Sermon LXXXVII. Les ouvriers de la vigne, ou le délai de la conversion.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LXXXVII. LES OUVRIERS DE LA VIGNE OU LE DÉLAI DE LA CONVERSION[1]. modifier

ANALYSE. – Non-seulement nous honorons Dieu ou nous le, cultivons, comme disent les Latins, mais lui aussi nous cultive, puisqu’il nous appelle sa vigne. Les ouvriers qu’il emploie à la culture de cette vigne désignent ses différents ministres ; ils désignent même chacun de nous, et le dernier donné à tous pour salaire figure l’éternité du bonheur. Pourquoi ne pas répondre à son appel immédiatement ? Dirons-nous que nous ne l’avons pas entendu ? Mais l’univers entier est plein du bruit et de l’éclat de l’Évangile. Dirons-nous que nous avons toujours le temps, puisque la même récompense est assurée à tous, quelle que soit l’heure où ils commencent à travailler ? Le désespoir est à craindre ; la présomption n’est pas moins redoutable. Tremblerons-nous devant la désapprobation de certains amis puissants ? Mais ils ne nous empêcheraient pas de réclamer les soins d’un médecin habile qu’ils n’aimeraient pas et par qui nous sérions sûrs de recouvrer la santé. Courons tous au grand Médecin des âmes, gardons-nous, si nous ne le connaissons pas encore, de nous mettre en fureur contre lui ; prenons garde aussi à la léthargie ou à l’indifférence spirituelle et considérons comme un grand service les importunités pressantes qui ont pour but de nous en faire sortir.
1. On vient de vous lire dans le saint Évangile une parabole convenable à cette saison. Il y est question d’ouvriers qui travaillent dans une vigne, et nous sommes au temps des vendanges, des vendanges matérielles ; car il y a aussi des vendanges spirituelles, durant lesquelles Dieu se réjouit de voir le fruit de sa vigne. Si nous rendons à Dieu un culte, Dieu aussi nous cultive. Nous ne le cultivons pas pour le rendre meilleur, puisque notre culte consiste dans l’adoration et non dans le labour. Mais lui nous cultive comme fait un laboureur de son champ ; aussi cette culture nous améliore comme celle du laboureur rend son champ plus fertile ; et le fruit que Dieu nous demande consiste dans son culte même. Il montre qu’il nous cultive en ne cessant, d’arracher par sa parole, de nos mœurs les germes funestes, de nous ouvrir l’âme avec le soc de ses instructions, et d’y répandre ta semence de ses préceptes pour en attendre des fruits de piété. Quand en effet nous laissons ce laboureur céleste travailler nos cœurs et que nous lui rendons le culte qui lui est dû, nous ne nous montrons pas ingrats ; envers lui et nous lui présentons des fruits qui sont sa joie ; ces fruits ne le rendent pas plus riche, mais ils accroissent notre bonheur.
2. Voici maintenant la preuve que Dieu nous cultive, ainsi que je me suis exprimé. Il n’est pas nécessaire de démontrer devant vous que nous rendons un culte à Dieu ; chacun répète que l’homme rend à Dieu ce culte. Mais on est tout surpris d’entendre dire que Dieu cultive les hommes ; le langage humain ne se sert pas habituellement de ces termes, – tandis qu’on répète souvent que les hommes rendent un culte à Dieu. Montrons par conséquent que Dieu cultive les hommes ; on pourrait croire, sans cela, qu’il nous est échappé un mot inexact et murmurer intérieurement contre nous, nous accuser même, pour ne savoir pas ce que nous disons. Je veux donc et je dois vous montrer que Dieu nous cultive et qu’il nous cultive comme on cultive une terre, afin de nous rendre meilleurs. Le Seigneur dit dans l’Évangile : « Je suis le cep, vous en êtes les branches et mon Père est le vigneron[2]. » Que fait un vigneron ? A vous qui l’êtes, je demande : Que fait un vigneron ? Sans doute il cultive sa vigne. Si donc Dieu notre Père est vigneron, il a sûrement une vigne qu’il cultive et dont il attend la récolte.
