Traduction par Auguste Malfroy.
Librairie Hachette et Cie (p. 141-170).


CHAPITRE X


Le juge Malam était naturellement considéré à Tarley et à Raveloe comme un personnage d’une vaste intelligence, attendu qu’il était capable de tirer, sans preuves, des conclusions beaucoup plus profondes que celles qu’on pouvait attendre de ses voisins qui n’étaient point magistrats. Il n’y avait pas probabilité qu’un tel homme négligeât l’indice de la boîte à amadou. Aussi, une enquête fut mise sur pied, ayant pour objet un colporteur : nom inconnu, cheveux noirs et frisés, teint basané d’un étranger, avec de la coutellerie et de la bijouterie dans une petite boite, et portant de grandes boucles d’oreilles. Mais, soit que l’enquête fût trop lente pour le rattraper, soit que ce signalement s’appliquât à un si grand nombre de colporteurs, qu’elle ne sût pas faire un choix parmi eux, des semaines se passèrent, et il n’y eut d’autre résultat, concernant le vol, que la cessation graduelle de l’agitation qu’il avait causée à Raveloe. L’absence de Dunstan Cass fut à peine le sujet d’une observation : une fois déjà auparavant, il avait eu une querelle avec son père, et était parti personne ne savait où. Au bout de six semaines il était revenu reprendre ses anciens quartiers sans rencontrer d’opposition, et faire le fanfaron comme à l’ordinaire. Sa famille elle-même, qui s’attendait également à cette issue, avec cette seule différence que le squire était déterminé cette fois à lui interdire les quartiers en question, ne mentionnait jamais son absence, et, lorsque son oncle Kimble et M. Osgood la remarquèrent, la nouvelle qu’il avait tué Éclair et commis quelque offense contre son père, suffit pour empêcher qu’on en fût surpris. Rapprocher le fait de la disparition de Dunsey avec celui du vol arrivé le même jour, c’était une chose bien éloignée du cours ordinaire des pensées de tout le monde, même de celles de Godfrey, qui avait de meilleures raisons que n’importe qui pour savoir ce dont son frère était capable. Il ne se souvenait pas que Dunsey et lui eussent mentionné entre eux le nom du tisserand depuis douze ans, époque de leur enfance où c’était leur amusement de se moquer de lui. En outre, son imagination trouvait toujours un alibi[1] pour Dunstan : il se le représentait continuellement dans quelque repaire en harmonie avec les goûts qu’il lui connaissait, et vers lequel il s’était dirigé après avoir abandonné Éclair. Il le voyait vivant aux crochets de connaissances de rencontre, et songeant à revenir à la maison pour s’amuser à tourmenter son frère aine comme autrefois. Lors même qu’un esprit de Raveloe aurait rapproché les deux faits ci-dessus, je doute qu’une combinaison aussi injurieuse pour l’honorabilité héréditaire d’une famille ayant un monument mural dans l’église et des gobelets d’argent vénérables, ne fût pas restée secrète à cause de sa tendance malsaine. Mais les puddings[2] de Noël, la chair de porc bouillie et épicée et l’abondance des liqueurs spiritueuses, jettent l’originalité de l’esprit dans la voie du cauchemar, et sont de grands préservatifs contre la dangereuse spontanéité de l’activité de la pensée.

Quand on parla du vol à l’auberge de l’Arc-en-Ciel et ailleurs, dans la bonne société, la balance continua à osciller entre l’explication rationnelle basée sur la boite à amadou, et la théorie d’un mystère impénétrable qui tournait les recherches en ridicule. Les partisans de la croyance à la boîte à amadou et à un colporteur, considéraient leurs adversaires comme une collection de gens crédules au cerveau troublé, qui, ayant personnellement l’œil vairon[3], supposaient que tout le monde n’y voyait comme eux que du blanc ; et ceux qui étaient pour l’inexplicable, faisaient plus que de donner à entendre que leurs antagonistes étaient des volatiles disposés à chanter avant qu’ils eussent trouvé du grain, — de vraies écumoires sous le rapport de la capacité, et dont la clairvoyance consistait à supposer qu’il n’y avait rien derrière une porte de grange parce qu’ils ne pouvaient pas voir à travers. Par suite, bien que cette controverse ne servît pas à éclaircir le fait du vol, elle dévoilait certaines opinions vraies et importantes, mais n’ayant pas trait au sujet.

Cependant, tandis que la perte qu’il avait éprouvée servait ainsi à activer le faible courant de la conversation à Raveloe, le pauvre Silas lui-même était consumé par le désespoir que lui causait cette privation au sujet de laquelle ses voisins raisonnaient à leur aise. Quiconque l’eût observé avant la disparition de son or, aurait pu se figurer qu’un être aussi flétri et aussi ratatiné avait à peine la force de supporter aucune meurtrissure, ou de subir aucune déperdition, sans succomber immédiatement. En réalité, sa vie avait été une vie ardente, occupée par un but immédiat qui le séparait de l’inconnu immense et triste ; sa vie avait été tenace, et, bien que l’objet autour duquel les fibres de cette vie s’étaient enlacées fût une chose isolée et inerte, cet objet donnait satisfaction au besoin de Marner d’avoir un attachement quelconque. Mais maintenant la séparation protectrice était détruite, l’appui était enlevé. Les pensées de Silas ne pouvaient plus se mouvoir dans leur ancien cercle. Elles se trouvaient déroutées par un vide semblable à celui que la fourmi laborieuse rencontre, lorsque la terre s’est affaissée sur le sentier conduisant à sa demeure. Le métier était là, et le tissage, et le dessin croissant du tissu ; mais le brillant trésor dans la cachette, sous ses pieds, avait disparu ; la perspective de le palper et de le compter n’existait plus ; le soir n’avait plus ses visions de délices pour calmer les désirs ardents de cette pauvre âme. La pensée de l’argent qu’il gagnerait par le travail du moment, ne pouvait lui procurer aucune joie, car cette image chétive ne faisait que lui rappeler de nouveau son infortune ; et ses espérances avaient été écrasées avec trop de violence par le coup soudain, pour que son imagination s’arrêtât à l’idée de voir s’amasser un nouveau trésor avec ce petit commencement.

