Grasset (p. 126-158).


CHAPITRE CINQUIÈME


Cette nuit-là, je rêvai. Au moment où j’apprenais à Kleist qu’il était Français, Eva me prouvait que j’étais Allemand. Pour éviter le scandale, Kleist prenait mon nom et je prenais le sien. L’aspect du monde se modifiait pour chacun de nous à tel point, le sol se boursouflant pour l’un quand il se dégonflait pour l’autre, que nous avions dû nous séparer. D’un chemin qu’il me disait de plus en plus droit et pavé, Kleist me criait que l’ait devenait pour lui plus transparent, qu’on soudait ses raisonnements avec des charnières et ses passions avec des articulations, que les insectes lui paraissaient plus menus, plus effilés, que le chant des oiseaux qu’il avait compris jusqu’à ce jour n’était plus à ses oreilles qu’un ramage, et dès qu’un corbeau croassait, il me réclamait la traduction ; qu’il éprouvait enfin un désir indomptable d’absinthe et d’économies. Il m’appelait d’un mot assez vulgaire : Boche, et se hâtait vers Paris pour entendre enfin Mignon et Les Huguenots. Les êtres humains dans ses environs avaient des pieds de plus en plus petits, tenaient de moins en moins au sol. Les édifices, les plantes, les animaux eux-mêmes avaient autour d’eux une gaine toujours stylisée qui les protégeait d’un regard trop brutal, des chênes Louis XV ombrageaient des chiens Saint-Germain Henri II ; et si quelqu’un mourait sur son chemin, il le saluait profondément, disant pardon à la mort quand elle le bousculait. Moi, sur une colline qui menaçait à chaque instant de me rejeter comme le cercle tournant de Magic-City, je voyais, cramponné à l’arbre d’Adam lui-même, s’accoupler tous les contraires que j’avais jusque-là trouvés séparés, le pin au palmier, le phonographe au rossignol, la Sprée au Fleuve Bleu ; je ne distinguais des hommes et des animaux que leur instrument de fécondation ou de destruction, la trompe gigantesque des moustiques, le formidable pistil des zinnias, l’h aspirée de mes compatriotes ; parfois, j’étais pris de rage, c’était que la Zugspitze, la plus haute montagne allemande, n’eût que 2.963 mètres ; parfois de ravissement, c’était que Louis II de Bavière pressait Wagner sur sa poitrine dont les décorations se collaient automatiquement à la poitrine de Wagner, — alors, je prenais une tendre blonde dans mes bras et la faisais mienne en pleurant. Puis, la colline arrivant à me désarçonner, car j’avais dû lâcher l’arbre en ce dernier événement, je m’éveillai avec une névralgie et des fourmis au pied, faibles agitations qui seraient sans doute devenues dans mon rêve le désir d’épouser Trieste ou de jouer du luth sous le rocher de la Lorelei, et la vie journalière, autrement compliquée, recommença pour moi avec les mouches effilées et le service à déjeuner en lézard.

Je n’eus point une seule fois, dans la semaine qui suivit, la chance de me trouver seul avec Kleist ; son histoire était devenue légendaire, et les visiteurs abondaient. Le fait n’était pas isolé en Allemagne de ces pèlerinages autour d’écrivains sans production ou de peintres sans tableau. Il n’y a plus d’œuvres, ou à peu près, en ce pays ; il n’y a plus que des auteurs. Disparus, ces Berlinois plus semblables à des silhouettes ou à des baudruches qui arrivaient à créer la vie et de lourds volumes, comme les femmes efflanquées, que personne jamais n’aima, à donner à la Prusse dix enfants. Disparus, les bourgeois dont l’histoire se limitait à leurs allées à la brasserie et à leurs venues au bureau, mais qui écrivaient trente drames et des Paradis retrouvés. Plus même de ces romanciers philistins, inférieurs à leur œuvre, quelle qu’elle fût, comme le père Schwanhofer. Les romanciers allemands produisent le minimum de romans, les poètes, les tragédiens, des apparences de vers, des soupçons de tragédies ; tous songent seulement à avoir les vies de romancier ou de poète les plus étonnantes, profitent du siècle qui s’y prête, et, grâce à la guerre, aux révolutions, aux victoires et aux défaites, accumulent les avatars en place de volumes et changent plus souvent de continent que Gœthe n’a changé d’étage. Si bien que les biographies des artistes allemands sont toutes en ce jour infiniment plus captivantes que leurs ouvrages, en admettant que ceux-ci n’aient pas été complètement omis. De même que leur pays mettait sur sa carte de visite « Premier Empire du Monde », ils ont écrit sur la leur le mot « Schriftsteller » ou le mot « Komponist », sans songer plus que lui aux obligations intérieures que de tels mots exigent, et, trouvant trop lent sur eux et leurs semblables le travail déflagrant de la musique, de la littérature ou des couleurs, lui préfèrent des agents plus rapides, comme la cocaïne, le trafic des bêtes fauves et les complots. À chaque devanture de librairie, on compte vingt biographies pour dix ouvrages et le public l’exige ; toute l’Allemagne, chaque matin, se rue vers les noms propres nouveaux qu’a secoués la nuit, remplace avec délices les grands noms propres d’autrefois, Russie, France, Amérique par des mots individuels tels que Ioffé, Tannery ou Grane, personnages dont elle exige aussitôt de savoir la naissance, les voyages, et qui les aima. Il était déjà courant dans les écoles de demander aux élèves comment ils imaginaient la vie de Siegfried von Kleist avant sa blessure, et s’il ne l’avait défendu, un volume se serait publié de ses biographies, où il était deux fois fils de Liebknecht, deux fois Kleist lui-même, et un nombre infini de fois descendant de Gœthe ou de Werther…

Je ne fus donc qu’à moitié surpris le jour où Eva vint me surprendre dans ma chambre, et me demanda qui j’étais…

Je commençais à me demander, moi aussi, qui était Eva. Tout ce que je savais d’elle jusqu’à ce jour, c’est qu’elle était belle, et, sous pas mal de rapports, assez différente des êtres féminins ses sœurs, occupés en général, par ce siècle impossible, à se défendre des intempéries des saisons, de leur propre lubricité, et de la cherté des taxis. Je savais aussi que la vue d’Eva à l’œil nu ressemblait pas mal à la vie des chrysanthèmes au cinématographe, et plus particulièrement de la variété Bourla. Ses cheveux s’ébouriffaient et se calmaient sans autre raison, semblait-il, comme au cinéma, que la contrainte de la durée. Ses mains jouaient sans arrêt entre elles une comédie d’étamines, chacun des glissements de ses yeux sur son visage, de son visage sur le fond de la toile, figurait un épisode dans cette lutte de la jeunesse avec une force qui, pour les films au ralenti plus encore que pour les accélérés, ressemble si fort au dépérissement et à la mort. Le parfum était à peine perceptible et comme suggéré, toujours comme pour les fleurs des projections. Parfois, ainsi que vous voyez s’épanouir soudain une partie jusque-là invisible ou rigide du chrysanthème Bourla, un coin d’Eva fleurissait pour moi de façon imprévue. Ce jour-là, voyant mon admiration, elle tira la langue.

