Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 26-29).
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XI.

Le plus grand désir du comte de Fougères, depuis qu’il avait sa fille auprès de lui, c’était de s’en débarrasser. Il semblait que la destinée capricieuse, jalouse d’opérer dans cette famille le contraste le plus complet, eût imposé à la fille la haine du mariage en raison inverse de l’impatience que le père éprouvait de la voir établie. Outre les raisons mystérieuses que M. Parquet cherchait à déduire de cette manie réciproque, il en existait de bien palpables, et qui, prenant leur source dans le caractère de l’un et de l’autre, suffisaient presque pour l’expliquer. M. de Fougères était de la véritable race des avares. Son intelligence n’était développée que sous la face de l’habileté et de l’activité en affaires, et la seule vanité qu’il eût, c’était celle d’être riche. Il n’appliquait pas trop cette vanité aux menus détails de la vie, et l’économie se faisait remarquer dans toutes ses habitudes. Son point d’honneur était d’avoir toujours à sa disposition des sommes considérables pour tenter des coups de fortune, et de savoir doubler à point son enjeu dans les calculs de la finance. C’est ainsi qu’il n’avait pas hésité à abjurer son patriciat lorsque les chances de la destinée lui avaient fait entrevoir le succès dans le négoce ; c’est ainsi qu’il venait d’abjurer le négoce pour reprendre le patriciat en voyant la fortune sourire de nouveau à cette classe disgraciée. Il avait compté qu’un titre et un château le mettraient à même de briguer toutes les faveurs de la nouvelle cour de France. Ensuite il calcula qu’une belle fille étant un fonds de commerce, c’était bien longtemps le laisser dormir, et qu’un gendre influent par sa naissance pourrait l’aider dans son ambition. C’était dans ces idées qu’il s’était souvenu de sa fille, à peu près oubliée en Italie, et que, rendant grâces au caprice qui lui avait fait aimer le célibat jusqu’à l’âge de vingt deux ans, il l’avait rappelée auprès de lui et l’avait produite à Paris dans les salons du faubourg Saint-Germain. Mais quand il vit que ce caprice était insurmontable, il éprouva beaucoup de regret d’avoir sur les bras une personne qu’il connaissait à peine, et dont le caractère inflexible et les idées absolues lui étaient un continuel sujet de malaise et de contrariété. Les opinions républicaines de cette enfant enthousiaste avaient achevé de le désespérer ; il craignait à chaque instant qu’elle ne le compromît ; il rougissait d’elle, et, ne la comprenant nullement, il la regardait sincèrement comme une folle du genre sérieux et spleenétique.

Alors il n’avait plus désiré que de s’en défaire à tout prix, pourvu toutefois que son gendre futur eût assez de fortune ou assez d’amour pour ne pas lui demander une dot considérable et pourvu surtout que sa naissance fût assez élevée pour ne porter aucune atteinte au blason de Fougères. Le comte faisait en réalité très-peu de cas de la noblesse ; il ne comprenait nullement le parti poétique et chevaleresque que la vanité peut en tirer. Mais comme à cette époque c’était le premier point pour parvenir, comme d’ailleurs le comte n’avait pas d’autre titre à la faveur royale que sa naissance et sa qualité d’émigré, il eût mieux aimé garder sa fille toute sa vie auprès de lui que de la donner à un roturier.

Malheureusement cette fille était majeure, et, avec les singularités de son humeur et l’audace tranquille de ses résolutions, il était à craindre qu’elle ne fît un choix étrange. Son père avait frémi de la voir liée si étroitement à la famille Féline. Il avait eu avec elle à ce sujet une seule explication, à la suite de laquelle il s’était résigné, comme par miracle, à la laisser maîtresse de ses actions, et même à faire un accueil obligeant à ses nouveaux amis. Mais, depuis, cette intimité lui avait donné de nouvelles inquiétudes, et le bon accueil que Fiamma avait fait à son cousin l’avait soulagé à temps d’une grande anxiété. Soit que le marquis d’Asolo, abjurant ses opinions, se fixât en France et se rattachât aux principes de la cour, soit qu’il retournât faire de la république en Italie et reconquérir les privilèges de la seigneurie vénitienne, c’était un beau parti pour l’ambition, et de plus un prompt moyen de se délivrer de celle qu’en public le comte appelait sa fille chérie, affectant de la consulter sur tout et de rechercher sans cesse son approbation, quoique en réalité tous les sacrifices de sa tendresse paternelle se fussent bornés à contracter l’innocente habitude de finir toutes ses dissertations par ces trois mots : Non è vero, Fiamma ?