Ce vide était comblé par son chagrin. Lorsqu’il était occupé à tisser, il gémissait fréquemment, tout bas, comme une âme en peine : c’était le signe que ses pensées étaient revenues au gouffre abrupt, — aux heures inertes du soir. Et pendant toutes ces heures, assis dans la solitude près de son triste feu, il appuyait ses coudes sur ses genoux, serrait sa tête dans ses mains et gémissait encore plus bas, comme s’il cherchait à n’être pas entendu.

Cependant, il n’était pas complètement abandonné dans son tourment. L’aversion qu’il avait toujours inspirée à ses voisins s’était en partie dissipée, grâce au nouveau jour sous lequel son infortune l’avait présenté. Au lieu d’un homme possédant plus d’habileté que les gens honnêtes n’en pouvaient acquérir, et, ce qui était plus grave, nullement disposé à en faire usage en bon voisin, il était évident maintenant que Silas n’avait pas même assez d’habileté pour conserver ce qui lui appartenait. On parlait généralement de lui comme d’une pauvre créature bien cassée, et cet éloignement pour son prochain, qu’on avait attribué auparavant à son mauvais vouloir et à des rapports probables avec la pire société, était actuellement considéré comme pure folie.

Ce retour à de meilleurs sentiments se manifestait de différentes manières. L’air était imprégné de l’odeur de la cuisine de Noël, et c’était la saison où la superfluité du porc et du boudin suggère la charité de la part des familles aisées. Le malheur arrivé à Silas l’avait placé au premier rang dans l’esprit des ménagères telles que Mme Osgood. M. Crackenthorp aussi, tout en avertissant Silas que son argent lui avait probablement été pris parce qu’il y pensait trop et ne venait jamais à l’église, renforçait sa doctrine en lui faisant un cadeau de pieds de cochon, — moyen excellent pour dissiper les préjugés mal fondés, ayant cours sur la réputation du clergé. Les voisins qui n’avaient que des paroles de consolation à donner, se montraient enclins, non seulement à saluer Silas et à discuter assez longuement son infortune, lorsqu’ils le rencontraient dans le village, mais aussi à prendre la peine d’entrer dans sa chaumière, et à lui faire répéter tous les détails du vol dans l’endroit même où il avait été commis. Puis, ils essayaient de l’encourager, en disant : « Eh bien, maître Marner, vous n’êtes pas plus malheureux que les autres pauvres gens, après tout ; et, si vous veniez à être impotent, la paroisse vous donnerait un secours. »

Je suppose qu’une des raisons pour lesquelles nous sommes rarement capables de consoler notre prochain par nos paroles, c’est que nos intentions se trouvent corrompues malgré nous avant de parvenir à passer entre nos lèvres. Nous pouvons envoyer du boudin et des pieds de cochon sans leur donner la saveur de notre propre égoïsme ; mais le langage est un courant qui a presque toujours le goût du terroir impur qu’il a traversé. Il y avait une proportion raisonnable de bonté dans le cœur des gens de Raveloe ; seulement, ils exerçaient cette bonté avec la franchise maladroite de l’ivresse, en employant les formes dont la flatterie et la dissimulation se revêtent le moins.

M. Macey, par exemple, vint un soir tout exprès pour informer Silas que les événements récents lui avaient donné l’avantage d’être considéré avec plus de faveur, par un homme dont l’opinion n’était pas formée à la légère. À cet effet, aussitôt qu’il se fut assis et qu’il eut ajusté ses pouces, il commença la conversation, en disant :