— Qui êtes-vous ? dit-elle. Quelle est votre biographie ? Quels sont vos continents ?

Le jeu qui consiste en France à calculer combien de départements vous connaissez chacun, ne se joue en Allemagne qu’avec les continents. On en inventa même de nouveaux pour compliquer le jeu : Mitropa, Gaelica… Ce que j’étais ? J’étais quelqu’un qui ne connaissait pas l’Amérique, l’Asie, et, — demande-t-elle à être un continent ? — l’Irlande. Mais, tout ce qui peut vivre de femmes blondes à yeux verts aux environs de Seattle, de Trebizonde et de Dublin, j’étais quelqu’un qui les connaissait. L’ami de la femme du consul suédois de Cork, dont les yeux ne furent verts qu’une année, par bonheur celle de mon séjour, ce n’était pas, comme on l’avait prétendu, O’Sullivan Dolywood, c’était moi. Celui qui se brouilla avec Betty Scheff, qui prétendait le faire asseoir du côté de son œil noir (ses yeux étaient vairons), ce n’était pas, comme il fut publié, Oscar-Erick de Sumiprast, c’était moi. Celui qui eut de Rosine Ravarina un fils dont on ne vit jamais s’il avait les yeux de sa mère, car il mourut le premier jour, ce n’était pas Dante di Branginetti, c’était moi. Celui qui porta Nenetza Benge dans un grand papier, ce n’était pas Alcibiades Mevrondis, c’était moi. Et j’étais aussi, pour tout avouer, celui auquel le plus grand poète haïtien avait dédié son meilleur poème, qui débutait par le vers devenu illustre :

« L’allègre pipirit a sonné le réveil !… »

— Haïti ? dit Eva, qui m’écoutait sans trop d’impatience, mais qui eût désiré une biographie plus ordonnée, avec des dates… Haïti ? Un de mes cousins, Otto von Mueller, est tombé du bateau entre Haïti et La Havane, et un requin l’a mangé… Pourquoi riez-vous ?

Il était très impoli de rire, mais au fond qui était à sa place, à mi-chemin entre Port-au-Prince et Cuba, du requin ou du fils Mueller ? Famille entreprenante, mais imprudente, car le frère cadet était mort, lui aussi, dans un combat plus égal, à Brégy (Seine-et-Marne), où pas grand-chose ne l’appelait non plus, entre Vareddes et Dammartin… On pouvait, il est vrai, me faire aujourd’hui le même reproche et demander ce que je venais chercher à mi-chemin, — si je jugeai juste, — entre la haine et la sympathie d’Eva… Toutes deux s’étaient rapprochées, car Eva m’avait pris tendrement les mains et me regardait durement dans les yeux.

— Vous avez le front de votre père, lui dis-je.

— Laissez le front de mon père. Si vous voulez tout savoir, et pour compléter cette circulaire du Major Schiffl qu’Ida vous a donnée, j’ai les hanches de ma tante Schadow et de la Madeleine de Cranach, les dents de mon grand-père Curlus et de la sirène d’Adam Kraft, la poitrine de mon arrière-grand-mère Dorothée, et, celle, double, bien entendu, de Penthésilée. Mais vous, qui êtes-vous ?

Je n’avais plus peur des femmes. Ma peur venait autrefois de ce que je les croyais rares et périssables. Mais je savais, depuis la guerre, que c’est dans le corps de l’homme, infiniment plus fragile, que se logent tous les aimants qui attirent le plomb, le fer, l’acier mortel. De toutes ces amies de jeunesse que j’avais eu de telles craintes d’abord d’effleurer, puis de palper, puis d’étrangler, aucun ne manquait encore à l’appel. À peine leur cohorte, pour user des mots poétiques chers aux sénateurs, quand ils disputent du vote des femmes, à peine leur cohorte s’était-elle acquittée, par le don d’une jeune poitrinaire ou l’aide d’une vague de fond, de l’impôt le plus dérisoire. J’étais sûr de mourir avant Eva. Cela m’enleva tout scrupule.

— Votre nom ? répéta-t-elle.

Je lui déclarai que mon nom était Chapdelaine ou, plus exactement, Chapedlaine.

— Mon cher Jean, disait-elle, jouons franc jeu. Zeten m’a rappelé, à propos, que je vous avais connu jadis. J’ai retrouvé vos initiales sur une de vos lettres à mon père, votre nom dans le catalogue de l’Université, et j’ai obtenu du recteur votre feuille matricule… La voici…

Elle me tendit, en effet, ma carte de 1906, sur laquelle il était écrit que j’étais né en Limousin, que j’habitais l’Ile-de-France, que j’avais étudié en Berry (car à l’étranger je suis plus fier de mes provinces que de mes départements). Le reste de la carte était vide. À ces questions indiscrètes que posent les Universités allemandes au nom du Rector magnificus sur votre puberté, ses manifestations, et sur vos vices, j’avais refusé de répondre, évitant ainsi de compromettre, entre autres, l’Anjou, le Vivarais et la Saintonge… Je me félicitai de n’avoir pas commis d’indiscrétion dont Eva sûrement eût tiré avantage…

— Répondez-moi, dit Eva, et lâchez-moi, il y a danger…

Elle parlait en pylône électrique, et en effet, si j’en croyais Ida, Eva supportait des câbles assez chargés en volts, celui de la Consul, celui de la Thulé, ceux des Schutzcorps…

— Que faites-vous autour de Siegfried Kleist ? Que machinez-vous contre lui ?