3. Il a planté cette vigne, ainsi que le dit notre Seigneur Jésus-Christ lui-même, et il l’a louée à des vignerons qui devaient lui en rendre les fruits aux époques convenables. Afin donc de les leur réclamer, il envoya vers ceux ses serviteurs. Les vignerons les outragèrent, en tirèrent même quelques-uns et dédaignèrent de payer. Il en envoya d’autres : mêmes traitements. Ce père de famille qui avait cultivé le champ, planté et loué sa vigne, se dit alors« Je leur enverrai mon Fils unique ; peut-être au moins le respecteront-ils. Et il leur envoya son Fils en personne. Voici l’héritier, dirent-ils en eux-mêmes, venez, mettons-le à mort, et son héritage sera pour nous. » Effectivement ils le mixent à mort, et le jettent hors de la vigne. Que fera, en venant, le Manne de la vigne à ces mauvais vignerons ? On répondit à cette question : « Il fera mourir misérablement ces misérables et louera sa vigne à d’autres vignerons en recevoir le fruit eu son temps.[3] » Cette vigne fut plantée lorsque la loi fut gravée dans le cœur des Juifs. Dieu ensuite envoya les Prophètes pour en recueillir tes fruits, pour exiger la sainteté ; les Prophètes furent couverts d’outrages et mis à mort. Le Fils unique du Père de famille, le Christ vint ensuite ; c’est l’héritier qu’ils ont tué. Aussi ont-ils perdu son héritage ; leur dessein criminel a tourné contre eux-mêmes. Ils ont tué l’héritier pour accueillir sa succession et pour l’avoir tué ils ont tout perdu.
4. Tout à l’heure encore vous avez entendu dans le saint Évangile cette autre parabole. « Il en est du royaume des cieux comme d’un père de famille qui sortit afin de louer des ouvriers pour sa vigne. » Il sortit le matin, prit ceux qu’il trouva et convint avec eux du salaire d’un denier. Il sortit encore à la troisième heure et il en trouva d’autres qu’il conduisit travailler à sa vigne. À la sixième et à la neuvième heure il en fit autant. Il sortit enfin à la onzième heure, presque au déclin du jour, il rencontra quelques hommes debout dans l’oisiveté. Pourquoi restez-vous ici ? leur dit-il ; pourquoi ne travaillez-vous pas à la vigne ? Parce que personne ne nous a loués, répondirent-ils. Vous aussi, venez, ajouta le Père de famille, et je vous donnerai ce qui conviendra. Il s’agissait d’un denier pour salaire. Mais comment ces derniers, qui ne devaient travailler qu’une heure, auraient-ils osé l'espérer ? Ils étaient heureux néanmoins de compter encore sur quelque chose ; et pour une heure on les mena au travail. Le soir venu, le Père de famille ordonna de payer tout le monde, des derniers aux premiers. Il commença donc par ceux qui étaient venus à la dernière heure, et il leur fit donner un denier. En les voyant recevoir et denier, dont on avait convenu avec eux, les premiers arrivés comptèrent sur davantage ; en arriva enfin à eux, et ils reçurent un denier. Ils murmurèrent alors contre le Père de famille. Nous avons, dirent-ils, porté le poids du jour et de la chaleur brûlante, et vous ne nous traitez que comme ceux qui ont travaillé une bure seulement dans votre vigne ? Le Père de famille, s’adressant à l’un d’eux, lui fit cette réponse pleine de justice : Mon ami, dit-il, je ne viole pas ton droit, c’est-à-dire je ne te trompe pas : je te donne ce qui est convenu. Je ne te trompe pas, puisque je suis fidèle à mon engagement. Je n’ai pas dessein de payer celui-ci, mais de lui donner. Ne puis-je faire de mon bien ce que je veux ? Ton œil est-il jaloux, parce que je suis bon ? Si je prenais à quelqu’un ce qui ne m’appartient pas, je serais avec raison traité de voleur et d’homme injuste ; je mériterais également d’être accusé de friponnerie et d’infidélité si je ne payais pas ce que je dois. Mais quand j’acquitte mes dettes et que de plus je donne à qui il me plaît, celui que je paie ne saurait me reprocher rien, et celui à qui je donne doit ressentir une joie plus vite. – Il n’y avait, rien à répliquer. Tous ainsi furent égaux ; des derniers devinrent les premiers et les premiers les derniers, c’est-à-dire qu’il y eut égalité et non primauté. Que signifie en effet : Les premiers furent les derniers et les derniers les premiers ? Qu’ils reçurent autant les uns que tes autres.
