Sermon sur l’ambition





XI

SERMON SUR L’AMBITION


Quatrième dimanche du Carême du Louvre, 10 mars 1662.


Comme nous l’avons dit, Bossuet a prêché deux carêmes devant le roi : celui du Louvre en 1662 et celui de Saint-Germain-en-Laye, en 1666. Du premier de ces deux carêmes royaux, nous donnerons le sermon sur l’ambition, celui sur la mort et celui sur l’ardeur de la pénitence. Le manuscrit de ces trois sermons a été conservé.


Jesus ergo, cum cognovisset quia venturi essent ut raperent eum et facerent eum regem, fugit iterum in montem ipse solus.
Jésus ayant connu que tout le peuple viendrait pour l’enlever et le faire roi, s’enfuit à la montagne tout seul.
(Joan., vi, 15.)


Je reconnais Jésus-Christ à cette fuite généreuse, qui lui fait chercher dans le désert un asile contre les honneurs qu’on lui prépare. Celui qui venait se charger d’opprobres devait éviter les grandeurs humaines ; mon Sauveur ne connaît sur la terre aucune sorte d’exaltation que celle qui l’élève à sa croix, et comme il s’est avancé quand on eut résolu son supplice, il était de son esprit de prendre la fuite pendant qu’on lui destinait un trône.

Cette fuite soudaine et précipitée de Jésus-Christ dans une montagne déserte, où il veut si peu être découvert que l’évangéliste remarque qu’il ne souffre personne en sa compagnie, ipse solus, nous fait voir qu’il se sent pressé de quelque danger extraordinaire ; et comme il est tout-puissant et ne peut rien craindre pour lui-même, nous devons conclure très certainement, Messieurs, que c’est pour nous qu’il appréhende.

Et en effet, chrétiens, lorsqu’il frémit, dit saint Augustin, c’est qu’il est indigné contre nos péchés ; lorsqu’il est troublé, dit le même Père, c’est qu’il est ému de nos maux : ainsi, lorsqu’il craint et qu’il prend la fuite, c’est qu’il appréhende pour nos périls. Il voit dans sa prescience en combien de périls extrêmes nous engage l’amour des grandeurs ; c’est pourquoi il fuit devant elles pour nous obliger à les craindre ; et nous montrant par cette fuite les terribles tentations qui menacent les grandes fortunes, il nous apprend ensemble que le devoir essentiel du chrétien, c’est de réprimer son ambition. Ce n’est pas une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la cour ; et nous devons plus que jamais demander la grâce du Saint-Esprit par l’interces[sion de la Sainte Vierge : Ave.]

C’est vouloir en quelque sorte déserter la cour que de combattre l’ambition, qui est l’âme de ceux qui la suivent ; et il pourrait même sembler que c’est ravaler la majesté des princes que de décrier les présents de la fortune, dont ils sont les dispensateurs. Mais les souverains pieux veulent bien que toute leur gloire s’efface en présence de celle de Dieu ; et, bien loin de s’offenser que l’on diminue leur puissance dans cette vue, ils savent qu’on ne les révère jamais plus profondément que lorsqu’on ne les rabaisse qu’en les comparant avec Dieu. Ne craignons donc pas aujourd’hui de publier hardiment dans la cour la plus auguste du monde qu’elle ne peut rien faire pour un chrétien qui soit digne de [son] estime ; détrompons, s’il se peut, les hommes de cette attache furieuse à ce qui s’appelle fortune ; et pour cela faisons deux choses : faisons parler l’Évangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même ; que l’Évangile nous découvre ses illusions, elle-même nous fera voir ses inconstances. Ou plutôt voyons l’un et dans l’histoire du Fils de Dieu. Pendant que tous les peuples courent à lui, et que leurs acclamations ne lui promettent rien moins qu’un trône, il méprise tellement toute cette vaine grandeur, qu’il déshonore lui-même et flétrit son propre triomphe par son triste et misérable équipage. Mais ayant foulé aux pieds la grandeur dans son éclat, il veut être lui-même l’exemple de l’inconstance des choses humaines, et dans l’espace de trois jours, on a vu la haine publique attacher à une croix celui que la faveur publique avait jugé digne du trône. Par où nous devons apprendre que la fortune n’est rien, et que non seulement quand elle ôte, mais même quand elle donne, non seulement quand elle change, mais même quand elle demeure, elle est toujours méprisable. Je commence par [ses] faveurs, et je vous prie, Messieurs, de le bien entendre.