Assuré que vingt bonnes années après qu’on m’aurait enterré dans mon petit cimetière au fond d’un cercueil égal, pour la bonne ordonnance, au plus long cercueil de mes aïeux, la belle Eva vivrait encore, chrysanthème Bourla à son déclin, sa fureur ne m’impressionna point. J’adore d’ailleurs les scènes entre jeune homme et jeune femme, dès qu’elles éclatent en Allemagne. Elles y correspondent à ce qu’est en Écosse le silence des deux fiancés dans la caverne, aux États-Unis à l’adoption par deux amoureux d’un petit de blaireau ou d’oiseau rieur, en somme à toute contraction romantique de l’âme, et sur l’océan Indien, où l’on ne bouge point par paresse, et où l’on laisse faite les scènes par les éléments eux-mêmes, au typhon et au grand éclair. Il se consomme heureusement en Thuringe et en Souabe, à l’usage de ces débats, plus de cravaches, plus d’aumônières de velours, plus de baisers pour ennemis que dans le monde entier. Surprenant les mains d’Eva déchaînée par un geste que je n’avais pas révélé dans ma feuille matricule au Rectori Magnifico, immobilisant ses genoux par une méthode que j’avais apprise d’ailleurs depuis l’Université, je limitais tout mon péril à ses dents et ses lèvres par la pratique assez connue, si vous voulez, en Picardie, et dénommée baiser. Assuré que cette amazone nourrirait encore de myrtilles et de quenelles sa hanche d’Adam Kraft et son sein de Penthésilée alors que depuis longtemps seraient plantés sur ma tombe les arbres différents que j’ai indiqués au hasard comme mes arbres préférés à mes amies, le petit catalpa, le laurier, le chêne-liège et le saule non pleureur, je l’embrassai… J’avouais peut-être ainsi que je n’étais pas un Chapdelaine. Mais c’était la fin de la scène… Mais c’était ce qui correspond, en Écosse, aux appels de Miss Draper, le chaperon, pour le golf ; aux États-Unis, à la morsure faite par le petit blaireau, et, sur l’océan Indien, à la mer calme, calme au-dessus des dix mille Chinois noyés dans la minute, sans vagues, mais éventrée de sillons comme un champ. Eva n’avait pas reculé.

— Je ne sais si je hais tous les Français, dit Eva, perfectionnant l’exemple classique de la litote : je hais la France. Tous les soirs, je fais réciter à mes petites cousines la prière contre la France, que répandent nos ligues.

— Récitez, lui dis-je. On gagne des indulgences à toute heure.

Elle récita :

« Sainte Marie, Mère de Dieu, délivrez le monde de la race horrible des Français. Vous qui êtes pleine de grâces, vous qu’écoute le Seigneur, faites des lieux où ils prétendent vous vénérer, Lourdes et autres, des lieux de catastrophe et de ruine. Vous qui n’avez pas intercédé pour les Mèdes assassins, les honteux Carthaginois, laissez le Christ vengeur répandre sur eux son soufre et sa poix. Priez pour nous, pauvres pécheurs, qui allons reprendre nos armes pour chasser les Nègres du Rhin, les Annamites du Neckar, les Marocains de la Moselle, et, comme aux merveilleuses Vêpres siciliennes, massacrer les Français dans leurs culottes rouges, battre d’orties les Françaises enduites de leurs fards, et disperser leur engeance avec celle des Serbes et des honteux Roumains. Dites à sainte Catherine de laisser flamber leurs demeures. Dites à sainte Barbe de laisser exploser leurs mines. Que les cent mille bœufs livrés par nous empestent leurs troupeaux. Que les cent mille wagons livrés par nous soient dans leurs attelages de trains les coursiers noirs. Ainsi soit-il… » Voilà ! Il n’est pas un enfant bien né en Bavière qui ne récite cette invocation sur sa petite descente de lit alors que monte la lune derrière les vitraux.

Elle réfléchit :

— Que font les petits Français à pareille heure ?

— Ils disent aussi leur oraison. Vous voulez la connaître ?

Je récitai :

« Saint Gabriel, nous te rendons ton glaive qui a vaincu le petit Hindenburg. Saint Michel, nous te rendons ton bouclier qui a terrassé le petit Ludendorff. Saint Raphaël, nous te rendons ton casque auquel s’est brisé le casque du petit Guillaume. Quand le temps sera venu de pardonner aux petits Allemands qui ont détruit 789.000 de nos maisons, convenons d’un petit signe qui sera un petit enfant bavarois offrant de lui-même 10 petits pfennig à la France ; quand le temps sera venu de pardonner aux petits Allemands qui ont déporté nos sœurs, qui ont rasé nos cerisiers et nos pommiers, qui ont dévasté 3.337.000 de nos hectares, convenons d’un petit signe qui sera une petite fille hessoise refusant de dire le soir sa petite prière homicide, car, Archanges, en nous donnant la victoire, vous nous avez enlevé le droit de haïr. » Parlons donc franchement, Eva ; asseyez-vous, puisque nous avons dit nos Benedicite. Où avez-vous rencontré Siegfried pour la première fois ?

Cette fois elle me répondit. Sa robe avait glissé et l’on voyait une épaule. Que voulaient dire les archanges par ce signe ?

— À Sassnitz, à l’hôpital, dans la salle des soldats atteints à la tête et inconscients, prisonniers et alliés, où l’on m’avait mise parce que je sais pas mal de langues et que je traduisais leurs appels. C’était affreux. On aurait dit l’Europe. Au bout d’une semaine, je comprenais la nationalité des cris, des râles. J’ai vu Siegfried arriver le 4 mars 1915. Cette date est porté sur son livret, à la place de sa naissance…

— Et la nationalité des plaintes de Siegfried, à quoi l’avez-vous reconnue ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je sais où l’on a ramassé Siegfried. C’est dans un bois où se battaient la légion étrangère et un régiment mi-allemand mi-autrichien. Toutes les nations du monde, ou à peu près, et même les neutres, ont laissé des blessés sur ce terrain. À quoi avez-vous reconnu que Siegfried était Allemand ?

— Avant de s’évanouir, il avait crié Wasser.

— Aux troupes anglaises et françaises, avant l’assaut, on apprenait à dire, en Orient : « Mahomet est son prophète », et en Occident : « Vater mit Kindern », ou « Wasser ».

Se croyant acharnée à la discussion, mais l’étant surtout à la lutte, Eva s’était approchée avec tant de menace que son nez toucha le mien. C’est la déclaration de l’amour dans quelques îles malaises. Mais je me gardai d’exprimer tout haut cette réflexion frivole. Je m’en tins à une déclaration d’inimitié analogue à la première. Je n’infligeai pas à Eva le frottement des deux oreilles, qui en Bechuanaland engage pour la vie deux êtres à vivre ensemble du produit de la chasse, ni du front et du menton, qui, dans la secte Dibamba, en Haut-Ogoué, connue de Zelten, signifie que vous mangerez du même homme et que vous êtes autorisé à inscrire sur le captif vivant, à votre morceau favori, un numéro réservant votre part. Enserrant ses deux bras dans l’étau du Berry, comme eût dit ma feuille matricule, je lui donnai le baiser, si vous voulez, de Louveciennes.

— Savez-vous, dit-elle, quand elle put parler toujours maintenue contre moi, quelle formule les étudiantes et les jeunes filles allemandes récitent et doivent copier neuf fois et adresser à neuf amies ?