« Allons ! maître Marner, voyous, vous n’avez pas besoin de rester là assis à gémir. Vous êtes beaucoup plus heureux d’avoir perdu votre argent, que de l’avoir conservé par de vils moyens. Je pensais tout d’abord, quand vous êtes venu dans ce pays, que vous n’étiez pas meilleur qu’il ne fallait. Vous étiez beaucoup plus jeune que vous ne l’êtes maintenant ; mais vous avez toujours été une créature pâle et effarée, ressemblant en partie à un veau à tête blanche, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Pourtant on peut se tromper. Ce n’est pas le malin qui a fait toutes les créatures à l’aspect bizarre. Je veux parler des crapauds et autres êtres semblables, car ils sont souvent inoffensifs ; ils sont même utiles pour détruire la vermine. Il en est à peu près de même de vous, autant que je puis en juger, bien qu’en ce qui concerne vos connaissances des plantes et des drogues propres à rétablir la respiration, si vous les avez apportées d’un pays éloigné, vous eussiez pu en être un peu plus généreux. Et si ces connaissances n’étaient pas acquises où il fallait, eh bien, rien ne vous empêchait de compenser cela en venant à l’église régulièrement. En effet, pour ce qui est des enfants que la sorcière de Tarley charmait, je me suis trouvé à leur baptême maintes et maintes fois, et ils recevaient l’eau bénite tout aussi bien que les autres. Et c’est comme cela doit être, attendu que si le vieux malin a envie de faire un peu de bien pour se donner un congé, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, quel est celui qui peut y trouver à redire ? Voilà mon opinion. Il y a quarante ans que je suis chantre de cette paroisse, et je sais que lorsque le pasteur et moi nous dénonçons la colère céleste, le mercredi des Cendres[4], on ne prononce aucun anathème contre ceux qui ont envie d’être guéris sans médecin, que le Dr Kimble en dise ce qu’il voudra. Par conséquent, maître Marner, comme je vous le disais tout à l’heure, — il y a tant de détours dans les choses, qu’il vous arrive d’être entraîné comme je viens de l’être, jusqu’au dernier chapitre du livre de prières[5] avant de revenir à son sujet, — mon opinion est que vous ne devez pas vous décourager. Quant à s’imaginer que vous êtes un malin personnage, et qu’il y a plus de science dans votre tête que vous ne pourriez en révéler, je ne suis pas de cet avis du tout, et c’est ce que je répète toujours aux voisins. Vous prétendez, leur dis-je, que maître Marner aurait forgé un conte, eh bien, c’est absurde, en vérité. Il faudrait réellement un homme intelligent pour inventer une histoire comme celle-là ; et j’ajoute : lorsqu’il est venu à l’auberge, il paraissait aussi effrayé qu’un lièvre. »

Pendant ce discours sans suite, Silas était resté immobile dans sa première attitude, appuyant ses coudes sur ses genoux et pressant sa tête entre ses mains. M. Macey s’arrêta, ne doutant pas qu’il n’eût été écouté. Il s’attendait à quelque appréciation en réponse ; mais Marner resta silencieux. Il avait le sentiment que le vieillard voulait lui être agréable, et avait à son égard des intentions de bon voisin ; malheureusement, cette bonté tombait sur Silas comme les rayons du soleil sur l’homme misérable : sentant qu’elle était bien loin de lui, il n’avait pas le cœur d’en jouir.

« Voyons, maitre Marner, n’avez-vous rien à répondre à cela ? dit enfin M. Macey, d’un ton de légère impatience.

— Ah, répondit Marner lentement, en secouant sa tête entre ses mains, je vous remercie, je vous remercie de tout mon cœur.

— Oui, oui, certainement, je savais que vous me remercieriez, dit M. Macey, et il m’est avis que… À propos, avez-vous un habillement du dimanche ?

— Non, dit Marner.

— C’est ce que je pensais, dit M. Macey. Maintenant laissez-moi vous conseiller de vous en procurer un. Tenez, Tookey, c’est un pauvre diable, mais il a mon fonds de tailleur, et une certaine partie de mon argent avec. Il vous fera un vêtement complet, à bon marché et à crédit. Alors vous pourrez venir à l’église et être un peu plus sociable avec vos voisins. Comment ! vous ne m’avez jamais entendu dire « Amen » depuis votre arrivée dans ce pays ? Je vous recommande de ne pas perdre de temps, parce que ce sera de la triste besogne quand Tookey en sera chargé entièrement. Je pourrai bien ne plus avoir du tout la force de me tenir debout au lutrin, vienne un autre hiver. » Là-dessus, M. Macey fit une pause, s’attendant peut-être à quelque signe d’émotion de la part de son auditeur. N’en observant aucun, il continua : « Et quant à l’argent pour le vêtement complet, eh bien, vous gagnez à votre métier quelque chose comme une livre sterling par semaine, maître Marner, et vous êtes encore jeune, il me semble, bien que vous paraissiez si cassé. Mais, vous ne deviez pas avoir vingt-cinq ans à l’époque où vous êtes venu dans ce pays, n’est-ce pas ? »

Silas tressaillit légèrement lorsque M. Macey passa à ce ton d’interrogation, et répondit avec douceur : « Je ne sais pas ; je ne puis pas le dire au juste ; il y a bien longtemps ! »

Après avoir reçu une telle réponse, il n’est pas surprenant que M. Macey ait fait observer plus tard, dans la soirée, à l’auberge de l’Arc-en-Ciel, que Marner avait la tête toute troublée, et qu’il ne savait probablement pas quand le dimanche venait, preuve qu’il était plus païen que bien des chiens[6].

Outre M. Macey, une autre personne qui consolait Silas, vint à lui le cœur tout rempli des mêmes pensées, C’était Mme Winthrop, la femme du charron. Les habitants de Raveloe n’allaient pas aux offices avec une régularité scrupuleuse. Peut-être eût-il été difficile de trouver quelqu’un dans la paroisse, qui ne pensât pas que les fidèles fréquentant l’église tous les dimanches du calendrier, manifestaient un désir avide d’être bien avec le ciel, et d’obtenir indûment un avantage sur leurs voisins, — un désir d’être meilleurs que le commun des mortels, impliquant un certain blâme à l’adresse des gens qui, ayant eu des parrains et des marraines aussi bien qu’eux, possédaient un droit égal au service funèbre. En même temps, il était entendu que tout le monde, excepté les domestiques et les jeunes gens, devait recevoir le sacrement de l’eucharistie à l’une des grandes fêtes. Le squire Cass lui-même communiait à Noël, tandis que ceux qui étaient considérés comme bons chrétiens, allaient à l’église plus souvent, mais avec modération cependant.