PREMIER POINT modifier

J’ai donc à faire voir dans ce premier point que la fortune nous joue, lors même qu’elle nous est libérale. Je pouvais mettre ses tromperies dans un grand jour, en prouvant, comme il est aisé, qu’elle ne tient jamais ce qu’elle promet ; mais c’est quelque chose de plus fort de montrer qu’elle ne donne pas cela même qu’elle fait semblant de donner. Son présent le plus cher, le plus précieux, celui qui se prodigue le moins, c’est celui qu’elle nomme puissance. C’est celui-là qui enchante les ambitieux, c’est celui-là dont ils sont jaloux à l’extrémité, si petite que soit la part qu’elle leur en fait. Voyons donc si elle le donne véritablement, ou si ce n’est point peut-être un grand nom par lequel elle éblouit nos yeux malades.

Pour cela il faut rechercher quelle puissance nous pouvons avoir, et de quelle puissance nous avons besoin durant cette vie. Mais, comme l’esprit de l’homme s’est fort égaré dans cet examen, tâchons de le ramener à la droite voie par une excellente doctrine de saint Augustin (Livre XIII de la Trinité). Là, ce grand homme pose pour principe une vérité importante, que la félicité demande deux choses : pouvoir ce qu’on veut, vouloir ce qu’il faut : Posse quod velit, velle quod oportet. Le dernier, aussi nécessaire : car comme, si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n’est pas satisfaite ; de même, si vous ne voulez pas ce qu’il faut, votre volonté n’est pas réglée ; et l’un et l’autre l’empêche d’être bienheureuse, parce que [si] la volonté qui n’est pas contente est pauvre, aussi la volonté qui n’est pas réglée est malade ; ce qui exclut nécessairement la félicité, qui n’est pas moins la santé parfaite de la nature que l’affluence universelle du bien. Donc également nécessaire de désirer ce qu’il faut, que de pouvoir exécuter ce qu’on veut.

Ajoutons, si vous le voulez, qu’il est encore sans difficulté plus essentiel. Car l’un nous trouble dans l’exécution, l’autre porte le mal jusques au principe. Lorsque vous ne pouvez pas ce que vous voulez, c’est que vous en avez été empêché par une cause étrangère ; et lorsque vous ne voulez pas ce qu’il faut, le défaut en arrive toujours infailliblement par votre propre dépravation : si bien que le premier n’est tout au plus qu’un pur malheur, et le second toujours une faute ; et en cela même que c’est une faute, qui ne voit, s’il a des yeux, que c’est sans comparaison un plus grand malheur ? Ainsi l’on ne peut nier sans perdre le sens qu’il ne soit bien plus nécessaire à la félicité véritable d’avoir une volonté bien réglée que d’avoir une puissance bien étendue.

Et c’est ici, chrétiens, que je ne puis assez m’étonner du dérèglement de nos affections et de la corruption de nos jugements. Nous laissons la règle, dit saint Augustin, et nous soupirons après la puissance. Aveugles, qu’entreprenons-nous ? La félicité a deux parties, et nous croyons la posséder tout entière pendant que nous faisons une distraction violente de ses deux parties. Encore rejetons-nous la plus nécessaire ; et celle que nous choisissons, étant séparée de sa compagne, bien loin de nous rendre heureux, ne fait qu’augmenter le poids de notre misère. Car que peut servir la puissance à une volonté déréglée, sinon qu’étant misérable en voulant le mal, elle le devient encore plus en l’exécutant ? Ne disions-nous pas dimanche dernier que le grand crédit des pécheurs est un fléau que Dieu leur envoie ? Pourquoi ? sinon, chrétiens, qu’en joignant l’exécution au mauvais désir, c’est jeter du poison sur une plaie déjà mortelle, c’est ajouter le comble. N’est-ce pas mettre le feu à l’humeur maligne dont le venin nous dévore déjà les entrailles ? Le Fils de Dieu reconnaît que Pilate a reçu d’en haut une grande puissance sur sa divine personne ; si la volonté de cet homme eût été réglée, il eût pu s’estimer heureux en faisant servir ce pouvoir, sinon à punir l’injustice et la calomnie, du mois à délivrer l’innocence. Mais, parce que sa volonté était corrompue par une lâcheté honteuse à son rang, cette puissance ne lui a servi qu’à l’engager contre sa pensée dans le crime du déicide. C’est donc le dernier des aveuglements, avant que notre volonté soit bien ordonnée, de désirer une puissance qui se tournera contre nous-mêmes et sera fatale à notre bonheur, parce qu’[elle] sera funeste à notre vertu.