Je la regardai sans mot dire. J’en avais assez de nos assauts de haine. Mais elle récita :

« Ô Allemagne, nous jurons d’avoir chacune cinq fils pour te venger. Le premier te vengera des Polonais, qui sont une insulte et une dérision pour l’Europe. Les quatre autres te vengeront des Français, qui enlèvent tout prix à l’existence. Ils ont confisqué, en Alsace, les biens du général Scheuch, ancien ministre de la Guerre. Grâce à la valeur de leur franc, ils pillent nos boutiques. Trop lâches pour violenter eux-mêmes nos femmes, ils les soumettent à des nègres. Ils avivent leurs plaies comme un mendiant espagnol pour exciter la pitié et réclamer l’aumône. Mais, Allemagne, ton heure vient peu à peu. Déjà, la Bolivie a repris sa mission vétérinaire allemande, déjà la Station zoologique de Naples a rappelé un directeur allemand, déjà les Volières de New York ont demandé du personnel à Hagenbeck et l’Argentine acclame nos botanistes. La royauté, Allemagne, que tu exerçais sur la flore et sur la faune du monde te sera bientôt redonnée. Que le jour des Vêpres siciliennes arrive, comme le réclame le Dr Grober, tu trouveras chacune de nous tendant le poignard à notre frère. Égorge tout un jour après avoir haï cinq ans, et te sera redonnée la royauté sur les âmes, que tu féconderas par ta poésie et ta musique. »

Eva, délivrée, m’avait tendu le texte. Après les mots « mendiant espagnol », une annotation indiquait d’éviter cette métaphore pour les pays de langue espagnole, et de le remplacer par Shylock réclamant sa livre de viande (à éviter celle-là dans le centre Europe et les milieux sionistes)… Puisque les chants amœbées avaient repris, je ne voulus pas être en reste et préparai mon épode. Voici donc ce que les étudiantes disaient chez nous : je n’inventais d’ailleurs pas ; c’était le discours de l’agrégée d’allemand à la distribution des prix de Brive :

« Nous avons aujourd’hui à Brive la première distribution de prix où les robes de couleur soient plus nombreuses que les robes noires. Toi, Marie Desmoulins, qui as eu le prix de thème allemand, toi, Denise Laurent, qui as celui de version, une mission plus grave vous est réservée qu’à celles de vos compagnes lauréates en italien et en anglais. Vous savez, mes enfants, que le monde a deux tampons, l’Allemagne, qui amortit les heurts du côté de l’instinct, de la vie physique, du chaos, comme mon cours d’avant Pâques vous l’a prouvé, et la France, qui les empêche du côté de la vie théorique, sensible et logique. Tu as donc, Marie Desmoulins… »

Je ne pus achever mon antistrophe, car on frappa et deux hommes entrèrent.

Ils étaient évidemment depuis longtemps derrière la porte. Mon escalier est raide et aucun ne soufflait. Ils détournaient les yeux d’Eva, dont les cheveux, autre signe des archanges ou autre rappel au chrysanthème Bourla, s’étaient défaits. Ils semblaient deux maris venus pour surprendre ensemble leur unique femme. Je connaissais de vue le plus jeune, jadis ami de Zelten et grand spirite, et j’avais suivi à l’Université le cours dans lequel le plus vieux déclarait erronées toutes les doctrines de l’économie politique européenne sur les guerres ; le contingent naturel de cuivre, de laiton ou d’acier s’éparpillait selon lui dans le corps d’une nation comme la graisse dont vit ensuite un malade, et l’esprit de guerre ne se déclarait qu’au moment où la sursaturation de métal guerrier était acquise.

— Monsieur, dit le Professeur Schmeck, nous connaissons le but de votre enquête à Munich. Vous avez, semble-t-il, quelques raisons de croire que Siegfried von Kleist n’est pas Allemand ?

J’affectai de ne pas comprendre.

— Monsieur, dit le professeur Schmeck, je suis Monsieur le professeur Schmeck. Mon ami est le capitaine baron de Greidlinger. Avec Fraülein von Schwanhofer vous avez à peu près reconstitué ici le trio parfait qu’utilisaient vos romanciers mondains du Second Empire quand ils voulaient décrire l’Allemagne. Par un singulier hasard, un trio composé de nos ancêtres à tous trois s’est rendu jadis en délégation auprès du ministre de la police bavaroise pour obtenir la libération de Lola Montès. Le fait qu’aujourd’hui nous sommes tous trois présidents de clubs de revanche et d’associations de haine, suffit à vous prouver que l’Allemagne a changé. Il convient donc, pour votre bien autant que pour le nôtre, de nous accorder cette explication. Nous sommes prêts à accepter vos exigences, si vous voulez bien nous dire ce que vous savez de Siegfried.

Je ne savais rien.

— Monsieur, reprit le professeur Schmeck, vous infligez à Fraülein Eva une immense peine. Tout ce qui nous attache à un fils l’attache à Siegfried. C’est elle qui lui révéla comment se nomme un verre, un chien, un chat ; qui lui apprit à écrire, et je me rappelle encore avec quelle furie son élève s’y mettait ; le premier stylo a fait une heure. Avouez qu’un homme qui ressuscite aime mieux appeler une femme Eva qu’Amélie ou Ursule. Mais depuis 1914 nous n’en sommes plus, hélas ! à un fils près, et je comprends que ce premier argument vous touche à peine. Le second vous atteindra davantage. Quelle que soit la nationalité de Siegfried, Hongrois, Français ou Portugais, l’Allemagne a besoin de lui. Les autres peuples nous ont souvent reproché notre passion pour la transfusion des âmes, du sang, pour la création artificielle de corps ou d’intelligences humaines… Rassurez-vous, nous n’avons pas transfusé un fluide étranger en votre ami ; depuis que sa blessure est devenue cicatrice, le cycle de son sang est resté parfait. Mais notre grand maître Bentram, l’auteur de presque toutes les additions à nos constitutions, ayant eu la chance de voir Siegfried à Sassnitz, nous l’indiqua dès 1915 comme le conseiller désigné, par sa logique et son intuition sans précédent en Allemagne, pour étudier critiquement les projets de nos hommes d’État. C’est le principe de l’éducation allemande de spécialiser chaque Allemand, — chaque Allemand ne connaît que sa spécialité, pour le reste il s’en remet au Gouvernement, — et il nous a été facile de développer en Siegfried un conseiller d’État modèle. Vous êtes arrivé à l’heure ou ses services vont nous devenir indispensables. Ce dont nous manquons le plus, vous le savez, ce n’est point d’esprit créateur (par rapport au Français, nous créons dans la proportion où engendre un mari polygame par rapport au monogame), c’est de critique, et jusqu’ici seul Siegfried a vu le vice et les conséquences scabreuses de 31 de nos paragraphes. En admettant qu’il soit Français, comme semble l’indiquer votre venue à Munich, ne rendrez-vous pas à la France un service signalé puisque de ce fait la constitution de Weimar comportera quelques clous et quelques charnières français. Vous luttez pour imposer votre langue dans les congrès ? Pourquoi retirer du congrès germain le seul représentant, je puis l’assurer, de votre esprit ? Quelle somme ne paierait pas l’Allemagne pour avoir à votre Cour des Comptes un assistant, insoupçonnable, qui permettrait à cet illustre corps de s’adapter inconsciemment aux grands sentiments de l’Allemagne, ou auprès de votre Conseil d’État, cette admirable institution qui vient de décréter que tous les procès faits depuis 1858 au Bois de Boulogne l’ont été à tort, la femme d’un de ses membres ayant mérité le dernier pour son obstination à ne pas y museler son chien… Nous venons donc vous demander de remettre vos révélations jusqu’au jour où l’Allemagne sera faite et l’Europe apaisée…

Le professeur Schmeck se tut. Je m’inclinai.

