Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 41-45).
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XVI.

Fiamma sortit la première de l’église ; elle n’avait point osé dire à Simon l’indisposition de sa mère, et elle voulait avoir de ses nouvelles par elle-même avant de rentrer au château. Elle la trouva dormant d’un sommeil paisible. Ne se sentant pas la force d’aller à l’église, Jeanne avait fait mettre son livre de prières et son crucifix sur son lit. Le psautier était ouvert au De profundis, et le rosaire était enlacé aux mains jointes de la vieille femme, qui s’était doucement assoupie en s’entretenant avec l’âme de son frère. Bonne travaillait auprès d’elle. Fiamma baisa le front ridé de Jeanne sans l’éveiller, et pressa Bonne contre son cœur. Celle-ci vit bien, à l’émotion de son amie, qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle voulut la suivre sur le seuil de la chaumière et l’interroger. Mais il n’y a rien de si pudique que le sentiment de l’amour. Fiamma s’enfuit en mettant son doigt sur sa bouche, comme si le sommeil de madame Féline eût été la seule cause de sa réserve.

Bientôt Simon rentra. Il s’inquiétait de ne pas voir arriver à l’église sa mère toujours si matinale et si exacte surtout pour cette commémoration. Il s’effraya encore plus en la voyant couchée ; mais Bonne le rassura, et ils se mirent à causer à voix basse. Bonne était curieuse, non des sottes puérilités de la vie, mais de tout ce qui intéressait son cœur aimant. Sa noble conduite réclamait toute la confiance de Simon. Il lui ouvrit son âme, lui avoua sa joie et ses espérances, et lui dit que c’était à elle qu’il devrait son bonheur. Cette dernière parole acheva de consoler Bonne de son sacrifice, et, dès qu’elle fut bien assurée que l’amour de Simon était payé de retour, elle sentit dans son cœur le même calme et le même désintéressement qu’elle aurait eus si Féline eût toujours été son frère.

Dans l’après-midi, Simon alla trouver M. Parquet au sortir de l’office. Jusqu’au dernier coup de la cloche, le bon avoué s’était livré au sommeil, et, sans le pieux devoir qu’il avait à remplir envers son défunt ami, il déclarait qu’après une nuit si remplie d’émotions il ne se fût pas si tôt arraché aux caresses de Morphée.

« Mon ami, lui dit son filleul, je viens vous déclarer qu’il faut que vous arrangiez à tout prix mon mariage.

— Oh ! oh ! décidément ? dit M. Parquet, qui n’avait pas revu sa fille dans la journée. Il y a pourtant des réflexions à vous soumettre encore. J’ai parlé de vous à mademoiselle de Fougères.

— Et moi aussi, mon ami, je lui ai parlé.

— Ah ! et elle vous a ôté tout espoir ? Alors je désespère moi-même…

— Non, mon cher Parquet, ne désespérez pas, elle m’aime.

— Elle vous l’a dit ? Je le savais, moi, mais je ne croyais pas qu’elle vous épouserait. Du moment qu’elle vous l’a dit, elle consent à vous épouser ; car c’est une fille qui ne se laisse pas entraîner par la passion. Tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait est le résultat d’une volonté arrêtée. Ainsi, ce n’est pas Bonne que vous venez me demander, c’est Fiamma ?

— Oui, mon père.

— Tu as raison de m’appeler ainsi ; je ne cesserai jamais de te regarder comme mon fils. Attends-moi donc ici, je vais et je reviens.

— Mais où donc courez-vous si vite ?

— Chez M. de Fougères.

— C’est vous presser beaucoup. Avez-vous réfléchi à cette première démarche ? Avez-vous consulté Fiamma sur le moyen d’obtenir le consentement de son père sans blesser la prudence et sans ajouter de nouveaux obstacles à ceux qui existent déjà ?

— Et quels sont-ils, ces obstacles ?

— Je les ignore mais je présume que c’est la vanité nobiliaire du comte.

— Si c’est là tout, j’ai ton affaire dans ma poche.

— Comment ?

— Il suffit. Fiamma t’a-t-elle dit son grand secret ?

— Non, en vérité.

— Alors je ne sais ce que je fais ni où je marche. Cette fille a une tête de fer, et nous ne la tenons pas encore. Voyons, que t’a-t-elle promis ?

