Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 217-231).


CHAPITRE XIII


Le souper, commencé de bonne heure à la Maison Rouge, était terminé, et la fête avait atteint le moment où la timidité elle-même venait de se changer en gaieté naturelle, — le moment où les messieurs, ayant, conscience de leurs talents extraordinaires, pouvaient enfin se laisser persuader de danser un « hornpipe[1] ». C’était aussi l’heure où le squire aimait mieux parler à voix haute, répandre du tabac et taper sur le dos de ses convives, que de rester plus longtemps assis à la table du whist. Cette préférence exaspérait l’oncle Kimble, qui, toujours gai aux heures des affaires sérieuses, s’acharnait et devenait violent lorsqu’il était à jouer et à boire de l’eau-de-vie. Il battait alors les cartes avant la donne de son adversaire, avec un regard enflammé et soupçonneux, et retournait un chétif atout d’un air de dégoût inexprimable, comme si, dans un monde où de telles choses pouvaient arriver, on ne ferait pas aussi bien de laisser tout aller à l’abandon. Quand la soirée était arrivée à ce degré de liberté et de plaisir, il était d’usage que les serviteurs, après avoir complètement terminé le service pénible du souper, eussent leur part d’amusement en venant regarder la danse, de sorte que les pièces de l’arrière-corps de la maison restaient dans la solitude.

Deux portes faisaient communiquer le vestibule avec le salon blanc. On les avait laissées ouvertes toutes les deux pour avoir de l’air ; mais celle du fond était obstruée par les serviteurs et les villageois : seule, la première était restée libre. Bob Cass exécutait les figures d’un « hornpipe ». Très fier de l’agilité de son fils, le squire déclara à plusieurs reprises que Bob était exactement ce qu’il avait été lui-même dans son jeune temps, d’un ton de voix qui impliquait que ce talent était la suprême marque du mérite juvénile. Il se trouvait au milieu d’un groupe qui s’était placé en face de l’exécutant, assez près de la première porte. Godfrey se tenait à une petite distance, non point pour admirer le talent de son frère, mais pour ne pas perdre de vue Nancy, qui était assise dans le groupe auprès de M. Lammeter. Il se tenait à l’écart parce qu’il voulait éviter de s’exposer à être en butte aux plaisanteries paternelles du squire, sur la beauté de Mlle Nancy et sur le mariage en général, plaisanteries qui allaient probablement devenir de plus en plus explicites. Mais il avait la perspective de danser de nouveau avec elle quand le « hornpipe » serait terminé. En attendant, il était très agréable à Godfrey de jeter de longs regards à Nancy, sans être observé par qui que ce fût.

Cependant, comme il levait les yeux, après un de ces longs regards, sa vue rencontra un objet qui, à ce moment, le fit tressaillir autant qu’une apparition d’outre-tombe. C’était réellement une apparition de cette vie cachée, et gisant comme un passage obscur derrière une façade ornée avec élégance qui reçoit la lumière du soleil et les regards des honorables admirateurs. C’était sa propre enfant dans les bras de Silas Marner. Telle fut son impression immédiate et indubitable, bien qu’il n’eût pas vu sa fille depuis plusieurs mois. Mais, au moment où il commençait à concevoir un peu l’espoir qu’il s’était peut-être trompé, M. Crackenthorp et M. Lammeter, étonnés de cette étrange visite, s’étaient déjà avancés vers Silas. Godfrey les rejoignit aussitôt, incapable de rester en place sans entendre jusqu’au moindre mot. Il essayait de se maîtriser ; pourtant, il avait conscience que, s’il était observé, on ne manquerait pas de s’apercevoir de son agitation et de la pâleur de ses lèvres.

Mais en ce moment tous les yeux, à ce bout de la pièce, étaient fixés sur Silas. Le squire lui-même s’était levé, et lui demandait d’un ton irrité :

« Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’avez-vous donc à entrer ici de cette manière ?

— Je suis venu chercher le docteur ; j’ai besoin du docteur, avait dit Silas tout d’abord, à M. Crackenthorp.

— Eh bien, qu’y a-t-il, Marner ? fit le pasteur. Le docteur est ici ; mais exposez tranquillement pourquoi vous avez besoin de lui.