— Monsieur le professeur, lui dis-je, je réfléchirai. D’ailleurs, M. von Greidlinger vous dira mes intentions, puisqu’il est le plus habile liseur de pensée d’Allemagne et que vous l’avez amené à ce titre. Qu’avez-vous lu en moi, monsieur von Greidlinger ?…

Greidlinger, muet comme un microphone, tressaillit et détourna les yeux des miens comme celui qu’on surprend à lire par-dessus votre épaule. S’il lisait vraiment ma pensée, il me voyait pêchant à la ligne avec le petit Forestier, plus jeune que moi de deux ans, et lui contant l’histoire du pêcheur qui prit une truite si grosse qu’en la jetant en l’air elle assomma une perdrix, ce dont le pêcheur fut si stupéfait qu’il tomba assis sur un lièvre et le tua. Le plus grand esprit critique de Weimar avait tout cru… C’était tout ce qu’il y avait à lire en moi, avec le désir de voir terminer l’intermède comique ; Greidlinger en fit part à Schmeck et tous deux prirent congé.

Eva s’était assise, lasse. Le verbiage de Schmeck m’avait servi. Cette façon mécanique de faire d’un homme sans patrie l’Allemand le plus conscient soudain la choquait. Je vins m’asseoir près d’elle. Je passai mon bras autour de sa taille. Je réunis un peu les deux planches flottantes du radeau qui portait, sur une mer si menaçante, notre ami. Le poêle qui ronflait, le soleil qui mourait sur la couronne d’Austerlitz du ténor Langen, lui redonnaient pour une minute la mémoire de ce qu’avait été et la vue de ce que sera un jour la paix. Elle prit ma main. Mais le tournoi dont les êtres vivants avaient donné l’exemple dans cette salle continuait entre les objets, et les chants alternés s’y échangeaient dans le silence, car, heurtant du coude un Hamburgisches Correspondent, que Schmeck avait dû laisser là, elle le fit tomber ouvert à nos pieds et, penchés sur la revue, nous y lisions un hymne de haine :

« France, disait un Otto Ernst Schmidt, je souhaite la fin du monde si tu peux en mourir. À tous les pays je souhaite le malheur qui est le nôtre. Qu’une autre race descende d’une autre planète ; qu’elle apporte à l’Amérique une unité monétaire qui vaille 600 dollars, que des êtres à sexe difforme ravagent la France. De même que pendant la guerre ce n’étaient pas les canons les plus effroyables, mais les poux, de même pendant la paix, les Anglais ne sont pas les plus insupportables, mais les Français. La France est le plus mesquin, le plus cruel peuple de la terre, l’unique chez qui tout sentiment du droit s’est éteint pour toujours. C’est le peuple le plus pourvu en vices, celui du marquis de Sade, celui de Choderlos de Laclos, général de la Révolution, le collègue de leur Monsieur Foch. La morale de la France, c’est le pot de fard. De même qu’on ne trouve dans aucun pays civilisé autant d’êtres sales et mal lavés qu’en France, de même on ne trouve nulle part autant de fard. Une couche de fard sur de l’ordure, c’est l’enseigne de la France. Pour chaque Français noir qui a souillé notre sol, dix mille Français pâles doivent périr, et ce chant est un chant de haine entre un million. »

— Eh bien ! Eva ?

— N’était-ce pas à peu près votre chant et celui de vos professeurs après 1870 ?

— Après 70, mon instituteur m’a forcé à dessiner aux crayons Faber et à mépriser les crayons Conté. Mon professeur de gymnase à lire Immerman et Kotzebue, au lieu de Dante et de Shakespeare. Mon maître d’histoire naturelle, à l’Université, à découper les animaux d’aquarium en quatre, suivant la méthode de Giessen, et non en deux, suivant la méthode de Gaston Bonnier. L’influence la plus claire de 1870 sur moi, c’est que j’ai été nourrie de Kotzebue et que je découpe le têtard par quartiers.

— Et maintenant ?

— Puisque notre dialogue se poursuit entre tous ces livres, voulez-vous que nous lisions le premier chant que nous donnera cette Revue des Deux Mondes par exemple, ouverte au hasard ?

Avant même qu’il nous fût besoin de feuilleter le chant frères Tharaud, le chant Doumic, le chant Madelin, en pleine Revue des Deux Mondes, cette page s’offrit :

« Je ne veux pas mourir avant d’avoir revu l’Europe heureuse. Sans avoir vu reparaître ce journal dont je ne sais ce qu’est devenu le directeur, l’Écho international des gens heureux avec son supplément illustré des bêtes et des plantes heureuses, et ses trois cents abonnés. Sans avoir vu les deux mots qu’une force invincible écarte le plus chaque jour, le mot Russie et le mot Bonheur, se rencontrer sur mes lèvres à nouveau. Je ne veux pas mourir avant que les mères dont les fils ont été tués soient toutes mortes : ce jour-là, un grand pas sera fait vers le bonheur du monde. Moi, qui n’avais jamais voulu jusqu’ici renoncer au tennis malgré mes palpitations, aller aux eaux malgré mon foie gonflé, et aux bains, malgré mes rhumatismes, je veux voir l’Europe heureuse, je veux me garder intact pour ce jour, et me calfeutrer entre Royat, Néris et Vichy, dans ce triangle auvergnat de santé qui s’élargira peu à peu, à mesure que viendra l’heure heureuse, jusqu’à Marienbad, jusqu’à Constantza, et enfin jusqu’aux eaux de Crimée… Être heureux, — je dis cela pour ceux qui n’ont pas plus de vingt-cinq ans, car ils l’ignorent, — c’est, aux frontières, ne pas entendre les gens multiplier par cent ou par mille, comme des peuples d’enfants, le contenu de leur bourse. C’est revoir la même humeur sur le visage des dix maîtres d’hôtel de l’Orient-express, et des quarante stewards quand on fait le Tour du Monde, et ce même sourire qu’ils se transmettaient, flambeau des âmes domestiques, avec ma couverture et ma valise. C’est ne pas avoir, à la vue d’un rapatrié des régions affamées, l’impression qu’il a un jour disputé son repas à un enfant… Alors, le jour où j’aurai vu le monde à nouveau robuste accrocher comme deux plaques de ceinturon le mot Russie et le mot Bonheur, je veux bien mourir. Quel agréable jour que celui de ma mort !… On me lira, dans l’Écho (ou dans le Figaro, ou dans le Matin, je choisirai mon journal non d’après sa politique, mais d’après son optimisme), ces accidents terribles qui indiquent que le siècle est au bonheur, qu’un revolver est parti tout seul dans le Loiret, qu’un poète s’est cassé la jambe à Berlin, qu’un typhon a tué son million de Chinois… Ô monde, nous ne nous doutions pas que le naufrage du Titanic était un message d’heureuse paix !… »

