Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 134-145).


LE CARACTÈRE
DE SEMEÏ.


SERMON VI.


« Abisaï dit : est-ce que Semeï pour cette insulte ne sera pas mis à mort. » Samuel XIX. 21. I. part.


Les indignes paroles ! Voici la seconde fois qu’Abisaï propose à David la mort de Semeï. Dans un transport soudain d’indignation, quand Semeï maudissoit David, il s’écria : Pourquoi ce chien-là maudit-il le roi mon maître ? laissez-moi, Je vous prie, que je lui tranche la tête. Il y avoit au moins dans ces paroles un air de bravoure, car il hasardoit sa tête aussi ; mais ici, quand l’offenseur étoit en son pouvoir, quand son sang s’étoit refroidi, quand le coupable se lavant les mains imploroit merci : est-ce que Semeï, dit Abisaï, ne sera pas mis à mort ?

Ah ! cette sentence ressemble moins à la justice qu’à la vengeance, passion vile et lâche qui rend la première démarche d’Abisaï contradictoire avec la seconde. Je ne m’efforcerai pas de les concilier ; ce discours est destiné à Semeï ; puisse le tableau que je vais faire de son caractère être utile à la société !

Sur la nouvelle de la conspiration de son fils Absalon, David s’étoit échappé de son palais ; il avoit fui Jérusalem pour se mettre en sûreté. La description de sa fuite est véritablement pathétique, jamais la douleur ne fut aussi touchante.

Le roi abandonna son palais pour se cacher au glaive du fils qu’il aimoit : il fuit avec toutes les marques de l’humilité et du malheur, la tête couverte et les pieds nuds, et quand il fut au bas du mont Olivet, il pleura. Quelques scènes agréables qui s’étoient peut-être passées dans ce lieu, quelques heures de plaisir qu’il y avoit partagées avec Absalon dans des temps plus heureux, émurent la tendresse de la nature ; il pleura sur la triste vicissitude des choses, et toutes les personnes qui l’avoient suivi, touchées de son affliction, se couvrirent aussi la tête, et pleurèrent.

Daid étoit venu à Bahurim, quand Semeï, fils de Géra, parut. Étoit-ce pour verser sur les plaies du roi l’huile qu’il avoit recueillie sur le mont des Olives ? non ; le temps et le malheur n’en avoient pas assez fait, et tu vins, Semeï, pour y ajouter ta part à leur triste ouvrage.

Il vint, il maudit David, il jeta sur lui des pierres et de la boue, et il lui disait : allons, homme de Bélial, tu as cherché le sang, et te voilà pris dans tes propres pièges ; Dieu a vengé sur toi le sang de Saül et de sa famille.

Il y a un raffinement de malice à choisir un temps favorable pour donner à son ennemi des marques de sa haine. Un mot, un regard qui, dans d’autres occasions, ne feroient aucune impression, blessent le cœur plus sûrement en le blessant plus à propos : ce sont des flèches qui, volant avec le vent, s’enfoncent beaucoup plus profondément ; flèches qui, aidées seulement de la force naturelle, eussent à peine atteint leur objet.

Tel semble avoir été l’espoir de Semeï, mais l’excès de la malice rend les hommes trop prompts pour remplir leurs projets. Si Semeï avoit attendu la réponse des passions de David, et la fin du combat qui se livroit dans son cœur, le reproche qu’il lui faisoit du sang de Saül l’eût troublé davantage, mais son ame étoit livrée à d’autres sentimens ; elle saignoit de la seule blessure dont Absalon l’avoit déchirée : il ne sentit point l’indignité de cet étranger audacieux. Voyez, dit-il, Absalon le fils de mes entrailles poursuit ma vie, que peut me faire Semeï après cela ? Dieu seul peut jeter un regard sur mon affliction, et m’en récompenser par des bienfaits.

Une injure à laquelle on ne répond pas, expire et s’éteint dans un remords volontaire ; mais elle produit un effet bien différent dans l’ame de ceux que la crainte seule peut retenir ; le tort qu’on souffre dans le silence et l’humilité en provoque un second. Semeï continue ses invectives, et lorsque David et sa suite s’en vont, il marche de l’autre côté de la montagne en le maudissant, et lui jetant encore de la boue.

L’insolence des âmes viles est illimitée. Elle admettroit à peine une comparaison, si ces hommes bas ne nous en fournissoient une, quand, touchant au période de leur abjection, le mal qu’ils veulent faire retombe sur eux. Ce sentiment malheureux qui porte un ennemi sans générosité à triompher de son adversaire abattu à ses pieds, semble l’exalter quelquefois au-dessus des bornes du courage, et quelquefois il le plonge dans la fange la plus profonde de la poltronerie. Il ressemble à ces particules élevées par le soleil sur la surface de la boue ; elles montent et brillent tant que le soleil les éclaire ; se cache-t-il ? elles tombent et redeviennent de la boue ; tandis que les rochers restent dans la place que la nature leur a assignée, soumis aux lois que les changemens de saison ne peuvent altérer.

