Silhouettes contemporaines - Louis Bertrand

Fidus
Silhouettes contemporaines - Louis Bertrand
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 793-819).
SILHOUETTES CONTEMPORAINES

M. LOUIS BERTRAND

Les admirateurs de M. Louis Bertrand, — et ils sont nombreux, surtout parmi la jeunesse, — qui veulent connaître l’homme après s’être nourris de l’œuvre, où ils ont puisé comme un renouveau de vie et d’enthousiasme, ne trouvent pas aisément l’occasion de se satisfaire. L’auteur du Sang des Races et de Saint Augustin est une des figures les moins « parisiennes » qui se puissent imaginer. Vainement le chercherait-on aux « générales » les plus retentissantes, — je ne sais même pas s’il a jamais mis les pieds dans un théâtre, — ou dans ce fameux « dernier salon où l’on cause, » indestructible, quoique agonisant, à moins que ce vocable ne soit peu à peu devenu synonyme de « dialogue des morts. » M. Louis Bertrand n’est jamais là, — pas plus que dans sa jeunesse, au temps du Symbolisme et du Décadentisme, on ne l’aurait pu rencontrer dans ces cabarets littéraires où s’édifiaient tant de théories, à défaut de chefs-d’œuvre. Il était là où vivaient les héros de ses livres, où bouillonne et fermente le sang des races, où Pépète se pavane, . où lutta et pria saint Augustin, où saint Cyprien goûta la persécution et la mort. Pendant bien longtemps la meilleure chance qu’on eût de le rencontrer, ou au moins d’avoir de ses nouvelles, était d’aller le chercher parmi les rouliers de la route de Laghouat ou les moukres de Palestine. Car il peignait d’après nature et, dans toute la rigueur du terme, en » plein air. » Et comme ses modèles ou ses motifs étaient toujours à quelques centaines de lieues du XVIe arrondissement, sa vie s’écoula tout entière dans la parfaite indifférence et même l’ignorance de ce qui compose le tran-tran, en apparence compliqué, en réalité assez monotone, de l’intellectualisme parisien.

Pourtant, les initiés savent que, maintenant, au retour de l’Orient, ce nomade s’arrête parfois plus près de nous, sans quitter cependant le rivage de cette Méditerranée qui luit, à l’horizon, au fond de toutes ses pensées. Au creux des collines ou « Collinettes » qui dominent Nice, dans un fouillis de verdure provençale ou exotique, les gens du pays racontent qu’il y a « un monsieur qui fait des livres. » Ge monsieur, c’est Louis Bertrand. Tels, ces ermites si fréquents sur les sommets de la Riviera, depuis le Fenouillet jusqu’à la Turbie, qu’on trouvait jadis occupés à distiller quelque liqueur des plantes aromatiques de la montagne.

Ce mot de « Nice, » lorsqu’on l’écrit sur l’enveloppe d’une lettre, semble acheminer le message vers un tourbillon de fêtes et de foules cosmopolites. On ne se doute guère, généralement, que, sous ce terme générique, il peut y avoir aussi : retraite, silence, ravins dans les bois. On s’en aperçoit, de reste, quand on entreprend, à pied et sans autre guide que les fallacieuses directives des indigènes, le pèlerinage qui doit se terminer au seuil du romancier. Il faut affronter des faubourgs, traverser une sorte de colonie italienne, puis chercher sa route en tournoyant entre des haies et des murs. La ville, sur le point de finir, projette ses rues en ruelles, ses ruelles en chemins, ses chemins en sentiers, qui montent, montent toujours... Le faubourg redevient campagne, les plantes exotiques, dites « d’agrément, » se raréfient et se perdent dans la foule des essences provençales, françaises, utiles. Des pins, des oliviers couronnent les crêtes. Des vergers, des vaches, rappellent que tout n’est pas décor sur cette côte et que la terre n’a pas entièrement cessé d’y être nourricière.

Puis, comme on s’aventure entre de hautes terrasses à pic et des murs de soutènement appartenant sans doute à des villas invisibles, l’exotisme reprend l’avantage. Un excès de vie tropicale déferle de toutes parts en un fourmillement de plantes épaisses et épineuses, en des retombées de ficoïdes aux griffes vertes et grasses. Il en sort de tous les trous des pierres, de toutes les fissures du rocher. Et par là-dessus, au plus haut des murs, un hérissement d’agaves, une cohue d’arbustes et de plantes tentaculaires qui se disputent la place, se poursuivent jusqu’au bord extrême des terrasses où elles demeurent suspendues dans le vide, on ne sait par quel miracle, tandis qu’ont encore la force de se rebrousser et de pointer vers le ciel les lances rouges des tritomes et les aiguillons des aloès.

« Vous ne pouvez pas vous tromper ! » vous a dit l’indigène que vous avez interrogé sur votre route, selon l’épilogue inévitable et sans doute ironique de toutes les explications obtenues d’un passant. On a terriblement peur de s’être trompé, pourtant ! On est bien dans un beau paysage, mais est-on chez M. Louis Bertrand ? En cheminant et en montant toujours, on épelle sur les cartouches de pierre et les portails de bois peint en vert des noms sonores et prestigieux : Miramar, Boscobello, La Béate, les Agaves..., puis, à demi effacée, sous une futaie de hautes et fines cannes de Provence, la Cina... Le titre d’un des premiers romans du maître !... Ce doit être là... Une échelle de pierre, roide et moussue, grimpe dans l’ombre : il faut s’insinuer parmi des troncs noueux, déranger des branches, passer sous une averse de roses effeuillées. Enfin, comme on commence à distinguer un chalet de teinte claire, à travers les arabesques des roses grimpantes autour d’un chamœrops et le fourmillement rouge des capucines, — on voit s’avancer gravement un, puis deux chats somptueux et nonchalants, qui viennent, sans doute, « reconnaître » l’intrus... Ce ne sont pas ces chats faméliques et pelés que déversaient chez Coppée toutes les gouttières de la rue Oudinot, ni exotiques, comme son petit siamois qu’il appelait Bangkok : ce sont de vrais chats fourrés, luisants et amènes. Il convient de se concilier les gardiens probables de la cité des livres. Comme on se sait chez un disciple de Flaubert, on hasarde le nom d’Hamilcar... Une voix impérieuse, sortie du chalet, appelle : Pépète ! — « Pépète ! » Comment n’y avait-on pas pensé ? Alors, on n’hésite pas à appeler l’autre, une chatte sans doute : Galliego ! mais elle ne répond pas ; la voix appelle : OEnone ! — et le maître du logis paraît.

Coiffé du tarbouch rouge, enveloppé de vêtements clairs amples et légers comme on en porte dans les pays tropicaux, de taille haute et droite, les épaules effacées, la figure pleine, l’œil en éveil, vif et pénétrant, les sourcils noirs expressifs et mobiles, c’est, — allégé de ses épaisseurs, de son embonpoint et de ses longues mèches romantiques, — le portrait vivant de Balzac. Non pas le Balzac de Rodin, ni même celui de Falguière, mais le type plus humain des estampes de son temps, seulement moins lourd, moins écrasé par le travail de cabinet, plus aéré, plus dispos, le teint, le geste et tout l’habitus corporis façonnés par la vie errante des caravanes. Cette rencontre, toute fortuite, de physionomie et d’expression avec l’auteur de la Comédie humaine, ne s’arrête peut-être pas au masque et peut paraître le signe d’une ressemblance plus intime, lorsqu’on se souvient des foules que Louis Bertrand a mises en mouvement, des familles entières de types qu’il a créées, des dynasties de prolétaires qu’il a suivies dans leur évolution, et de cette abondance extraordinaire de détails pris sur le vif, par quoi il les a caractérisées.

Une fois passée la surprise causée par ce cas de reviviscence physionomique, on cause. L’accueil est bienveillant, gai, hospitalier, malgré la malice qui luit dans les yeux. Le jeune confrère qui a voulu connaître le maître est tout de suite à son aise. Combien ont déjà trouvé auprès de lui sympathie, encouragement et appui ! Et le vieux routier de lettres, qui a connu plusieurs générations d’écrivains, discerne tout de suite que celui-ci est de la famille des esprits robustes, sans apprêt, sans décor, qui mettent toute leur originalité dans leurs œuvres et n’offrent, dans leur aspect et leur conversation, que la simplicité la plus parfaite et la plus naturelle rondeur. Tel, l’« honnête homme » du XVIIe. Il est même assez difficile d’amener M. Louis Bertrand à parler de son œuvre, de ses voyages, de la genèse de ses idées et de ses livres. Sans doute pense-t-il qu’ils se suffisent à eux-mêmes et qu’un écrivain s’est assez expliqué quand il a créé. En quoi il a, d’ailleurs, tout à fait raison. Mais ce silence au premier abord est décevant. L’auteur de la Cina doit être le tombeau des interviews. Seule, une affirmation, qui heurte ses convictions ou son expérience, a le pouvoir de déverrouiller le trésor de ses souvenirs.

