Sermon CXII. Obstacles à la conversion.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXII. OBSTACLES A LA CONVERSION[1]. modifier

ANALYSE. – En expliquant la parabole du festin nuptial, saint Augustin montre que les prétextes alléguées par les invités qui refusent de s’y rendre, se réduisent aux trois concupiscences signalées par l’Apôtre saint Jean, savoir : l’orgueil de la vie, la curiosité sensuelle et la convoitise de la chair.


1. Ces saintes lectures nous sont faites, et pour que nous y prêtions l’oreille, et pour que nous y puisions, avec l’aide du Seigneur, un sujet d’entretien. Le texte de l’Apôtre rend grâces à Dieu de la foi des gentils, et avec raison, car elle est son œuvre. Nous répétions en chantant le Psaume : « Dieu des vertus, attirez-nous, montrez-nous votre face et, nous serons sauvés[2]. »
Quant à l’Évangile il nous a invités au festin, ou plutôt il en a invité d’autres, puisque, sans nous y inviter, il nous y a menés, nous a même forcés d’y prendre part. Voici en effet ce que nous venons d’entendre : « Un homme fit un grand festin. » Quel est cet homme, sinon Celui qui est médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme[3] ? Il envoya ensuite chercher les invités, car l’heure était venue pour eux de se rendre au banquet. Quels sont ces invités, sinon ceux qu’avaient conviés les Prophètes envoyés par lui ? Quand les avaient-ils invités ? Depuis longtemps, car les Prophètes n’ont cessé depuis que Dieu les envoie, de convier au festin du Christ. Envoyés donc vers le peuple d’Israël et envoyés fréquemment, ils ont sans relâche pressé ce peuple de venir pour le moment du repas. Mais tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, les Juifs refusèrent de se rendre au festin. Qu’est-ce à dire : tout en recevant les Prophètes qui les invitaient, ils refusèrent de se rendre au festin ? C’est-à-dire que tout en lisant les prophètes ils mirent le Christ à mort. Or, en le mettant à mort, ils nous ont, sans s’en douter, préparé un festin ; et quand ce festin a été préparé, quand le Christ a été immolé, quand, après la résurrection du Christ, le banquet mystérieux que connaissent les fidèles, a été institué par lui, consacré par ses mains et par ses paroles, les Apôtres ont été envoyés vers ces mêmes hommes à qui avaient d’abord été adressés les Prophètes. Venez au festin.
2. Mais en refusant ils apportèrent des excuses. Quelles excuses ? Trois. « L’un dit : J’ai acheté une métairie, je vais la voir, excusez-moi. Un autre dit : J’ai acheté cinq paires de bœufs, je vais les essayer ; excusez-moi, je vous prie. Un troisième dit : J’ai pris une femme, excusez-moi, je ne puis venir. » Ne sont-ce pas là, croyez-vous, les prétextes qui retiennent quiconque refuse de se rendre au divin banquet ? Examinons, sondons, comprenons ces prétextes, mais pour les éviter.L'achat de la métairie est un signe de l’esprit de domination. Ici donc le Sauveur flagelle l’orgueil, car c’est par orgueil qu’on aime à avoir, à garder, à conserver des domaines et à y entretenir des serviteurs que l’on se plaît à commander. Vice désastreux ! vice primordial ! Car en refusant d’obéir, le premier homme voulut commander. Et qu’est-ce que commander, sinon relever de sa propre autorité ? Au-dessus de nous toutefois est une autorité plus haute ; soyons-lui soumis, afin de pouvoir être en sûreté. « J’ai acheté une métairie; excusez-moi. » C’est l’orgueil qui empêche de se rendre à l’invitation.