— Rien. Mais elle n’aime.

— Eh bien ! alors il faut agir sans elle. Il y a dans son âme quelque scrupule, quelque terreur qu’il faut vaincre. Elle ne veut pas de dot, et tu es riche : voilà, je crois, son objection.

— Et moi, si elle a une dot, je ne veux pas d’elle. Voici la mienne.

— Bon ! dit l’avoué, c’est ainsi que je l’entends. Allons, ma canne, où l’ai-je posée ? et mon chapeau ?

— Où allez-vous donc de ce pas mon père ? dit Bonne, qui rentrait en cet instant.

— Au château.

— Alors remettez donc votre habit neuf que vous venez de quitter.

— Non pas ; ce serait faire trop d’honneur à cet avaricieux.

— Comment ! vous allez au château avec cet habit troué qui ne vous sert qu’au jardinage ?

— Sans nul doute, et avec mes sabots encore ! Crois-tu pas que je vais m’attifer pour un Fougères ?

— Mais sa femme ? On doit des égards aux dames.

— Sa femme ? Elle me trouvera encore trop bien.

— Je vous assure, mon père, que vous avez tort. J’ai trouvé hier M. le comte bien froid pour vous. Vous perdrez sa clientèle, vous verrez cela. Et puis, en vous voyant si malpropre, cette dame va penser que je suis une paresseuse, une fille sans cœur, qui ne songe qu’à sa toilette et qui ne soigne pas celle de son père.

— Je ne perdrai la clientèle de personne, répondit l’avoué d’un ton superbe, et personne ne se permettra de faire de réflexions sur mon compte. »

En parlant ainsi, il prit le chemin du château. Il y entra d’un air rogue, sans essuyer ses sabots à la porte, à la grande indignation des laquais. Il demanda le comte à voix haute, pénétra dans le salon tout d’une pièce, sans être annoncé, faisant craquer les parquets, crachant sur les tapis et couvrant les meubles de tabac.

Ces manières bourrues, chez un homme aussi fin et aussi prudent que maître Parquet, pénétrèrent de terreur la jeune comtesse de Fougères, qui travaillait dans l’embrasure d’une fenêtre. Au lieu d’essayer de lui faire baisser le ton, ce à quoi elle n’eût pas manqué en toute autre occasion, elle l’accabla de politesses et alla elle-même chercher son mari afin que Parquet ne s’avisât pas de dire, comme le grand roi : J’ai failli attendre. La nouvelle comtesse de Fougères était une veuve de province, entendant ses intérêts tout aussi bien que le comte, et tout à fait digne d’être sa moitié. Mais depuis quelque temps elle avait un tort grave aux yeux de M. de Fougères. Une grande partie de ses biens était mise en échec par un procès dont l’issue donnait des craintes assez fondées.

« Je vous demande un million de pardons, s’écria le comte de Fougères en entrant et en se tenant courbé, afin d’avoir un air excessivement poli, sans faire trop de révérences affectées ; je vous ai fait attendre bien malgré moi. J’ai voulu rester jusqu’à la fin de l’office et aller même jeter à mon tour de l’eau bénite sur la tombe de ce digne abbé Féline.

— Vous avez pris trop de peine, monsieur le comte, répondit Parquet brusquement ; l’abbé Féline est au ciel depuis longtemps, et nous n’y sommes pas encore, nous autres.

— Hélas ! sans doute, répliqua le comte d’un ton patelin ; qui peut se croire digne d’y entrer ?

— Ceux-là seuls qui méprisent les biens de la terre, reprit l’avoué. Mais, voyons, monsieur le comte, je ne suis pas venu ici pour un entretien mystique ; je viens vous dire que je ne puis souscrire à votre demande.

— En vérité ! s’écria le comte, affectant un air consterné et une grande surprise, afin de ramener, s’il était possible, quelque remords dans l’âme de Parquet.

— En vérité, monsieur le comte. Vous m’avez fait là une demande injuste, et dont je ne pouvais pas être l’interprète sans inconvenance et sans folie.

— Vous n’avez donc pas rempli ma commission auprès de M. Féline ?

