Sermon LXX. Douceur du joug divin.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON LXX. DOUCEUR DU JOUG DIVIN[1]. modifier

ANALYSE. – Le Seigneur dit que son joug est doux. Tout, au contraire, ne semble-t-il pas nous enseigner qu’il est dur et pesant ? – On voit partout des hommes se livrer avec bonheur aux plus rudes travaux, tandis que d’autres s’en trouvent accablés. Les premiers souffrent facilement parce qu’ils aiment, et les derniers difficilement parce qu’ils n’aiment pas. C’est aussi l’amour qui rend doux le joug de Jésus-Christ et son fardeau léger.


1. Plusieurs s’étonnent, mes frères, d’entendre dire au Seigneur : « Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Ceux qui sans frémir se sont courbés sous ce joug et qui ont avec une docilité parfaite présente leurs épaules à ce fardeau, leur semblent tourmentés et éprouvés par tant de difficultés dans ce siècle, qu’ils les considèrent comme étant appelés, non pas du travail au repos, mais du repos au travail, l’Apôtre disant lui-même : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution[2]. » Comment donc, s’écrie-t-on, le joug du Seigneur serait-il doux et son fardeau léger, puisque porter ce joug et ce fardeau n’est autre chose que de vivre pieusement en Jésus-Christ ? Comment aussi le Sauveur dit-il : « Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ? » Ne devrait-il pas dire au contraire : Vous qui êtes en repos, venez travailler ? Ainsi trouva-t-il en repos les ouvriers qu’il loua et qu’il envoya à sa vigne pour y porter le poids de la chaleur [3]. Et sous ce joug si doux, sous ce fardeau si léger, l’Apôtre nous dit encore : « Montrons-nous en toutes choses comme des ministres de Dieu par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups[4]. » Ailleurs encore, dans la même Épître : « Cinq fois j’ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un ; j’ai été trois fois déchiré de verges, lapidé une fois ; trois fois j’ai fait naufrage, j’ai été un jour et une nuit au fond de la mer[5]. » Combien d’autres dangers encore qu’il est facile d’énumérer, mais que l’on ne saurait affronter qu’avec l’aide de l’Esprit-Saint !
2. L’Apôtre ressentait donc souvent et abondamment les travaux et les angoisses dont il parle : mais il était sans aucun doute soutenu par l’Esprit de Dieu ; et pendant que l’homme extérieur s’usait, cet Esprit renouvelait l’homme intérieur de jour en jour, il le comblait de saintes délices, lui faisait goûter ainsi le repos de l’âme ; et l’espoir du bonheur futur aplanissait toutes les aspérités de la vie, et relevait toutes les pesanteurs. Voilà comment le joug du Christ devenait doux et son fardeau léger. Paul allait même, jusqu’à nommer tribulation légère toutes ces afflictions et toutes ces extrémités dont on ne saurait entendre le récit sans frémir. Ah ! son œil intérieur saisissait parfaitement à quel prix on doit acheter, dans te temps, cette vie future où l’on est exempt des éternelles souffrances des impies, et où l’on jouit sans inquiétude de l’éternelle félicité des justes. On se laisse tailler et brûler les chairs afin d’échapper, par ces douleurs aiguës, à d’autres douleurs qui ne sont pas éternelles, mais qui viennent d’un mal dont la durée se prolonge un peu plus. Dans l’espoir incertain d’obtenir un court et languissant repos sur la fin de ses jours, le soldat usé sa vie au milieu des guerres les plus horribles ; exposé à passer plus d’années dans l’agitation et la fatigue que dans la paix et le repos. À quelles tempêtes, à quels écueils, à quelles affreuses et redoutables colères du ciel et de la mer ne s’exposent pas, les négociants pour acquérir de volages richesses, des richesses d’où s’échapperont plus de dangers et de tempêtes qu’il n’en a fallu braver pour les acquérir ? À quelles chaleurs, à quels frimas, à quels périls ne s’exposent pas les chasseurs ? Chevaux, fossés, précipices, fleuves et bêtes sauvages, tout est pour eux plein de dangers. Comme ils souffrent la faim et la soif, comme ils se contentent des aliments les plus vils et de la plus insuffisante quantité, quand il s’agit de s’emparer d’un animal, dont parfois, malgré tout ce qu’ils endurent, la chair ne saurait être offerte sur leurs tables ! Il faut même le reconnaître, s’il leur arrive de prendre un sanglier ou un cerf, la pensée de l’avoir pris les flatte plus que le plaisir de le manger. À quels tourments et à quels coups ne sont pas exposés chaque jour les plus tendres enfants ? À combien de veilles, à combien de dures abstinences on les condamne, dans les écoles, non pour les former à la sagesse, mais pour les préparer aux vaines richesses et aux vains honneurs, pour leur enseigner le calcul et les lettres, pour leur apprendre les détours trompeurs de l’éloquence !
3. Observons-le néanmoins : quand on n’aime pas on trouve tout cela difficile, et la difficulté disparaît quand on aime ; car l’amour rend léger, il ne laisse presque pas sentir ce qui est en soi lourd et accablant. Quelle fermeté donc, et quelle facilité bien plus grandes, ne donne pas la charité pour faire en vue de l’éternelle béatitude ce que fait la concupiscence en vue de la misère présente ! Avec quelle aisance on endure toutes les peines temporelles pour échapper aux éternels châtiments et parvenir à l’éternel repos ! Ce n’est pas sans motif que ce Vaisseau d’élection s’écriait avec de si vifs transports : « Les souffrances de ce temps ne sont point comparables à la gloire future qui sera révélée en nous[6]. » Voilà ce, qui rend ce joug doux et ce fardeau léger. S’il en coûte au petit nombre de le prendre sur leurs épaules, l’amour le fait supporter à tous aisément. « À cause des paroles de vos lèvres, dit le Psalmiste, j’ai gardé de dures voies[7]. » Mais ce qui est dur en soi, s’adoucit par l’amour. Aussi admirez la sage économie de la bonté divine. Elle veut qu’affranchi de la loi et déchargé par la grâce du poids de ces innombrables observantes qui faisaient du joug divin un joug réellement lourd, quoiqu’il dût être tel pour les opiniâtres qui le portaient alors, l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour[8], trouve allégées par la joie intérieure, par la facilité de pratiquer la foi pure, l’espérance qui soutient et la sainte charité, toutes les vexations produites contre l’homme extérieur par le prince rebelle qui a été mis dehors. Rien ne pèse moins à la bonne volonté que cette volonté même, et Dieu s’en contente. Quelles que soient donc les persécutions du monde, c’est avec une incontestable vérité que les Anges s’écrièrent après la naissance temporelle du Seigneur : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté ; » car l’Enfant nouveau-né n’apportait qu’un joug doux et un fardeau léger ; d’ailleurs, comme s’exprime l’Apôtre : « Dieu est fidèle, il ne souffre pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces ; mais il nous fait tirer profit de la tentation même, afin que nous puissions persévérer[9]. »

  1. Mat. 11, 28-30
  2. 2 Ti. 3, 12
  3. Mat. 20, 3-7
  4. 2 Co. 6, 4
  5. 2 Co. 11, 24-25
  6. Rom. 8, 18
  7. Psa. 16, 4
  8. 2 Co. 4, 16
  9. 1 Co. 10, 13