Sermon LXXIV. Quel est le vrai docteur de la Loi.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LXXIV. QUEL EST LE VRAI DOCTEUR DE LA LOI[1]. modifier

ANALYSE. – Ce discours n’est que l’explication de ces paroles de saint Matthieu : « Tout scribe instruit de ce qui touche le royaume des cieux, est semblable au père de famille qui tare de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. Qu’entend-on ici par Scribe ? On entend les docteurs de la loi divine. – Pourquoi dit-on qu’il tire de son trésor ? C’est qu’il est des docteurs qui ne font pas ce qu’ils enseignent : ceux-là ne tirent pas de leur trésor ou de leur cœur, mais uniquement du trésor de la révélation. – Quelles sont enfin ces choses nouvelles, et ces choses anciennes ? Les doctrines révélées dans l’ancienne loi et mises en lumière dans l’Évangile.


1. La lecture de l’Évangile nous invite à examiner et à expliquer à votre charité, autant que le Seigneur nous en fera la grâce, quel est « le Scribe instruit de ce qui louche le royaume de Dieu et semblable au père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes ; » quelles sont encore ces choses nouvelles et ces choses anciennes que produit au grand jour ce scribe instruit ; car c’est par là que s’est terminée la lecture de l’Évangile. On sait d’abord quels sont ceux que, conformément au style de l’Écriture, les anciens appelaient Scribes ; ce sont ceux qui faisaient profession de connaître la Loi. Tel est le sens que le peuple juif donnait à ce terme. Les scribes ne signifiaient donc point alors, comme aujourd’hui parmi nous, ceux qui écrivent au palais sous l’autorité des juges ou dans les villes pour le public. Gardons-nous de fréquenter inutilement une école, et sachons le sens que l’Écriture attache aux expressions qu’elle emploie ; car autrement en entendant des paroles de l’Écriture prises dans une acception différente de l’acception ordinaire, nous pourrions nous égarer et, pour nous laisser aller à nos pensées habituelles, ne comprendre pas ce qui nous est enseigné. Les 'Scribes donc étaient des hommes qui faisaient profession de connaître la loi, et c’est à eux qu’appartenait le soin de garder les livres, de les expliquer, de les transcrire et de les étudier.
2. C’est à eux que Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche d’avoir les clefs du royaume des cieux sans y entrer eux-mêmes et sans y laisser entrer personne ; ce reproche en effet s’adresse aux Pharisiens et aux Scribes, les docteurs de la loi parmi les Juifs. C’est d’eux encore qu’il parle ainsi ailleurs : « Faites ce qu’ils disent ; mais gardez-vous de faire ce qu’ils font ; car ils disent et ne font pas. [2] » Et pourquoi, ces mots : « Es disent et ne font pas », sinon parce qu’ils sont du nombre de ceux en qui on voit ce que dit l’Apôtre : « Toi qui prêches de ne point dérober, tu dérobes ; toi qui défends l’adultère, tu commets l’adultère ; toi qui as en horreur les idoles, tu fais des sacrilèges ; toi qui te glorifies de la loi, tu déshonores Dieu par la violation de la loi ; car à cause de vous le nom du Seigneur est blasphémé parmi les nations ?[3] » Il est sûr et évident qu’à cette sorte de docteurs s’appliquent ces paroles du Seigneur. « Ils disent et ne font pas. » Ce sont des Scribes, mais ils ne sont pas réellement instruits en ce qui touche le royaume de Dieu. Néanmoins, dira quelqu’un d’entre vous, comment un mauvais homme peut-il enseigner une bonne doctrine, puisqu’il est écrit et que le Seigneur dit lui-même : « L’homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur, et du mauvais trésor de son cœur l’homme mauvais tire des choses mauvaises ? Hypocrites, comment pouvez-vous faire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais ?[4] » Ici donc il est dit : « Comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais ? » Et là : « Faites ce qu’ils disent, mais gardez-vous de « faire ce qu’ils font ; car ils disent et ne font point. » S’ils disent sans pratiquer, ils sont mauvais ; mais s’ils sont mauvais, ils ne peuvent dire de bonnes choses : comment faire alors ce qu’ils nous enseignent, puisqu’ils ne sauraient nous enseigner rien de bon ? Voici la solution de cette difficulté ; que votre sainteté s’y rende attentive. Tout ce que l’homme mauvais tire de lui-même est mauvais ; tout ce que l’homme mauvais tire de son cœur est mauvais ; car dans son cœur est son mauvais trésor. D’où vient donc que ces méchants enseignaient le bien ? C’est qu’ils étaient assis sur la chaire de Moïse, et si le Seigneur n’avait dit auparavant : « Ils sont assis sur la chaire de Moïse [5] ; » jamais il n’aurait commandé d’écouter ces méchants. Ce qu’ils tiraient du mauvais trésor de leur cœur était différent de ce que du haut de la chaire de Moïse ils faisaient entendre comme étant les hérauts du juge. Jamais on n’attribuera à un héraut ce qu’il dit, quand il parle en présence du juge. Autre chose est ce qu’il dit dans sa maison, et autre chose ce qu’il transmet de la part du juge. Bon gré, mal gré, il faut que ce héraut publie la condamnation de son ami même ; et bon gré, mal gré, il publie aussi l’acquittement de son ennemi. Laissez parler son cœur, c’est son ami qu’il acquittera et son ennemi qu’il condamnera. Laissez parler le cœur des Scribes, ils diront : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons[6]. » Faites parler la chaire de Moïse, elle dira : « Tu ne tueras point, tu ne commettras point d’adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne rendras point de faux témoignage ; honore ton père et ta mère ; tu aimeras ton prochain comme toi-même.