5. Pourquoi, alors, commença-t-on par payer les derniers ? N’avons-nous pas lu que la récompense sera donnée à tous en même temps ? Car d’après un autre passage de l’Évangile que nous avons lu aussi, le Sauveur dira à tous ceux qui seront placés à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père, recevez le Royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde[4]. » Si donc tous les élus le doivent recevoir en même temps, comment expliquer que les ouvriers de la onzième heure ont été récompensés avant ceux de la première ? Vous rendrez grâces à Dieu si je parviens à m’exprimer de manière à vous le faire bien saisir. C’est à lui en effet que vous devez rendre grâces, puisque c’est lui qui vous donne par votre ministère, ce que nous distribuons ne venant pas de nous. Si deux hommes avaient reçu une grâce, l’un après une heure d’attente, et l’autre après douze, lequel des deux aurait reçu le premier ? Chacun répondrait que celui qui l’a reçue après une heure seulement, l’a reçue avant celui à qui elle n’a été octroyée qu’après douze heures. Ainsi donc, quoique tous aient été récompensés au même moment, si les uns l’ont été après une heure et les autres après douze, on peut dire que ceux qui n’ont attendu qu’un instant ont été servis avant les autres. Les premiers justes, tels qu’Abel et Noé, ont été en quelque sorte appelés à la première heure ; mais ils ne parviendront qu’avec nous à la gloire de la résurrection. Les autres justes qui les suivirent, Abraham, Isaac, Jacob et leurs contemporains, ont été appelés à la troisième heure, et ce n’est qu’avec nous encore qu’ils seront heureusement ressuscités. Avec nous seulement aussi ressusciteront, dans la félicité, d’autres justes, Moïse, Aaron et tous les autres qui avec eux ont été invités vers la sixième heure. Au même moment encore ressusciteront glorieusement les saints Prophètes, appelés à la neuvième heure ; et à la fin du monde, tous les Chrétiens, appelés à la onzième heure seulement, jouiront avec eux du même bonheur. Tous le recevront en même temps ; mais voyez combien auront attendu les premiers. Ceux-ci auront attendu beaucoup et nous bien peu ; et tout en recevant à la même heure, ne semblera-t-il point que notre récompense ne souffrant aucun retard, nous la recevrons les premiers ?
6. Sous ce rapport donc nous serons tous égaux, les premiers au niveau des derniers et les derniers au niveau des premiers. Le denier d’ailleurs est la vie éternelle, et l’éternité est égale pour tous. La diversité des mérites établira sans aucun doute une diversité de gloire ; la vie éternelle cependant, considérée en elle-même, ne saurait être inégale pour personne. Il n’y a ni plus ni moins de longueur dans ce qui est également éternel ; ce qui n’a pas de fin n’en a ni pour toi ni pour moi. Mais la chasteté conjugale brillera d’une autre manière que la pureté des vierges, et la récompense des bonnes œuvres paraîtra autrement que la couronne du martyre. La forme sera diverse ; mais en ce qui concerne l’éternelle durée, l’un n’aura pas plus que l’autre ; puisque tous vivent sans fin, quoique chacun avec la gloire qui lui est propre, et cette vie sans fin est le denier de l’éternelle vie. Ainsi donc celui qui l’a reçu plus tard ne doit pas murmurer contre celui qui l’a reçu plutôt. On rend à l’un ce qui lui est dû, on fait un don à l’autre et pour tous deux le don a le même objet.