A part cela, nul n’est moins distant, ni contraint, ni avare de ses loisirs. Ce rude ouvrier de lettres, dont l’œuvre si considérable doit exiger un incessant labeur, a l’air, au moins tant que dure votre visite, de n’avoir rien à faire. A travers les touffes fleuries de son jardin, il flâne, il muse, il épie. Car tout Lorrain qu’il soit, il a le goût des causeries péripatéticiennes en plein air, sous les oliviers aux fines ombres, entre les citronniers aux lourds présents, parmi les antres rocailleux ou sur les terrasses, — goût essentiellement méridional et oriental. On devine, à le voir s’épanouir et bayer au soleil, pourquoi il a quitté, toute sa vie, sa Lorraine et laissé se morfondre, dans les brouillards de la Woëvre, Mlle de Jessincourt. Chacun de nous a deux patries : la sienne et puis celle de sa prédilection, due à d’obscures idiosyncrasies, à la révélation de certains aspects nouveaux de la vie à une heure décisive de la jeunesse, ou simplement à des appétences physiologiques. Pour M. Louis Bertrand, comme chacun sait, cette seconde patrie, c’est l’Afrique. On comprend, alors, le sens de son aphorisme : « La patrie n’est pas là où dorment les morts ; elle est partout où la France est vivante. » Et, sans doute, elle vit très intensément en Algérie, en Tunisie, au Maroc, — mais surtout elle vit au soleil ! Je doute qu’il eût éprouvé le même enthousiasme sacré s’il l’avait vue vivre au Canada, par exemple... Il lui faut non seulement du soleil, mais un soleil sans ombre, le soleil sur le désert nu et sur les ruines calcinées. La Provence est l’extrême-nord qu’il puisse habiter et même, ici, dans ce coin de Riviera, peu s’en faut qu’il ne regrette ce qui ne se voit qu’en Orient, ce qu’il a appelé : « l’averse du feu dévorateur, le plein midi, l’heure blanche du Sud, l’heure de diamant ! »

Pour en retrouver quelque chose, il vous invite à monter dans la colline, vers les oliviers où s’étagent de petits bastions de pierres sèches, et à mesure qu’on grimpe de terrasse en terrasse, le ton du dialogue s’élève aussi. Il fait les honneurs de son jardin, puis de son bois, puis de son horizon, puis de sa mer latine, qu’on découvre largement de ce point. Et son geste s’étend encore et c’est, par delà les mers, tous les pays méditerranéens dont il prend possession pour composer la trame de ses souvenirs ou les éléments de quelque thèse historique : c’est l’Acro-Corinthe et son panorama de sommets sacrés ; la masse rocheuse de Salamine, le Cithéron, l’Hélicon, le Parnasse ; c’est Carthage et le plateau de Byrsa ; c’est la nécropole de Sakkara en Egypte ; c’est la Palestine, Jéricho et l’enchantement de la Mer Morte... Il doit y avoir, pour l’explorateur, une rare volupté, à évoquer, dans cette halte reposante, sous les souffles parfumés de la Riviera, les affres de l’ascension du Taygète, ou la descente des falaises qui dominent la Mer Morte sur En-Gaddi....

Tandis qu’il parle, on s’avise d’une chose assez curieuse : c’est que Nice a disparu !... Est-ce un hasard heureux, est-ce un mirage, provoqué par la puissance évocatrice du conteur ? Ce qu’on aperçoit, à la place où devrait être Nice, dans une trouée de verdures au bout d’une allée de troènes, entre les feuillages légers des amandiers, des oliviers, des lilas lilas et la masse plus compacte des cerisiers, c’est une ville d’Orient : des tours sarrasines, carrées, crénelées ; des dômes blancs, des terrasses plates, — un Orient de pacotille, sans doute, mais qui, dans l’embrasement de la lumière, fait illusion. Puis, plus loin, montant jusqu’à l’horizon, le voile tendu de la mer immobile et bleue, fendu çà et là par l’étrave des caps. Sur le plus proche de ces promontoires, une ville échafaudée, d’un blanc laiteux et d’un rouge brique, puis à l’extrême bout du dernier, à point pour relever sa courbe fléchissante, un minaret blanc et mince, — enfin la mer illimitée. Qu’est-ce que cela ? Tout simplement les villas du Mont-Boron et le phare du cap Ferrat ? Si l’on veut ! Mais l’imagination peut s’en servir pour pérégriner au loin et à l’infini...

De même, à nos pieds, sous notre main, tout parle ici de l’Antiquité classique. D’abord, le sobre décor et les menus objets rassemblés dans le cabinet de travail où M. Louis Bertrand a écrit la plus grande partie de ses livres : une Victoire de Samothrace, le stylet de Flaubert, quelques débris de fouilles africaines, la lampe à la croix ansée, la lampe au poisson, venues sans doute de Carthage, et, aux murs, quelques-unes de ces admirables vues de la Grèce que l’intrépide explorateur du Taygète, M. Frédéric Boissonnas, et son ami, M. Daniel Baud-Bovy, ont exécutées. Et sur tous les meubles, éparses, des photographies représentant les ruines de l’Afrique romaine, devenue l’Afrique française, — la moisson que M. Louis Bertrand a rapportée de son dernier voyage. « C’est le plus bel ensemble de ruines romaines qui soit au monde, s’écrie-t-il ; elles sont à nous et on ne les connaît pas ! » Il les glisse sous vos yeux et vous invite à partager son enthousiasme. Et voici, évoquées par la magie du gélatino-bromure, mais bien plus encore par celle de sa parole, les colonnes ou les frontons de Cherchell, l’ancienne Césarée décorée par le roi Juba, ou bien de Khémissa, l’ancienne Thubursicum, le petit temple capitolin de Djemila, l’ancienne Cuicul, l’Arc-de-Triomphe d’Haidra, la voie triomphale de Timgad, puis Lambèse, Tébessa l’ancienne Théveste, et encore le colisée d’El Djem et une foule d’autres... « Et on a aussi déterré déjà deux cent cinquante chapelles, églises ou basiliques chrétiennes ! » répète l’auteur de Saint Augustin. Pour un peu, on sent qu’il ferait bon marché de toutes les antiquités grecques, — je veux parler de la seule architecture, — en l’honneur des antiquités de l’Afrique romaine. On est presque convaincu, tout au moins ébranlé, par cette avalanche de monuments et de pierres... On avoue, en tout cas, qu’on n’en soupçonnait pas l’ampleur, ni l’éclat... Pour beaucoup de Français, l’histoire de l’Algérie commence à Abd-el-Kader. Constantine n’évoque, chez la plupart, que l’idée d’un rocher fortifié dont le siège fut difficile. Qui pense à Cirta et à en chercher les traces ? Jusqu’ici, les beaux travaux africains de tant d’archéologues et notamment de M. Stéphane Gsell sont restés la pâture d’une élite. M. Louis Bertrand s’anime en reprochant à ses compatriotes leur indifférence. Il s’efforce de leur restituer le sens et l’orgueil de ces trésors. Il accumule les arguments, tirés de l’histoire et de la littérature antiques. C’était un voyageur qui parlait tout à l’heure ; maintenant, c’est un humaniste, un latiniste : il commente des inscriptions, il cite des textes. On éprouve sur quelles solides substructions sont édifiés les monuments de Saint Augustin et de Sanguis Martyrum.