Mme Winthrop comptait parmi ces derniers. C’était en tout point une femme consciencieuse et scrupuleuse. Elle avait une telle ardeur à remplir ses devoirs, que la vie ne semblait pas les lui présenter assez fréquemment, lorsqu’elle ne se levait pas à quatre heures et demie du matin. Cela diminuait, il est vrai, la besogne des heures qui suivaient, et cet inconvénient devenait pour elle un problème qu’elle cherchait constamment à résoudre.

Pourtant, elle n’avait pas le caractère acariâtre qu’on suppose être nécessairement associé avec de telles habitudes. C’était une femme très douce et très patiente, qui recherchait par nature tous les éléments les plus tristes et les plus sérieux de la vie, pour en repaître son esprit, — c’était la personne à qui l’on songeait tout d’abord à Raveloe, chaque fois qu’il se trouvait une maladie ou une mort dans une famille, lorsqu’il y avait des sangsues à appliquer, ou qu’une garde-malade faisait soudainement défaut.

Femme serviable, de bonne mine, au teint frais, elle avait toujours les lèvres légèrement serrées, comme si elle se croyait dans une chambre de malade, en présence du docteur ou du pasteur. Mais elle ne pleurnichait jamais ; personne ne l’avait vue verser des larmes. On ne remarquait chez elle que de la gravité et une disposition à secouer la tête, et à soupirer d’une façon presque imperceptible, comme une pleureuse qui n’est pas parente du défunt. Il paraissait surprenant que Ben Winthrop, qui aimait son pot de bière et ses bons mots, s’accordât si bien avec Dolly[7] ; mais elle acceptait les plaisanteries et la jovialité de son mari aussi patiemment que toute autre chose. Elle se disait que les hommes étaient toujours ainsi, quoi qu’on fasse, et, à ses yeux, les personnes du sexe fort étaient des créatures qu’il avait plu au ciel de rendre naturellement ennuyeuses, comme les taureaux et les dindons.

Cette femme bonne et bienfaisante ne pouvait guère manquer de se sentir fortement attirée vers Silas Marner, maintenant qu’il lui apparaissait sous l’aspect d’une personne souffrante. Un dimanche, dans l’après-midi, elle emmena son petit Aaron avec elle, et se rendit chez Silas. Elle portait à la main quelques petits gâteaux au saindoux, faits de pâte peu épaisse, et très estimés à Raveloe. Aaron, enfant de sept ans, dont les joues ressemblaient à des pommes, et dont la collerette propre et empesée paraissait être l’assiette qui contenait ces fruits, eut besoin de toute l’audace de sa curiosité pour s’enhardir contre la crainte que le tisserand aux gros yeux ne lui infligeât quelque mal physique. Son appréhension s’accrut beaucoup quand, en arrivant aux Carrières, lui et sa mère entendirent le bruit mystérieux du métier.

« Ah, c’est comme je le pensais, » dit Mme Winthrop tristement.

Ils durent frapper avec force, avant que Silas les entendît ; cependant, lorsqu’il vint enfin à la porte, il ne montra aucune impatience, comme il l’eût fait autrefois en recevant une visite qui n’était ni sollicitée ni attendue. Jadis, son cœur avait été comme un coffret fermé à clef, et contenant ; un trésor ; mais maintenant le coffret était vide, et la serrure en était brisée. Abandonné dans les ténèbres et y cherchant sa voie à tâtons, son appui lui faisant complètement défaut, Silas avait inévitablement le sentiment — sentiment triste, en vérité, et touchant presque au désespoir — que si aucun secours devait lui arriver, ce ne pouvait être que du dehors. Aussi, éprouvait-il une légère émotion d’espérance à la vue de ses semblables. Il avait une faible idée qu’il devait compter sur leur bienveillance.

Il ouvrit la porte entièrement pour laisser entrer Dolly ; toutefois, sans lui rendre son salut autrement qu’en faisant avancer le fauteuil de quelques pouces, pour lui indiquer qu’elle devait s’y placer. Aussitôt que Dolly se fut assise, elle enleva le tissu blanc qui recouvrait ses gâteaux et dit avec la plus grande gravité :

« Maître Marner, hier j’ai fait cuire au four des gâteaux au saindoux, et ils ont mieux réussi que de coutume. Je venais vous demander de vouloir bien en accepter quelques-uns, si vous le jugiez convenable. Je ne mange pas de ces choses-là moi-même, car ce que je préfère d’un bout de l’année à l’autre, c’est un peu de pain ; mais les hommes ont l’estomac si bizarrement fait, qu’il leur faut du changement, — oui, il leur en faut, je le sais ; que Dieu leur vienne en aide. »

Dolly soupira doucement, en offrant les gâteaux à Silas. Celui-ci la remercia avec bonté et regarda le présent de très près, distraitement, car il était accoutumé à examiner ainsi tout ce qu’il prenait dans la main. Pendant tout ce temps, il était fixé par les yeux ronds, brillants et étonnés du petit Aaron, qui s’était retranché derrière la chaise de sa mère et lançait de là des regards furtifs.

