité du Lombard, il résolut de s’éloigner, sauf à en mourir de désespoir.