3. « Un autre dit : J’ai acheté cinq paires de bœufs. » Ne suffisait-il pas de dire : J’ai acheté des bœufs ? Sans aucun doute, il y a ici quelque mystère qui par son obscurité même nous invite à l’étudier et à le pénétrer. C’est une porte close qui nous appelle à frapper. Ces cinq paires de bœufs sont les cinq sens corporels. Chacun le sait effectivement, nos sens sont au nombre de cinq, et s’il en est qui ne l’aient pas remarqué encore, il suffit pour les leur faire connaître, d’éveiller leur attention. Nos sens sont donc au nombre de cinq : la vue qui réside dans les yeux ; l’ouïe, dans les oreilles ; l’odorat, dans les narines ; le goût, dans la bouche ; le toucher, dans tout le corps. C’est la vue qui distingue ce qui est blanc et noir, ce qui est coloré d’une manière quelconque, ce qui est clair et obscur. L’ouïe discerne les sons rauques et les voix harmonieuses. À l’odorat de sentir ce qui exhale bonne ou mauvaise odeur. Le goût distingue ce qui est doux et ce qui est amer. Le toucher enfin reconnaît ce qui est dur ou tendre, âpre ou poli, chaud ou froid, pesant ou léger. Ainsi ces sens sont au nombre de cinq. J’ajoute : De cinq paires. Ce qu’il est facile d’observer dans les trois premiers, puisque nous avons deux yeux, deux oreilles et deux narines Voilà trois paires. Dans la bouche aussi, considérée comme sens du goût, on remarque 'encore le nombre deux, puisqu’il faut, pour goûter, la langue et le palais. Le plaisir charnel du toucher réside aussi dans une espèce de couple, quoique d’une façon moins apparente, car il est à la fois intérieur et extérieur ; double par conséquent. Pourquoi dire paires de bœufs ? C’est que ces sens charnels s’occupent de ce qui est terrestre, comme les bœufs de retourner la terre. Il y a en effet des hommes qui n’ont pas la foi et qui se donnent, s’appliquent tout entiers aux choses de la terre et aux plaisirs du corps, refusant de croire autre chose que ce que leur montrent les sens et prenant leurs inspirations pour seules règles de conduite. Je ne crois que ce que je vois, disent-ils. Ceci est blanc, cela est noir ; voilà qui est rond, voilà qui est carré, voilà telle et telle couleur ; je le sais, je le sens, j’en suis sûr, la nature même me l’enseigne ; je ne suis pas forcé de croire ici ce que tu ne saurais me montrer. J’entends une voix ; je sens bien que c’est une voix elle chante bien, elle chante mal, elle est rauque, elle est douce ; je le sais, j’en suis sûr, elle me frappe l’oreille. Cette odeur est agréable, celle-ci est désagréable ; je le sais, car je la sens. Ceci est bon, cela est amer, ceci est salé, cela est fade. Que peux-tu me dire de plus ? C’est au toucher que je constate ce qui est dur et ce qui est mou, ce qui est rude et ce qui est poli, ce qui est chaud ou froid. Que peux-tu me montrer davantage ?
4. Tels étaient les liens qui enchaînaient notre Apôtre saint Thomas lui-même, lorsqu’au sujet même du Christ Notre-Seigneur, c’est-à-dire de sa résurrection, il ne voulait s’en rapporter qu’au témoignage de ses yeux. « Si je ne mets mes doigts à la place même des clous et dans ses plaies, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Le Seigneur aurait pu ressusciter sans conserver aucune trace de ses blessures ; mais il garda ses cicatrices, afin que l’Apôtre incertain pût les toucher et guérir ainsi la plaie faite à son cœur. Ce qui toutefois ne l’empêchera point de dire, pour réfuter d’avance ceux qui refuseraient son invitation en alléguant les cinq paires de bœufs : « Heureux ceux qui croient sans voir [4]. » Pour nous, mes frères, nous n’avons point vu là d’obstacle à répondre à l’invitation divine. Avons-nous en effet désiré voir maintenant le Seigneur dans sa chair ? Avons-nous désiré entendre sensiblement sa voix, ou flairer les parfums précieux que répandit sur lui une sainte femme et dont fut embaumée toute la maison[5] ? Nous n’étions point là, nous n’avons pas senti ces parfums, et pourtant nous croyons. Après avoir consacré les aliments mystérieux, le Sauveur les distribua de ses propres mains à ses disciples nous n’étions pas à ce festin, et la foi néanmoins nous y fait prendre part chaque jour. N’enviez pas comme un grand bonheur, d’avoir assisté, sans avoir la foi, à ce banquet servi de ses mains divines. La foi d’ensuite ne fut-elle pas préférable à la perfidie d’alors ? Paul n’y était point et il crut ; Judas y était, et il trahit son Maître. Aujourd’hui encore, quoiqu’ils n’aient vu ni la table sur laquelle le Seigneur consacra, ni le pain qu’il présenta de ses mains adorables et quoiqu’ils n’aient pas mangé ce pain lui-même, combien, au moment du repas sacré, mangent et boivent leur jugement[6], car le repas qui se prépare maintenant est le même.