7. Il y a aussi dans la vie présente quelque chose d’analogue, et sans préjudice à l’interprétation qui nous montre Abel et ses contemporains appelés à la première heure, Abraham et les siens appelés à la troisième, à la sixième Moïse, Aaron et les autres justes de cette époque, à la neuvième les Prophètes et les justes de ce temps, à la onzième, c’est-à-dire à la dernière époque du monde, tous les Chrétiens ; sans préjudice donc à cette interprétation, la même parabole peut s’appliquer aussi à notre vie actuelle. À la première heure paraissent appelés ceux qui deviennent chrétiens au sortir du sein maternel ; les enfants à la troisième ; à la sixième les jeunes gens ; ceux qui ont passé l’âge mûr à la neuvième, et à la onzième seulement les vieillards entièrement épuisés : tous néanmoins recevront le même denier de la vie éternelle.
8. Mais observez et, comprenez, mes frères, que personne ne doit différer de se rendre à la vigne, sous prétexte qu’à quelque moment qu’il y vienne, il est sûr de recevoir ce denier mystérieux. Il est sûr que ce denier lui est offert ; mais lui ordonne-t-on d’ajourner ? Quand le Père de famille sortait pour chercher des ouvriers, est-ce que ceux-ci différèrent ? Ceux qu’il appela à la troisième heure, par exemple, lui répondirent-ils : Attendez, nous n’irons qu’à la sixième ? Ceux qu’il trouva à la sixième lui dirent-ils : Nous irons à la neuvième? Et ceux de la neuvième reprirent-ils : A la onzième seulement nous irons ? Puisqu’il doit donner à tous le même denier, pourquoi nous fatiguer plus longtemps. Dieu a déterminé dans son conseil, ce qu’il doit donner et ce qu’il doit faire ; pour toi, viens quand il t’appelle. Oui, la même récompense est assurée à tous ; mais le moment de se rendre au travail est singulièrement décisif. Faisons une supposition. On appelle à la sixième heure ces jeunes gens dont l’ardeur est aussi bouillante que la chaleur au milieu du jour ; s’ils répondaient : Attendez ; l’Évangile nous apprend que tous nous recevrons une même récompense, nous irons donc à la onzième heure, quand nous serons parvenus à la vieillesse ; pourquoi tant travailler, puisqu’il n’est pas question de recevoir davantage ? On leur dirait sans aucun doute : Tu refuses le travail ; sans savoir si tu arriveras à la vieillesse ? On t’appelle à la sixième heure, viens. Le Père de famille t’a promis le denier, lors même que tu ne viendrais qu’à la onzième heure ; mais personne ne t’a assuré que tu vivrais une heure encore ; je ne dis pas, que tu vivrais jusqu’à onze heure, mais jusqu’à sept. Et sûr de la récompense mais incertain de la vie, tu remets à plus tard l’invitation qui t’est faite ! Ah ! prends garde de perdre en différant ainsi ce, que t’assure la divine promesse. On peut parler ainsi, soit à la première enfance appelée à la première heure ; soit à la seconde, invitée à la troisième ; soit à la jeunesse, qui a toute la chaleur de la sixième ; à l’extrême vieillesse on peut donc dire avec bien plus de raison encore : Il est onze heures, et tu restes dans l’oisiveté ? et tu hésites de venir ?