Dans le cours de la prospérité de David, il n’est jamais fait mention de Semeï ; il se glissoit peut-être dans le cercle des adulateurs, il étoit peut-être au nombre de ses amis et de ses courtisans. Quand la scène change et que le désespoir chasse David de son palais, Semei est le premier homme qui se montre contre lui. La voici tournée une fois encore ; Absalon est vaincu, et David triomphe ; Semeï sera fidelle à ses principes. Il le salue le premier ; le voici, eût-elle tourné cent fois, Semeï, j’ose le dire, dans chaque période de sa rotation, eût été distingué par sa position.

Ô Semeï ! lorsque tu fus tué, pourquoi ta famille ne fut-elle pas étouffée ? pourquoi laissa-t-on dans le monde quelqu’un qui te ressemblât ? ta race au contraire se multiplia à l’infini ; elle remplit la terre, et, si je prophétise savamment, elle finira par la subjuguer.

Il n’y a point de caractère qui influe plus dangereusement sur les choses d’ici-bas que celui de Semeï. Tant que le pouvoir connoîtroit quelques revers, et le malheur quelques douceurs, le monde seroit habitable ; mais toi, Semeï, tu sappes les vertus que ces deux positions de la vie peuvent faire naître ; car tu corromps la prospérité, et c’est toi qui as brisé le cœur de la pauvreté ; et malheureusement, tant que les méchans seront les ambitieux, tu régneras sur la terre. Semeï infeste la cour, les armées, le cabinet, il infeste l’église. Prenez un chemin ou l’autre, dans chaque quartier de la cité, dans chaque profession, vous trouverez un Semeï suivant le char de l’homme heureux à travers la boue la plus épaisse.

Cours, Semeï, hâte-toi, ou tu vas perdre le fruit de tes peines ; Semeï retrousse ses habits et court sans cesse ; mais ne voilà-t-il pas que la main de celui qui gouverne tout arrache les roues de ce char, de sorte qu’il avance pesamment quelque temps encore, et s’arrête ensuite ; Semeï double le pas ; mais c’est en sens contraire, il vole comme le vent qui rase le désert sablonneux, et ne laisse aucune trace de son passage. Arrête-toi, Semeï, c’est son protecteur, ton ami, ton bienfaiteur, c’est l’homme, qui t’a élevé de dessus le fumier ; tout cela est égal pour Semeï.

Semeï est le baromètre de la fortune des hommes, il en marque l’élévation ou la chute, avec toutes ses variations graduelles, depuis la chaleur la plus brûlante jusques au froid le plus perçant. Un nuage s’étend-il sur vos affaires ? voyez-le suspendu sur les sourcils de Semeï ? a-t-on parlé de vous sans succès au roi ou au général de l’armée ? ne consultez pas le calendrier de la cour, la vacance de votre dignité est écrite sur le visage de Semeï. Êtes-vous endetté, non pas envers Semeï, n’importe, le plus vil ministre de la loi n’est pas plus insolent.

Ô Semeï ! réponds-moi. Le crime de la pauvreté est-il si noir, si impardonnable, que tu doives toi et ta postérité te lever sans cesse pour le reprocher aux hommes ? quand tout est perdu pour elle, perd-elle aussi ses droits à la pitié publique ? celui qui fit le pauvre et le riche doit-il arracher de notre cœur cette vertu qui l’amollit et qui venge le monde ? ah ! tu n’as rien à me répondre. C’est le traitement cruel qu’on doit attendre de tes semblables, qui a appris enfin aux hommes à regarder la pauvreté comme le plus grand des malheurs, et comme le comble de la disgrâce ; qu’est-ce qu’ils ne font point pour en éviter la peine, et même l’imputation ? n’est-ce pas pour cela qu’ils se lèvent à la pointe du jour, se privent du repos, mangent le pain de la sollicitude, qu’ils projettent, intriguent, mentent, se parjurent, rusent, prennent tous les masques, vêtissent tous les habits et les retournent au gré de la faveur ?

Les philosophes qui ont étudié la nature de l’homme assurent que la honte et la disgrâce sont les maux les plus insupportables de la vie humaine. Le courage et la résolution de quelques-uns ont maîtrisé quelquefois les autres infortunes, et les ont roidis contr’elles ; mais il ne les ont pas encore accoutumés à la honte, et combien pourrions-nous citer d’événemens tragiques occasionnés par la seule envie de s’y soustraire !