« Il y a des lettres empreintes dessus, dit Dolly. Je ne puis pas les lire moi-même, et personne, pas même M. Macey, ne sait au juste ce qu’elles veulent dire ; mais elles ont une bonne signification, attendu que ce sont celles qu’on voit sur le tapis du pupitre de la chaire, à l’église. Quelles sont ces lettres, Aaron, mon enfant ? »

Aaron se retira complètement derrière son rempart.

« Oh, allons donc, c’est méchant, lui dit sa mère, avec douceur. Eh bien, quelles que soient ces lettres, elles ont une bonne signification. Ben dit que c’est une marque qui a toujours été dans la famille, depuis son enfance. Sa mère avait coutume de la mettre sur les gâteaux, et je l’y ai toujours mise aussi ; car, s’il existe quelque bien, nous en avons besoin dans ce monde.

— C’est I. H. S.[8] » dit Silas.

À cette preuve de savoir, Aaron lança de nouveau un regard furtif de derrière la chaise.

« Eh bien, pour sûr, vous pouvez les lire facilement, dit Dolly. Ben me a les lues maintes et maintes fois, mais elles me sortent toujours de la tête. C’est d’autant plus dommage que ce sont de bonnes lettres ; autrement, elles ne seraient pas dans l’église. C’est pourquoi je les mets sur toutes les miches et sur tous les gâteaux, bien que, parfois, elles ne veuillent pas tenir parce que la pâte se soulève ; car, comme je le disais, si nous pouvons obtenir quelque bien, nous en avons besoin en ce monde, je vous assure. J’espère qu’elles vous en procureront, maître Marner. C’est dans cette intention que je vous ai apporté les gâteaux, et vous voyez que les lettres ont tenu mieux que de coutume. »

Silas était aussi incapable d’interpréter les lettres que Dolly ; cependant, il n’était pas possible, en entendant les douces paroles de Mme Winthrop, de se tromper sur le désir qu’elle avait de faire du bien. Il répondit avec plus de sentiment qu’auparavant :

« Merci, merci de tout mon cœur. »

Néanmoins, il mit là les gâteaux et s’assit distraitement, triste et inconscient de tout avantage distinct, que les gâteaux et les lettres, et même la bonté de Dolly, étaient susceptibles de lui procurer.

« Ah, s’il y a du bien quelque part, nous en avons besoin, » répéta Dolly, qui n’abandonnait pas facilement une phrase utile. Elle continua de parler, en regardant Silas avec compassion.

« Mais n’avez-vous pas entendu les cloches de l’église ce matin, maître Marner ? Je crois que vous ne saviez pas que c’était dimanche. Vivant si solitaire ici, vous oubliez quel jour c’est, il me semble ; puis, lorsque votre métier fait du bruit, vous ne pouvez pas entendre les cloches, d’autant plus que l’air froid et humide en étouffe le son maintenant.

— Si, si, je les ai entendues, » répondit Silas, pour qui le son des cloches du dimanche était un simple incident, n’ayant aucun rapport avec lu sainteté de ce jour. Il n’y avait pas de cloches dans la Cour de la Lanterne.

« Grand Dieu ! dit Dolly, s’arrêtant avant de reprendre la parole. Mais quel dommage que vous travailliez le dimanche, et que vous ne vous nettoyiez pas, quand même vous n’iriez pas à l’église. Si vous aviez un morceau de rôti au feu, on comprendrait que vous ne pussiez pas le quitter, seul comme vous l’êtes. Mais la rôtisserie est là. Il n’y aurait qu’à vous résoudre à dépenser de temps en temps une pièce de quatre sous pour mettre votre viande au four, — pas toutes les semaines, bien entendu ; je n’aimerais pas faire cela moi-même. Vous pourriez porter votre petit dîner chez le rôtisseur, car ce n’est que raisonnable d’avoir un petit morceau de quelque chose de chaud, le dimanche. Vous ne devriez point vous arranger de façon à ne pas pouvoir faire une distinction entre votre dîner de ce jour-là et celui du samedi. Mais maintenant, le jour de Noël, ce saint jour de Noël qui approche, si vous portiez votre dîner à la rôtisserie, et si vous alliez à l’église voir le houx et l’if[9] entendre l’antienne et communier ensuite, vous vous sentiriez beaucoup mieux. Vous sauriez à quoi vous en tenir, et vous pourriez mettre votre confiance en Ceux qui en savent plus que nous, attendu que vous auriez accompli ce qu’il est de notre devoir à tous d’accomplir. »

Cette longue exhortation de Dolly, qui lui avait coûté un effort extraordinaire de paroles, fut prononcée de ce ton doux et persuasif avec lequel elle aurait essayé d’amener un malade à prendre sa médecine, ou un bol d’une bouillie pour laquelle il aurait eu de la répugnance. Jamais auparavant Silas n’avait été serré de si près au sujet de son absence de l’église. Le fait avait été simplement considéré comme un trait du caractère général de sa nature bizarre, et Marner était trop franc et trop simple pour éluder l’appel de Dolly.

« Non, non, dit-il. Je ne sais rien de l’église. Je n’ai jamais été à l’église.

— Jamais ! » reprit Dolly, du ton bas de l’étonnement. Alors, se rappelant que Silas était venu d’un pays inconnu, elle ajouta :

« Serait-ce parce qu’on n’avait pas d’églises dans le pays où vous êtes né ?