9. Le Père de famille ne serait-il pas sorti pour t’inviter ? Mais s’il n’est pas sorti, comment parlons-nous ? Car nous sommes les serviteurs de la maison, et c’est nous qu’il envoie chercher des ouvriers. Pourquoi rester là ? Tu es au terme de tes ans ; hâte-toi de mériter le denier. En effet, le Père de famille sort quand il se fait connaître. N’est-il pas vrai que celui qui reste dans sa demeure n’est pas vu de ceux qui sont dehors ; et que ceux-ci le voient quand il en sort ? Ainsi le Christ semble rester dans son sanctuaire lorsqu’on ne le connaît pas ; mais il le quitte pour louer des ouvriers, lorsqu’on commence à le connaître, puisqu’il passe en quelque sorte du connu à l’inconnu. Or il est connu maintenant, on le prêche partout, et tout sous le ciel publie sa gloire. Il fut pour les Juifs un objet de dérisions et de blâmes ; on le vit, au milieu d’eux, humble et couvert de mépris ; il cachait alors sa majesté et montrait la faiblesse hautaine ; et l’on outrageait ce que l’on voyait, sans connaître ce qu’il tenait dans le mystère. S’ils l’avaient connu, ils n’auraient point crucifié « le Seigneur de la gloire[5]. » Aujourd’hui qu’il trône au ciel, peut-on le dédaigner comme il fut dédaigné quand il était suspendu à une croix ! Ses bourreaux secouaient la tête, et debout devant sa croix, allant à lui comme au fruit qu’y avait attaché leur cruauté barbare, ils lui disaient pour l’outrager : « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix. Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même ? Qu’il descende de la croix, et nous croyons en lui[6] ». Il n’en descendait point, parce qu’il restait caché. S’il put sortir vivant du sépulcre, il pouvait bien plus facilement descendre de la croix. Mais pour notre instruction il souffrait avec patience, ajournait l’exercice de sa puissance et il resta méconnu. C’est qu’alors il ne sortait point pour louer des ouvriers, il ne sortait point, ne se manifestait point. Trois jours après, il ressuscita, se montra à ses disciples, monta au ciel, et le cinquantième jour après sa résurrection, le dixième qui suivit son ascension, il envoya l’Esprit-Saint. Dans un seul cénacle se trouvaient réunies cent vingt personnes ; l’Esprit-Saint les remplit toutes[7] ; et comblés de ses dons, ces hommes se mirent à parler les langues de tous les peuples. C’était l’invitation qui se faisait, le Père de famille qui allait chercher des ouvriers. Tous alors commencèrent à connaître la puissance de la vérité. On voyait un seul et même homme parler toutes les langues, et aujourd’hui encore l’unité, qui fait de l’Église comme un seul homme, les parle toutes. En quelle langue ne s’exprime pas la religion chrétienne ? À quelles extrémités du monde n’est-elle point parvenue ? Il n’est plus personne qui se dérobe à la chaleur de ses rayons[8] ; et ce vieillard parvenu à la onzième heure diffère encore !
10. C’est donc une chose évidente, mes frères, et entièrement indubitable, croyez-la, soyez-en bien sûrs : lorsque renonçant à une vie inutile ou profondément, corrompue, un homme se convertit à la foi chrétienne, Jésus-Christ notre Dieu lui remet tous ses anciens péchés, et effaçant en quelque sorte toutes ses dettes, il fait avec lui comme table rase. Tout lui est pardonné, et personne ne doit craindre qu’il reste quoique ce soit sans l’être. Mais aussi personne ne doit se laisser aller à une sécurité funeste. Une espérance téméraire tue l’âme aussi bien que le désespoir. Un mot sur ces deux vices. Comme une saine et légitime espérance contribue au salut, ainsi nous abuse une espérance déréglée. Comprenez d’abord comment on est victime du désespoir. Il est des hommes qui en réfléchissant au mal qu’ils ont fait, estiment le pardon impossible, et en regardant le pardon comme impossible, ils laissent aller leur âme, ils périssent de désespoir et disent en eux-mêmes : Nous n’avons plus d’espérance ; il est impossible qu’on nous remette ou qu’on nous pardonne tant de péchés commis par nous ; pourquoi, alors, ne pas satisfaire nos passions ? Sans récompense à attendre dans l’avenir, jouissons au moins de tous les plaisirs du temps présent. Faisons ce qui nous convient, fût-il défendu, afin de goûter au moins quelques délices passagères, puisque nous n’en méritons point d’éternelles. Le désespoir les fait ainsi périr, soit avant d’être parvenu complètement à la foi, soit après que devenus chrétiens ils sont tombés clans quelques fautes ou dans quelques crimes attirés par leur négligence. Devant eux se présente le Maître de la vigne, et pendant que livrés au désespoir ils lui tournent le dos, il les appelle, il frappe et crie parla bouche du prophète Ézéchiel : « En quelque jour qu’un homme renonce à ses désordres, j’oublierai toutes ses iniquités[9]. » En entendant ces paroles et en y ajoutant foi, ils se sauvent de leur désespoir et se relèvent au-dessus du sombre et profond abîme où ils étaient plongés.