Sort-on dans le jardin pour reprendre la route de la ville, la vision antique persiste encore. Car l’Antiquité tout entière est là, resserrée entre ces rochers et cette maison, pour peu qu’on ait des yeux et qu’on les ouvre sur ce que la terre offre de formes et de motifs au poète, comme à l’artiste et au décorateur. Il y a, là, un fourré d’acanthes, de quoi pavoiser tous les chapiteaux de la Grèce, et assez d’oliviers pour y suspendre toutes les syringes, les toisons, les lecythes et les masques, des bas-reliefs qu’on voit sur les tombeaux antiques... A l’imitation de l’aphorisme sur la patrie, on pourrait dire : « L’Antiquité n’est pas là seulement où l’on déterre des débris de colonnes : elle est partout où la Nature éternelle offre les formes et les motifs que les Grecs ont utilisés. » A point pour illustrer ceci, des femmes descendent la colline, en portant leur fardeaux sur leur tête avec le geste et le rythme immuables depuis des milliers d’années, propres aux races du Midi. Plus haut, un homme bêche un petit carré de laitues. Un âne broute ce qu’il peut. Une chèvre se suspend au cytise. Il y a des Géorgiques dans l’air. Dans la mémoire, chantent des vers de l’Anthologie. C’est une des thèses favorites de Louis Bertrand que nous avons plus de chances de nous figurer ce que fut réellement la vie antique en observant les peuples orientaux ou même tout simplement les portefaix de Marseille, qu’en fouillant des textes ou en consultant les vestiges du grand Art. Dans ce cadre provençal, on est assez enclin à le croire...

Cependant l’heure s’avance : toute la colline se drape d’ombre ; là-bas, le cap Ferrat s’embrase de plus en plus aux feux du couchant. Il faut prendre congé. L’après-midi passé à la Cina demeurera parmi les beaux souvenirs de pèlerinages intellectuels. On a fait plus que rencontrer l’auteur de beaux livres : on a retrouvé des aspects éternels de la Nature, on a entendu des vérités qui tiennent au fond même des choses et des âmes. Quand on redescend vers la ville, on a la sensation de rentrer dans l’artificiel, après avoir vécu une heure dans la réalité.


Vie et réalité, c’est ce qui signala jadis aux lettrés la première œuvre de M. Louis Bertrand. Quelques-uns, peut-être, se souviennent de l’impression produite, notamment dans le groupe que chaque samedi, voici un quart de siècle, ramenait chez Heredia. Le grand poète, qui avait la simplicité affable des grands seigneurs, accueillait du même ton, non seulement ses amis comme Leconte de Lisle et Sully Prudhomme ou M. Hanotaux, alors ministre des Affaires étrangères, et ses confrères déjà célèbres, comme Paul Hervieu, André Theuriet, M. de Porto-Riche, M. Henri de Régnier, prince des Enchanteurs au Royaume de Poésie, et les autres bons porte-lyres : Samain, Angellier, le vicomte de Guerne, M. Fernand Gregh, mais aussi les débutants, les chercheurs de terres nouvelles, — les conquistadores, devrais-je dire, — voire les plus hardis corsaires toujours prêts à l’abordage des lois de la prosodie ou des bases de la société. Il les écoutait, discutait avec eux comme avec ses pairs, se mettant à leur niveau et dans l’ambiance de leurs enthousiasmes juvéniles ou de leurs indignations réformatrices.

Aussi, œuvres et écoles, dieux et héros étaient-ils confrontés et jaugés en pleine indépendance, durant ces fins d’après-midi, dans le cabinet de travail du maître des Trophées, parmi des nuages de tabac, au sommet de la rue Balzac. On étudiait, au microscope, les moindres facettes d’une locution ou d’un mot ; on pesait chaque adjectif ; on faisait luire un vers comme une dague. Des gens disputaient âprement des mérites respectifs de la sextine et du pantoum. Tous les sujets du monde étaient abordés, chacun apportant sa moisson d’observations ou de rêves. M. Pierre Louys et M. Psichari parlaient de la Grèce antique, et M. Gaston Deschamps de la Grèce d’aujourd’hui ; le docteur Cazalis (Jean Lahor) citait des maximes du Mahabharata ; Maurice Maindron évoquait l’Inde, comme quelqu’un qui y était allé et le XVIe siècle français, étant l’homme du monde qui en savait le mieux les secrets. Emile Pouvillon rapportait des traits de mœurs provinciales de Gascogne, Jules Breton de Courrières, M. Le Goffic de Bretagne et Léon Barracand du Dauphiné, Paul Mariéton faisait de son mieux pour qu’on le prît pour un Provençal et Remy Saint-Maurice pour un Druide. George Doncieux parlait d’une histoire du romancero français qu’il écrirait quelque jour, et le vicomte d’Avenel du bonheur qu’on a de ne pas vivre au « bon vieux temps. » M. Robert de La Sizeranne parlait des Préraphaélites anglais, M. Maxime Formont parlait des Lettres portugaises, M. Tristan Bernard ne parlait de rien, oyant tout avec une bienveillance énigmatique, — tandis que Robert de Bonnières (Janus du Figaro) chambrait un jeune confrère abasourdi, pour lui expliquer que son roman ne serait point trop mauvais, s’il avait pris soin de mettre à la fin ce qui était au début, de supprimer le milieu et de récrire le tout, en respectant, — et son geste menaçant soulignait le danger de ne la point respecter assez, — la « propriété des termes. »

Heredia, dont l’extrême bienveillance n’oblitérait nullement le goût très sûr, accordait son appui à tous les jeunes, mais son estime littéraire à quelques-uns seulement, — et ceux qu’il discerna en étaient tout à fait dignes. Parfois, on eût pu dire quel nom, la veille ignoré, se répandrait le lendemain dans Paris, en le voyant brandir les « bonnes feuilles » de quelque œuvre nouvelle, dont il faisait lecture à haute voix, insistant sur les splendeurs de la forme, soulignant les effets. Derrière lui, le poète Edouard Callon, lisant par-dessus son épaule, transporté d’aise, ne pouvait se tenir de rythmer les périodes avec de grands gestes de chef d’orchestre. Alors, dans cet auditoire hypercritique, mais vibrant, passionné pour toutes les nouveautés révélatrices, un courant passait, annonciateur d’une explosion de succès. Après une de ces lectures, comme justement l’auteur du morceau entrait, le Maître lui préfigurait ce succès, par une image saisissante. Faisant allusion au poète André de Guerne, dont les gros yeux bleus étincelants et la barbe rousse semblaient jeter des flammes : « De Guerne sort d’ici : il flambe comme une torche ! »

C’est là, qu’un jour de l’hiver 1899, on vit paraître un jeune professeur du lycée d’Alger, que signalait un roman, récemment paru, de mœurs algériennes. Sans appui, sans introduction, ni recommandation d’aucune sorte, il l’avait envoyé d’Afrique à la Revue de Paris, qui l’avait aussitôt imprimé. Le nom de l’auteur était totalement inconnu. Mais l’œuvre n’avait pas besoin de signature pour qu’on la reconnût d’un maître. La vérité des caractères, la vigueur du coloris et le style dense et plein, de ce beau métal littéraire, qui est et qui était déjà le sien, ne pouvaient manquer de toucher Heredia et tous ces fourbisseurs d’épithètes. Le jeune romancier fut accueilli avec la chaude sympathie que le grand poète savait mettre dans ses éloges. Une discrète ovation lui prouva que son idéal d’art était compris. Son nom courut de groupe en groupe : c’était Louis Bertrand.

Un autre peut-être, à cette première aurore de célébrité, fût demeuré dans la ville où il l’avait vu luire. Il n’y songea même pas. Il retourna en Afrique, parmi ses héros, les rudes immigrants de tous les pays méditerranéens, les routiers en marche vers le Sud, sorte de pionniers de la civilisation aux confins du désert. Car voilà les peuples qui lui avaient fourni les types de sa première œuvre et qui devaient déterminer sa vocation. Il ne les avait pas abordés dans une intention littéraire : ce n’était nullement le romancier qui, voulant écrire un livre sur un milieu, va « se documenter. » Il avait passé dix ans de sa vie en Algérie sans écrire une ligne. C’était tout simplement un homme jeune, artiste, ivre de lumière et de grands espaces, qui se reposait des fastidieuses besognes universitaires, en courant la campagne et qui, cheminant de concert avec les rouliers espagnols, sur la route de Laghouat, en des voyages qui duraient des mois, s’en était fait des amis et avait trouvé en eux d’extraordinaires exemplaires d’humanité. Vêtu comme eux, portant la blouse bleue, la taillole rouge et le béret, souvent pris pour l’un d’eux dans les auberges où il passait, il n’excitait point cette méfiance qui ferme si souvent les portes et les âmes devant l’enquêteur accrédité. C’est ainsi que, peu à peu, lui était venue l’idée d’écrire l’odyssée de la « Route, » comme les anciens avaient écrit celle de la Mer. La Route a, pour ces populations sporadiques au milieu des déserts, une signification grandiose que nous ne soupçonnons pas : elle est l’image symbolique de la civilisation en marche d’une part, et, de l’autre, la promesse de trésors inconnus. Depuis des temps immémoriaux, le départ annuel de la caravane du Maroc, par exemple, pour la lointaine et prestigieuse Tombouctou, — ou Timectou, — et les récits fabuleux au retour ont enflammé les imaginations africaines. De même, la Route du Sud-Algérien. Pour l’avoir chantée, Louis Bertrand est là-bas célèbre. Jusque aux confins du désert, les types de ses livres sont devenus héros légendaires. Il y a maintenant des auberges à l’enseigne : Pépète et Balthazar.