*


Quand la Providence a mis dans votre chambre une aussi belle créature qu’Eva, elle ne peut guère la retirer sans payer une rançon. À peine la porte s’était-elle fermée sur Fraülein von Schwanhofer qu’elle s’ouvrait sur Geneviève Prat. J’avais toujours eu le sentiment que Geneviève, seule des femmes, mourrait avant moi, c’est vous dire quel fut mon accueil. Elle n’était pas plus étonnée de me voir à Munich que de s’y trouver, car la vie lui semblait une aventure suffisamment étrange pour qu’on eût, par-dessus le marché, à s’étonner de ses détails. Il lui parut normal de rencontrer sur mon palier la plus belle femme de l’Allemagne du Sud avec des nattes mal ajustées et semblable à s’y méprendre à un chrysanthème Bourla. Mais elle tint à me dire que cette personne devait avoir un clou dans son soulier droit. Blasé sur les affaires humaines, son œil était celui d’un lynx pour surveiller le corps humain, et sur des passants dont les démarches ne me paraissaient point différentes, elle remarquait des boiteries, des inclinaisons, et le travail, intolérable pour elle, de tous les cors, engelures et hernies.

— Eh bien ! lui dis-je, les Bernardo de Rothschild ?

— Rien encore, fit-elle tristement.

Car Geneviève, qui n’avait aucun désir, désirait être invitée chez les Bernardo de Rothschild. On n’a jamais su pourquoi. Ce n’était pas un vœu dont la réalisation fût impossible. Il est surtout nécessaire, pour être invité chez les Bernardo, qu’ils aient le plus léger soupçon que vous accepteriez. Je me proposais, à la première occasion, de leur signaler le vœu de Geneviève. Mais un destin les éloignait de ma route, qu’il parsemait des autres membres de leur famille, des Edmondo, des Alexandro, et je sentais la fin de Geneviève Prat arriver. J’aurais dû me méfier dès Paris, car tous les biens de la vie me sont venus une année ou une heure trop tard. Pour commencer par le premier, le Certificat d’études m’est venu ; j’y étais reçu en tête de la liste, à cause d’un mot sur la France que le jury avait déclaré heureux, et mon grand-père, qui m’avait préparé lui-même, qui avait, par des mots continuas sur l’honnêteté, l’orthographe, la gloire et les quatre fleuves, donné à ce mot une telle pression qu’il avait jailli soudain à la vue de l’inspecteur primaire et du droguiste d’Ecueillé, était mort depuis trois mois. J’en ai un remords éternel ! Il était si facile de demander une dispense, d’être reçu un an plus tôt et de permettre à mon grand-père de me donner avec plus de confiance qu’à un petit-fils sans diplôme ses derniers conseils !… La santé m’était venue, et celui qui l’avait cherchée en moi, par des soirées d’écoutes, était mort. La richesse m’était venue, subitement, quelques mois après la mort du tuteur qui avait partagé avec moi, pendant dix ans, les 2.300 francs de sa retraite. Tous les objets qu’il disait en riant attendre de mes futurs millions me sautent encore aux yeux, du fond de chaque vitrine : ses lunettes en doublé, sa robe de chambre en faux poil de chameau, sa valise en fausse truie, car il n’imaginait même pas que l’or, le vrai poil de chameau et le vrai porc pussent un jour entrer dans sa vie, et, dans chaque chapellerie, parmi les initiales d’argent piquées sur le velours comme les décorations d’un mort m’appellent ses deux initiales, pour lesquelles il n’eut jamais les deux francs nécessaires, et qui étaient pourtant les plus faciles à saisir, l’A et le B. Voilà pourquoi, à la vue de Geneviève, je me jurai d’aller trouver au fond de leurs jardins, ensoleillés, il va sans dire, là où l’ombre était nécessaire, ombreux là où il fallait le soleil, et malgré la certitude de les trouver, les Bernardo de Rothschild.

Je pouvais en attendant montrer à Geneviève Ludendorff, et elle accepta de partir le lendemain avec Kleist pour la troisième tournée Meyer. L’auto vint nous prendre par un beau soleil. La neige était fondue. En l’absence des feuillages caducs, le printemps luisait sur les lauriers, les cèdres et toutes les écorces. Le Dr Meyer, par malheur, nous avait adjoint M. Grane, le commissaire chargé jadis de recueillir les plaintes du Cameroun contre le mandat français. C’était un Américain de Salt Lake City qui avait pris la France en grippe parce qu’elle n’utilisait pas suffisamment le lierre pour agrémenter ses vieilles églises et ses manoirs. De plus, détenant une part dans l’entreprise montée par les fabricants prohibitionnistes de sirop de raisin, il ne pardonnait pas aux grands propriétaires de la Bourgogne et du Bordelais d’avoir décliné ses offres philanthropiques et refusé d’élaborer, dans un but à la fois divin et financier, en place de leur liquide nocif et pour les grands restaurants, un sirop Pontet-Canet et un sirop Hospice de Beaune. Dès la sortie de la ville, le Dr Meyer Stoppa et nous montra du doigt les deux tours en gobelet du Dom.

— Ici, vous admirez la constance du travail allemand, récita le Dr Meyer. Jamais les Français n’ont pu finir les flèches de leurs cathédrales. Voyez Notre-Dame ! Voyez Beauvais ! La seule cathédrale inachevée en Allemagne est Strasbourg, parce qu’elle est restée deux siècles entre leurs mains.

Nous avions pris la route féodale, devinant l’Allemagne aux animaux : les districts royaux aux daims et aux paons, la petite noblesse aux faisans et aux sangliers, et enfin, aux, pies apprivoisées et aux bassets, les colonies de peintres, qu’annonçaient d’ailleurs aussi, dix kilomètres à l’avance, les taches qu’ils faisaient aux bornes, aux rochers et aux barrières en rouvrant leurs tubes à peinture. Sur les torrents d’eau rapide, des câbles pendaient aux ponts pour que les paysagistes en baignade emportés par le courant pussent se rattraper avant l’écluse et la meule. Devant nous un soleil empressé taillait les montagnes. À chaque vibration plus aiguë de la lumière, Geneviève se mettait du rouge, à la seconde où les peintres devaient aussi rehausser la couleur de leurs personnages, tant leur paysage s’avivait.