11. Ils ont maintenant à craindre de tomber dans un autre précipice et de mourir d’une espérance déréglée après avoir résisté à la mort du désespoir. Leurs pensées deviennent bien différentes, mais non moins pernicieuses ; ils disent donc de nouveau en eux-mêmes : S’il est vrai qu’en quelque jour que je renonce à mes désordres, la miséricorde de Dieu doive oublier mes iniquités, ainsi que me l’a promis par la bouche du Prophète son infaillible véracité, pourquoi me convertir aujourd’hui et non pas demain ? Pourquoi aujourd’hui et non pas demain ? Qu’aujourd’hui se passe comme s’est passé hier, qu’il se jette dans la débauche, se plonge dans le gouffre des passions, se roule dans les plaisirs qui donnent la mort : je me convertirai demain et ce sera fini. – Qu’est-ce qui sera fini ? – Le cours de mes iniquités. – C’est bien, sois heureux de ce que demain auront fini tes iniquités. Et si avant le jour de demain tu avais fini toi-même ? J’en conviens, tu as raison de te réjouir en voyant que Dieu a promis de te pardonner tes fautes lorsque tu te convertirais ; mais personne ne t’a promis d’aller jusqu’à demain. Peut-être cependant un astrologue t’a-t-il donné cette assurance, mais nn astrologue, ce n’est pas Dieu ! Combien ont été trompés par les astrologues et ont perdu quand ils comptaient gagner ! Devant ces malheureux, livrés à un fol espoir, se présente aussi le Père de famille. En s’adressant aux premiers qui s’étaient malheureusement abandonnés au désespoir et y avaient rencontré leur perte, il les a rappelés à l’espérance ; et en paraissant devant les seconds qui cherchent aussi la mort dans une espérance déréglée, il leur dit par l’organe d’un autre livre sacré ; « Ne tarde pas de te convertir au Seigneur. » Il a dit aux uns : « En quelque jour que l’impie renonce à ses désordres, j’oublierai toutes ses iniquités ; » et il les a sauvés du découragement où ils s’étaient laissés aller pour leur perte, désespérant complètement du pardon ; et en s’avançant vers les autres, qui cherchent leur ruine dans la présomption et le délai, il leur dit d’un air de réprimande : « Ne tarde pas de te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour ; car sa colère éclatera soudain, et au jour de la vengeance il te perdra [10]. » Ainsi ne remets pas et ne ferme pas la porte, ouverte devant toi. C’est l’auteur même du pardon qui t’ouvre cette porte ; que tardes-tu ? Tu devrais être comblé de joie si tu frappais et qu’il t’ouvrît enfin ; tu ne frappes pas, il l’ouvre, et tu restes dehors ? N’hésite donc pas. L’Écriture dit quelque part, à propos des œuvres de miséricorde : « Ne réponds pas : Va et reviens, demain je te donnerai ; quand à l’instant même tu peux rendre service[11] ; » tu ignores en effet ce qui peut arriver le lendemain. Tu connais ce commandement, de ne pas ajourner la miséricorde envers autrui, et en différant tu te montres cruel envers toi-même ? Tu ne dois mettre aucun retard lorsqu’il s’agit de donner du pain, et tu en mets lorsqu’il s’agit de recevoir ton pardon ? Si tu n’ajournes point ta pitié pour autrui, prends aussi, pour plaire à Dieu, compassion de ton âme[12]. Fais aussi l’aumône à cette âme, non pas précisément en lui donnant, mais en ne repoussant pas la main qui lui donne.