Lorsqu’il vit le marquis d’Asolo si brusquement éconduit, il entra dans un de ces accès de violence dont les gens du dehors ne l’eussent jamais cru capable, mais devant lesquels sa maison avait souvent l’occasion de trembler. Il appela sa fille au moment où le cousin s’éloignait de Fougères dans sa chaise de poste, tandis que Fiamma prenait naturellement le chemin de la maison Féline ; alors, la priant de remonter dans sa chambre, il l’y suivit, et en ferma les fenêtres et les portes pour que l’explosion de sa colère ne se fit pas entendre au loin.

Fiamma avait prévu cette éruption volcanique. Elle la contempla avec une insensibilité apparente, quoiqu’une fureur profonde embrasât les secrets replis de son âme orgueilleuse. Quand le comte eut frappé sur la table (sans pourtant s’oublier lui-même jusqu’à la briser) ; quand il eut lancé autour de lui les éclairs de ses petits yeux bridés, et qu’il lui eut intimé, dans les termes les plus blessants qu’il put trouver, l’ordre d’entrer dans un couvent ou de cesser toute relation avec la famille Féline, elle le pria avec un sang-froid cruel de modérer son emportement, dans la crainte, lui dit-elle, d’un de ces accès de toux nerveuse auxquels il était sujet ; puis, s’asseyant de manière à ne pas friper sa robe et à conserver dans leur liberté tous les mouvements de son corps, elle lui répondit ainsi dans le plus pur toscan, avec cette gesticulation noble et avec cet accent sonore et un peu ampoulé des Vénitiens lorsqu’ils quittent leur dialecte rapide et serré :

« Il me semble que l’objet de cette décision a déjà été discuté entre nous au printemps dernier, et que nous avons pris des conclusions à cet égard. Votre Seigneurie les aurait-elle oubliées, ou bien me serais-je écartée des conventions que notre mutuelle parole d’honneur avait rendues sacrées ?

— Oui, certes, Mademoiselle ! vous avez violé ces conventions et vos promesses. J’ai été bien sot, pour ma part, de me fier aux singeries majestueuses d’une petite comédienne qui passe sa vie à essayer de m’en imposer par ses poses tragiques et ses réponses solennelles ! Vous avez beaucoup trop suivi le théâtre de la Fenice, Signora, et je dois m’estimer heureux que vous n’ayez pas pris la fantaisie de monter sur les planches.

— Vous devriez savoir, Monsieur, qu’il n’y a aucune fantaisie folle et désespérée dont il soit prudent de défier une fille dans ma position. Cependant vous avez raison d’être sûr que vous me défieriez en vain de faire une chose qui ne fût pas conforme à mon orgueil et à ma réserve habituelle.

— En vérité, c’est bien de la bonté de votre part ! reprit le comte avec aigreur. Et en quoi, s’il vous plaît, votre position est-elle si malheureuse ?

— Je ne me suis pas servie de cette expression, Monsieur, répondit Fiamma. Je ne me suis jamais permis de qualifier en aucune façon la position que vous m’avez faite…

— Laissez cette ironie, répondit brusquement le comte ; je sais de reste ce que valent vos simulacres de respect et de politesse. Allons, répondez franchement : d’où vient votre inconcevable ardeur à me désespérer, et votre obstination surhumaine à prendre toujours le parti diamétralement contraire à celui qui pourrait satisfaire la raison et ma sollicitude pour un enfant ingrat ? »

Les tentatives de déclamation sentimentale étaient ordinairement le second point des remontrances du comte. C’était le moment où Fiamma voyait clairement faiblir son adversaire sous le sentiment d’une honte intérieure. Un sourire d’une amère éloquence effleura ses lèvres pâles. Puis, après un instant de silence, que le comte oppressé n’eut pas la force de rompre, elle lui dit avec une douceur d’intonation qui cherchait à pallier la rudesse de son raisonnement :

« Pourquoi, mon père, chercher vainement à raviver en vous-même un sentiment qui n’a jamais habité vos entrailles ? Je ne me suis jamais plainte, et mon intention n’est pas de rompre l’éternel silence que le devoir m’impose. Si je comprends bien le sujet de votre colère, vous me faites un crime de n’avoir point écouté les propositions du marquis d’Asolo, et vous craignez que je ne songe à contracter une union disproportionnée selon vous avec Simon Féline. J’ai l’honneur de vous rappeler que vous avez reçu de moi une parole sacrée de négation à cet égard. Mon intention, aujourd’hui comme alors, est de ne point me marier ; et quoique vous ne connaissiez point mon caractère, vous avez pu examiner assez ma conduite pour savoir que je ne suis point capable de me livrer à un sentiment contraire à mes devoirs et à ma fierté. Vouée au célibat par mes goûts et par mes convictions, j’ai l’honneur de vous renouveler l’engagement formel que j’ai pris de ne jamais disposer de moi sans votre approbation, tant que vous continuerez à me traiter avec la justice et la modération que j’implore et que je réclame de votre sagesse et de votre prudence.