Chacune de nos visites était décorée d’un titre : la première s’appelait Hermannschlacht, la seconde Sedan, et la troisième Lacs Mazuriens. L’Hermannschlacht fut ratée. Le président des anciens Bavarois de la Légion étrangère manqua du sang-froid le plus élémentaire, car sa fille accouchait. Elle poussait, dans la chambre proche, des clameurs qu’il essayait de comparer, tout blême, aux cris qu’il avait entendu pousser par le jeune Fliegenschuh, condamné près de Figuig à être mangé par les chacals. Les explications qu’il nous donnait en latin, — pourquoi en latin ? — de la furor sadica du capitaine Gouraud, de la frenesis capitalis du lieutenant Lyautey, étaient embrouillées et troublées par son désir de savoir si c’était un fils ou une fille. Ce fut une fille ; elle poussa aussitôt de petits beuglements qui rappelaient à s’y méprendre, paraît-il, les dernières plaintes du légionnaire Muller, de Stuttgart, condamné a être mangé par les fourmis. Enfin, après quelques récriminations contre la mentem mortiferam du commandant Archinard, et aussi contre le stupidum caput du Dr Strockner, le pangermaniste, d’après lequel seule une remarquable infériorité intellectuelle pouvait amener des Allemands à la Légion, après un défilé devant les portraits de ses prétendus bourreaux (je reconnaissais surtout, sans doute à cause de la plus grande facilité avec laquelle on trouve leurs photographies, tous les colonels attachés à la Présidence de la République), et les chefs de Ligues contre la Légion, que notre hôte saluait suivant le cas du salut militaire français ou de l’allemand, après quelques objections de M. Grane, qui n’était plus hostile aux régiments étrangers depuis qu’il avait constaté que le mess des officiers de Figuig était couvert, à défaut de lierre, de clématites et de jasmins, nous prîmes congé. La mère et l’enfant dormaient, le grand-père s’épanouissait dans un silence soudain comparable aux belles siestes de Sidi-Bel-Abbès. C’était la première fois que j’entendais naître quelqu’un dans le pays le plus prolifique d’Europe et j’en étais tout ému…

Puis vinrent les lacs. Selon que les nuages étaient blanc gris, ou blanc blanc, l’eau en devenait bleu clair ou encre de Chine. Sur les bords, des châteaux construits par Louis II pour imiter Versailles, renonçant à remplir leur mission par leurs bâtiments, y arrivaient presque, aujourd’hui, par leurs reflets. Des fillettes costumées, la première rose à la bouche, agitaient vers nous à chaque tournant des fleurs d’hiver de la main droite, des fleurs d’été de la main gauche. Les peintres chasseurs de paysage avaient cédé la place aux chasseurs d’échos ; devant chaque montagne convexe, un Berlinois en vacances de Pâques faisait crier au chœur de ses enfants, juchés sur des pierres de taille différente, pour que leurs bouches du moins fussent à la même hauteur, un hymne de vengeance, ou, pour les reposer, une de ces questions comiques dont l’écho ne doit répondre que la dernière syllabe. Mais c’étaient de trop bons échos ; ils reprenaient la phrase à son début. Puis vint la frontière autrichienne, au-dessus de laquelle planait le premier aigle de la promenade, toujours hésitant entre les deux nouvelles républiques. Les douaniers autrichiens étaient au poste bavarois à boire de la bière, les bavarois dans l’autrichien à boire du vin. Les maisons à fresque avaient fait place aux chalets. Nous étions dans les cantons où les braconniers coupent la tête du camarade tué et le déshabillent pour qu’il ne soit pas reconnu. Un sirop d’histoire tyrolienne coulait sur la mémoire de M. Grane, tout ému. Mais derrière nous, j’entendais Geneviève interroger Kleist. Elle apprenait de lui-même sa vie, et qu’il avait tout oublié de ses trente premières années…

— Vous avez rudement de la veine, lui dit-elle.

Elle baissa les paupières une seconde sur ses yeux tristes, et bientôt deux yeux éclaircis apparurent, deux fois plus ignorants au moins que ceux de Forestier.

La visite aux Lacs Mazuriens débuta sans solennité par la faute de M. Grane, transporté pour avoir aperçu un lac entièrement tapissé de verdure.

— Jamais, jamais, cria-t-il à Ludendorff dès qu’il l’aperçut, M. Hearst ne permettra que la Bavière, sous le mandat français, voie péricliter ses plantes les plus vivaces !

Il m’était réservé d’être son interprète, car il ne savait point l’allemand.

Ludendorff était pour un mois à Hohenschwangau. Tous les cygnes et les chamois qui servaient au temps des touristes à peupler le paysage avaient été réunis dans son jardin. Il arrivait d’un défilé exécuté par les enfants des fonctionnaires allemands retirés des provinces cédées à Versailles et réunis, comme les cygnes et les chamois jadis épars pour la grandeur allemande, en colonie au bord de l’Alpsee. C’était la première fois que les enfants avaient défilé sur le sol et non sur la neige ; ils avaient entendu le son du pas de parade, et leurs petits visages s’épanouissaient. Le général nous reçut debout, dans un salon qui donnait sur le lac et sur les villas assemblées, elle aussi, semblait-il, de la Saxe ou de la Baltique, villas du Kronprinz, du prince Eitel Friedrich et du vieux Moltke. Son mobilier n’était remarquable que par deux petites cantines, celles qu’avaient reçues tant de châteaux polonais, belges ou ardennais, ces deux cercueils d’enfant que traîne tout général dans ses conquêtes et ses exils, moins sage et moins prudent certes que le plus léger Chinois. Il attendit, le regard voilé par deux paupières en bandeau. M. Grane d’ailleurs nous empêcha de placer la moindre phrase. Je suffisais tout juste à le traduire.

— Général, cria-t-il, en votre personne je salue l’Allemagne ! L’Allemagne est battue, bien battue, mais grâce à vous elle est invaincue !

Je fus interprète infidèle et me bornai à saluer l’hôte.

— Général, continua M. Grane, nous sommes ici pour nous dire la vérité. Nous sommes entre Ludendorff et Grane. Moi je suis franc et loyal. Je tiens ma franchise de mon grand-père Grane, le dentiste de Salt Lake City, celui qui fit rayer des grammaires américaines l’ignoble expression française : menteur comme un arracheur de dents. Général, je vous le demande : Aimez-vous au fond l’Empereur ?

