Simon
SimonJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 21-23).
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IX.

Gouverné entièrement par la chère dogaresse (c’est ainsi qu’en raison de son caractère absolu et de ses manières impériales l’érudit avoué avait surnommé mademoiselle de Fougères), M. Parquet céda à ses désirs et se contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, à laquelle Fiamma mettait fin par des réticences mystérieuses. Au grand étonnement de l’avoué, madame Féline et son fils reçurent au salon du château un accueil tel que, malgré l’extrême fierté de Jeanne et la méfiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d’y retourner plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec mademoiselle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une intervention étrangère. L’avoué, qui seul connaissait à fond le caractère du comte, avait sujet d’être plus surpris qu’eux : car il ne l’avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne de son ménage qu’il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites à une servilité qu’on eût pu prendre pour de l’amour, à voir le ton patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui n’était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères de l’intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait semblé certain que jamais la fille n’obtiendrait un acte de complaisance paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte, s’effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce divorce de deux êtres que la société avait condamnés à vivre sous le même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard d’un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du moins entamé dans cette lutte mystérieuse, M. Parquet se livra à mille commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma, qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde sut résister à sa curiosité et la museler.

Dans les premiers temps, Simon, résolu à s’observer héroïquement, eut beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné. Il se croyait toujours à la veille d’une explosion dont le dénoûment devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura. La conduite et le caractère de mademoiselle de Fougères vinrent à son aide d’une façon merveilleuse. Soit qu’elle eût deviné le secret de Simon et qu’elle employât toute la pudeur de son âme à en refouler l’aveu trop prompt, soit qu’elle portât dans son affection pour lui le calme d’une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations le charme d’une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon découvrit qu’elle possédait au plus haut point la force et la tranquillité morales qu’excluent ordinairement des facultés impétueuses et des besoins d’activité comme ceux dont elle était douée. À l’emportement d’amour qui l’avait surpris d’abord vinrent se joindre un respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de part et d’autre que ces deux jeunes gens, dont l’un était bien presque aussi homme que l’autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie comme deux frères. Mais un événement important dans leur vie uniforme et paisible vint réveiller chez Simon l’intensité douloureuse de son amour.

Au retour de l’hiver, M. de Fougères reçut la visite d’un parent de sa défunte épouse, qui arrivait d’Italie, chargé pour lui de valeurs considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu’il voulait placer en fonds de terre pour arrondir sa propriété. Le comte n’était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d’or, et son estime pour le marquis d’Asolo était fondée déjà sur la fortune que possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d’être républicain, parce qu’en Vénétie l’opinion républicaine n’engage pas à d’autre dévouement à la cause populaire qu’à la haine de l’étranger et à des actes de résistance contre lui dans l’occasion. Il plaisait au noble caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes ; mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l’était encore, à ses yeux, de Venise esclave. Elle n’en disait rien à Simon par orgueil national ; elle s’en plaignait avec son compatriote, parce qu’elle n’eût pu lui faire partager ses illusions.

Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez peu ; mais la vue d’un compatriote et d’un co-opinionnaire fut pour elle un événement agréable au fond de l’exil. C’était un bon jeune homme, extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il était d’une beauté remarquable ; l’expression de son visage était sereine, noble et douce : la santé, le courage et l’amour de la vie brillaient dans ses yeux d’un tel éclat qu’on eût pu parfois s’y tromper et y voir le feu de l’intelligence. Tout en lui inspirait la confiance et l’estime. Il avait un cœur aimant et sincère, le caractère loyal et brave, l’imagination vive et toujours prête pour la grande passion, comme cela est d’usage en son pays. Il était venu en France pour s’instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti de son voyage. Mais, au milieu de son cours de philosophie et de politique, l’amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l’avait poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.

C’était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d’y paraître beaucoup plus roués qu’ils ne le sont en effet. Une femme d’esprit peut les rendre aussi sérieusement amoureux qu’ils affectent d’être incapables de le devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce miracle. Asolo était fort capable d’enlever sa cousine si elle eût été aussi éventée qu’elle avait passé pour l’être dans sa province d’Italie, où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche, excité non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d’esprit pour la jouer et la punir s’il l’eût trouvée habile en coquetterie ; mais, quand il la vit si différente de ce qu’il l’avait jugée de loin ; quand il la trouva si forte, si prudente, si fière et en même temps si bonne, si franche et si naïve, il en devint éperdûment amoureux et, au bout de huit jours passés près d’elle, il lui eût offert, s’il l’eût osé déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se prendre à l’amour est le beau côté des âmes que le vice entraîne facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations, plus fécondes et plus mobiles, passent du plaisir grossier à l’exaltation romanesque, comme de l’apathie politique à l’héroïsme, avec une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces âmes ont plusieurs caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence, chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l’avait un peu traité comme un habit de parade qui, n’étant pas de mode à l’étranger, devait être remplacé par le costume de bon ton du pays ; mais, quand il vit Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l’habit ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l’éloquence dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne, où les lieux communs ont encore de la pompe et de la grandeur.

Dans les premiers jours il adopta ce rôle pour lui plaire ; mais avant la fin de la semaine il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son sang pour un regard de son héroïne.

Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle, crut le voir à son état normal et le prit en grande amitié. Cependant elle la lui eût fait acheter par quelque malice si elle eût connu sa conduite antérieure dans les salons parisiens.