— C’est une femme, répliqua Silas, à voix basse et à moitié hors d’haleine, juste au moment où Godfrey s’avançait. Elle est morte, je crois,… morte dans la neige, aux Carrières,… pas loin de ma porte. »

Godfrey sentit le cœur lui battre avec violence. Il y avait à cet instant une terreur dans son âme : c’était que la femme ne fût réellement pas morte : terreur coupable, — hôtesse bien odieuse pour avoir trouvé un refuge dans la bonne nature de Godfrey. Mais la nature d’aucun homme ne peut le protéger contre les mauvais désirs, quand son bonheur dépend de la duplicité.

« Chut, chut ! dit M. Crackenthorp, sortez dans le vestibule. Je vais vous aller chercher le docteur. — Il a trouvé une femme dans la neige et il croit qu’elle est morte, » ajouta-t-i ! tout bas, au squire. « Il vaut mieux en parler le moins possible ; cela choquerait les dames. Dites-leur seulement qu’une pauvre femme souffre du froid et de la faim. Je vais aller chercher Kimble. »

Déjà cependant, les dames s’étaient empressées d’avancer, curieuses de savoir ce qui avait pu amener là le solitaire tisserand, dans des circonstances si étranges, et s’intéressant à la charmante petite créature. Celle-ci, à moitié alarmée et à moitié attirée par la lumière brillante et la société nombreuse, tantôt fronçait les sourcils et se couvrait le visage, tantôt relevait la tête en jetant tranquillement les yeux autour d’elle, jusqu’à ce que les froncements de sourcils, ramenés par un attouchement ou un mot de caresse, lui fissent cacher son visage avec une nouvelle résolution.

« Quelle est cette enfant ? » dirent plusieurs dames à la fois, entre autres Nancy Lammeter, qui s’adressait à Godfrey.

« Je ne sais pas, — l’enfant de quelque pauvre femme qu’on a trouvée dans la neige, je crois, » fut la réponse que Godfrey s’arracha du cœur avec un effort terrible. « Après tout, suis-je bien certain ? » se hâta-t-il d’ajouter en lui-même, pour prévenir sa conscience.

« Mais vous feriez mieux alors de la laisser ici, maître Marner, » dit l’excellente Mme Kimble, hésitant cependant à mettre les vêtements souillés de la petite en contact avec son corset de satin broché. « Je vais dire à une des servantes de venir la prendre.

— Non, non, je ne puis pas m’en séparer, je ne puis pas la donner, répondit Silas brusquement. Elle est venue à moi, j’ai droit de la garder. »

Cette proposition de lui retirer l’enfant avait été adressée à Silas sans qu’il s’y attendit le moins du monde, et ses paroles, prononcées sous l’influence d’une impulsion forte et soudaine, furent presque comme une révélation qu’il se fit à lui-même. Une minute auparavant, il n’avait aucune intention précise au sujet de l’enfant.

« Avez-vous jamais entendu pareille chose ? dit Mme Kimble un peu surprise, à sa voisine.

— Maintenant, mesdames, je dois vous prier de me laisser passer, » dit M. Kimble, sortant de la salle de jeu, et assez irrité de l’interruption, mais rompu par le long exercice de sa profession à obéir aux appels désagréables, même lorsqu’il avait un peu trop bu.

« C’est une vilaine corvée de sortir en ce moment, hein, Kimble ? dit le squire. Il aurait pu aller chercher votre jeune garçon, l’apprenti, voyons… Quel est son nom ?

— Il aurait pu ? oui, mais à quoi bon dire qu’il aurait pu ? » grommela l’oncle Kimble, se hâtant de sortir avec Marner, et suivi de M. Crackenthorp et de Godfrey.

« Allez me chercher une paire de grosses chaussures, Godfrey, dites ? Mais, attendez,… que quelqu’un coure chez Winthrop chercher Dolly ; c’est la meilleure femme qu’on puisse avoir. Ben était ici lui-même avant le souper, est-il parti ?