Toute son activité, depuis, s’est employée à développer les germes contenus dans le Sang des races. « Je n’ai guère fait que prêcher la Méditerranée, » dit-il lui-même, et c’est vrai. Son œuvre, à la considérer tout entière, ressemble à ces tables géographiques de l’Antiquité, où les pays méditerranéens seuls se profilent selon un dessin attentif et serré jusqu’aux monts Atlas au Sud, aux colonnes d’Hercule à l’Ouest, et l’île de Taprobane au Sud-Est, le royaume des Parthes vers l’Orient ; — le monde connu s’arrête là. Plus loin, vers les pays des Scythes, des Sarmates, tout se confond dans une brume indistincte... M. Louis Bertrand a, tout de même, rencontré dans ses flâneries méditerranéennes des gens venus de ces terres inconnues : — des Anglo-Saxons, par exemple. Où ne les rencontre-t-on pas sur le globe ? Un jour, avec Rafaël et Pepico, il traverse, dans un port, la région du charbon, le « royaume noir ; » il lit, sur l’enduit sombre des coques de navires, des noms barbares de ports d’attache : Helsingfors, New Haven, Glascow, mais cela ne lui dit rien qui vaille ! II n’est nullement impressionné par cette activité « fébrile et triste » des gens du Nord : il se détourne tout de suite vers les quais où grouillent les produits et les gens du Sud. Telle est, d’un bout à l’autre de son œuvre, sa tendance, et, aujourd’hui après plus de vingt ans écoulés, l’auteur du Sang des races demeure toujours le latin épris des terres classiques et lumineuses, que saluait en lui leur grand poète, rue Balzac.


Ce qui avait fait dresser l’oreille aux postes d’écoute de la littérature, dès ce premier roman, c’était, d’abord, la nouveauté et l’ampleur du sujet.

Il y a deux familles d’esprits : ceux qui aiment à creuser, recreuser, fouiller et évider une matière déjà précieuse et polie, avec la chance d’y tailler une facette nouvelle, d’y faire luire une veine inaperçue, — tels ces jades, ces ivoires ou bronzes japonais, où tout un drame s’inscrit dans l’orbe d’un pommeau ou d’une garde de sabre. Miracles d’adresse auxquels les spectateurs prennent un plaisir immédiat, selon la loi du moindre effort. D’autres vont tailler en plein bloc une matière inconnue et rebelle, la dégrossissent, la font voler en éclats sur le nez des passants, en tirent des reliefs qui déconcertent. C’est de ceux-ci qu’est M. Louis Bertrand. Il ne cherche pas à peindre une figure isolée, une action limitée, qui se développe par la vertu d’un mécanisme intérieur dans un milieu déjà connu et qui se termine à la satisfaction générale. Il extrait de profondeurs encore inexplorées tout un monde, — un monde complexe et mouvant, fait de choses hétéroclites et heurtées, c’est-à-dire de toutes les réalités brutales et de toutes les aspirations discordantes de l’humanité en lutte, et qui les emporte toutes et les réconcilie dans le rythme harmonieux de la vie.

De là, surtout dans ses premières œuvres, un développement progressif du sujet, par étapes successives, qui rompait avec les habitudes de la composition romanesque. « J’ai le don d’ahurir la critique, » disait, avec une orgueilleuse amertume, Flaubert. Sans doute, M. Louis Bertrand peut-il s’attribuer le même privilège. En y prêtant quelque attention, pourtant, on s’aperçoit que rien n’est livré au hasard dans cette conception du roman synthétique, et que rien n’est plus rigoureux ni plus serré que la trame où se peignent tour à tour les paysages, les figures et les mœurs. Par exemple, dans le Sang des races. La poussée de l’émigrant espagnol sur la terre d’Afrique et sa passion pour son métier, son attitude en face des autres colons, émigrants d’Europe, et des indigènes, plus ou moins assimilés ; le conflit des intérêts et des goûts violents dans ces natures réfractaires, les tiraillements du sentiment qui le rattache à la mère-patrie, l’orgueil de la force et l’enivrement de la vie libre, qui le remporte vers le Sud ; puis l’instinct très vif et très profond de la famille qui résiste à tous les débordements, et l’instinct religieux, qui survit à toute la « blague » anticléricale ; enfin la fierté du sang qui le porte à perpétuer la race, tout cela, — c’est-à-dire tout ce qui transforme un Espagnol en un Algérien et ce qui fonde un peuple nouveau, — ne peut acquérir sa force et sa signification que grâce aux étapes et aux oppositions, aux retours et aux différents plans, qui en font paraître, peu à peu, toute la profondeur. C’est un cycle d’humanité qu’il faut parcourir tout entier, si l’on veut en découvrir le sens.

Pareillement, ne chercher dans la Cina qu’une aventure amoureuse dans un décor algérien, serait proprement en oublier le sujet : la prise de possession et la mise en valeur de la côte africaine par la France, continuatrice de Rome, malgré les erreurs politiques, les malentendus, les surenchères démagogiques, la tourbe émeutière ou spoliatrice, — emprise grandissante, qui s’achève dans cette vision d’apothéose : un concile provincial à Carthage, le cardinal Puig debout sur les marches de la basilique et « la main bénissante du Prince romain enveloppant l’Afrique et la mer. »

Ce qui frappe, ensuite, dans les romans de M. Louis Bertrand, c’est leur accent réaliste. « A travers le Beau, faire vrai et vivant quand même ! » s’écriait Flaubert, la nuit qui précéda l’entreprise énorme de Salammbô. Le même mot d’ordre semble s’être imposé à l’auteur de l’Invasion. La vie, dans tous ses aspects, lui a paru passionnante à observer et à rendre. Et il a vite reconnu qu’elle a beaucoup d’aspects même dans les natures populaires, qui ne sont simplistes que pour qui les ignore. Ses ouvriers italiens, espagnols, maltais, français, importés du Midi ou nés Algériens, impulsifs, chapardeurs et retors, avec leurs discussions confuses, violentes, les conflits d’intérêts, de races, de castes sociales échelonnées à l’infini dans une foule au premier abord identique, leurs soubresauts de vanité, leurs éclairs de sentimentalité, leurs jalousies de bêtes en rut, leurs roueries de diplomates, leurs accès de dignité impérieuse, sont choses vivantes et complexes et mouvantes comme les flots qui baignent leurs rivages. On n’est pas en présence de ces types de « prolétaires » fabriqués par la littérature, pour produire un effet d’antithèse au « bourgeois, » selon les formules du Codex naturaliste. Pépète, Balthazar ou Cosmo ne sont pas des automates montés par une mécanique savante dans le cabinet d’un romancier de l’école de Zola. On ne sait jamais, d’avance, le geste qu’ils feront, même ceux qu’on croit déjà le mieux connaître. C’est à ce point qu’il n’y a guère de figure tout à fait sympathique dans ces foules bigarrées, ni tout à fait odieuse. Une scène de reconnaissance fraternelle se termine en saoulerie. Le plus honnête des ouvriers raconte qu’il a trimardé un peu et chapardé dans ses longues randonnées sur les routes. Pépète, qui est un bon travailleur, ne vit point toujours de son travail et y ajoute des profits dont la morale, sinon le Gode, réprouve la source. Ah ! M. Louis Bertrand ne « flatte » pas ses héros !

Mais, en même temps, le cynisme ou la brutalité, extrêmes en certains endroits, sont subjugués en d’autres par la reviviscence des sentiments les plus dignes et les plus tendres de la famille ou par des accès d’orgueil qui rehaussent la brute au niveau de l’homme. Cosmo, de l’Invasion, le terrassier, qui a quitté sa femme pour courir les aventures, ne veut pas lui revenir sans s’être fait beau, endimanché, comme doit être un chef de famille, qui rentre dans son domaine. L’ambition de rétablir au pays la maison familiale survit chez lui à toutes les scènes de débauche et de sauvagerie. Et puis, il y a la nature. Les brutales orgies des bouges s’achèvent dans des paysages d’une splendeur illimitée ; les rixes et les grossières convoitises s’enveloppent et se perdent dans le magique silence du désert. Aussi, au bout de tout cela, n’est-ce pas une impression d’horreur ni de bassesse qui demeure : c’est une impression de force, de vie exubérante, parfois de grandeur. Dans la vision de la bénédiction cardinalice qui clôt la Cina, il y a, en puissance, tout le Saint Augustin.