— Oh, si, » dit Silas d’un air méditatif, assis suivant son habitude, ses coudes appuyés sur ses genoux et soutenant sa tête dans ses mains. « Il y avait des églises, il y en avait beaucoup. C’était une grande ville. Mais je ne les connaissais pas, j’allais à la chapelle[10]. »

Dolly, très perplexe en entendant cette expression nouvelle, fut quelque peu effrayée de pousser plus loin ses questions, dans la crainte que le mot chapelle ne signifiât quelque repaire de méchanceté. Après un instant de réflexion, elle dit :

« Eh bien, maître Marner, il n’est jamais trop tard pour changer de conduite. Si vous n’avez jamais fréquenté l’église, on ne saurait dire quel grand bien cela vous ferait d’y venir. Moi, je me trouve plus à mon aise et plus heureuse que je ne l’ai jamais été, lorsque je suis allée entendre les prières, et les chants aux louanges et à la gloire de Dieu que M. Macey entonne, et les bonnes paroles prononcées par M. Crackenthorp, principalement les jours de communion. Si un peu d’ennui me vient, je sens que je puis le supporter, car j’ai cherché de l’aide où il fallait. Je me suis abandonnée à Ceux à qui nous devons tous nous abandonner à la fin, et, si nous avons fait notre devoir, il ne faut pas croire que Ceux qui sont là-haut vaudront moins que nous et ne feront pas le leur ».

L’exposé que fit la pauvre Dolly de la simple théologie de Raveloe, vint frapper les oreilles de Silas sans qu’il y comprît quelque chose ; en effet, il n’y avait dans ces paroles aucun mot qui pût évoquer un souvenir de la religion qu’il avait pratiquée autrefois, et son esprit se trouvait tout à fait dérouté par l’usage qu’elle faisait du pronom pluriel. Ce n’était point une hérésie de Dolly, mais seulement sa manière d’éviter une familiarité présomptueuse. Marner resta silencieux. Il ne se sentait pas disposé à donner son assentiment à la partie du discours qu’il comprenait entièrement, — la recommandation d’aller à l’église. En vérité, Silas était si peu accoutumé à parler, excepté pour faire les questions et les réponses brèves indispensables à la négociation de ses petites affaires, que les mots ne lui venaient pas aisément, s’ils n’étaient point sollicités par un but déterminé.

Mais maintenant le petit Aaron, qui s’était accoutumé à la présence terrible du tisserand, venait de s’avancer à côté de sa mère, et Silas, paraissant l’apercevoir pour la première fois, essaya de payer de retour les marques de la bonté de Dolly, en offrant à l’enfant une part du gâteau. Aaron recula un peu, et se frotta la tête contre l’épaule de sa mère. Toutefois, il pensa que le morceau de gâteau valait la peine de tendre la main pour l’avoir.

« Oh, fi donc ! Aaron ! » dit Dolly, en le prenant sur ses genoux ; « mais, vous[11] n’avez pas besoin de gâteau avant quelque temps. Il a un appétit merveilleux, » ajouta-t-elle avec un léger soupir, « merveilleux, Dieu le sait. C’est mon plus jeune, et nous le gâtons d’une façon déplorable ; car, soit moi, soit son père, il faut absolument que l’un de nous l’ait devant les yeux, — absolument. »

Elle caressa la tête brune d’Aaron, en pensant que la vue d’un tel amour d’enfant devait faire du bien à maître Marner. Mais celui-ci, assis de l’autre côté du foyer, ne voyait la figure rose aux traits bien distincts, que comme une boule obscure avec deux points noirs à la surface.

« Et il a une voix comme celle d’un oiseau, vous ne le croiriez pas, continua Dolly ; il sait chanter un noël que son père lui a appris. C’est pour moi un signe qu’il tournera bien, de voir qu’il peut apprendre les airs religieux si vite. Voyons, Aaron, levez-vous, et chantez votre noël à maître Marner, allons. »

Aaron, pour toute réponse, se frotta le front contre l’épaule de sa mère.

« Oh, c’est méchant, dit Dolly avec douceur. Levez-vous quand maman vous le commande, et donnez-moi le gâteau à tenir, jusqu’à ce que vous ayez fini. »

Il ne répugnait pas à Aaron de déployer ses talents, même devant un ogre, dans des circonstances où il se sentait en sûreté. En conséquence, après quelques autres signes de fausse honte, consistant principalement à se frotter les yeux avec le dessus de ses mains, et ensuite à regarder maître Marner entre ses doigts, pour voir si celui-ci paraissait désirer ardemment le noël, il se laissa enfin dûment redresser la tête. Alors, il se tint debout derrière la table, qu’il ne dépassait qu’à partir de sa large collerette. Il ressemblait ainsi à une tête de chérubin délivrée de l’entrave du corps. Enfin, avec la voix claire d’un oiseau, il commença la mélodie suivante dont le rythme était martelé et laborieux :

    Que Dieu vous donne la paix, gais gentilshommes,
          Que rien ne vous épouvante,
          Car Jésus-Christ, notre Sauveur,
          Vint au monde le jour de Noël.

Dolly écoutait d’un air pieux, jetant les regards sur Marner, avec une certaine confiance que ces accents contribueraient à l’attirer à l’église.