Notre grand Dieu, messieurs, nous donne une autre conduite ; il veut nous mener par des voies unies, et non pas par des précipices. C’est pourquoi il enseigne à ses serviteurs, non à désirer de pouvoir beaucoup, mais à s’exercer à vouloir le bien ; à régler leurs désirs avant que de songer à les satisfaire ; à commencer leur félicité par une volonté bien ordonnée, avant que de la consommer par une puissance absolue.

Mais il est temps, chrétiens, que nous fassions une application plus particulière de cette belle doctrine de saint Augustin. Que demandez-vous, ô mortels ? Quoi ? que Dieu vous donne beaucoup de puissance ? Et moi, je réponds avec le Sauveur : « Vous ne savez ce que vous demandez. » Considérez bien où vous êtes ; voyez la mortalité qui vous accable, regardez « cette figure du monde qui passe ». Parmi tant de fragilité, sur quoi pensez-vous soutenir cette grande idée de puissance ? Certainement un si grand nom doit être appuyé sur quelque chose : et que trouverez-vous sur la terre qui ait assez de force et de dignité pour soutenir le nom de puissance ? Ouvrez les yeux, pénétrez l’écorce : la plus grande puissance du monde ne peut s’étendre plus loin que d’ôter la vie à un homme ; est-ce donc un si grand effort que de faire mourir un mortel, que de hâter de quelques moments le cours d’une vie qui se précipite d’elle-même ? Ne croyez donc pas, chrétiens, qu’on puisse jamais trouver du pouvoir où règne la mortalité : Nam quanta potentia potest esse mortalium ? Et ainsi, dit saint Augustin, c’est une sage providence : le partage des hommes mortels, c’est d’observer la justice ; la puissance leur sera donnée au séjour d’immortalité : Teneant mortales justitiam, potentia immortalibus dabitur.

Que demandons-nous davantage ? Si nous voulons ce qu’il faut dans la vie présente, nous pourrons tout ce que nous voudrons dans la vie future. Réglons notre volonté par l’amour de la justice : Dieu nous couronnera en son temps par la communication de son pouvoir. Si nous donnons ce moment de la vie présente à composer nos mœurs, il donnera l’éternité tout entière à contenter nos désirs. Je crois que vous voyez maintenant, messieurs, quelle sorte de puissance nous devons désirer durant cette vie : puissance pour régler nos mœurs, pour modérer nos passions, pour nous composer selon Dieu ; puissance sur nous-mêmes ; puissance contre nous-mêmes, ou plutôt, dit saint Augustin, puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes : Velit homo prudens esse, velit fortis, velit temperans…, atque ut hœc veraciter possit, potentiam plane optet, atque appetat ut potens sit in seipso, et miro modo adversus seipsum pro seipso. Ô puissance peu enviée ! et toutefois c’est la véritable. Car on combat notre puissance en deux sortes : ou bien en nous empêchant dans l’exécution de nos entreprises, ou bien en nous troublant dans le droit que nous avons de nous résoudre ; on attaque dans ce dernier l’autorité même du commandement, et c’est la véritable servitude. Voyons l’exemple de l’un et de l’autre dans une même maison.

Joseph était esclave chez Putiphar, et la femme de ce seigneur d’Égypte y est la maîtresse. Celui-là, dans le joug de la servitude, n’est pas maître de ses actions ; et celle-ci, tyrannisée par sa passion, n’est pas même maîtresse de ses volontés. Voyez où l’a portée un amour infâme. Ah ! sans doute, à moins que d’avoir un front d’airain, elle avait honte en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion furieuse lui commandait au-dedans comme à un esclave : Appelle ce jeune homme, confesse ton faible, abaisse-toi devant lui, rends-toi ridicule. Que lui pouvait conseiller de pis son plus cruel ennemi ? C’est ce que sa passion lui commande. Qui ne voit que dans cette femme la puissance est liée bien plus fortement qu’elle n’est dans son propre esclave ?

Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous ne soupirons pas ! Nous gémissons quand on lie nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos cœurs sont enchaînés ! Nous crions qu’on nous violente quand on enchaîne les ministres, les membres qui exécutent ; et nous ne soupirons pas quand on captive la maîtresse même, la raison et la volonté qui commande ! Éveille-toi, pauvre esclave, et reconnais enfin cette vérité, que, si c’est une grande puissance de pouvoir exécuter ses desseins, la grande et la véritable, c’est de régner sur ses volontés.

Quiconque aura su goûter la douceur de cet empire, se souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance que peut donner la fortune. Et en voici la raison : c’est qu’il n’y a point de plus grand obstacle à se commander ainsi soi-même que d’avoir autorité sur les autres.

En effet, il y a en nous une certaine malignité qui a répandu dans nos cœurs le principe de tous les vices. Ils sont cachés et enveloppés en cent replis tortueux, et ils ne demandent qu’à montrer la tête. Le meilleur moyen de les réprimer, c’est de leur ôter le pouvoir. Saint Augustin l’avait bien compris que, pour guérir la volonté, il faut réprimer la puissance : Frenatur facultas…, ut sanetur voluntas. Eh quoi donc ! des vices cachés en sont-ils moins vices ? Est-ce l’accomplissement qui en fait la corruption ? Comment donc est-ce guérir la volonté que de laisser le venin dans le fond du cœur ? Voici le secret : on se lasse de vouloir toujours l’impossible, de faire toujours des desseins à faux, de n’avoir que la malice du crime. C’est pourquoi une malice frustrée commence à déplaire ; on se remet, on revient à soi à la faveur de son impuissance ; on prend aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait premièrement par nécessité ; mais enfin, comme la contrainte est importune, on y travaille sérieusement et de bonne foi, et on bénit son peu de puissance, le premier appareil qui a donné le commencement à la guérison.

Par une raison contraire, qui ne voit que plus on sort de la dépendance, plus on rend ses vices indomptables ? Nous sommes des enfants qui avons besoin d’un tuteur sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à se remuer et à se produire, et oppriment notre liberté sous le joug de leur licence effrénée. Ah ! nous ne le voyons que trop tous les jours. Ainsi vous voyez, messieurs, combien la fortune est trompeuse, puisque, bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.

Ce n’est pas sans raison, messieurs, que le Fils de Dieu nous instruit à craindre les grands emplois ; c’est qu’il sait que la puissance est le principe le plus ordinaire de l’égarement ; qu’en l’exerçant sur les autres, on la perd souvent sur soi-même ; enfin qu’elle est semblable à un vin fumeux qui fait sentir sa force aux plus sobres. Celui-là sera le maître de ses volontés, qui saura modérer son ambition, qui se croira assez puissant pourvu qu’il puisse régler ses désirs, et être assez désabusé des choses humaines pour ne point mesurer sa félicité à l’élévation de sa fortune.

Mais écoutons, chrétiens, ce que nous opposent les ambitieux. Il faut, disent-ils, se distinguer ; c’est une marque de faiblesse de demeurer dans le commun ; les génies extraordinaires se démêlent toujours de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux qui s’avancent semblent reprocher aux autres leur peu de mérite ; et c’est sans doute ce dessein de se distinguer qui pousse l’ambition aux derniers excès. Je pourrais combattre par plusieurs raisons cette pensée de se discerner. Je pourrais vous représenter que c’est ici un siècle de confusion, où toutes choses sont mêlées ; qu’il y a un jour arrêté à la fin des siècles pour séparer les bons d’avec les mauvais, et que c’est à ce grand et éternel discernement que doit aspirer de toute sa force une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore que c’est en vain qu’on s’efforce de se distinguer sur la terre, où la mort nous vient bientôt arracher de ces places éminentes, pour nous abîmer avec tous, dans le néant commun de la nature ; de sorte que les plus faibles, se riant de votre pompe d’un jour et de votre discernement imaginaire, vous diront avec le Prophète : Ô homme puissant et superbe, qui pensiez par votre grandeur vous être tiré du pair, « vous voilà blessé comme nous, et vous êtes fait semblable à nous » : Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis effectus es.