Au surplus, tout en donnant aux passions brutales un relief qui l’a fait parfois confondre avec les « naturalistes, » c’est proprement d’une élite que Louis Bertrand a tracé les portraits. Ses types du routier Rafaël, du pêcheur Pépète, de l’anarchiste peintre de carènes Mares, et surtout de la femme de Cosmo, la Maëstra, forment une aristocratie soit de la beauté, soit de la force, soit de l’activité, et toujours des exemples d’une individualité hautaine. Ce ne sont pas, là, des proies pour l’enrégimentement communiste, de simples numéros dans une liste d’adhérents à un syndicat. Quand une grève éclate, ils se refusent à marcher sans savoir pourquoi. Quand l’appel du sang et de la race les achemine vers le devoir patriotique ou familial, ils ne résistent pas au nom d’une théorie. Les fils de Pépète ont fait la guerre. Les rouliers du Sud algérien fondent des familles. Et ils en sont fiers... Nous voilà loin du roman dit « naturaliste, » de l’étriqué ou de l’arbitraire d’une formule donnée ! Pareillement, ses saints ne sont pas des saints de marbre ou de bronze, tout d’une pièce, tels que les hagiographies les font paraître pour l’édification des dévotes. Ils ne marchent pas au martyre comme des somnambules. Ils ne sont pas anesthésiés par leur foi. Ils n’ont rien du fakir. Ce sont des créatures de chair et de sang, comme les autres, de passion et de faiblesse, qui luttent, qui trébuchent, qui vont au devoir, soutenus par la grâce, avec toutes les hésitations, les incertitudes et les angoisses de la pauvre nature humaine.

Ce goût des réalités et cette franchise ont conduit M. Louis Bertrand, en matière d’archéologie et d’esthétique, à des doutes qui, pour les pédants, frisent de bien près l’hérésie. Voulant se représenter vivantes les figures et les choses que les monuments lui montraient figées et les textes fragmentées, il lui arriva ce qui arrive à quiconque désire réaliser l’Histoire et ressusciter le Passé. Il sentit que ni les textes, ni les monuments ne nous disent tout. Les hommes de l’Antiquité, pour cela seul qu’ils étaient des hommes, et les choses, parce qu’elles étaient les choses que nous connaissons, devaient produire des gestes et des phénomènes dont il faut tenir compte, même dans le silence des textes et la carence des monuments. L’Art et surtout l’Art grec stylise, choisit, simplifie, ne garde des actions et des costumes que ce qui s’accorde avec son sentiment de la mesure, de la dignité, de la beauté. Et il fait bien : l’enchantement produit par ses chefs-d’œuvre le prouve. Mais nous nous tromperions en y voyant l’aspect véritable de la vie antique.

De même, les textes. Ils nous livrent des mots, non des choses, « L’écriture comme la ruine, ce n’est plus que la coquille de l’homme d’autrefois. » En se remémorant quelle cohue d’édifices et de statues s’entassaient, se surplombaient, se rencognaient dans de très petits espaces, sur les Acropoles, l’auteur de la Grèce du Soleil et des Paysages s’est demandé si l’ensemble avait bien cette ampleur et cette simplicité que nous attribuons à l’architecture grecque... En voyant les restes de polychromie et les applications qu’on en a faites sur certains édifices restitués, sang de bœuf et bleu d’outre-mer, il a frémi en songeant à l’effet qu’elles nous auraient produit, et n’a pu s’empêcher de les comparer aux murs peinturlurés de Médinet-Abou. Même dans la chryséléphantine de Zeus, qu’on oignait et beurrait pour empêcher l’ivoire d’éclater au soleil, quelle sorte de beauté pouvait rester à cette tête de Jupiter toute luisante de graisse !

Et surtout, quelle secousse pour nos sensibilités modernes serait, dans ces prétendus sanctuaires de la beauté immaculée, l’appareil des sacrifices, ce « brasier perpétuel enveloppé de fumées, entouré de flaques de sang et nageant dans les effluves gras des viandes rôties !... » En se figurant l’abattoir permanent près du Parthénon qui desservait l’autel d’Athéna, le voyageur a comparé la vraie déesse de ce temps, pour qui l’on égorgeait, on dépeçait et on rôtissait des bestiaux, avec l’anémique symbole d’académie, qui se dresse dans nos écoles des Beaux-Arts. A Olympie, il a évoqué tous les autels et les brasiers de l’Altis, et conclu : « Cela devait sentir le roussi, la friture, le graillon et l’encens. On respirait, là, sans doute, la même atmosphère que dans les rues indigènes du Caire ou d’Alger, ces petites rues obscures où des réchauds sont allumés devant les portes, où des encensoirs se balancent au bout de leurs chaînettes et où les relents des cuisines huileuses se mêlent aux senteurs acres des épices et des parfumeries. » Voilà quantité d’impressions que ne nous donnent guère les restitutions d’archéologues.

Or, un beau jour, comme l’universitaire d’Alger cherchait à se représenter la vie antique et n’y parvenait point avec le seul secours des restitutions savantes, tout d’un coup, il s’avisa d’une chose : c’est qu’elle était là, sous ses yeux, continuée par les races que les progrès de la civilisation matérielle ont peu touchées et que le climat toujours semblable a conservées. Dans les bains maures d’Alger, il revoit les Thermes de la Rome impériale ou d’Hippone, dans son guide Abdallah qui court la nuit sur les pistes du désert, il retrouve la silhouette du coureur antique. Ces bergers du Cithéron, attablés dans un cabaret de Thèbes devant une gazzosa, ont les gestes augustes des anciens rois pasteurs de peuples. Il n’est pas jusqu’aux portefaix de Marseille, qui n’évoquent à ses yeux les plus belles frises de Suse et de Khorsabad. Les autres travailleurs, de même. « Leur geste affiné par des siècles de labeur intelligent reproduit le geste ancestral comme une tradition glorieuse ! Celui que vous voyez ici, vous le retrouverez inscrit sur les murs des hypogées de Thèbes ou de Memphis, tout pareil, le même, éblouissant de ressemblance et de vérité !... Voici, là-bas, des hommes qui pèsent des arachides avec des balances romaines suspendues à trois pieux fichés en terre ! Les ustensiles, l’attitude des personnages, rien n’a bougé depuis trois mille ans ! Cette scène à laquelle vous assistez en cette minute, elle est peinte sur la coupe d’Arcésilas de Cyrène, qui fut chantée par Pindare ! Ah ! la Méditerranée des Dieux est encore vivante !... »

Ce qui est vrai des gestes, l’est encore bien plus des âmes. Quand nous voulons évoquer la « vie antique, » il ne faut pas prendre garde seulement à ce qui est de « l’antique, » mais aussi à ce qui est de la « vie. » Or rien ne ressemble autant à la vie que la vie même. Si les restitutions qu’on nous fait du passé sont en contradiction avec elle, ce ne sont que « fantaisies d’esthètes, ou lourds cauchemars de bibliothécaires. « Ayant donc cru voir les foules antiques dans les foules orientales, M. Louis Bertrand voulut les faire voir. De là, son incursion dans le roman dit « historique. » Mais il y a porté, avant tout, le souci de la vérité humaine, — celui du bibelot, et comme disait Théophile Gautier, des « bons pots de couleur locale » ne venant qu’en accessoire. Il a situé son action et choisi son héros à telle époque déterminée, qui n’est pas la nôtre, parce que cette action ou ce héros se trouvent avoir manifesté, à cette époque, plus hautement ou plus clairement, une passion ou un idéal, — mais cette passion, c’est-à-dire le sujet même du roman, ou cet idéal demeureraient vrais, en dépit d’erreurs dans la couleur locale.