Sans cette taxe d’infamie, la pauvreté, avec la charge pesante dont elle écrase nos épaules, ne vaincroit pas notre ame tant qu’elle seroit vertueuse. La haine qui l’accompagne, la nécessité, la nudité ne sont rien, elles sont balancées par quelques jouissances ; la Providence a fait ce décret, et s’y soumettre est une consolation ; mais la honte est une affliction qui ne part point de la main de Dieu ou de la nature, elle s’élève de la terre, et c’est pour cela qu’elle lasse sitôt notre patience ; elle nous sépare tellement du monde que nous levons les yeux en haut en disant : grand Dieu ! que je tombe entre tes mains, mais non pas dans celles des hommes !

C’est ainsi qu’Eliphas parloit à Job au jour de sa détresse ; attache-toi, lui disoit-il, à présent à Dieu. Sa pauvreté ne lui avoit point laissé d’autre ami ; l’épée des Sabéens les avoit épouvantés et chassés ; ils sont assez connus dans le monde par le proverbe usité, les amis de Job.

De quelle fatalité ce saint patriarche nous donne-t-il l’exemple ? Un homme qui avoit toujours pleuré avec les malheureux, qui n’avoit jamais vu périr un misérable sans le secourir, qui n’avoit jamais souffert qu’un voyageur logeât dans la rue, mais qui lui avoit toujours ouvert sa porte ; un homme qui avoit tari les larmes dans les yeux de la veuve, et qui loin de manger seul son pain, le partageoit avec le pauvre : eh bien ! cet homme charitable, au moment où il tombe dans la pauvreté, a besoin de crier par tout ; ayez pitié de moi, mes amis, car la main de Dieu m’a touché. On croiroit que l’humanité, l’hospitalité doivent attendrir les cœurs les plus durs, et désarmer les esprits les plus vains, lier les mains de la violence, et arrêter la langue du babil, et l’on voit ici l’expérience contraire, dans celui qui avoit mis toutes ses jouissances à faire le bien, et dont la vie est une série continuelle de bontés et d’outrages. Revenons-en donc pour résoudre ce problème à notre première explication, le scandale de la pauvreté.

Cet homme ! nous ne savons d’où il est. Tel est le premier cri du peuple, et quant à ceux qui le connoissent mieux ; leur réflexion est encore plus outrageante. N’est-ce pas là le charpentier, le fils de Marie ? de Marie ? grand Dieu d’Israël ! oui de la plus vile de ton peuple, car il ne dédaigne pas l’humilité de sa servante, et de la plus pauvre encore ; car elle n’eut pas un agneau pour sa purification, et n’offrit qu’une couple de tourterelles.

Que le sauveur de la nation fut pauvre, et n’eut pas une place à reposer sa tête, voilà un crime qu’on ne lui pardonnera jamais ; la pureté de sa doctrine et ses œuvres qui le sanctifioient furent en vain de plus forts argumens en sa faveur, que son humiliation n’en fut contre lui, l’injure resta la même. Les Juifs attendoient et désiroient la rédemption d’Israël ; mais ils ne la voyoient que dans les songes de puissance qui remplissoient leur imagination orgueilleuse. Ô vous ! qui pesez le mérite au trébuchet de l’or, la religion de Jésus-Christ a-t-elle été instituée pour vous ? elle n’est pas cependant revêtue d’une apparence splendide et magnifique, la pauvreté est sa marque distinctive, ses principes et ses promesses ressemblent plus aux malédictions qu’aux bénédictions de la loi, ils ne parlent que de souffrances, elles n’annoncent que des persécutions.

Il est bien difficile aux tribulations et aux infortunes, à la faim et à la soif de faire des prosélites en corrompant les esclaves de la vanité ; il leur est bien mal-aisé de réconcilier les hommes avec le mépris et l’infamie ; et cependant c’est le partage de ceux qui croyent ce mystère, qui doit être bien décrédité dans le monde, tant il répugne aux passions et aux plaisirs.

Concluons. La justice ne prit congé de la terre qu’au jour où la pauvreté devint un ridicule ; mais nous devons nous en consoler, le Dieu de la justice règne encore sur nous. Quelqu’outrage que notre bassesse nous attire de la part des gens sans discernement et sans pitié, nous marchons à la présence du plus grand, du plus généreux des êtres ; il est également éloigné de la cruauté, de la petitesse, et de cette foule de passions viles avec lesquelles nous nous insultons à tout moment.

N’espérons pas de conquérir la partie méchante du genre humain ; si jamais nous pouvions triompher de ses préjugés, ce seroit en pratiquant les vertus dont Dieu nous a donné l’exemple. Il est vrai que cette pratique peut être vaine et inutile ; mais si ces effets sont perdus, tout n’est pas perdu avec eux ; car si nous ne triomphons pas du monde, en faisant nos efforts, nous triompherons de nous-mêmes, et nous jeterons dans notre propre cœur les fondemens éternels de notre tranquillité et de notre bonheur. Ainsi soit-il.