Mais, sans m’arrêter à ces raisons, je demanderai seulement à ces âmes ambitieuses par quelles voies elles prétendent de se distinguer. Celle du vice est honteuse ; celle de la vertu est bien longue. La vertu ordinairement n’est pas assez souple pour ménager la faveur des hommes ; et le vice, qui met tout en œuvre, est plus actif, plus pressant, plus prompt que la vertu, qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu’à pas comptés, qui ne s’avance que par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d’une si grande lenteur ; peu à peu votre vertu se relâchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité, pour s’accommoder à l’humeur du monde. Ah ! que vous feriez bien plus sagement de renoncer tout à coup à l’ambition ! Peut-être qu’elle vous donnera quelques légères inquiétudes ; mais toujours, en aurez-vous bien meilleur marché, et il vous sera bien plus aisé de la retenir que lorsque vous lui aurez laissé prendre goût aux honneurs et aux dignités. Vivez donc content de ce que vous êtes, et surtout que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer une condition plus relevée.

C’est l’appât ordinaire des ambitieux : ils plaignent toujours le public, ils s’érigent en réformateurs des abus, ils deviennent sévères censeurs de tous ceux qu’ils voient dans les grandes places. Pour eux, que de beaux desseins ils méditent ! Que de sages conseils pour l’État ! que de grands sentiments pour l’Église ! que de saints règlements pour un diocèse. Au milieu de ces desseins charitables et de ces pensées chrétiennes, ils s’engagent dans l’amour du monde, ils prennent insensiblement l’esprit du siècle ; et puis, quand il[s] sont arrivés au but, il faut attendre les occasions, qui ne marchent qu’à pas de plomb, et qui enfin n’arrivent jamais. Ainsi périssent tous ces beaux desseins et s’évanouissent comme un songe toutes ces grandes pensées.

Par conséquent, chrétiens, sans soupirer ardemment après une plus grande puissance, songeons à rendre bon compte de tout le pouvoir que Dieu nous confie. Un fleuve, pour faire du bien, n’a que faire de passer ses bords ni d’inonder la campagne ; en coulant paisiblement dans son lit, il ne laisse pas d’arroser la terre et de présenter ses eaux aux peuples pour la commodité publique. Ainsi, sans nous mettre en peine de nous déborder par des pensées ambitieuses, tâchons de nous étendre bien loin par des sentiments de bonté ; et, dans des emplois bornés, ayons une charité infinie. Telle doit être l’ambition du chrétien, qui, méprisant la fortune, se rit de ses vaines promesses, et n’appréhende pas ses revers, desquels il me reste à vous dire un mot dans ma dernière partie.

SECOND POINT modifier

La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins sincère en ceci, qu’elle ne nous cache pas ses tromperies ; au contraire, elle les étale dans le plus grand jour, et, outre des légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d’étonner le monde par des coups d’une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des hommes, et de peur qu’ils oublient jamais ses inconstances, sa malignité, ses bizarreries. C’est ce qui m’a fait souvent penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons ; qu’elle ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu’elle nous fait que des gages que nous lui donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis aux retours fâcheux de sa dure et malicieuse puissance.

Cette vérité, établie sur tant d’expériences convaincantes, devrait détromper les ambitieux de tous les biens de la terre ; et c’est au contraire ce qui les engage. Car, au lieu d’aller à un bien solide et éternel, sur lequel le hasard ne domine pas, et de mépriser par cette vue la fortune toujours changeante, la persuasion de son inconstance fait qu’on se donne tout à fait à elle, pour trouver des appuis contre elle-même. Car écoutez parler ce politique habile et entendu. La fortune l’a élevé bien haut, et, dans cette élévation, il se moque des petits esprits qui donnent tout au-dehors, et qui se repaissent de titres et d’une belle montre de grandeur. Pour lui, il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des richesses immenses, qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il pense s’être affermi contre toute sorte d’attaque. Aveugle et malavisé ! comme si ces soutiens magnifiques, qu’il cherche contre la puissance de la fortune, n’étaient pas encore de sa dépendance !