Ainsi, Sanguis Martyrum est tout autre chose qu’un épisode des dernières persécutions, ou une restitution d’un coin de la vie antique : c’est le conflit de deux hauts sentiments dans une conscience chrétienne de patricien lettré et raffiné, qui voit sombrer l’Empire, la culture et la douce vie auxquelles il était attaché et pourtant ne veut pas leur sacrifier sa foi et son idéal religieux. Le patricien Cécilius cherche à concilier ces deux puissances morales, persuadé, au surplus, que l’une ne pourrait être sauvée que par l’autre et finit par préférer le martyre et la mort au reniement de son idéal. Voilà le redoutable problème qui se pose, en tout temps, à ceux que la tradition attache aux constructions harmonieuses du passé et qui croient voir pourtant, dans une réforme incomprise des traditionalistes, le seul salut possible de l’humanité. Auprès de Cécilius, l’évêque Cyprien nous offre un autre saisissant sujet d’étude : l’angoisse qui étreint le pasteur d’âmes, le chef responsable du troupeau, quand il se trouve en face des persécutions, qu’on pourrait peut-être éviter, et au milieu des schismes et des disputes intestines de l’Eglise : les exaltés du martyre pressés de se libérer des dures tâches quotidiennes et inglorieuses qui fondent la communauté chrétienne, et les tièdes à l’affût de tous les prétextes pour éluder le témoignage nécessaire de la foi. Et cela, aussi, est de tous les temps. Lorsque saint Cyprien, à la veille de sa mort, dit à ses disciples : « Hélas ! une des plus grandes infirmités humaines est de ne pouvoir convaincre et de ne pouvoir être convaincu par la raison : c’est pourquoi nous devons recourir à la vertu persuasive du sang, » il n’y a pas, là, « restitution historique, » ni couleur locale, dont peuvent seuls juger quelques savants : il y a restitution humaine et psychologique, dont chacun peut juger avec sa raison et avec son cœur.

De même l’Infante est tout autre chose qu’une histoire d’amour contrarié, affronté avec le devoir, dans un décor pittoresque. Inès de Llar n’est pas une sœur de Marianna Alcoforado. C’est l’antagonisme, dans deux êtres qui s’aiment, de deux pays qui se haïssent, parce qu’ils se jalousent et qu’ils luttent pour le premier rang dans le monde, l’un au déclin, l’autre près du zénith. C’est, rendu sensible dans l’héroïne, l’esprit nouveau d’une vieille province d’Espagne attirée invinciblement vers ce nouveau pôle magnétique et lumineux qu’est Versailles, en dépit des attaches et des déchirements des vieilles familles qui furent grandes sous l’autre régime. C’est enfin la grandeur d’une autre race, l’Espagne « fanatique et sans culture, » s’enfonçant peu à peu dans le passé.

Ce passé, avec son armature de gloire et de morgue, digne qu’on lui sacrifie tout, est magnifiquement évoqué dans ce microcosme qu’est l’Escurial. Au contraire, le Présent et l’Avenir du pays qui va régner sur le monde sont en puissance dans ce Versailles que l’auteur nous peint en sa première et jeune nouveauté « beau palais blanc et mauve, » surgi de la volonté d’un roi. Et ce sont non seulement deux cours, mais deux mondes qui s’affrontent dans les portraits qu’il trace des deux souverains : Charles II, l’Enfant-Roi de l’Escurial, « intelligence attardée d’enfant rachitique, » prisonnier de ses familiers qui lui serinent quelques résolutions, et le jeune Louis XIV, l’homme d’État qui rassemble tout pouvoir entre ses mains, régit la France et, par la France, l’Europe. Symboles, eux aussi, à la fois causes et effets, des âmes différentes et des constitutions physiologiques des deux peuples : l’un décentré par une noblesse hostile et une plèbe famélique, aux velléités violentes et contradictoires, en de perpétuels tiraillements séparatistes, l’autre formé d’une bourgeoisie riche et active qui se serre autour de son Roi, avec le sens profond de l’unité de la France et des droits de l’État.

Est-ce là de la « restitution historique ? » C’est de l’Histoire, et qui ne sera pas moins utile à lire et à méditer, parce qu’elle se manifestera, comme la vie même, par des spectacles dramatiques ou plaisants. Un tableau fort curieux, brossé à l’espagnole, dans la manière de Zurbaran, nous montre une bagarre sanglante, à Madrid, venant expirer sur le perron d’une église de Capucins. Les grondements de l’orgue se mêlent aux vociférations de la canaille, et, soudainement, parmi la pouillerie acharnée à l’assassinat, la venue du Saint-Sacrement, calme la tempête. « Le portail de l’église s’ouvrit au large et tout rutilant d’or dans la chape rituelle le prieur des Capucins parut tenant l’ostensoir... A l’apparition du soleil eucharistique, des cris s’élevèrent aussitôt : « A genoux ! A genoux ! « Déjà des files entières de spectateurs s’étaient prosternées dans la poussière de la chaussée. Mais les coups de feu ne cessaient de s’entrecroiser. Une balle finit par toucher François, qui chancela sur les marches de l’escalier. Derrière lui, le prieur descendait les degrés, élevant très haut l’ostensoir. Il se pencha sur le blessé, et, le soutenant d’un bras, l’enveloppant de sa chape, il tendit devant lui, comme un bouclier, le Saint-Sacrement. Le calme visage de ce vieux moine, transfiguré par l’adoration, exprimait une telle foi, une telle certitude de la Présence divine que, de toute cette cohue enragée de blasphèmes et de carnage, des cris de terreur montèrent avec une exaltation croissante :

— A genoux ! A genoux, les sacrilèges !... »

Ce François, qui échappe ainsi aux assassins, est un gentilhomme catalan, poursuivi par des sbires déguisés en gardes du Roi au moment même où il sort d’une audience de la Reine régente. Ce simple trait nous fait mesurer toute la distance, à cette époque, entre Madrid et Versailles et des peuples du Christianissime à ceux de sa Majesté très catholique. Il est douteux qu’à Versailles l’apparition du Saint-Sacrement eût immobilisé une émeute, mais l’émeute n’eût pas eu lieu et l’on n’eût pas trouvé des sbires pour attaquer, à deux pas du palais et en plein jour, un gentilhomme jouissant de la faveur du Roi.

Je ne veux pas dire que, là, non plus qu’ailleurs, l’auteur de l’Infante ait produit ce qu’on est convenu d’appeler une « thèse. » Il a simplement reproduit ce qu’il a cru démêler chez ce peuple singulier qu’il avait déjà peint dans le Rival de Don Juan et vers qui l’a ramené l’histoire de la malheureuse Inès de Llar. « Une œuvre d’art ne conclut pas, elle représente, » répétait Flaubert. Je crois que c’est le point de vue où s’est toujours et très rigoureusement tenu M. Louis Bertrand. Même dans son Saint Augustin, si riche en directions fortifiantes, il a représenté plutôt que conclu. Il a représenté le monde africain de l’Antiquité, tel qu’il a cru le voir vivant encore dans les foules africaines d’aujourd’hui. Ce sont ses rouliers et ses mariniers d’Algérie qui l’ont conduit insensiblement à l’évêque d’Hippone. Il a voulu, après avoir fait mouvoir les foules et les rustres, peindre « le type idéal du Latin d’Afrique. » Si le livre est édifiant, c’est que certains exemples le sont par eux-mêmes. L’auteur en a été ému ; il a voulu communiquer son émotion : c’est tout.

En tout cela, Louis Bertrand est entièrement lui-même. La seule influence qu’on croit démêler dans son œuvre est celle de Flaubert ; et encore le mot « influence » est-il impropre. Il y a seulement ceci que tous les deux, devant les mêmes choses, ont été frappés des mêmes aspects et que l’un a pu parfois réaliser ce que l’autre n’avait pas eu le temps d’entreprendre. « Si j’étais plus jeune et si j’avais de l’argent, écrivait Flaubert, je retournerais en Orient pour étudier l’Orient moderne, l’Orientisthme de Suez. Un grand livre, là-dessus, est un de mes vieux rêves. Je voudrais faire un civilisé qui se barbarise et un barbare qui se civilise. Développer ce contraste de deux mondes finissant par se mêler ! Mais il est trop tard... » On reconnaît, là, un des thèmes de Louis Bertrand. En même temps, sa pénétrante analyse d’âmes provinciales, dans ce décor gris de Lorraine, qu’est Mademoiselle de Jessincourt, a révèle chez lui la même souplesse de talent qui avait si fort surpris chez l’auteur de Madame Bovary.