« Voilà ce qu’on appelle de la musique de Noël, » dit-elle, lorsque Aaron eut fini, et fut rentré en possession de son morceau de gâteau. « Il n’y a pas de musique qui soit à la hauteur de la musique de Noël : « Écoutez les anges, messagers célestes, chantent[12]… » Et vous pouvez juger de ce que cela doit être à l’église, maître Marner, avec le basson et le chœur. On ne peut s’empêcher de croire que l’on soit déjà dans un monde meilleur. Je ne voudrais pourtant pas mal parler de celui-ci, attendu que Ceux qui nous y ont mis en savent plus que nous ; mais quand on songe à l’ivrognerie et aux querelles, ainsi qu’aux mauvaises maladies et aux angoisses des mourants, — choses que j’ai vues maintes et maintes fois, — on est reconnaissant d’entendre parler d’un séjour plus heureux. L’enfant chante joliment, n’est-ce pas, maître Marner ?

— Oui, joliment bien, » répondit Silas distraitement.

Le noël, avec son rythme martelé, avait résonné à ses oreilles comme une musique étrange, tout à fait différente de celle d’une hymne, et ne pouvait aucunement produire l’effet auquel Dolly s’attendait. Mais Silas voulait lui montrer qu’il était reconnaissant, et la seule manière qui lui vint à l’esprit fut d’offrir à Aaron un autre petit morceau de gâteau.

« Oh, non, je vous remercie, maître Marner, dit Dolly, rabaissant les mains empressées d’Aaron. Il faut que nous retournions chez nous maintenant. Par conséquent, je vous dis au revoir, maître Marner. Si vous ressentez jamais quelque mal intérieur, et que vous ne puissiez pas travailler, je viendrai nettoyer à votre place, et j’irai vous chercher un peu de nourriture, — de bon cœur. Mais je vous demande et je vous prie de cesser de tisser le dimanche ; c’est mauvais pour l’âme et pour le corps. L’argent qui vient de cette manière est un mauvais lit de repos au dernier moment, s’il ne s’enfuit pas comme la gelée blanche, personne ne sait où. Vous m’excuserez d’avoir pris cette liberté avec vous, maître Marner, car je vous veux du bien, en vérité. Faites votre révérence, Aaron. »

Silas dit au revoir à Dolly, et la remercia cordialement en lui ouvrant la porte. Toutefois, malgré lui, il se sentit soulagé lorsqu’elle fut partie, — soulagé de pouvoir tisser de nouveau et gémir à son aise. Cette manière simple de comprendre la vie et le bien-être, au moyen de laquelle Dolly avait essayé d’encourager Silas, n’était pour lui qu’un bruit éloigné d’objets inconnus, que son imagination était impuissante à se représenter. Les fontaines de l’amour du prochain et de la foi dans l’amour divin n’avaient pas encore été ouvertes, et son âme ressemblait encore au petit ruisseau rétréci[13]. Il n’y avait qu’une différence, c’est que le mince sillon tracé dans le sable était bloqué, et que l’eau s’en allait errant au hasard vers de ténébreux obstacles !

Et ainsi, malgré les paroles honnêtes et persuasives de M. Macey et de Dolly Winthrop, Silas passa la journée de Noël dans la solitude, mangeant sa viande le cœur attristé, bien qu’elle lui eût été offerte par une bonne voisine. Le matin, il regarda la gelée noire qui semblait s’appesantir cruellement sur chaque brin d’herbe, tandis que le vent glacial faisait frissonner la mare rouge à moitié gelée. Mais vers le soir la neige se mit à tomber, et lui voila même cette lugubre perspective, en le renfermant étroitement avec son chagrin concentré. Et tout le long de la soirée, il resta assis dans sa demeure dépouillée du trésor, ne se souciant pas de fermer ses volets ou sa porte, se pressant la tête entre les mains et gémissant jusqu’à ce que le froid le saisit et l’avertit que son feu n’était plus qu’une cendre grise.

Personne en ce monde, excepté lui, ne savait que Silas était le même homme qui, aimant jadis son prochain avec une tendre affection, avait eu confiance dans une bonté invisible. Même à ses yeux, cette expérience de sa vie passée était devenue obscure.

Cependant, dans le village de Raveloe les cloches sonnaient joyeusement, et l’église était plus remplie que pendant tout le reste de l’année, par des fidèles dont les visages vermeils apparaissaient au milieu des nombreux rameaux d’un vert foncé, — fidèles préparés à un office plus long que de coutume, grâce à un déjeuner odorant de rôties et de bière. Ces verts rameaux, l’hymne et l’antienne qu’on n’entendait jamais qu’à Noël, même le Credo de saint Athanase, — qui ne se distinguait des autres que parce qu’il était plus long et avait une vertu exceptionnelle puisqu’on ne le lisait que dans de rares occasions, — produisaient un vague sentiment d’allégresse, pour lequel les adultes n’auraient pas plus trouvé d’expression que les enfants. C’était le sentiment que quelque chose de grand et de mystérieux avait été accompli pour eux là-haut dans le ciel, et ici-bas sur la terre, — quelque chose qu’ils s’appropriaient par leur présence. Ensuite, les fidèles aux visages vermeils s’en retournèrent chez eux à travers le froid noir et piquant, se sentant libres, pendant le reste du jour, de manger, de boire, et de se réjouir, et usant sans crainte de cette liberté chrétienne.