— Des choses de cette importance, monsieur le comte, ne se traitent pas ordinairement par ambassade, mais de puissance à puissance. Ah ! il se peut que le mot vous paraisse fort, mais il en est ainsi. Simon Féline, mon filleul, le fils de la mère Jeanne, est à cette heure une grande puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon ; car il n’y a ni fortune ni rang sans le droit ; et l’avocat en est l’organe, l’interprète et le défenseur… »

Précisément Fiamma avait prêté, quelques jours auparavant, à M. Parquet, la comédie de l’Avocat vénitien, par Goldoni : l’avoué en avait été si ravi qu’il en avait traduit sur-le-champ toutes les déclamations, et il en récita plusieurs à M. de Fougères avec une mémoire impitoyable, à titre d’improvisation.

« Et juste ciel ! répondit le comte, tout étourdi de son éloquence et des éclats de cette voix qui n’avait pas perdu les inflexions du prétoire, personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n’admire le talent et ne le salue plus profondément en toute occasion. M. Simon Féline en particulier est l’homme dont j’admire le plus le noble caractère et les hautes facultés ; ne le lui avez-vous pas dit de ma part ?

— Je lui ai dit tout ce qu’il convenait de lui dire.

— Lui avez-vous dit combien cette affaire a d’importance pour moi, pour ma femme ? Songe-t-il qu’en se chargeant des intérêts de la partie adverse, il se pose l’antagoniste d’une famille honorable, et en particulier d’un homme qui l’a comblé des égards dus à son mérite, d’un ancien ami de sa famille, et de son digne oncle surtout ; d’un homme enfin qui, s’élevant au-dessus des préjugés de sa caste et devinant le brillant avenir du jeune avocat, l’a reçu avec distinction alors que sa position dans le monde était encore précaire ?

— La position de Simon n’a jamais été précaire, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte : Simon est né homme de génie ; avec cela et le moindre secours d’un ami on arrive à tout. Ce secours ne lui a pas manqué, et, si j’eusse fait défaut, vingt autres eussent acquitté leur dette de reconnaissance envers cette noble famille ; oui, noble, monsieur le comte : la noblesse est dans les sentiments de l’âme et non pas dans le sang des artères. »

Ici M. Parquet plaça à propos une nouvelle déclamation qui ne fit pas moins d’effet que la première.

« Hélas ! monsieur Parquet, dit le comte qui devenait plus poli à mesure que son dépit secret et sa mortelle impatience augmentaient, vous prêchez un converti ! En quoi ai-je pu blesser M. Féline et lui faire croire que je ne rendais pas justice à son mérite ? M’a-t-on prêté quelque propos inconvenant ? Ai-je manqué d’égards directement ou indirectement à sa famille ? Ma fille aurait-elle oublié, en arrivant, d’aller s’informer de la santé de madame Féline ? Elles étaient fort liées ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi édifiantes. Ne les ai-je pas encouragées, loin de les contrarier ?…

— Et pour quelle raison les eussiez-vous contrariées ? C’eût été une folie, une lâcheté indigne d’un homme aussi éclairé et aussi délicat que vous l’êtes, monsieur le comte.

— Vous savez donc bien à quel point je dédaigne l’importance que mes pareils mettent à ces vaines distinctions ! Comment M. Féline a-t-il pu s’imaginer que j’étais arrêté, dans mon désir de lui demander l’appui de son talent, par d’aussi sottes considérations ?

M. Féline ne s’imagine rien du tout, monsieur le comte ; c’est moi qui me suis imaginé une chose que je vais vous dire franchement et qui n’est pas dépourvue de raison. Écoutez-moi bien. De père en fils les Parquet ont placé les Fougères en tête de leur clientèle ; c’est bien. Vous avez eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois ; Me Simon Parquet a remué les dossiers de M. le comte Foulon de Fougères ; il a plaidé ses causes au barreau, et, soit la bonté des causes, soit le zèle de l’avocat, soit l’aptitude de l’avoué, M. de Fougères a gagné trois procès…

— Je n’attribue mes victoires qu’à votre talent et à votre zèle, mon cher monsieur Parquet.