— Oui, sans doute ! répliqua le comte en faisant des efforts pour redevenir plus calme, tandis qu’un profond dépit succédait à sa violence irréfléchie. Vous voudrez bien ne pas vous aller joindre à quelque troupe de bohémiens dans vos Alpes, ou ne pas vous marier à un paysan de ce village, tant que je consentirai à vous laisser vivre de la façon la plus étrange et la plus indécente qu’une jeune personne puisse rêver, tant que je vous verrai tranquillement courir les bois à cheval avec je ne sais qui ; tant que je fermerai les yeux sur je ne sais quelle intrigue sentimentale dont moi seul peut-être ici suis la dupe… »

Le feu de la colère monta au visage de mademoiselle de Fougères. Elle se leva, et regarda son père en face avec une telle expression de reproche et une telle fierté d’innocence, qu’il fut obligé un instant de baisser les yeux. Jamais elle n’avait mieux mérité le nom symbolique que sa mère lui avait choisi.

« Monsieur, dit-elle en prenant sa voix de contralto trois notes plus bas qu’à l’ordinaire, il y a vingt-deux ans que je suis au monde, déshéritée de votre tendresse et même de votre attention. J’ai accepté cette indifférence sans surprise et sans dépit, comme une chose juste et naturelle… »

Le comte se leva à son tour en frémissant, et ses petits yeux sortirent de sa tête.

— Que voulez-vous dire, Fiamma ? s’écria-t-il avec un accent de fureur et d’angoisse.

— Rien qui doive vous irriter à ce point, répondit Fiamma tranquillement. Je veux dire (et j’ai le droit de le dire ) que vos intérêts commerciaux et l’importance de vos affaires ne vous ont jamais permis de vous occuper de moi, et que j’ai compris combien mon éducation et mes goûts me rendaient étrangère aux sujets de votre sollicitude.

— Est-ce là tout ce que vous vouliez dire ? reprit le comte toujours debout et tremblant.

— Quelle autre chose pourrais-je avoir à vous dire ? répondit Fiamma avec une froideur dont l’autorité le força de se rasseoir.

— Continuez votre discours à grand effet, dit-il en levant les épaules et en se tournant de côté sur son fauteuil avec impatience ; puisqu’il faut que j’avale votre récitatif, allez, que j’arrive au moins au finale le plus tôt possible.

— Je dis, Monsieur, reprit Fiamma, insensible en apparence à une raillerie qui lui déchirait les entrailles, car rien n’est plus amer à une personne grave et de bonne foi que le reproche de charlatanisme ; je dis, Monsieur, qu’il y a vingt-deux ans que j’existe, et que vous ne vous occupez pas de moi. Il y en a six aujourd’hui (je vous prie de remarquer cet anniversaire) que je vis absolument seule, privée d’une mère adorable, sans conseil, sans appui, entièrement livrée à moi-même. Quoique vivant loin de moi depuis le jour de ma naissance, quoique séparé de moi par les Alpes durant cinq de ces dernières années, vous avez pu prendre sur moi assez d’informations pour savoir que jamais le soupçon d’une faute n’a effleuré ma vie, que jamais l’ombre d’un homme n’a passé sur le mur du parc où vous m’avez laissée à la garde d’une servante infirme et débonnaire ; et depuis que je suis sous vos yeux, si vous avez daigné les jeter sur mes démarches, vous avez pu savoir que je n’ai eu que deux tête-à-tête en ma vie avec un homme : le premier fut amené avec M. Féline par l’effet d’un hasard que je vous ai raconté ; le second, avec le marquis d’Asolo, fut amené par l’effet de votre désir et de votre volonté.

— Est-il vrai que cela soit ainsi ? dit le comte, embarrassé de son rôle et craignant d’avoir à demander pardon.

— Vous m’avez fait l’honneur jusqu’ici, répondit Fiamma, de croire à ma parole et de ne pas la récuser.

