Sermon XCVII. La pensée de la mort.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON XCVII. LA PENSÉE DE LA MORT[1]. modifier

ANALYSE. – Jésus-Christ veut que nous soyons toujours occupés de nous préparer à la mort. En effet 1° la pensée de la mort est bien propre à nous préserver de l’orgueil, puisqu’elle ne nous laisse pas oublier qu’il nous faut subir le châtiment du trépas, et le subir à un moment que nous ignorons. 2° Cette pensée de la mort est propre aussi à nous inspirer du courage, car c’est en mourant que Jésus-Christ a vaincu le monde et nous en triompherons aussi, si nous méprisons la mort comme il l’a méprisée.


1. Vous venez d’entendre, mes frères, un avertissement de l’Écriture ; mais quand elle nous dit d’être en éveil dans l’attente du dernier jour, c’est au dernier jour de sa vie que chacun de nous doit songer ; car il est à craindre qu’en regardant encore comme éloigné le dernier jour du monde, vous ne soyez endormis à votre dernière heure. Qu’a dit Jésus-Christ du dernier jour du siècle ? Qu’il n’est connu « ni des Anges des cieux, ni du Fils, mais du Père seul. » — Quoi ! dira ici une sagesse toute charnelle, et c’est une grave question, le Père sait-il quelque chose qu’ignore le Fils ? – Mais en disant que le Père le tonnait, le Fils a voulu faire entendre que lui aussi le tonnait dans son Père. Car peut-il y avoir, dans aucun jour, quelque chose dont le Fils ne soit l’auteur, puisque c’est par lui que le jour a été fait ? Ainsi donc que personne ne cherche à savoir quand arrivera le dernier jour. Ah ! plutôt veillons tous en menant une sainte vie, dans la crainte que chacun de nous ne soit surpris par son dernier jour et ne paraisse au dernier jour du monde ce qu’il était au dernier jour de sa vie. Tu ne trouveras aucun appui dans ce que tu n’auras pas fait ; chacun sera aidé ou accablé par ses œuvres.
2. Comment, alors, avons-nous pu chanter avec un Psaume : « Ayez pitié de moi, Seigneur, car l’homme m’a foulé aux pieds[2]? » L’homme signifie ici quiconque vit humainement ; car à ceux qui vivent divinement il est dit ailleurs : « Vous êtes tous des Dieux et les fils du Très-Haut ; » tandis qu’aux réprouvés, qui ont préféré rester des hommes, ou vivre humainement, plutôt que d’être des dieux, comme ils y étaient appelés, l’Esprit-Saint parle ainsi : « Mais vous mourrez comme des hommes et comme un des princes vous tomberez[3]. » Si en effet l’homme est mortel, n’est-ce pas pour lui un motif de régler sa vie, plutôt qu’un motif de s’enorgueillir ? De quoi peut s’enorgueillir ce ver qui mourra demain ? Je le dis hautement à votre charité, mes frères, des mortels orgueilleux doivent rougir en face du diable. Le diable, sans doute, est superbe, mais il est immortel ; il est méchant, mais c’est un pur esprit ; le supplice du dernier jour lui est réservé pour l’éternité, mais il ne souffre pas la mort dont nous sommes victimes, puisque c’est à l’homme qu’il a été dit : « Tu mourras de mort [4]. » Que l’homme donc fasse un bon usage de ce châtiment. Qu’est-ce à dire, qu’il fasse un bon usage de ce châtiment ? Qu’il ne se fasse pas un sujet d’orgueil du châtiment qu’il a mérité ; qu’il se reconnaisse mortel et par là brise son orgueil ; qu’il entende ces mots qui s’adressent à lui : « De quoi s’enorgueillissent la terre et la cendre[5] ? » Le diable au moins n’est ni terre ni cendre, s’il est orgueilleux. Et c’est pour détourner l’homme de la superbe qu’il lui est dit : « Mais vous mourrez comme des hommes, et comme un des princes vous tomberez. » Vous ne considérez point que vous êtes mortels, et vous avez tout l’orgueil du diable. Oui, mes frères, que l’homme fasse bon usage de son châtiment, et que pour son bien il profite du mal auquel il est condamné. Qui ne sait que c’est un châtiment que cette nécessité de mourir, et surtout sans savoir à quel moment ? La mort est certaine, mais l’heure en est incertaine ; il n’y a même, parmi toutes les choses humaines, que la mort dont nous sommes sûrs.