— Laissez-moi dire. J’arrive à la péripétie, au quatrième acte (M. Parquet avait toujours le rôle d’Alberto Casaboni dans la tête), je veux dire au quatrième procès. M. de Fougères épouse une dame de bonne maison et passablement riche, qui lui donne deux héritiers d’un coup et qui lui en fait espérer d’autres. C’est le cas, sinon d’augmenter sa fortune, du moins de ne pas la laisser péricliter. Or, il se trouve qu’une difficulté inattendue se présente, et que madame de Fougères, selon toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-être plus, légués à ladite dame par testament d’un sien oncle. Dicat testator et erit lex. Mais ledit testament ne paraît pas avoir été rédigé dans l’exercice d’une pleine liberté d’esprit…

— Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du côté…

— Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j’expose l’affaire. M. le comte de Fougères se trouve donc dans la nécessité de s’en remettre une quatrième fois au zèle et à la loyauté de Me Simon Parquet. »

Le comte étouffa un soupir d’angoisses ; M. Parquet passa à un effet d’éloquence, et dit avec un accent pathétique :

« Mais Me Simon Parquet n’est plus ce robuste athlète, ce lutteur antique qui, semblable au discobole, lançait dans l’arène avec la rapidité de la foudre un argument à deux tranchants. Sa gloire a pâli, ses tempes sont dévastées, ses dents se sont éclaircies, sa faible voix (M. Parquet prononça ces mots d’une voix de stentor) ne porte plus, dans l’âme de ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les émotions de la conviction. Assis sur son siège, comme il convient à un sage vieillard, à un jurisconsulte expérimenté, il ne se mêle plus aux luttes judiciaires ; il éclaire, il dirige l’avocat ; mais il lui laisse savourer les vaines fumées du triomphe et recueillir les décevantes acclamations de la foule. En un mot, il a cédé à son filleul, à son ami, à son disciple, à son fils adoptif, le célèbre avocat Simon Féline, le sceptre de la parole. »

M. de Fougères prit le parti d’accepter une prise de tabac d’Espagne que lui offrit Me Parquet en terminant cette période ; celui-ci respira et reprit sur un ton de discussion sophistique :

« Il était simple, il était juste, il était naturel, il était vraisemblable, il était, dis-je, en quelque sorte certain, que M. le comte de Fougères, confiant à Me Parquet la direction de ce nouveau procès, le chargerait de demander au premier avocat de la province et à un des premiers de la France, à Me Simon Féline, s’il lui était agréable de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des clients de Me Parquet n’avait encore manqué à cette marque d’estime envers le disciple bien-aimé du vieux patron, envers le trop honoré patron de l’illustre disciple ; M. le comte de Fougères y a cependant manqué, et certes, ici ce n’est ni l’exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment exquis des convenances sociales, qui ont manqué à l’accusé… je veux dire à M. le comte de Fougères ; ce n’est pas non plus la malice, le déchaînement, la haine, la jalousie, le mépris ; ce n’est aucune de ces passions violentes qui ont induit M. de Fougères à faire un aussi sanglant affront à Me Simon Parquet et à mon client… je veux dire à Me Simon Féline. Non, Messieurs, M. de Fougères est un homme recommandable à tous égards, exempt de passions mauvaises, incapable de méchants procédés…

— Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d’un ton caressant, espérant faire abandonner à son terrible antagoniste ce plaidoyer impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une étrange inadvertance de l’orateur, jouer à la fois le rôle du tribunal et celui de l’accusé. Au fait ! mon cher ami, que me reprochez-vous donc ? Quelles méfiances me prêtez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas compris que le hasard, l’éloignement, des considérations particulières envers un avocat respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le désir de ma femme elle-même, tout cela réuni, et rien autre chose que cela pourtant, m’a inspiré la malheureuse idée de charger M*** de plaider pour moi ?

— Ah malheureuse est l’idée, certainement ! s’écria M. Parquet en se barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l’idée qui vous a conduit à cette démarche ! C’est une impasse, monsieur le comte, il faut y rester et attendre que la muraille tombe ! M*** plaidant contre Simon Féline, voyez-vous, c’est la tentative la plus étrange, la plus folle, la plus déplorable, la plus désespérée, que la démence ou la fatalité puisse inspirer. Où diable aviez-vous l’esprit ? Pardon, si je jure ; l’intérêt que je porte au succès d’une affaire qui m’est confiée me fait regarder avec douleur l’avenir et le dénoûment de celle-ci.