5. Quelle fut pour le Seigneur l’occasion de parler de ce festin ? C’est qu’à un festin où le Sauveur avait été invité, un des convives s’était écrié : « Heureux ceux qui mangent du pain dans le royaume de Dieu ! » Ce pain après lequel soupirait ce convive lui paraissait loin d’être à sa portée, et il était à table devant lui. Quel est en effet le pain du royaume de Dieu, sinon Celui qui dit : « Je suis le Pain vivant, descendu du ciel[7] ? » N’ouvre pas la bouche, mais le cœur. Voilà ce qui donne tant de valeur à ce festin. Nous croyons au Christ et nous le recevons avec foi. Nous savons, en mangeant, de quoi nourrir notre esprit. Nous prenons peu et notre âme s’engraisse. Ce qui nous fortifie n’est pas ce qui se révèle aux sens, mais ce que montre la foi. Ainsi nous n’avons pas cherché le témoignage des sens extérieurs et nous n’avons pas dit : A eux de croire, puisqu’ils ont vu de leurs yeux et touché de leurs mains le Seigneur ressuscité, si néanmoins l’histoire rapporte la vérité ; pour nous qui ne le touchons point, comment croirions-nous ? Avoir de telles idées, ce serait prétexter les cinq paires de bœufs pour ne nous rendre pas au festin. Et pour vous convaincre, mes frères, que ce qui est signalé par les cinq sens qui figurent ici, ce n’est pas la volupté ni le plaisir charnel, mais une espèce de curiosité, remarquez qu’il n’est pas dit : « J’ai acheté cinq paires de bœufs », je vais les mener paître, mais : « je vais les essayer. » Vouloir les essayer, ce n’est pas vouloir rester dans le doute, c’est en vouloir sortir comme voulut en sortir saint Thomas, par le témoignage des sens. Je veux voir, toucher, porter les doigts, disait-il. « Oui, reprit Jésus, mets le doigt dans mon côté, et ne sois plus incrédule. » Pour toi j’ai été mis à mort, et pour te racheter j’ai répandu mon sang par l’ouverture que tu veux sonder ; et si tu ne me touches, tu doutes encore de ma parole ! Eh bien ! ce que tu veux de plus, le voilà, je te l’offre ; touche, mais crois ; sonde mes plaies et guéris les tiennes.
6. « J’ai pris une femme. » C’est ici l’obstacle de la volupté charnelle. Ah ! combien elle en éloigne de Dieu ! Si seulement ce n’était qu’en dehors de nos rangs ? Beaucoup s’écrient en effet On n’est pas bien sans les joies de la chair ; et ils répètent, comme l’a observé l’Apôtre : «Mangeons et buvons car demain nous mourrons [8]. » Et qui est revenu d’entre les morts ? Qui nous a redit ce qui se passe parmi eux ? Nous n’emportons avec nous que les jouissances que nous prenons maintenant. Parler ainsi, c’est avoir pris femme, c’est étreindre la chair, c’est goûter les joies de la chair. On s’excuse alors de venir au festin, mais ne va-t-on pas mourir de la faim intérieure? Écoutez saint Jean, Apôtre et Évangéliste « N’aimez, dit-il, ni le monde, ni ce qui est dans le monde. » O vous qui vous rendez au banquet divin, « n’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde. »
Saint Jean ne dit point : Ne possédez pas, mais : « N’aimez pas. » Toi, tu possèdes, tu t’attaches, tu aimes : cet amour des choses de la terre est comme une glu pour les ailes de l’âme. La convoitise même te lie. Qui te donnera des ailes comme à la colombe ? Quand prendras-tu ton essor pour le séjour du repos véritable[9], dès qu’ici tu cherches, dans de coupables attachements, un repos trompeur ? « N’aimez point le monde.» c’est le cri de la trompette céleste et cette trompette divine fait aussitôt retentir aux oreilles de l’univers entier : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Quiconque aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; car ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle[10]. » Cet Apôtre commence par où finit l’Évangile ; le premier caractère indiqué par lui est le dernier que montre l’Évangile. Ainsi la convoitise de la chair : « j’ai pris une femme ; » la convoitise des yeux : « j’ai acheté cinq paires de bœufs ; » l’ambition du siècle, « j’ai acheté une métairie.»