Dans tout cela, nulle analogie avec les écrivains de sa génération. Même dans ses œuvres d’extrême jeunesse, on ne l’a vu touché par aucun de ces virus qui, vers 1883-1890, contaminaient toute la jeunesse littéraire : décadentisme, symbolisme, ésotérisme, — amphigourisme pour tout dire. Dès ses premiers livres, sa langue est entièrement fixée. Elle ne comporte ni néologismes, ni locutions rares et précieuses. Les effets les plus vigoureux et les plus subtils sont obtenus par les moyens les plus simples. Ce sont les nuances de la sensibilité et les modalités de la pensée, — ce sont les « dessous » en termes de peintre, — qui en font toute la richesse. Pas d’art pour l’art, pas de virtuosité. Les descriptions sont nombreuses dans son œuvre, mais nulle part elles ne ralentissent l’action sans y ajouter quelque chose, sans exalter les sentiments, ou modifier les caractères. Elles sont de l’action même : l’action des choses sur les êtres. « Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe, » aime à dire l’auteur, et comme, d’ailleurs, c’est vrai, dans une certaine mesure, de tous les êtres vivants, en ce sens que tous sont influencés par ce qu’ils voient, au moins à de certains moments décisifs, il s’ensuit que décrire ce qu’ils voient, c’est préfigurer ce qu’ils feront.

François de Llar visitant l’Escurial et ses trésors, sent croître en lui la confiance dans la grandeur de l’Espagne et le désir de s’y dévouer ; Cécilius arrêté par le défilé d’une procession païenne, la fête du vin à Carthage, au moment où il se rend chez le proconsul, trouve dans ce grotesque étalage des superstitions païennes, de plus fortes raisons encore de s’affirmer chrétien. Inès de Llar, obligée d’assister à une fête de Versailles sous le grand Roi, en attendant le moment de solliciter une grâce, sent grandir son amour pour Parlan, de toute son admiration pour le règne nouveau que Parlan représente. Les cloches de la Giralda de Séville, mises en branle à la veille de l’Immaculée Conception, enfoncent dans le cerveau du Rival de Don Juan l’idée du suicide. Ainsi, chacun des tableaux admirables que l’auteur a brossés, semble-t-il, pour le seul plaisir des yeux, se retrouvent perceptibles dans le cœur des êtres qu’il a créés, en images motrices de volontés.

Elles sont si peu de l’artifice, et l’auteur pense si naturellement en images que, pour s’expliquer à lui-même « comment il est revenu au catholicisme, » il est contraint, sous peine d’en éliminer une raison déterminante, de faire une description, — celle du désert : « Aucun cloître, dit-il, ne vaut le désert, non seulement pour couper toute attache entre nous et le monde, mais pour nous faire sentir notre dépendance et en même temps nous restituer à nous-mêmes. Rien ne commente, avec une plus magnifique et terrible évidence, le célèbre morceau de Pascal sur la grandeur et la misère de l’homme. C’est ici que le roseau pensant éprouve le mieux la tragique horreur de ces grands espaces vides, de ces infinités qui le pressent de toutes parts, mais aussi le prix infini d’être une petite pousse de vie dans ces espaces de mort et de stérilité, un éclair de pensée parmi la stupidité sans bornes de toute cette matière... Il est impossible de vivre dans ces immensités hostiles et splendides sans se replier sur soi-même, et sans essayer de s’en évader vers l’au-delà. Le désert vous force à penser. La prière et la méditation sont les seuls fruits de cette terre sans ombre et sans eau. Brusquement retiré du milieu social et civilisé, l’individu se voit tel qu’il est dans sa détresse originelle, c’est-à-dire faible et nu ; il connaît le peu qu’il vaut, mais aussi ce qu’il vaut. Toutes les barrières qui rétrécissaient son horizon sont tombées, le tumulte du monde qui l’étourdissait, les bruits de la chair et du sang qui l’abêtissaient, tout cela c’est tu. Il comprend qu’il n’est qu’une parcelle de l’Etre, qui, peu à peu, se révèle à lui dans la raréfaction de plus en plus sévère des formes sensibles... »

C’est là une des plus belles pages de notre langue.


On est ébloui de tant de splendeur et comme il arrive souvent devant l’œuvre d’un grand coloriste, on ne prend tout d’abord pas assez garde au dessin, je veux dire à l’armature qui détermine les tons et justifie le détail. Pour peu qu’on s’y arrête cependant, on trouve sous ce riche décor, reconnaissable parmi des formes multiples, toute une sociologie. Parce que les gens qui nous l’enseignent, sont, d’ordinaire, dépourvus d’imagination et de mouvement, parce que les auteurs de « monographies » négligent les aspects de la passion et les blandices du style, il ne s’ensuit pas que les autres formes d’enquête soient méprisables. On peut être un sociologue ou un « démographe, » sans manier de statistiques, ni afficher un programme. Il y a chez Balzac, — pour ne parler que des morts, — autant d’observations que dans toute une bibliothèque d’Économie sociale, et ni la fantaisie ni le pittoresque de Jérôme Paturot n’empêchent l’œuvre de Louis Reybaud d’être le bilan le plus complet et le plus juste des espoirs et des désillusions de 1848. Les grands coloristes dessinent aussi bien que les autres : si l’on voit moins leur dessin, c’est qu’il y a, aussi, de la couleur. Chez Louis Bertrand, il y a, et cela dès ses premiers livres, une pensée très arrêtée. Laquelle ?

D’abord, une prédication d’énergie. Réagissant violemment contre le nirvanah intellectuel où se complaisait sa génération, il lui a révélé les beautés de la vie active, la vertu tonifiante du labeur manuel, l’équilibre retrouvé de la pensée au contact des peuples jeunes, nouveaux, tout le profit moral qu’on acquiert en défrichant la brousse, en fondant des villes, en reculant les limites du monde habité. Il a ainsi élargi notre horizon. Il a dirigé, vers l’action génératrice de vertus et vers l’observation réformatrice d’utopies, les rêves inquiets de bien des jeunes gens. En leur prêchant l’Afrique, il les envoyait à la meilleure école que nous eussions, avant la guerre, d’esprit d’entreprise et de volonté. Lorrain du Haut-Pays par sa naissance et ses hérédités, et par sa première éducation, sur cette terre foulée par l’envahisseur, semée de tombes, ayant grandi aux récits de l’invasion, il n’a cependant pas cru que le devoir patriotique enchaînât les Français à la terre où dormaient leurs morts. La revanche qui tardait à venir à l’Est, il lui semblait qu’on devait la préparer à la rude école du Sud. Durant la longue paix, nos expéditions coloniales interrompaient la prescription de la victoire. Elles en forgeaient l’outil. Elles en donnaient l’espoir. C’était une victoire déjà, contre l’Allemagne, que notre labeur même pacifique, sur toutes les côtes africaines. On ne s’y trompait pas, de l’autre côté du Rhin. Le jour où les Boches saccagèrent une certaine maison en Lorraine, et en firent un feu de joie, en dansant, aux cris de : « Lyautey ! Maroc ! » ils témoignèrent assez que notre effort, là-bas, n’était pas une force perdue. C’est comme s’ils avaient crié : « Touchés ! »

Assurément, il y a sur le globe d’autres creusets où bouillonne le Sang des races. Au Far West, d’autres peuples nouveaux fermentent au levain des anciennes civilisations européennes. Les trois fils de Noé s’y sont rencontrés après des milliers d’années de séparation. Le Léviathan des peuples a même commencé à déborder sur le vieux monde avec un tel poids matériel et de telles énergies morales qu’il risque de le faire chavirer. Mais pour nos tempéraments latins, ces énergies sont exagérées : « Elles nous surmènent et elles nous accablent. » Et puis ce sont des peuples sans histoire, leurs gestes ne continuent rien. « Qu’est-ce que j’irais faire dans ce pays où je ne trouverai pas une inscription remontant à plus de deux cents ans ? » disait un lettré anglais, au siècle dernier. A plus forte raison qu’irait y faire l’auteur de la Fin du Classicisme et le Retour à l’Antique ? Enfin, quelque intense que soit leur vie, et si formidables les effets, ce n’est pas chez eux que l’on trouvera le sel de la terre. Plus ils se civilisent, plus ils viennent à la culture méditerranéenne. Leurs bibliothèques, si riches, si universelles, contiennent tout, excepté quelque figure de l’âme ou de la société qui ne soit pas un legs du monde gréco-latin. Leur skyscrapers ne font que porter plus haut dans le ciel la colonne ionique ou la gorge égyptienne. Nous ne trouvons jamais, dans le Nouveau Monde, en fait d’idées générales, que ce que nous y avons apporté. Si, en revanche, la France est, selon le mot spirituel et juste d’un représentant officiel des Etats-Unis, le clearing house des idées, elle le doit à sa culture gréco-latine. C’est donc toujours, là, qu’il faut revenir retremper son cerveau.