3. Oui, tout ce qui nous touche d’ailleurs, le bien comme le mal, est incertain ; la mort seule est certaine. J’explique ma pensée. Un enfant est conçu ; il est possible qu’il naisse, possible aussi qu’il ne soit qu’un avorton. Il est également incertain s’il grandira ou ne grandira pas, s’il parviendra à la vieillesse ou n’y parviendra pas, s’il sera riche ou pauvre, dans les honneurs ou dans l’humiliation, s’il aura de la postérité ou n’en aura pas, s’il prendra une épouse ou n’en prendra pas ; tout ce qui peut lui arriver de bien est également douteux. Ainsi en est-il aussi de ce qu’il peut avoir à souffrir : sera-t-il ou ne sera-t-il pas malade ? sera-t-il ou ne sera-t-il pas soit blessé par un serpent, soit dévoré par quelque animal féroce ? Considère également les autres accidents qui peuvent le frapper ; de chacun d’eux tu pourras dire : Peut-être oui, peut-être non. Mais pourrais-tu dire de la même manière que peut-être il mourra et que peut-être il ne mourra pas ? Quand les médecins ont visité un malade et que sa maladie leur semble mortelle : Il en mourra, disent-ils, il n’en échappera point. De même on doit dire, dès la naissance d’un homme, qu’il n’en échappera pas non plus. Ainsi la maladie date de la naissance et ne se termine qu’à la mort. Encore ignore-t-on si on ne doit pas contracter alors une maladie plus affreuse. Ce mauvais riche vient, d’être délivré d’un mal où il trouvait ses délices, mais c’est pour tomber dans un autre mal où il ne rencontrera que des supplices ; tandis que ce pauvre n’a fait qu’échanger la maladie pour la santé[6]. Mais aussi avait-il fait son choix dès cette vie et semé ici ce qu’il devait moissonner dans cet autre monde. Quel motif pour nous engager de veiller durant toute notre vie et de choisir ce que nous pourrons garder éternellement !
4. Mais n’aimons pas le monde. Le monde écrase ceux qu’il aime, il ne les rend pas heureux. Travaillons plutôt à éviter ses pièges qu’à craindre sa chute. Qu’il tombe d’ailleurs, le Chrétien n’en demeure pas moins debout, car le Christ ne tombe pas. Pourquoi effectivement le Seigneur dit-il : « Réjouissez-vous car j’ai vaincu le monde ?[7] » Nous pourrions lui répondre, n’est-ce pas : C’est à vous, Seigneur, de vous réjouir ; réjouissez-vous, puisque vous avez vaincu. – Quel motif en effet avons-nous de nous réjouir, et pourquoi nous dit-il : « Réjouissez-vous », sinon parce que c’est pour nous qu’il a vaincu, après avoir combattu pour nous ? Et quand a-t-il combattu ? Quand il s’est fait homme. Suppose qu’il n’est pas né d’une vierge, qu’il ne s’est pas anéanti lui-même en prenant une nature d’esclave, en devenant semblable aux hommes et en se montrant homme par tout son extérieur [8] ; comment aurait-il lutté ? comment aurait-il combattu ? comment aurait-il pu être tenté et remporter une victoire sans avoir soutenu de bataille ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Dès le commencement il était en Dieu. Tout a été fait par lui et sans lui rien ne l’a été. » Or ce Verbe de Dieu aurait – il pu être crucifié par les Juifs, être insulté par les impies, être déchiré de soufflets et couronné d’épines ? C’est donc pour souffrir ces indignités qu’il s’est fait chair[9], et pour vaincre il est ressuscité après les avoir endurées. Mais en nous assurant la grâce de ressusciter nous-mêmes, sa victoire devient la nôtre. Dis donc, dis encore à Dieu : « Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que l’homme m’a. foulé aux pieds. » Ne te foule pas aux pieds toi-même, et aucun homme ne l’emportera sur toi. Suppose en effet qu’un homme puissant te menace. De quoi te menace-t-il ? Je vais te dépouiller, te condamner, te torturer, te mettre à mort, dit-il. Et toi de crier : « Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que l’homme me foule aux pieds. » Si tu dis vrai, c’est de toi que tu parles ; et ce mort ne te foule, que parce que tu crains ses menaces ; et comme tu ne les craindrais point si tu n’étais homme, c’est dans ce sens que l’homme te foule aux pieds. Mais quel remède ? O homme, c’est de t’attacher à Dieu qui t’a fait homme ; c’est de t’unir fortement à lui ; de te confier en lui, de l’invoquer pour qu’il soit ta force. Dis-lui : En vous, Seigneur, est, ma force ; et tu te riras des menaces des hommes, et tu chanteras, comme il t’y invite lui-même : « J’ai mis en Dieu mon espoir ; je ne crains rien de ce que peut l’homme contre moi[10]. »

  1. Mrc. 3, 32
  2. Psa. 55, 2
  3. Psa. 81, 6, 7
  4. Gen. 2, 17
  5. Sir. 10, 9
  6. Luc. 16, 22
  7. Jn. 16, 33
  8. Phi. 2, 7
  9. Jn. 1, 1-3, 14
  10. Psa. 55, 2,11