— Eh ! mon Dieu ! M. Féline plaide donc décidément contre moi ? On l’en a donc prié ? Il y a donc consenti ? Il s’y est donc engagé ? C’est donc irrévocable ? Ah ! monsieur Parquet, il n’eût tenu qu’à vous, il ne tiendrait peut-être qu’à vous encore de l’empêcher de prendre part à cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s’il en était temps encore, si je ne craignais de faire un outrage à l’avocat distingué que j’ai eu l’imprudence, la maladresse de lui préférer, j’irais supplier M. Féline d’être mon défenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je espérer du moins qu’en raison de toutes les considérations que j’ai fait valoir tout à l’heure, il ne prendra pas parti contre moi ? M. Féline est-il à cela près ? Avec son immense réputation, ses larges profits, ses occupations multipliées, les mille occasions de faire sa fortune et de déployer son talent qui se présentent à lui sans cesse…

— Tous les jours, à tout heure, il n’est occupé qu’à remercier des clients et à renvoyer des pièces.

— Eh bien ! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d’une seule affaire, lorsqu’il y va d’intérêts aussi graves pour un ami ?

Hum ! pensa M. Parquet, M. le comte a lâché un mot bien fort, il tombe dans la nasse. Pour un ami, reprit-il, c’est beaucoup dire. Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins ; mais il n’est pas insensible à une méfiance injuste, à des soupçons injurieux.

— Au nom du ciel ! expliquez-vous enfin, s’écria le comte avec vivacité ; qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit ? que me reproche-t-il ?

— Il faut donc vous le dire ?

— Je vous le demande en grâce, à mains jointes.

— Eh bien ! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces cartes-là, monsieur le comte. »

Parquet vit aussitôt qu’il approchait du joint ; car, malgré toute son adresse, le comte se troubla.

« Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermeté et abandonnant toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des plébéiens, des ennemis particuliers et assez en vue de la puissance ministérielle. Qui a droit ? Nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. À chance égale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des plébéiens, fort peu pour la vôtre ; Simon n’aime pas les patriciens, et son opinion républicaine vous a fait peur. Simon n’eût peut-être pas entrepris votre cause ; c’est possible, je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, ce dont je réponds sur ma tête, c’est qu’au cas où il l’eût acceptée il l’eût défendue avec loyauté, avec force, et, j’ose le dire, il l’eût gagnée. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une faiblesse d’amour-propre ; ou bien vous avez craint quelque chose de pire, une trahison… Dites, l’avez-vous craint, oui ou non ?

— Jamais, monsieur Parquet, jamais, je vous en donne…

— Ne jurez pas, monsieur le comte ; vous l’avez dit à quelqu’un, et voici vos paroles : « Ces gens-là s’entendent tous entre eux ; comment voulez-vous qu’on se fonde sur le sérieux d’un débat judiciaire entre des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu’il y a de pire, se prêtent mutuellement des serments épouvantables dans un club carbonaro ? »

— Je n’ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s’écria le comte au désespoir. Je suis le plus malheureux des hommes ; on m’a indignement calomnié. »

Sa détresse fit pitié à M. Parquet, en même temps qu’elle lui donna envie de rire ; car mieux que personne il savait l’innocence de M. de Fougères quant à ce propos. L’amplification était close dans le cerveau de M. Parquet. Le comte avait confié son affaire à un autre que Simon, par méfiance de son habileté et par crainte aussi de sa trop grande délicatesse. L’affaire était mauvaise ; il le savait. Ce n’était pas un orateur éloquent et chaleureux qu’il lui fallait, c’était un ergoteur intrépide, un sophiste spécieux. Il pouvait triompher avec l’homme qu’il avait choisi, mais non pas triompher de Simon plaidant pour ses coopinionnaires, et qui, dans une position tout à fait favorable au développement de son caractère, devait là, plus qu’en aucune autre occasion, déployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse d’honnêteté qui faisaient sa plus grande force. D’un mot il culbuterait toutes les controverses, d’autant plus que c’était un homme à tout oser en matière politique et à tout dire sans le moindre ménagement.