— Oui, monsieur, je l’ai rencontré, dit Marner ; mais je n’ai pas eu le temps de m’arrêter pour lui dire quoi que ce fût, si ce n’est que j’allais chercher le docteur, et il m’a répondu que celui-ci était chez le squire. Je me suis hâté de courir et, comme je n’ai vu personne dans l’arrière-corps du logis, je suis entré où la société se trouvait. »

L’enfant, dont l’attention n’était plus distraite par l’éclat de la lumière et les visages souriants des dames, se mit à pleurer et à appeler « ma-ma », bien qu’elle se cramponnât toujours à Marner, qui semblait avoir entièrement gagné sa confiance. Godfrey était revenu avec les chaussures. Aux cris de la petite, il sentit son cœur se serrer, comme si quelque fibre intime se tendait avec force.

« Je vais aller, » dit-il précipitamment, impatient de se donner un peu de mouvement, « je vais aller chercher la femme, — Mme Winthrop.

— Ah, bah ! envoyez une autre personne, dit l’oncle Kimble, se hâtant de partir avec Marner.

— Vous me ferez savoir si je puis être utile à quelque chose, Kimble, » dit M. Grackenthorp. Mais le docteur était trop loin pour entendre.

Godfrey aussi avait disparu. Il avait été prendre vivement son chapeau et son pardessus, conservant juste assez de présence d’esprit pour se souvenir qu’il ne devait pas passer pour un insensé ; mais il s’élança au dehors dans la neige, sans se soucier de ses souliers fins.

Quelques minutes après, il se rendait rapidement aux Carrières, en compagnie de Dolly. Tout en sentant qu’il était bien naturel qu’elle-même bravât le froid et la neige afin d’aller accomplir une œuvre de miséricorde, cette femme était cependant très tourmentée de voir un jeune monsieur se mouiller les pieds pour obéir à une impulsion semblable.

« Vous feriez beaucoup mieux de vous en retourner, monsieur, dit Dolly, avec une compassion respectueuse. Vous n’avez pas besoin de prendre froid. Mais je vous demanderai d’avoir la bonté, en vous en allant, de dire à mon mari de venir, — il est à l’Arc-en-Ciel, je crois, — si vous trouvez qu’il n’a pas trop bu pour être utile. Sinon, il y a Mme Snell qui pourra peut-être nous envoyer son petit domestique afin de faire les courses, car il sera probablement nécessaire d’aller chercher quelque chose chez le docteur.

— Non, je vais rester, maintenant que je suis sorti, je vais rester ici dehors, dit Godfrey, lorsqu’ils arrivèrent en face de la chaumière de Marner. Vous pourrez venir me dire si je puis être utile à quelque chose.

— En vérité, monsieur, vous êtes bien bon ; vous avez le cœur tendre, » dit Dolly, se dirigeant vers la porte.

Godfrey était trop péniblement préoccupé pour ressentir quelque remords à cet éloge immérité. Il allait et venait, sans s’apercevoir qu’il enfonçait jusqu’aux chevilles dans ta neige. Il n’avait conscience de rien, si ce n’est de l’agitation fébrile causée par son incertitude au sujet de ce qui se passait dans la chaumière, et de l’influence que chacun des deux dénouements aurait sur sa destinée future. Non, il n’était pas tout à fait sans avoir conscience de quelque autre chose. Plus profondément, dans son cœur, et à moitié étouffé par le désir passionné et la crainte, il y avait le sentiment qu’il ne devait pas attendre ces dénouements, qu’il devrait accepter les conséquences de ses actes, reconnaître sa misérable épouse et rendre ses droits à l’enfant délaissée. Toutefois, il n’avait pas assez de courage moral pour envisager la possibilité de renoncer volontairement à Nancy. Il avait seulement assez de conscience et de cœur, pour être constamment tourmenté par la faiblesse qui empêchait ce renoncement. Et en ce moment son esprit s’affranchissait de toute contrainte, et s’élançait vers la perspective imprévue de la délivrance de son long servage.