Je traduisis, à ma guise encore, que M. Grane trouvait le lac ravissant et Ludendorff répondit en indiquant sa profondeur et sa beauté au soleil couchant. M. Grane frémissait dans l’attente de la réponse, qui lui vint par mon truchement sous cette forme :

— Le général aime l’empereur d’amitié. Mais il est républicain.

— Hurrah ! cria M. Grane enthousiasmé. Quelle joie quand les généraux des empereurs sont républicains et ceux des républicains monarchistes, comme Castelnau ! Ce sont les meilleurs généraux !

Ludendorff parut à peine surpris de voir acclamer son opinion sur le soleil

— Général, continua M. Grane, j’adore la loyauté. Je tiens la mienne de mon arrière-grand-mère, qui avait du sang grec. C’est elle qui a rendu populaire à Salt Lake City le dicton « loyal comme un Grec ». Elle était venue des Carpathes s’embarquer à Hambourg, recueillant sa vie à montrer une ourse, je vous dis cela loyalement, qui mourut à Budapest en mettant bas un ourson. Nous soupçonnons les Serbes de l’avoir empoisonnée. Ma pauvre aïeule eut ainsi un voyage difficile, car la muselière de la mère était trop grande pour l’ourson. C’était un supplice, loyalement parler, et pour les deux, d’avoir à l’ajuster sans cesse avec des cordes au collier. Je vous demande donc, général, ce que vous dites de la Honte Noire. J’ai dans ma poche cette belle médaille que votre ligue distribue pour avertir vos vierges et qui représente l’Allemagne nue enchaînée à un gigantesque phallos coiffé d’un casque de nègre. Général, que pensez-vous de la Honte Noire ?

Cette fois je traduisis :

— Toute occupation étrangère, répondit Ludendorff, d’une voix de phonographe et sa pensée complètement absente, qu’elle soit blanche ou qu’elle soit noire, est une honte pour le pays occupé.

Dans sa distraction, au lieu de dire « blanche » il avait d’ailleurs dit « verte ».

Je me tournai vers M. Grane, qui sténographia :

— M. Grane, nous dit le général, vous comprenez mieux que moi, puisque vous êtes Américain, la folie des Français. Ce peuple pousse la marotte de l’égalité jusqu’au délire. Il n’a vraiment pas cru insulter l’Allemagne en relevant par ses noirs nos garnisons de hussards de la mort ou de cuirassiers blancs. Les régiments nègres sont réclamés par les villes françaises. Pour moi, Ludendorff, qui suis aussi franc et loyal, je dois avouer que l’occupation noire nous a donné en quatre ans onze fois moins de métis que l’exposition de Togo à Berlin pendant l’été de 1906.

— Trois dernières petites questions au général, dit M. Grane. D’abord, quelle est son opinion sur la France. Je lui demanderai ensuite s’il est vrai qu’il faisait tout, et le maréchal Hindenburg rien ; et s’il est exact qu’il laissait deux ou trois jours, pendant les batailles, l’empereur Guillaume sans nouvelles.

Le général ayant dû comprendre le mot France, je lui demandai s’il avait jadis voyagé en France, s’il comptait rester en Bavière, toutes ces questions en somme qu’on pose à ceux qui ont eu une bonne maladie. Il me savait gré de ces curiosités modestes. Il m’en récompensait en m’indiquant la meilleure route pour le retour, avec la déclivité exacte des pentes et les empierrements. Mais M. Grane tirait avec insistance ma veste et réclamait la traduction. Il désirait aussi savoir si le général avait vu beaucoup de morts sur les onze millions de tués que la guerre a causés. Cette fois je m’arrangeai pour que ma traduction foudroyât M. Grane. Je voulais rejoindre Geneviève que je voyais apporter en tout lieu du salon sa trace pacifique, ajustant les cadenas des cantines, remettant droit les tableaux où les chamois reprirent par contre une position difficile, essuyant le verre des portraits de Bismarck, de Moltke, de Roon, que Ludendorff entretenait autour de lui comme des miroirs (je ne savais ce qu’il pensait de Ludendorff), rapetissants ou grossissants, et que j’entendais répondre à Kleist qui lui demandait si elle s’entendait avec son mari bavarois : — Nous nous entendions bien, si ce n’est qu’il employait le mot « distingué ».

— M. Grane, a dit le général, ne vous y trompez pas. Des centaines de milliers d’Allemands, au fond d’eux-mêmes, envient et admirent la France de n’avoir pas soufflé brusquement, comme les autres peuples, sur le château de la guerre. Elle conserve une armée, c’est-à-dire ce qui d’une nation s’est soudain coloré à l’approche de la guerre de couleurs superbes, orné journellement d’éclairs magnifiques à peine prévus dans la paix le 5 ou le 14 juillet, entouré de fracas mystérieux, au milieu d’une tourbe terne et sans génie. Elle conserve une armée glorieuse, c’est-à-dire l’élément immortel qui, de tous les tourments, de toutes les mutilations, est sorti le visage rayonnant et le corps intact. Ce que nous pensons de la France : nous l’envions. Elle a seule en Europe ce glacier coloré et immuable qui emplit les routes les jours de soleil ou d’anniversaires et d’où s’écoulent la force et la foi !

Mais déjà, dans la cour, le Dr Meyer sonnait de sa trompe. Cette trompe, m’avait-il expliqué, ne devait servir qu’à deux sonneries : annoncer la fin de la visite dans les tours Meyer, proclamer le retour de Guillaume. Bien que le Meyer sonnât avec acharnement, il y avait tout lieu de croire qu’il sonnait à notre usage, et Ludendorff, qui préférait d’ailleurs à tous les points de vue cette interprétation, nous fit signe que l’entretien était terminé.

Il me rappela comme j’étais sur le pas de la porte.

I can perfeftly french and english, dit-il. Pourquoi n’avez-vous pas répondu à M. Grane au sujet des tués de la guerre ? Il n’y a que les accoucheurs dont le rôle soit de voir naître des hommes. Tous les autres sont faits pour voir mourir.

*


Ce soir-là, car Kleist réclamait maintenant sa lecture quotidienne, la rédaction française fut un dialogue des morts dans lequel Chateaubriand, les Scudéry, Saint-Simon et quelques autres essayaient perfidement de provoquer des métaphores dans le langage de Bertrand de Born, le plus grand poète limousin, qui dans tous ses poèmes n’a eu recours qu’à la métaphore suivante : Toujours calme au fond de son âme, même quand la surface en était agitée, comme la mer.

— À quoi peut bien ressembler notre existence d’ombres ? lui demandait Chateaubriand.

— Oui, reprenait Saint-Simon, ne dirait-on pas ce reflet, ce murmure… Comment diable dites-vous en limousin ?

Mais Bertrand se méfiait et répondait par mots limpides.