7. Si nous voyons ici la partie pour le tout, et les yeux pour les autres sens, c’est qu’ils sont les principaux. Aussi la vue étant la fonction propre des yeux, le mot voir s’applique à l’action de tous les sens. Comment ? Ne disons-nous pas d’abord, en parlant des yeux eux-mêmes : Vois comme cet objet est blanc, regarde et vois comme il est blanc ? Voilà pour les yeux. Nous disons – encore : Écoute et vois combien cette voix est harmonieuse. Pouvons-nous dire réciproquement : Écoute et vois comme cet objet est blanc ? Ce mot Vois exprime ainsi l’action de tous les sens, ce qu’on ne peut pas dire du terme propre à chaque sens. Écoute et vois combien ce chant est harmonieux ; flaire et vois comme c’est parfumé ; goûte et vois comme c’est bon ; touche et vois comme c’est doux. Puisqu’il s’agit ici de l’action des sens, ne devrait-on pas dire plutôt : Écoute et sens comme ce chant est harmonieux ; flaire et sens comme c’est parfumé ; goûte et sens comme c’est chaud ; palpe et sens comme c’est poli, comme c’est doux ? Nous ne parlons pourtant pas ainsi. Le Seigneur lui-même, en apparaissant, après sa résurrection, à ses disciples qu’il voyait chancelants encore dans la foi et persuadés qu’ils étaient en présence d’un esprit, leur dit : « Pourquoi doutez-vous, et pourquoi ces pensées s’élèvent-elles dans votre cœur ? Voyez mes mains et mes pieds. » Non content d’avoir dit : « Voyez », il ajoute : « Touchez, palpez, et voyez[11]. » Regardez et voyez, palpez et voyez ; les yeux seuls voient et pourtant on voit par tous les sens. Afin d’obtenir l’assentiment intérieur de la foi, le Sauveur se montrait aux sens extérieurs de ses disciples. Et nous, pour nous attacher à lui nous n’avons rien demandé à ces sens corporels ; notre oreille a entendu et notre cœur à cru ; et ce que nous avons entendu, nous l’avons entendu, non pas de sa bouche, mais de la bouche de ses prédicateurs, de la bouche de ces hommes qui assis au festin nous y invitaient en nous en disant les douceurs.
8. Par conséquent, loin de nous les excuses vaines et funestes, rendons-nous à ce banquet pour y nourrir notre âme. Ne nous laissons arrêter ni par l’orgueil qui pourrait nous enfler, ni par une curiosité coupable qui pourrait s’effrayer et nous éloigner de Dieu, ni par les voluptés charnelles qui nous priveraient des délices du cœur. Venons et puisons des forces. Mais quels furent ceux qui se rendirent alors au festin ? N’était-ce pas des mendiants, des malades, des boiteux, des aveugles ? On n’y vit ni les riches, ni les bien portants, ni ceux qui croyaient marcher droit ou avoir la vue pénétrante, présumant beaucoup d’eux-mêmes et d’autant plus désespérés qu’ils étaient plus superbes. Accourez, mendiants, car l’invitation vient de Celui qui pour nous s’est fait pauvre quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté [12]. Accourez, malades, car le médecin n’est pas nécessaire à qui se porte bien mais à qui a mal[13]. Accourez, boiteux et dites-lui : « Affermissez mes pas dans vos sentiers[14]. » Accourez, aveugles, pour lui dire encore : « Éclairez mes yeux, de peur que je ne m’endorme un jour dans la mort[15]. »

Tels sont ceux qui se rendirent au moment prescrit, tandis que les premiers invités méritèrent en s’excusant, d’être rejetés. Lors donc qu’au moment voulu les autres furent accourus du milieu des places et des carrefours de la ville, « le serviteur » envoyé pour les chercher répondit : « Seigneur, il a été fait comme vous l’avez ordonné, et il reste de la place. – Va dans les chemins et le long des haies et force à entrer ceux que tu rencontreras. » N’attends pas qu’il leur plaise d’entrer, force-les. J’ai préparé un grand festin, une salle immense, je ne souffrirai pas qu’il y ait des places vides. – C’est ainsi que les gentils sont venus du milieu des rues et des places publiques ; puissent les hérétiques venir du milieu des haies ! Les haies ne sont-elles pas des limites de séparation ? Arrachez-les à leurs haies, tirez-les du milieu de leurs épines. Ils y sont attachés, ils ne veulent pas être forcés à en sortir. Nous voulons, disent-ils, nous réunir librement à vous. Telle n’est point la volonté du Seigneur. « Contraignez-les d’entrer, » dit-il ; la contrainte extérieure fera naître à l’intérieur la bonne volonté.

  1. Luc. 14, 16-24
  2. Psa. 79, 2
  3. 1Ti. 2, 6
  4. Jn. 20, 25-27
  5. Id. 13, 3
  6. 1Co. 12, 29
  7. Jn. 6, 41
  8. 1Co. 15, 32
  9. Psa. 54, 7
  10. Jn. 2, 15-16
  11. Luc. 24, 38-39
  12. 2Co. 8, 9
  13. Mat. 9, 12
  14. Psa. 16,6
  15. Psa. 12, 4