En même temps qu’une prédication d’énergie, l’œuvre de Louis Bertrand est un cri d’alarme, le signal de la vigie, en face de l’Etranger, du « Barbare, » selon le vieux sens du mot, encore juste, plus d’une fois. En se trouvant face à face avec tant de peuples hostiles et de civilisation inégale, dans ce carrefour des races qu’est l’Afrique du Nord, et tout l’Orient, il vit nettement deux choses : la première, c’est que partout nous nous heurtons à des mondes dissemblables, qu’ainsi notre mentalité ne représente nullement la mentalité des étrangers, et que, même en dépit des analogies purement verbales des théories, « nous sommes seuls de notre espèce sur la planète. » La seconde, c’est que ces races sont le plus souvent irréductibles, fort peu impressionnées par notre civilisation, très peu gagnées par notre sympathie, sensibles seulement à notre force, et que, malgré quelques témoignages d’un dilettantisme superficiel, elles nous considèrent comme des ennemis.

De là, découle une double nécessité : ne pas trop compter sur la pénétration de nos idées, par exemple des grands principes de 89, pour amener à nous les peuples que nous avons vaincus, mais rester forts et nous montrer forts, sans cesser pour cela d’être justes, ni de respecter tout ce qui peut être respectable dans leurs traditions. Et nous défier sans cesse des mouvements soi-disant modernistes ou internationalistes des autres peuples, ceux qui constituent, sur nos frontières d’Orient, un danger, prendre garde toujours au Mirage oriental. Combien d’esprits éminents s’y sont trompés ! Il leur a suffi d’entendre prononcer certains mots puisés dans notre logomachie politique, pour imaginer que les gens qui les prononcent vont faire leur pays à l’image du nôtre. En réalité, toutes ces jeunesses, soi-disant libérales du Levant, affamées de culture moderne, tendent à l’affirmation plus grande de leur nationalité. Tandis qu’elles prononcent libéralisme, c’est nationalisme qu’elles pensent. Gare à ces surprises dont nous avons déjà trop éprouvé la tragique gravité ! Toute illusion de ce genre nous affaiblit : pas d’illusions ! Tout internationalisme affaiblit : pas d’internationalisme ! Telle est l’erreur que ne cessait de dénoncer, dix ans avant la guerre, l’auteur du Mirage oriental.

De là, sa thèse qu’il faut nous « rebarbariser. » On conçoit, tout de suite, dans quel sens il entend ce terme. C’est dans le sens où l’entendait Hugo, pontife humanitaire s’il en fut, lorsqu’il écrivait en 1841 : « La civilisation, complexe, à la fois délicate et pensive, humaine en tout et pour ainsi dire à l’excès, n’a absolument aucun point de contact avec l’état sauvage. Chose étrange à dire et bien vraie pourtant, ce qui manque à la France, en Alger, c’est un peu de barbarie... La première chose qui frappe le sauvage, ce n’est pas la raison, c’est la force. » Assurément, pas plus que Victor Hugo, Louis Bertrand ne veut dire qu’il souhaite une régression vers des coutumes inhumaines. Il veut dire, tout au contraire, que, si nous voulons conserver notre patrimoine de civilisation et l’accroitre, il faut, entouré de Barbares comme nous le sommes, leur résister avec les moyens appropriés, — fût-ce avec une sauvage énergie. Pour sauver le plus possible d’humanité et d’humanisme, défendons-nous de tout « humanitarisme, » et pour garder les conquêtes de notre sensibilité, de toute « sensiblerie ! » Une sensiblerie qui ouvre la cage où sont enfermées des bêtes féroces pour ne plus les entendre gémir, et leur livrer des êtres humains, des femmes et des enfants, est cruauté pure. Sachons imposer aux férocités et aux bestialités toujours prêtes à se déchaîner sur le monde les barreaux de fer qui protègent et, pour cela, soyons de fer, s’il le faut, comme les barreaux. Telle est, si je ne me trompe, la pensée de Louis Bertrand.

Elle est encore très perceptible, cette pensée, et tout inspirée par le sentiment des réalités, quand il aborde le domaine religieux. Dès ses premiers romans africains, il éprouve et fait éprouver combien la religion est l’âme des nationalités. Ce qui divise les Musulmans des Chrétiens, est, en un sens aussi, ce qui les rapproche. Ils ne se comprennent guère, pour le peu qu’ils se comprennent, que comme attachés à des cultes différents. Puis, peu à peu, l’auteur de Saint Augustin s’aperçoit que, de nos jours comme aux temps où s’écroulait l’Empire romain, les philosophies peuvent bien servir à se réfuter ou à se perfectionner les unes les autres, mais qu’en face de la Barbarie, il n’y a que le Christianisme qui se tienne debout. Enfin, le jour arrive où les voix de la tradition et du pays natal parlent et l’appellent à la foi de ses pères. Il examine alors ce qui l’en a séparé jusqu’à ce jour et trouve que c’est bien peu de chose : des hypothèses d’une science toujours en mouvement, des théories que ne confirme aucune expérience positive, rien de démontrable, des « résidus de vieilles idéologies. » Sans le moins du monde attribuer à son acte « une valeur exemplaire, » il revient donc, pour sa part, à l’enseignement de l’Église. Et, après l’exaltation des énergies françaises, et le sens de l’Ennemi, c’est surtout le bienfait du Catholicisme qu’annoncent ses derniers ouvrages, ceux qui se sont, dans ces derniers temps, le plus largement répandus.

Ainsi, l’œuvre de Louis Bertrand est née en Afrique, mais de parents classiques et lorrains et d’une tournure d’esprit à la fois critique et enthousiaste, qui lui est très particulière, — laquelle il eût portée aussi bien au Pôle nord que sur les routes du Sahel. On a souvent expliqué cette œuvre par l’Algérie, mais l’Algérie toute seule n’explique rien : combien d’écrivains y ont voyagé ou même habité, qui n’en ont rien tiré de semblable à Pépète ou à Saint Augustin ! Il y fallait, de plus, la forte culture de l’humaniste, le patriotisme en éveil du Lorrain et des dons de visuel et d’imaginatif ardent à s’extérioriser. Sans une forte éducation latine, Louis Bertrand eût bien été capable de brosser les tableaux les plus éclatants ou les plus subtils, comme un Chateaubriand ou un Fromentin : il n’eût point fouillé le sol africain, déchiffré avec avidité ses inscriptions, tiré de ses ruines un Saint Augustin ou un Sanguis Martyrum, Sans ses origines lorraines, et d’une terre souvent piétinée par l’invasion, ce qu’il a appelé l’Éternel champ de Bataille, il n’eût point acquis, à ce degré, le Sens de l’Ennemi, dénoncé de si loin ses manœuvres, vu si vite et si bien ce qui a échappé à un Hugo, à un Quinet, à un Renan, à un Michelet... Enfin, pour prendre position dans la bataille des idées comme il l’a fait, il fallait une aptitude singulière et comme un besoin impérieux de réagir contre les théories au contact des réalités, et le goût d’annoncer hautement ses découvertes, — quelque scandale qui dût s’en suivre dans ces Eglises orthodoxes que sont les Universités. C’est par quoi il semble qu’il ait dû se concilier, tout de suite, les sympathies de Brunetière...

Mais avec tout cela, s’il n’eût pas possédé les dons innés de l’artiste littéraire, cette extrême acuité d’observation, qui voit le détail avec un œil d’oiseau, et l’ensemble sous l’angle largement ouvert d’un Tintoret ou d’un Véronèse, et, en même temps, un pouvoir Imaginatif et reconstructif capable de créer des êtres et de manœuvrer des foules, les circonstances de sa vie ou les modalités de son caractère n’eussent servi de rien. Il n’aurait pas donné à ses conceptions la couleur qui séduit, le mouvement qui entraîne, au total, la vie qui circule si abondamment et jusque dans les moindres veinules de ses figures. Ce qui sauve le romancier, ce sont les êtres qu’il a fait vivre. S’ils vivent réellement dans les mémoires, l’œuvre elle-même vivra. Tous les éléments analysables et explicables, qui constituent une œuvre d’art ne sont rien, ou presque rien, sans le don, qui, lui, ne s’explique pas. Et c’est pourquoi, toute grande œuvre, au fond, est inexplicable.


FIDUS.