Sheridan. De l’art comique en Angleterre

ESQUISSES LITTÉRAIRES.




ARTICLE DEUXIÈME.
Séparateur

Un homme supérieur fonde ou régénère la littérature nationale. Ses vastes œuvres, consacrées par l’admiration contemporaine, se posent comme autant de bases inébranlables sur lesquelles doivent édifier les générations à venir. Celles-ci professent la même foi, effet réfléchi de la même admiration. Le nom de cet homme luit et s’agrandit proportionnellement au temps écoulé depuis sa venue : on en fait le type du génie national. — Qu’advient-il alors ? — Par un de ces aveuglements étranges qu’on ne saurait définir, ses plus fervents disciples rejettent comme par instinct ses brillantes qualités, et mettent toute leur intelligence à exagérer ses faiblesses. Ainsi, le génie exubérant de Shakespeare semblait avoir légué aux œuvres dramatiques qui s’étaient succédé depuis lui une empreinte ineffaçable de longueur, à défaut de sa sublimité ; longueur de style, d’action, de caractère pour ainsi dire, et surtout d’esprit.

Moore a dit : — « La plaisanterie anglaise est longue ; les meilleurs écrivains ne savent pas s’arrêter à ce point juste où ce qui était spirituel va cesser de l’être ». — Ce n’est donc pas le moindre mérite du premier auteur comique de l’Angleterre, — Richard Blinsley Sheridan, — d’avoir osé s’affranchir, du moins en partie, de ce vice séculaire dans les annales de la littérature scénique. Aussi ses premières comédies eurent-elles un brillant succès, qui lui donna, quant à la forme, un cachet de puissance et d’originalité ; car cette forme seule appartenait à Sheridan ; c’était un grand imitateur. Lorsque Moore l’a salué du titre de Molière anglais, il est peu douteux que le poète irlandais se soit laissé emporter au-delà du vrai par l’enthousiasme de l’amitié. Ce talent comique se rapprocherait plutôt de la verve caustique de Regnard, à part toutefois la supériorité de l’écrivain français pour le dessin des caractères ; mais il y a loin de l’esprit de Sheridan au génie grave et profond de Molière. L’École de la Médisance, que ses compatriotes regardent comme son chef-d’œuvre, en fait foi, s’ils avouent que l’imitation entraîne un aveu tacite d’infériorité ; car cette belle comédie doit sans nul doute ses principales scènes à Tartuffe et au Tom Jones de Fielding. Joseph et Charles Surface sont deux habiles traductions. Néanmoins, un style précis et harmonieux, une gaîté irrésistible, l’heureux don d’une ironie piquante et digne pourtant, une finesse exquise, de la grâce, une facilité prodigieuse, — sont autant de qualités rares qui lui sont propres, et dont le mérite est précieux chez un auteur comique. Que Sheridan soit donc le seul d’entre ses rivaux dramatiques qui rappelle quelque peu Molière, c’est ce dont on ne saurait douter ; mais qu’il ait approprié le génie de notre grand écrivain à la critique des mœurs si différentes de son pays ; qu’il soit le Molière anglais, non par une simple imitation, mais bien par la même portée morale et littéraire, c’est une complète erreur. S’il est permis d’apprécier la réforme opérée par lui dans l’organisme de la scène, elle ne peut servir à sa gloire : cette vivacité de son action n’est que le résultat nécessaire de ses qualités personnelles. Ce n’est pas comme régénérateur que nous devons le considérer : Sheridan aurait pu et n’a pas voulu l’être ; mais comme l’écrivain le plus spirituel et le plus franchement comique qui ait illustré la scène anglaise, si peu féconde de tout temps en originalités semblables.

La critique ou l’éloge glisse sur la banalité et ne s’arrête qu’à l’exception. Sheridan en est une brillante. Si cet orateur étincelant et sarcastique, politique profond, émule de Fox, rival heureux de Pitt, avait porté sur le théâtre le prestige de ses œuvres parlementaires ; s’il avait dramatisé les idées réformatrices qu’il exaltait de sa nerveuse éloquence, l’Angleterre eût compté une seconde toute puissance intellectuelle dans les pages de son histoire théâtrale. Mais l’improvisateur politique était un écrivain indolent, qui prodiguait avec trop de facilité les éclairs de son esprit pour qu’il se souvînt de son génie.