C’est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité. Écoute, homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence : c’est Dieu même qui te va parler et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète Ézéchiel  : « Assur, dit ce saint prophète, s’est élevé comme un grand arbre, comme les cèdres du Liban » : le ciel l’a nourri de sa rosée, la terre l’a engraissé de sa substance ; des puissances l’ont comblé [de] leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du peuple. C’est pourquoi il s’est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en ses rejetons. Les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches (les familles de ses domestiques) ; les peuples se mettaient à couvert sous son ombre (un grand nombre de créatures, et les grands et les petits, étaient attachés à sa fortune). Ni les cèdres ni les pins (c’est-à-dire les plus grands de la cour) ne l’égalaient pas : Abietes non adæquaverunt summitatem ejus… ; æmulata sunt eum omnia ligna (voluptatis quæ erant in paradiso Dei). Autant que ce grand arbre s’était poussé en haut, autant semblait-il avoir jeté en bas de fortes et profondes racines.

Voilà une grande fortune, un siècle n’en voit pas beaucoup de semblables ; mais voyez sa mine et sa décadence : « Parce qu’il s’est élevé superbement, et qu’il a porté son faîte jusqu’aux nues, et que son cœur s’est enflé dans sa hauteur, pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par la racine, je l’abattrai d’un grand coup et le porterai par terre ; » (il viendra une disgrâce, et il ne pourra plus se soutenir). « Tous ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront de lui », de peur d’être accablés sous sa ruine. Il tombera d’une grande chute ; on le verra tout de son long couché sur la montagne, fardeau inutile de la terre : Projucient eum super montes. — Ou, s’il se soutient durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront sa famille ; ou Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son travail passera en des mains étrangères ; ou Dieu lui fera succéder un dissipateur, qui, se trouvant tout d’un coup dans de si grands biens, dont l’amas ne lui a coûté aucune peine, se jouera des sueurs d’un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche ; et devant la troisième génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages. « Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées : » — je veux dire, ces terres et ces seigneuries qu’il avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en plusieurs mains ; et tous ceux qui verront ce grand changement diront en levant les épaules et regardant avec étonnement les restes de cette fortune minée : Est-ce là que devait aboutir toute cette grandeur formidable au monde ? Est-ce là ce grand arbre dont l’ombre couvrait toute la terre ? Il n’en reste plus qu’un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre ? Je n’aperçois plus qu’un peu d’écume.

Ô homme, que penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement ? — Mais je saurai bien m’affermir et profiter de l’exemple des autres : j’étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c’est là que j’apporterai le remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l’exemple de ceux qui les précéd[ère]ent ? Ô homme, ne te trompe pas : l’avenir a des événements trop bizarres, et les pertes et les fuites entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes, pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par-dessous la terre. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ; pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher de la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable peut-être ! Regarde qu’il n’y a rien d’assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l’avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire : tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort ! Ce qu’il y a d’assuré, c’est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition infinie. Ô les dignes restes de ta grandeur ! ô les belles suites de ta fortune !

Ô folie ! ô illusion, ô étrange aveuglement des enfants des hommes ! Chrétiens, méditez ces choses ; chrétiens, qui que vous soyez, qui croyez vous affermir sur la terre, servez-vous de cette pensée pour chercher le solide et la consistance. Oui, l’homme doit s’affermir ; il ne doit pas borner ses desseins dans des limites si resserrées que celle de cette vie : qu’il pense hardiment à l’éternité. En effet, il tâche, autant qu’il peut, que le fruit de son travail n’ait point de fin ; il ne peut pas toujours vivre, mais il souhaite que son ouvrage subsiste toujours : son ouvrage, c’est sa fortune, qu’il tâche, autant qu’il lui est possible, de faire voir aux siècles futurs telle qu’il l’a faite. Il y a dans l’esprit de l’homme un désir avide de l’éternité : si on le sait appliquer, c’est notre salut. Mais voici l’erreur : c’est que l’homme l’attache à ce qu’il aime ; s’il aime les biens périssables, il y médite quelque chose d’éternel ; c’est pourquoi il cherche de tous côtés des soutiens à cet édifice caduc, soutiens aussi caducs que l’édifice même qui lui paraît chancelant. Ô homme, désabuse-toi : si tu aimes l’éternité, cherche-la donc en elle-même, et ne crois pas pouvoir appliquer sa consistance inébranlable à cette eau qui passe et à ce sable mouvant. Ô éternité, tu n’es qu’en Dieu ; mais plutôt, ô éternité, tu es Dieu même ! c’est là que je veux chercher mon appui, mon établissement, ma fortune, mon repos assuré, et en cette vie et en l’autre. Amen.