« Est-elle morte ? disait la voix qui prédominait dans son cœur sur toutes les autres. Si elle l’est, je puis épouser Nancy ; alors, je serai un bon sujet à l’avenir, et je n’aurai plus de secrets. Quant à l’enfant, on en aura soin d’une manière ou de l’autre. » Mais, au milieu de cette vision, se présentait l’autre alternative : « Elle vit peut-être ; dans ce cas, c’en est fait de moi. »

Godfrey ne sut jamais combien de temps s’écoula, avant que la porte de la chaumière s’ouvrît et que M. Kimble sortît. Il s’avança à la rencontre de son oncle. Il venait de se préparer à maîtriser l’agitation qu’il ne manquerait pas de ressentir, quelles que fussent les nouvelles qu’il allait apprendre.

« Je vous ai attendu, puisque j’étais venu jusqu’ici, dit-il, prenant le premier la parole.

— Bah ! c’est absurde de votre part, d’être sorti ; pourquoi n’avez-vous pas envoyé un des domestiques ? Il n’y a rien à faire,… elle est morte,… morte depuis plusieurs heures, je crois.

— Quelle sorte de femme est-ce ? dit Godfrey, sentant le sang lui monter au visage.

— Une jeune femme, mais amaigrie, avec de grands cheveux noirs. Quelque vagabonde,… toute couverte de haillons. Elle a au doigt une alliance, cependant. On doit l’emporter à l’asile des pauvres demain. Allons, venez.

— Je désire la voir, dit Godfrey. Je crois avoir vu une femme comme celle-là, hier. Je vous rattraperai dans une minute ou deux. »

M. Kimble continua son chemin et Godfrey s’en retourna vers la chaumière. Il ne jeta qu’un regard sur le visage inanimé qui reposait sur l’oreiller, visage que Dolly avait arrangé avec un soin convenable. Mais il se rappela si bien ce dernier regard jeté sur la malheureuse épouse détestée, que, seize années après, chacun des traits de la physionomie flétrie était encore présent à son esprit, quand il raconta dans tous ses détails l’histoire de cette nuit-là.

Il se tourna immédiatement vers le foyer, où Silas Marner était assis à bercer la petite fille. Elle se tenait parfaitement tranquille maintenant, mais elle ne dormait pas. Elle était seulement apaisée par la soupe sucrée et par la chaleur. Ses yeux avaient pris ce grand regard calme qui nous inspire, à nous autres êtres humains plus âgés, en butte aux agitations intérieures, un certain respect mêlé de crainte lorsque nous sommes en présence d’un petit enfant. Tel est le sentiment que nous éprouvons en contemplant quelque beauté tranquille ou majestueuse du ciel et de la terre, une planète qui brille paisiblement, un églantier en pleine fleur, ou bien la voûte formée par les arbres au-dessus d’un sentier silencieux. Les yeux bleus, tout grands ouverts, regardaient ceux de Godfrey sans aucun embarras ni signe de reconnaissance. L’enfant ne pouvait pas faire d’appel visible ou intelligible à son père, et celui-ci se trouva sous l’impression d’un étrange mélange de sentiments, — d’un conflit de regrets et de joie, en voyant que ce petit cœur ne répondait par aucun battement à la tendresse à moitié jalouse du sien, tandis que les yeux bleus s’éloignaient lentement de lui, et se fixaient sur la figure bizarre du tisserand. Marner s’étant penché bien bas pour les regarder, la petite main se mit à lui tirer sa joue flétrie et à la défigurer avec délices.

« Vous allez mener l’enfant à l’asile des pauvres, demain ? demanda Godfrey, parlant avec autant d’indifférence qu’il le pouvait.

— Qui dit cela ? répondit Marner, brusquement. Me forcera-t-on à l’y conduire ?

— Comment, vous ne voudriez pas la garder, dites,… un vieux célibataire comme vous ?

— Jusqu’à ce qu’on me montre qu’on a le droit de me l’enlever, je la garderai, dit Marner. La mère est morte, et je suppose que l’enfant n’a pas de père : elle est seule au monde,… et je suis seul au monde. Mon argent est parti je ne sais où… et elle me vient je ne sais d’où… Je ne sais rien,… je ne sais presque plus où j’en suis.