Les bizarreries artistiques de sa vie privée rejaillissaient sur ses œuvres : il composait par saccades. Cependant deux de ses comédies sont des chefs-d’œuvre en leur genre, d’après lord Byron : la Duègne et le Critique. Cette dernière pièce représentée en 1779 sur le théâtre de Drury-Lane, est tout Sheridan ; c’est là qu’il faut étudier l’art comique en Angleterre.

Quelque étrange que paraisse cette assertion, nous essayons d’en produire brièvement les preuves.

Autorisés des premiers noms de la critique anglaise, nous avons émis que l’art comique était chose peu connue en Angleterre avant Sheridan, que lui-même ne pouvait être considéré comme fondateur ou comme réformateur. Nous avouons qu’il semble tout d’abord contradictoire de vouloir étudier dans une de ses comédies cet art dont nous avons nié l’existence complète ; et pourtant il est à regretter que ce soit par la critique des fausses données littéraires généralement suivies à cette époque que Sheridan ait dévoilé cette vérité. Le Critique n’est point, comme pièce théâtrale, un modèle à prendre ; c’est une excellente plaisanterie, a dit lord Byron ; c’est une saillie continue, où sont spirituellement signalés les vices des œuvres contemporaines, et qui cache sous le voile d’une gaîté charmante une satire que sa justesse garantit de la personnalité. Sheridan concevait profondément la réforme qu’il eût fallu amener sur la scène comique ; nul ne saurait dire pourquoi il ne l’a pas exécutée.

Tels sont nos motifs pour ne pas voir dans l’École de la Médisance, — le plus beau titre de gloire de cet écrivain selon beaucoup de commentateurs, — la véritable empreinte de son talent comique. Cette œuvre est purement écrite comme tout ce qui est sorti de sa plume ; mais les caractères en sont un peu exceptionnels, ou empruntés tant aux auteurs nationaux qu’aux théâtres étrangers ; l’action est lente ; le dénoûment, prévu dès l’exposition, n’offre qu’un faible intérêt. À part quelques scènes de la société médisante, qui elles-mêmes ne sortent point d’une donnée déjà explorée, une pensée sévère ne trouve dans cette comédie ni l’invention ni l’originalité réformatrice qu’on serait en droit d’attendre d’un écrivain aussi fécond en ressources intellectuelles.

Le génie s’allie rarement à l’esprit. Byron n’avait pas, — s’il est permis de donner une telle définition, — cette finesse de l’organisme intime d’où résultent une vive sagacité, et l’appréciation ironique des nuances les plus délicates de l’âme ; Sheridan la possédait au suprême degré. Chez lui l’aperçu profond était sacrifié à l’idée capricieuse et piquante ; la pensée grave l’était à l’élan d’une gaîté éblouissante. Au sein du Parlement, un sarcasme heureux arrêtait le cours d’une haute et éloquente discussion. L’esprit, quelques instants contenu par le génie oratoire le plus sérieux, s’éveillait soudain, luttait contre son sévère dominateur, perçait par intervalles, rassemblait ses forces et bientôt faisait jaillir au grand jour ses étincelles radieuses et fascinatrices. Alors Sheridan écrasait Pitt et aveuglait Mme de Staël dans ses soirées artistiques, que le plus grand poète des siècles modernes illustrait de sa présence, et dont il parle dans ses mémoires.