Il est vrai aussi que les adversaires du comte n’avaient pas encore choisi Simon pour leur défenseur ; que Simon n’avait pas songé à leur en servir ; qu’il ignorait même le prétendu affront fait par M. de Fougères à son intégrité ; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces menaces étaient le savant artifice que depuis la veille maître Parquet tenait en réserve avec le plus grand mystère, sachant bien que Simon ne s’y prêterait pas volontiers.

L’artifice, il faut aussi le dire, n’eût pas été loin sans la timidité d’esprit du comte ; mais, sous le caractère le plus obstiné, cet homme cachait la tête la plus faible. Toujours habitué à louvoyer, à tout oser sous le voile d’une hypocrite politesse, dès qu’on l’attaquait en face, il était perdu. Cela était difficile ; il inspirait trop de dégoût aux âmes fortes ; il leurrait de trop de promesses et de protestations les esprits faibles, pour qu’on daignât ou pour qu’on osât lui faire des reproches ; et certes, M. Parquet ne s’en fût jamais donné la peine sans l’espoir et la volonté de tirer parti de sa confusion pour son grand dessein.

Ce qu’il avait prévu arriva. Le comte se retrancha, pour sa justification, dans des serments d’estime, de confiance, de dévouement, d’affection pour la cause plébéienne et pour Simon Féline spécialement. Il fit bon marché de la noblesse, de la parenté, de la monarchie, de toutes les hiérarchies sociales, à condition qu’on lui laisserait gagner son procès. Depuis longtemps il s’était réservé tant de portes ouvertes qu’il était difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l’égara dans son propre labyrinthe ; il le força de s’enferrer jusqu’au bout.

— Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous échauffer contre ceux qui ont répété vos paroles. Ce n’est pas un grand mal, après tout, dans votre position ; vous avez été forcé d’émigrer. La révolution vous a dépouillé, banni. Il est simple que vous ayez des préventions contre nous et que vous nous confondiez tous dans vos ressentiments.

— Je n’ai point de ressentiments, s’écria le comte, je n’ai aucune espèce de prévention. Je n’en veux à personne ; je n’accuse que la noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont égaux devant Dieu comme devant la loi, devant toute opinion saine comme devant tout droit social. Enfin, j’estime maître Parquet, honnête homme, habile, généreux, instruit, cent fois plus qu’un gentilhomme ignorant, égoïste, borné.

— C’est fort bon, je le crois jusqu’à un certain point, répondit M. Parquet ; mais cependant je vais vous mettre à une épreuve. Si j’avais vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine réputation, et que je fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage ?

— Pourquoi non ? dit le comte, qui ne se méfiait guère des vues de M. Parquet sur Fiamma.

— À moi, Parquet ? vous consentiriez à être mon beau-père, à entendre appeler votre fille madame Parquet ? à avoir pour gendre un procureur ? Vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte !

— Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu’à votre âge vous me demandiez la main de ma fille ; mais si vous aviez vingt-cinq ans et que vous me tendissiez un piége innocent, je vous dirais : Allez à l’appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son cœur, je vous accorde sa main. Je serais flatté et honoré de l’alliance d’un homme tel que vous.

— Eh bien ! vous êtes un brave homme ! Touchez là ! s’écria M. Parquet avec des yeux pétillants d’une malice que M. de Fougères prit pour l’expression de l’amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je vous l’amène…

— Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui pressant les mains, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.

— Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet ; moyennant quoi, il refusera de plaider contre vous, et s’engagera, pour l’avenir, à plaider gratis tous les procès que vous pourrez avoir, jusqu’à la concurrence de deux cents…

— Ma fille en mariage ! dit M. de Fougères en reculant de trois pas et en pâlissant de colère. Est-ce là la condition ? M. Féline veut épouser Fiamma ?

— Eh bien ! pourquoi pas ?… reprit M. Parquet d’un air assuré ; le trouvez-vous trop vieux, celui-là ? Il est juste de l’âge de Fiamma ; il est beau comme un ange, il s’est fait un plus grand nom que celui que vos pères vous ont laissé. Il appartient à la plus honnête famille du pays. Il gagne de vingt-cinq à trente mille francs par an. Il a toutes les supériorités, toutes les vertus, toutes les grâces. Il vous demande votre fille, et vous hésitez ?