[7] » frais ce que dit la chaire par la bouche des Scribes, et non ce que dit leur cœur ; et embrassant ainsi les deux pensées exprimées par le Seigneur, tu ne suivras point l’une au détriment de l’autre ; tu comprendras qu’elles s’accordent parfaitement et que s’il est vrai de dire : « L’homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur, et de son mauvais trésor, l’homme mauvais tire des choses mauvaises ; » c’est que le bien qu’enseignaient ces Scribes ne venait pas du mauvais trésor de leur cœur, mais il ne pouvait venir que du trésor de la chaire de Moïse.
4. Tu ne seras donc plus étonné de ces autres paroles du Seigneur : « Chaque arbre se reconnaît à son fruit. Cueille-t-on des raisins sur les a épines et des figues sur les chardons ?[8] » Les Scribes et les Pharisiens sont ainsi comparés aux épines et aux chardons ; toutefois « faites ce qu’ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu’ils font. » Mais, comme Dieu vous l’a fait comprendre par les réflexions précédentes, n’est-ce pas cueillir le raisin sur des épines et la figue sur des chardons ? Quelquefois aussi on voit des branches de vigne s’entrelacer dans une haie d’épines et des grappes suspendues au buisson. Laisseras-tu ce raisin parce que tu le vois au milieu des épines ? Recherche attentivement quelle est la tige de ces épines et tu reconnaîtras ce qui les porte. Suis aussi la tige de la grappe suspendue, et reconnais d’où vient cette grappe. Tu comprendras par là qu’autre chose vient du cœur du Pharisien et autre chose de la chaire de Moïse [9].
5. Mais pourquoi ce triste état des Pharisiens ? C’est qu’ils ont « un voile placé sur leur cœur ; » et ils ne voient pas que « les choses anciennes ont passé et que tout est devenu nouveau[10]. » Voilà ce qui fait leur malheur et le malheur de quiconque leur ressemble. Pourquoi dire choses anciennes ? C’est qu’on les enseigne depuis longtemps. Et choses nouvelles ? C’est qu’elles sont du royaume de Dieu. L’Apôtre même enseigne comment s’enlève ce voile : « Il s’enlèvera, dit-il, lorsque tu te convertiras au Seigneur. » Mais en ne s’attachant pas au Seigneur, le juif ne dirige point son regard vers le but ; et c’est ainsi que les enfants d’Israël, figurant autrefois ce malheur, ne portaient pas non plus leurs yeux sur le but, en d’autres termes, sur la face de Moïse. L’éclat de cette face symbolisait l’éclat de la vérité ; mais un voile la couvrit, parce que les fils de Jacob ne pouvaient encore en contempler la splendeur. Cette figure a disparu, selon ces expressions de l’Apôtre : « Ce qui doit disparaître[11]. » Pourquoi disparaît-elle ? Parce qu’à l’arrivée du souverain on fait disparaître ses images. Quand le souverain n’est point là, on regarde son portrait ; est-il présent ? on l’enlève. Avant l’avènement de Jésus-Christ, Notre-Seigneur et notre souverain, on montrait donc ses images ; mais ses images disparaissent et on ne voit plus que lui. Et c’est ainsi que le voile tombe quand on s’attache au Sauveur. À travers le voile on pouvait entendre la voix de Moïse, mais on ne voyait point sa face, Ainsi les Juifs entendent maintenant la voix du Christ dans les Écritures anciennes, mais ils ne voient pas la face de Celui qui leur parle. Veulent-ils, encore une fois, faire tomber ce voile ? Qu’ils viennent au Seigneur. Ils ne perdront point les anciennes richesses, ils les enfermeront dans leur trésor pour devenir des scribes instruits de qui concerne le royaume de Dieu, et tirant de leur trésor, non ce qui est seulement ancien ou ce qui est seulement nouveau, car alors ils ne ressembleraient point à ce scribe instruit de ce qui touche le royaume de Dieu et tirant de son trésor le nouveau en même temps que l’ancien. Mais si l’on se contente de dire sans pratiquer, on puise dans la chaire et non dans le trésor de son cœur. Nous l’attestons devant votre sainteté : ce qui vient de l’ancien Testament s’éclaircit par le Nouveau ; et c’est ainsi qu’on vient au Seigneur pour être débarrassé du voile.

  1. Mat. 13, 52
  2. Mat. 23, 3
  3. Rom. 2, 21-23
  4. Mat. 12, 35, 34.
  5. Mat. 23, 2
  6. Isa. 22, 13
  7. Exo. 20, 12-16 ; Lévit. 19, 16
  8. Luc. 6, 44
  9. Bossuet a emprunté cette ingénieuse comparaison à saint Augustin : Vaines excuses des pécheurs ; 1er. ser. pour le Dim. de la pass. Ed. Bar. tom. 2 pag. 355.
  10. 2Co. 5, 17
  11. 2Co. 3, 13-16