— Pauvre petite créature ! dit Godfrey. Laissez-moi vous donner quelque chose pour lui procurer des vêtements. »

Il venait de mettre la main à la poche et y avait trouvé une demi-guinée. Il la plaça dans la main de Silas, et se hâta de sortir de la chaumière pour rattraper M. Kimble.

« Ah, je vois que cette femme n’est pas celle que j’ai rencontrée, dit-il, lorsqu’il le rejoignit. La petite fille est charmante ; le vieux bonhomme semble vouloir la garder ; c’est étrange pour un avare comme lui. Mais je lui ai donné une bagatelle pour l’aider à se tirer d’affaire. Il n’est pas probable que la paroisse se querelle avec lui au sujet du droit de garder l’enfant.

— Non ; cependant il y a eu un temps où j’aurais cherché moi-même querelle à Marner pour l’avoir. Mais il est trop tard maintenant. Si l’enfant s’élançait dans le feu, votre tante a trop d’embonpoint pour la rattraper : elle ne pourrait que rester assise et grogner comme une laie effrayée. Mais que vous êtes sot, Godfrey, de sortir ainsi avec vos bas et vos souliers de bal, — vous, un des élégants de la soirée, d’une soirée qui se donne chez vous encore ! Que signifient de telles boutades, jeune homme ? Mlle Nancy a-t-elle été cruelle, et voulez-vous la contrarier en gâtant vos escarpins ?

— Oh, tout a été désagréable ce soir. J’étais harassé à mourir de sauter au bal et de faire l’aimable, ainsi que d’être assommé au sujet des « hornpipes ». Et il me fallait, par-dessus le marché, danser avec l’autre demoiselle Gunn, » dit Godfrey, content du subterfuge que son oncle lui avait suggéré.

Les faux-fuyants et les mensonges innocents causent au cœur, dont l’ambition est de se conserver pur, autant de tourments qu’à un grand peintre les touches fausses que son œil seul sait découvrir. Ils sont aussi légers que de simples parures, lorsqu’une fois les actes sont devenus mensongers.

Godfrey reparut dans le salon blanc, les pieds séchés, et, puisqu’il faut dira la vérité, avec un sentiment de soulagement et de joie, — sentiment trop intense pour que les pensées douloureuses vinssent le combattre. Car, ne pouvait-il pas se hasarder maintenant, toutes les fois que l’occasion s’en présenterait, à dire les choses les plus tendres à Nancy Lammeter, — à lui promettre, ainsi qu’à lui-même, d’être toujours ce qu’elle voudrait qu’il fût ? Il n’y avait aucun danger que sa défunte épouse fût reconnue. Ce n’était point une époque d’activés recherches et de grandes rumeurs publiques ; et, quant à l’acte de leur mariage, il était bien loin, enfoui dans des pages que personne ne feuilletait, — que personne, excepté lui, n’avait intérêt à aller consulter. Dunsey, s’il revenait, serait homme à le trahir ; mais on pourrait acheter le silence de Dunsey.

Et lorsque les événements se trouvent être d’autant plus heureux pour un homme qu’il a eu raison de les redouter, n’est-ce pas une preuve que sa conduite a été moins sotte et moins blâmable qu’elle n’aurait pu le paraître autrement ? Quand nous sommes bien traités par le sort, il nous vient naturellement à l’idée que nous ne sommes pas tout à fait sans mérite, et qu’il est assez raisonnable que nous en usions bien envers nous-mêmes, et ne gâtions pas notre bonne fortune. Où serait, après tout, pour Godfrey, l’utilité de confesser le passé à Nancy Lammeter, et d’éloigner de lui le bonheur ? — bien plus, d’éloigner le bonheur de Nancy, car il avait quelque assurance d’en être aimé. Quant à l’enfant, il veillerait à ce qu’on en prit soin ; il ferait tout pour elle, excepté la reconnaître. Peut-être ainsi serait-elle tout aussi heureuse dans la vie, attendu que personne ne pouvait dire comment les choses tourneraient, et, — est-il besoin d’une autre raison ? — eh bien, alors, que le père serait beaucoup plus heureux, s’il n’avouait pas sa paternité.


  1. Nom d’une danse très populaire parmi les marins anglais, et exécutée par un cavalier seul. (N. du Tr.)