— Ma fille ne veut pas se marier, répondit sèchement le comte.

— Est-ce là l’unique cause de votre refus, monsieur le comte ?

— Oui, monsieur Parquet, l’unique ; mais vous savez qu’elle est invincible.

— Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu’il vous plaira de me dire franchement. M’autorisez-vous à faire ce que vous venez d’imaginer vous-même, de monter à l’appartement de Fiamma et de lui demander son cœur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour Simon Féline, et, si j’obtiens cette promesse, la ratifierez-vous sur-le-champ ?

— Sur-le-champ, monsieur Parquet, répondit le comte, à qui la réflexion venait de rendre le calme de l’hypocrisie ; seulement permettez-moi de vous dire que cette manière de procéder, imaginée par moi dans la chaleur de l’entretien et dans la gaieté d’une supposition, est contraire dans l’application à toutes les convenances. Nous arriverons au même but sans blesser la pudeur de Fiamma.

— Fiamma n’a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le comte. Je pourrais être votre père, à plus forte raison le sien ; laissez-moi donc aller lui parler, et je vous réponds qu’elle ne se gênera pas pour me dire ce qu’elle pense.

— Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte ; ma femme sert de mère à Fiamma : c’est à elle qu’il faudrait s’adresser d’abord, elle en causerait avec ma fille…

— Votre femme est de l’âge de Fiamma et ne peut jouer sérieusement le rôle de sa mère ; ensuite, je doute qu’elle ait beaucoup d’influence sur son esprit ; ainsi on peut s’éviter la peine de chercher ce prétexte.

— Ce prétexte ? Pensez-vous que je me serve de prétexte ? dit le comte blessé ; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez maître de mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille ?

— C’est précisément là l’objet de la question, répondit hardiment Parquet, à qui il n’était pas facile d’en imposer ; mais voici Fiamma elle-même, et c’est devant vous qu’elle va me répondre.

— Qu’il n’en soit pas question en cet instant ni de cette manière, je vous en prie, » dit le comte en s’efforçant de faire sentir son autorité à M. Parquet ; mais Parquet était déterminé à tout braver. Mademoiselle de Fougères entrait en cet instant. Il marcha au-devant d’elle et la prit par le bras, comme s’il eût craint qu’on ne la lui arrachât avant qu’il eût parlé. « Fiamma, dit-il en l’amenant vers son père, répondez à une question très-concise : voulez-vous épouser Simon Féline ? » Fiamma tressaillit, puis elle se remit aussitôt, regarda le visage impassible de son père, et vit, à la blancheur de ses lèvres, qu’il était dévoré de ressentiment. Elle répondit sans hésiter : « J’y consens, si mon père le permet.

— Une fille bien née ne répond jamais ainsi, dit le comte en se levant ; avant de déclarer aussi librement ses désirs, elle demande conseil à ses parents. Il y a une espèce d’effronterie à procéder de la sorte. Il est évident que je ne puis vous refuser mon consentement ; je ne le puis, ni ne le veux ; car j’estime infiniment le choix que vous avez fait. Seulement je trouve dans le mystère de ce choix, et dans la manière dont on a surpris ma franchise, tout ce qu’il y a de plus opposé à la décence de la femme, à la loyauté de l’ami, et au respect dû au père. »

Ayant ainsi parlé avec cette apparence de dignité que les vieux aristocrates possèdent au plus haut degré et qu’ils savent ressaisir dans les occasions même où leurs actions manquent le plus de la véritable dignité, il repoussa du pied le fauteuil qui était derrière lui et sortit brusquement de la chambre.

« Ce consentement équivaut à un refus, dit Fiamma à son ami ; Parquet, nous avons été trop vite.

— La balle est lancée, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber.

— Je me charge de plier mon père comme un roseau si M. Féline consent à refuser ma dot.

— Il n’y consent pas, répondit Parquet : il exige qu’il en soit ainsi.

— Si mon père ne cède pas à cette séduction, il n’y a plus d’espérance, reprit Fiamma ; car une explication serait inévitable entre lui et moi, et j’aime mieux me faire religieuse que d’épouser Simon au prix de cette explication.

— Toujours le secret ! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment faire marcher une affaire dont les pièces ne sont pas au dossier ! »