À la réunion de famille chez le squire Cass ce jour-là, personne ne parla de Dunstan, — personne ne regrettait son absence, ou ne craignait qu’elle durât trop longtemps. Le docteur et sa femme, l’oncle et la tante Kimble étaient présents. La conversation annuelle de la fête de Noël eut lieu sans aucune omission. Elle atteignit son point culminant quand M. Kimble raconta ce qu’il avait vu et entendu, à l’époque où il étudiait la médecine dans les hôpitaux de Londres trente ans auparavant, se gardant bien de passer sous silence les anecdotes remarquables concernant sa profession, qu’il avait alors recueillies. Là-dessus suivirent les cartes, avec l’insuccès traditionnel de la tante Kimble pour en fournir une de la même espèce ; puis, l’irascibilité de l’oncle Kimble à propos du trick au whist[14]. Lorsqu’il n’était pas de son côté, il se l’expliquait rarement sans une inspection générale de toutes les levées, pour s’assurer qu’elles avaient été faites conformément aux vrais principes. Le tout était accompagné de la forte odeur des grogs fumants.

Mais, la réunion du jour de Noël étant purement une réunion de famille, ne représentait point la fête brillante par excellence de la saison à la Maison Rouge. C’était le grand bal de la veille du jour de l’an qui faisait la gloire de l’hospitalité du squire, comme il avait fait celle de l’hospitalité de ses ancêtres depuis un temps immémorial. C’était là l’occasion où tous les membres de la société de Raveloe et de Tarley — soit les anciennes connaissances séparées par de longues routes sillonnées d’ornières, soit les connaissances refroidies par des différends relatifs à la possession de veaux échappés, soit les connaissances qui s’étaient établies par une condescendance intermittente — comptaient se rencontrer et se comporter avec des convenances réciproques. C’était là l’occasion où les belles dames qui venaient en trousse, envoyaient d’avance des caisses contenant quelque chose de plus que leur toilette de bal. La fête, en effet, ne devait pas durer qu’une soirée, à l’instar d’un mesquin divertissement de ville, alors que toutes les provisions de bouche sont mises immédiatement sur la table, et que la literie est insuffisante. La Maison Rouge était approvisionnée comme pour un siège. Quant aux lits de plume disponibles, prêts à être étendus par terre, ils étaient aussi nombreux qu’on pouvait naturellement s’y attendre dans une famille qui avait tué ses oies pendant bien des générations.

Godfrey Cass soupirait après cette veille du jour de l’an, avec une impatience folle et irréfléchie qui le rendait à moitié sourd aux importunités de l’anxiété, sa compagne.

« Dunsey reviendra bientôt à la maison ; il y aura une grande scène ; comment réduirez-vous sa rancune au silence ? disait l’anxiété.

— Oh, il ne reviendra peut-être pas à la maison avant la veille du jour de l’an, répondait Godfrey. Alors je serai assis près de Nancy, je danserai avec elle, et j’obtiendrai un doux regard, quoi qu’elle fasse.

— Mais on a besoin d’argent autre part, reprenait l’anxiété, d’une voix plus forte ; comment vous en procurerez-vous sans vendre l’épingle de diamant de votre mère ? Et si vous n’en trouvez pas ?…

— Eh bien, mais il peut arriver quelque événement qui rende les choses plus faciles. Dans tous les cas, il y a pour moi un plaisir qui est proche : Nancy vient à la soirée.

— C’est vrai, mais supposez que votre père pousse les choses à ce point que vous soyez obligé de refuser de vous marier avec elle, et de donner vos raisons ?…

— Retenez votre langue, et ne me tourmentez pas ; Je puis voir les yeux de Nancy exactement comme ils me regarderont, et sentir déjà sa main dans la mienne, »

Toutefois, l’anxiété continua de parler, bien que ce fût au milieu de la société bruyante de Noël : elle refusa de s’apaiser complètement, même avec beaucoup de boisson.



  1. Présence d’une personne dans un autre lieu que celui où a été accompli le crime ou le délit. (Littré.)
  2. On désigne sous ce nom diverses espèces de gâteaux : anglais, généralement composés de graisse, de farine, d’œufs, de lait, et souvent de raisins de Corinthe. (N. du Tr.)
  3. Ces villageois s’imaginaient, à tort, qu’une personne qui a l’œil vairon voit tout en blanc. (N. du Tr.)
  4. Allusion à la cérémonie de la commination. (N. du T.)
  5. La commination se trouve placée à la fin du livre de prières anglais. (N. du Tr.)
  6. Texte : than many a dog. Expression commune en Angleterre. On dit aussi : A dog of a heathen, chien de païen. D’un autre côté, le mot chiens est employé dans la Bible, pour désigner les Gentils ou anciens polythéistes. (N. du Tr.)
  7. Dolly, diminutif de Dorothy, Dorothée. (N. du Tr.)
  8. I. H. S. In hac salus, dans ceci (cette croix) le salut. (N. du Tr.)
  9. Allusion à un vieil usage d’orner, à Noël, en Angleterre, les églises, les maisons et les boutiques, avec des rameaux et des arbrisseaux verts. C’est un reste des coutumes païennes. (N. du Tr.)
  10. Les anglicans se servent du mot église pour désigner l’édifice ou ils pratiquent leur culte ; les dissidents emploient le mot chapelle. (N. du Tr.)
  11. Voyez, p. 43, note.
  12. Texte : Hark the herald angels sing. Premiers mots d’un cantique de Noël. (N. du Tr.)
  13. Allusion aux dernières lignes du chapitre II, page 36. (N. du Tr.)
  14. Jeu devenu à la mode en France. On le joue avec 52 cartes qui sont réparties entre 4 joueurs, généralement. Ceux-ci sont deux à deux. Il y a 13 levées. la 7e levée de deux des partenaires est le trick. (N. du Tr.)