12. Ce qui fait quelquefois le grand malheur de beaucoup d’hommes, c’est qu’ils craignent de déplaire à d’autres hommes. Il y a de grandes ressources dans les bons amis pour le bien, et dans les mauvais pour le mal. Aussi pour nous engager à mépriser, en vue de notre salut, l’amitié des puissants, le Seigneur n’a pas fait son choix parmi les sénateurs, mais parmi les pêcheurs. Quel témoignage de miséricorde dans l’auteur de notre être ! Il savait qu’en choisissant le sénateur, il le porterait à dire : C’est ma dignité qui est préférée ; que s’il choisissait d’abord des riches, les riches diraient : à ma fortune la préférence ; que si son choix tombait d’abord sur l’Empereur, celui-ci dirait-on a égard à ma puissance ; et que de même, s’il appelait en premier lieu des orateurs ou des philosophes, l’orateur dirait : voilà le fruit de mon éloquence ; et le philosophe : voilà le mérite de ma sagesse. Remettons à plus tard ces orgueilleux, dit alors le Sauveur, en eux quelle enflure ! Il ne faut pas confondre l’enflure avec la grandeur. L’une et l’autre occupent beaucoup de place, mais elles ne sont pas également saines. Qu’on ajourne donc ces orgueilleux ; il faut, pour les guérir, leur donner plus de consistance. À moi d’abord ce pêcheur, dit Jésus. Viens, pauvre, suis-moi. Tu n’as rien, lune sais rien, suis-moi. Suis-moi, pauvre ignorant ; il n’y a rien en toi qui effraie, mais il y a beaucoup a remplir. La source est abondante, qu’on y présente ce vaisseau vide. Le pêcheur alors abandonna ses flets, le pécheur reçut sa grâce et il devint un orateur divin. Voilà l’ouvrage de Dieu, et l’Apôtre en parle en ces termes : « Dieu a choisi ce qui est faible pour confondre ce qui est fort ; Dieu a choisi ce qui est vil et ce qui n’est pas, comme s’il était, afin de détruire les choses qui sont [13]. » Aujourd’hui enfin, pendant qu’on lit ce qu’ont écrit ces pêcheurs, on voit se soumettre les épaules des orateurs. Ah ! qu’on se débarrasse de tous ces vents stériles ; qu’on se débarrasse de cette fumée qui s’évanouit en montant ; que pour se sauver on foule aux pieds tout cela.
13. Supposons qu’il y ait dans une ville un malade et en même temps un fort habile médecin, ennemi des amis puissants. du malade ; supposons que quelqu’un soit atteint dans une ville d’une maladie dangereuse et qu’il y ait dans cette même ville un médecin fort habile, mais ennemi, comme je l’ai remarqué, des amis puissants du malade ; supposons que ceux-ci disent à leur ami : N’emploie pas ce médecin, il ne sait rien ; supposons que ce ne soit pas le jugement, mais l’envie qui leur dicte ce langage : ce malade, pour recouvrer la santé, n’enverrait-il pas promener ces vains propos de ses puissants amis, et pour vivre quelques jours de plus ne recourrait-il pas, au risque de les offenser, et pour se délivrer de son mal, à celui que l’opinion lui a représenté comme le plus capable ? Le genre humain est aujourd’hui malade, non du corps mais de l’âme. Je vois ce grand malade gisant dans tout l’univers, de l’Orient à l’Occident, et pour te guérir un médecin tout-puissant est descendu du ciel. Pour approcher en quelque sorte du lit du malade, il s’est abaissé jusqu’à prendre une chair mortelle. Il donne des avis salutaires : les uns le méprisent et ceux qui l’écoutent sont guéris. Ceux qui le méprisent sont ces amis puissants qui répètent : Il ne sait rien. Ah ! s’il ne savait rien, il ne remplirait pas le monde de sa puissance. Ah ! s’il ne savait rien, il n’existerait pas avant de s’être montré parmi nous. Ah ! s’il ne savait rien, il n’aurait pas envoyé levant lui les Prophètes. Et ne voyons-nous pas aujourd’hui l’accomplissement de ce qu’ils ont prédit ? Ce médecin, en accomplissant leurs promesses, ne témoigne-t-il pas de la puissance de son art ? N’est-il pas vrai que dans tout l’univers succombent de funestes erreurs et que les châtiments qui pèsent sur le monde en abattent les passions ? Que nul ne dise : Le monde autrefois était meilleur qu’aujourd’hui : et depuis que ce médecin commence à y exercer,-nous y voyons une multitude de choses affreuses. Ne t’en étonne pas. Si, près du médecin, le sang ne paraissait pas, c’est qu’il n’avait pas entrepris encore la guérison du malade. À ce spectacle donc, renonce aux vaines délices et cours au médecin ; voici le temps de se guérir et non de s’abandonner à la volupté.