Le comte de Fougères, enchanté de son allié le premier jour, en rabattit beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit que cet insensé ne le discréditât complétement, d’autant plus que, pour complaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le préfet et le receveur général dans un déjeuner orageux où le bon vin aida à son éloquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappréciable qu’entre eux ils se craignent et se regardent comme tous également capables de dénonciation. Le comte devint pâle comme la mort. Il était porté comme candidat à la députation, et, s’il avait fait de grands sacrifices pour racheter son fief, c’était dans l’espoir d’être pair de France un jour, quand le roi daignerait élargir les mailles du filet et donner de l’élasticité aux institutions. Il lui fallut beaucoup d’habileté pour expliquer à ses hôtes ce que c’était que la république vénitienne et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le sens aristocratique.

Mais toute chose a son bon côté pour le navigateur habile, attentif au moindre souffle du vent. Le comte crut bientôt s’apercevoir d’une différence extraordinaire dans les manières de sa fille ; et, espérant l’accomplissement d’un miracle dans ses idées, il fit entendre au cousin qu’elle serait un jour aussi riche qu’elle était belle. Sa joie fut grande quand le marquis lui répondit clairement qu’il serait le plus heureux des hommes s’il pouvait fléchir l’obstination avec laquelle sa cousine semblait s’être vouée au célibat, et qu’il suppliait le comte de lui laisser le temps de prouver son dévouement à cette belle insensible. La permission de prolonger son séjour à Fougères lui fut accordée d’autant plus vite, qu’il écouta fort peu attentivement l’énumération des biens du beau-père, ce qui montrait le désintéressement d’un homme vraiment épris et peu chatouilleux sur la rédaction d’un contrat.

Cependant, comme le comte se souvint de l’opiniâtreté avec laquelle Fiamma avait refusé plusieurs propositions de mariage et avec quelle sécheresse elle avait traité à Paris tous les jeunes gens qu’elle avait soupçonnés d’avoir des prétentions à sa main, il ne regarda pas encore la partie comme gagnée, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa déclaration.

Les semaines s’écoulèrent donc pour le marquis d’une manière charmante au château de Fougères. De plus en plus amoureux, il conçut beaucoup d’espoir ; car Fiamma, lui ayant dit dès le principe qu’elle ne voulait pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l’avenir et lui témoigna désormais une affection sincère. Dans l’attente du succès, le marquis, un peu impatient, un peu dépité de voir toujours la famille Féline et la famille Parquet s’opposer à de longs tête-à-tête avec sa cousine, mais plein de franchise dans le fond de l’âme et touché de l’amitié qu’on lui témoignait, vécut pendant ces jours rigoureux de l’hiver d’une vie chaude et pleine qui faisait diversion à celle du monde. Fiamma lui avait présenté ses amis de village, et elle avait prié ceux-ci d’adopter la parenté de son cousin. L’esprit enjoué, l’originalité tout italienne de Parquet et la grâce modeste de Bonne charmèrent le marquis. Il goûta moins Simon, dont les longs regards, tournés sans cesse vers Fiamma, lui donnèrent tout de suite à penser. Mais le calme des manières de celle-ci avec le jeune légiste et la comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pâle et souffrante, avec l’image radieuse que lui présentait son miroir, le rassurèrent bientôt ; il était fat, comme tout Italien jeune et passablement fait, mais d’une fatuité qui n’a rien d’insolent, et qui se résigne d’autant mieux à manquer un succès qu’elle est plus certaine d’en obtenir beaucoup d’autres.

Quant à la mère Féline, Asolo n’y comprit rien du tout. Il pensa que l’affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de dévote, de quelque association de chapelet ou d’ex-voto. Jeanne passait sa vie à jeûner pour donner son pain aux pauvres ; elle soignait les malades, et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa qu’elle était le ministre des charités, la surintendante des aumônes de la châtelaine ; et, empressé de complaire à tout ce qui plaisait à Fiamma, il se mit à chanter des cantiques à madame Féline. Il avait une voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous se taisaient pour l’écouter. La bonne Jeanne était émue jusqu’aux larmes de cette pure mélodie italienne qu’elle entendait pour la première fois de sa vie, et pendant ce temps le marquis se réjouissait de faire souffrir son pâle et silencieux rival.

On prétend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalités d’amour-propre. J’en appelle à tout homme de bonne foi : est-il un de nous qui n’ait eu envie de jeter par la fenêtre un rival assez heureux pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons ? Ne sommes-nous pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa réputation, de son cheval, de son habit ? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre maîtresse s’aperçoive de ses avantages ? Plus ces avantages sont puérils, plus nous en sommes blessés.

Simon souffrait horriblement. Cette parenté, cette familiarité, ce dialecte qu’il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le même toit, tout le blessait. Dans les premiers jours cependant il trouvait naturel que Fiamma eût du plaisir à retrouver un parent, un compatriote, un débris de sa chère république ; mais, lorsqu’il vit cette prétendue visite se prolonger indéfiniment et ce compatriote devenir un ami, il le craignit d’abord comme tel ; puis il découvrit qu’il était amoureux, qu’il cherchait à se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie entrèrent dans son cœur.

Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d’ailleurs qu’il ne pouvait faire à Fiamma ni question ni reproche sans trahir le secret d’une passion qu’elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la vanité du Lombard, il résolut de s’éloigner, sauf à en mourir de désespoir.