— Et c’est peut-être une folie que j’ai faite, repliqua-t-il avec une aménité mêlée d’humeur. Vous êtes toujours là prête à vous emporter comme un cheval ombrageux ou à vous défendre comme un lion blessé ! Que sais-je, après tout, moi, de votre vie passée ? Je n’y étais pas…

— Puisque vous n’y étiez pas, Monsieur, reprit Fiamma avec force, vous supposiez sans doute que vous n’aviez rien à craindre pour moi des dangers de la jeunesse et de l’isolement, ou bien…

— Sans doute ! sans doute ! certainement ! interrompit le comte, honteux, terrassé et pressé d’échapper à cette logique rigoureuse. Eh bien ! voyons ; à quoi nous arrêtons-nous ? Vous n’aimez pas votre cousin, et vous ne voulez pas vous marier ? Vous ne voulez pas non plus de M. Féline, mais vous voulez le voir, me contraindre à le recevoir ici pour empêcher qu’on en jase, et passer votre vie chez la vieille femme à dire des oremus et à faire de la politique de village. Tout cela me serait fort égal s’il était possible qu’on connût l’inflexibilité de vos principes et la régularité de vos moeurs ; mais vous n’avez pas daigné vous laisser connaître, et l’on fait déjà sur vous, dans le pays, des commentaires de toute sorte. Il faut donc que ces relations inconvenantes et cette intimité déplacée cessent absolument, ou bien je vous exhorterai à suivre la première intention que vous eûtes en arrivant en France, qui était de vous retirer dans un couvent, et à laquelle je m’opposai, espérant que vous prendriez le parti de vous établir plus avantageusement.

— Vous avez trop de bonté pour moi maintenant, Monsieur, répondit Fiarnma ; mais je vous ferai observer qu’aucune loi ne condamne plus les filles à entrer au couvent malgré elles, et que, d’ailleurs, je suis majeure, par conséquent libre de fixer mon domicile où il me plaira. Le sentiment des convenances et la crainte du scandale m’ont engagée jusqu’ici à vous imposer le déplaisir de ma présence ; mais si votre désir est de m’éloigner des lieux que vous habitez, je vous prierai de me laisser choisir ma retraite et vivre avec les quinze cents livres de rente que ma mère m’a léguées et qui ont suffi jusqu’ici, même dans l’intérieur de votre riche maison, à toutes mes dépenses. Votre Seigneurie le sait !… »

Elle appuya sur ces derniers mots avec affectation.

« En vérité, Fiamma, vous me rendrez fou, s’écria le comte en mettant ses deux mains sur ses tempes. Vous joignez à votre amertume de caractère des singularités inouïes. Vous vous obstinez à vivre misérablement au sein du luxe pour faire croire apparemment que je suis avare envers vous.

— J’espère, Monsieur, répondit-elle, que vous ne me supposez pas de si lâches pensées, et que vous voudrez bien attribuer à mes goûts seulement la modestie de mes habitudes.

— Enfin, vous dites, reprit le comte impatienté, que vous voulez vivre ici à votre guise, en dépit du déshonneur qui peut rejaillir sur moi, ou me couvrir d’une autre sorte de déshonneur en allant vivre seule et loin de moi ? Il faut que je passe pour un lâche Cassandre ou pour un tyran domestique : charmante alternative, en vérité !

— Non, Monsieur, répondit Fiamma, je ne veux point vous mettre dans cette alternative. S’il est vrai que mes relations avec la famille Féline soient un objet de scandale, vous avez le droit de m’en avertir, et je suis prête à les faire cesser s’il est nécessaire. Mais le hasard s’est chargé à point de remédier au mal. M. Féline est parti ce matin du village, pour se fixer à Guéret, où il va exercer sa profession, et où vous savez que je ne vais jamais. Nos entrevues ici deviendront donc assez rares et assez courtes pour n’attirer l’attention de personne.

— À la bonne heure, dit le comte de Fougères, heureux d’en être quitte à si bon marché. Maintenant, restons tranquilles, Fiamma, et n’ayons plus de querelles ; car cela me fait un mal affreux, et voilà que je commence à tousser.

— Il me semble, Monsieur, que ce n’est pas moi qui les provoque, répliqua-t-elle. »

Le comte affecta d’être suffoqué par son asthme, afin de terminer une discussion où, comme de coutume, il avait été forcé de battre en retraite. Il sortit en se maudissant de n’avoir pas su résister à un mouvement de colère, et en se promettant bien de ne plus s’occuper de longtemps de la conduite et de l’avenir de sa fille.