14. Soignons-nous donc, mes frères. Si nous ne connaissons pas encore le mérite du médecin, ne nous emportons pas contre lui comme des furieux, et comme des léthargiques ne nous eh éloignons pas. Beaucoup en effet se sont perdus en s’emportant contre lui, et beaucoup en s’endormant. Appelons furieux ceux qui ne s’endorment pas mais s’emportent, et léthargiques ceux qui se laissent accabler sous un sommeil de plomb. Combien d’hommes sont ainsi malades ! Les uns voudraient frapper sur ce médecin, et comme il est au ciel sur son trône, ils persécutent sur la terre ses membres ou les fidèles. Il sait guérir 'cette espèce de malades ; beaucoup d’entre eux se sont convertis, et d’ennemis, ils sont devenus ses amis, de persécuteurs, les prédicateurs de son nom. Tels étaient les Juifs acharnés contre sa personne pendant, qu’il vivait sur cette terre ; il guérit ces furieux et c’est pour eux qu’il pria du haut de la croix : « Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[14]. » Dans beaucoup donc, d’entre eux la fureur se calma, comme une agitation.phrénétique qui s’arrête, et ils reconnurent Dieu, ils reconnurent le Christ. Lorsqu’après l’ascension il envoya l’Esprit-Saint, ils s’attachèrent à Celui qu’ils avaient crucifié et ils burent avec foi, dans son sacrement, le sang qu’ils avaient répandu dans leur fureur.
15. Nous ne manquons pas d’exemples. Le Sauveur était déjà assis dans le ciel, et Saul persécutait ses membres ; il les persécutait avec une fureur de frénétique, un aveuglement étrange, une passion sans bornes. « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Ces seuls mots descendus du ciel abattirent ce furieux, le guérirent et le relevèrent : le persécuteur était mort et un ardent prédicateur venait de recevoir la vie[15]. Beaucoup de léthargiques guérissent aussi. Ce sont ces malades qui sans s’emporter contre le Christ ni faire de mal aux Chrétiens, diffèrent leur conversion avec une sorte de langueur qui se révèle dans des paroles d’assoupissement ; ils sont indolents à ouvrir les yeux à la lumière, et on leur devient importun en cherchant à les éveiller. Laisse-moi, dit ce léthargique dans sa langueur, je t’en conjure, laisse-moi. – Pourquoi ? – Je veux dormir. – Mais ce sommeil te fera mourir. – Et, par attrait pour le sommeil je veux mourir, répond-il. – Et moi je ne le, veux pas, reprend plus haut la charité. Il n’est pas rare de voir un fils donner ces témoignages d’affection à son père déjà vieux, et dont la mort viendra dans quelques jours, puisqu’il est au terme de sa carrière. Ce père est en léthargie, le fils apprend du médecin que telle est la maladie qui accable son père ; le médecin lui dit même : Réveille-le et si tu veux prolonger sa vie, ne le laisse pas dormir. Voyez ce jeune homme près du vieillard : il le secoue, il le pince, il le pique, son affection le tourmente, il ne veut pas le laisser mourir si vite quoique la vieillesse doive le lui enlever bientôt : et s’il parvient à le rappeler à la vie, ce jeune homme est heureux de passer quelques jours encore avec ce père qui doit lui laisser sa place. Avec combien plus de charité ne devons-nous pas importuner nos amis, puisqu’il s’agit de vivre avec eux, non pas quelques jours dans ce monde, mais éternellement dans le sein de Dieu ! Qu’ils nous aiment donc, qu’ils fassent ce que nous leur disons et qu’ils cultivent celui que nous cultivons afin de recevoir aussi ce que nous espérons. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.[16].

  1. Mat. 20, 1-16
  2. Jn. 15, 5, 1
  3. Mat. 21, 33-41
  4. Mat. 25, 34
  5. 1Co. 2, 3
  6. Mat. 27, 39-42
  7. Act. 1, 15
  8. Psa. 18, 7
  9. Eze. 18, 21-22
  10. Sir. 5,8-9
  11. Pro. 3, 24
  12. Sir. 30, 28
  13. 1Co. 1, 27, 28
  14. Luc. 33, 34
  15. Act. 9, 4
  16. Serm. I