Si l’on veut juger Sheridan et le théâtre anglais tout ensemble, c’est donc dans le Critique qu’il faut les étudier l’un et l’autre. Là, nulle considération politique n’entravait l’essor d’un admirable esprit, et cette même facilité à l’épanchement servait à la saine critique des œuvres dramatiques et des traditions théâtrales qui pervertissaient l’art. Dire avec quelle verve, avec quel tourbillon d’ironie toujours nouvelles cette comédie met à nu la sécheresse, la longueur, l’invraisemblance inouïe de l’exposition scénique ; faire sentir l’incohérence, le ridicule de ces entrées et de ces sorties incompréhensibles ; enfin, tous ces graves indices d’une décadence, ou plutôt d’un anéantissement total de l’art dramatique : style vide et emphatique, action languissante, dénoûment exagéré et toujours nul, — nous serait chose impossible. Il nous faudrait analyser scène par scène, cette œuvre caustique pleine de gaîté, copie et satire, selon les commentateurs, des tragédies de Cumberland, chef de l’école correcte de l’époque, et que nous rappelle M. Casimir Delavigne, ce premier de nos poètes corrects, si toutefois il n’est pas le seul à l’être. — Il nous faudrait aussi décrire intellectuellement M. Puff, un de ces indulgents feuilletonistes qui, à raison de certaines compensations, — et peut-être forcés par la nécessité d’exercer une industrie qui tient de si près à l’invention, — se chargent de créer les succès ou les chutes. Nous ne nous arrêterons cependant pas sur ce caractère naturalisé français par la plume de M. Scribe, et qui n’est plus qu’une méprisable banalité dans notre journalisme. — On peut juger, même dans la traduction, de l’excellence de ses spirituelles satires ; et pourtant il est bien rare et bien difficile que notre langue s’approprie le génie d’une langue étrangère ; mais aussi, quelle verve entraînante, quel style précis et clair, quel esprit charmant ! — L’esprit ! N’est-il pas étrange et triste à la fois que ce soit là l’obstacle brillant que n’a pas su franchir le génie de Sheridan, et qui a privé l’Angleterre d’un réformateur de la scène comique ?…

C’est peut-être une perte irréparable ; car Byron s’est écrié dans sa belle Monodie : « — Le moule qui forma Sheridan est brisé pour toujours ! ». — Ils l’ont bien senti tous ces lords, ces poètes, ces écrivains qui le 7 juillet 1816, se disputèrent l’honneur de porter un coin du drap mortuaire ! Tout ce que l’Angleterre avait de plus illustre en talent et en naissance vint déposer le tribut d’une tardive admiration sur cette poussière, pour laquelle s’ouvrait l’enceinte solennelle de Westminster. Et cependant, qu’a-t-il laissé pour sa gloire littéraire ? — C’était, il est vrai, un grand orateur ; mais ses compatriotes le considérèrent plutôt comme auteur comique. — Qu’a-t-il laissé ? Une plaisanterie ! la plus spirituelle de toutes peut-être, car elle porte sur lui-même, mais enfin une plaisanterie ! — Ne serait-ce pas ici le lieu de citer le dernier mot d’un de nos grands critiques dans un feuilleton très-élogieux sur le Don Juan d’Autriche ? — « M. Casimir Delavigne, comme on le voit, a beaucoup, prodigieusement d’esprit, mais mieux vaudrait un peu de génie ». — À l’exception de cette légère similitude, nous sommes loin de vouloir établir une comparaison : Sheridan n’était ni académicien ni poète correct.

— Dans notre première esquisse nous avons brièvement apprécié la tendance réformatrice imprimée par Hoffmann à la littérature et aux arts spiritualistes de l’Allemagne, au commencement du xixe siècle. Quelques années auparavant, Sheridan, dédaignant en quelque sorte d’user de son brillant talent, a indiqué dans le Critique la réforme qui seule arrêterait la décadence imminente de l’art comique en Angleterre ; tandis que André Chénier, au pied de l’échafaud, la gravait en vers sublimes pour la poésie française. Dans la transition, si nous osons nous exprimer ainsi, du dernier siècle au xixe siècle, trois hommes se sont donc élevés, Hoffmann, Sheridan, André Chénier, qui, tous trois différant de talent, ont peut-être reconstruit dans leur patrie les premières bases d’un mouvement littéraire et artistique plus immense et plus solide. L’Allemagne, intérieurement émue par une entière révolution sociale, édifie encore ; l’Angleterre attend l’heure du réveil intellectuel ; mais la jeune France se glorifie à juste titre du génie régénérateur de Victor Hugo !

C. Leconte de Lisle.