Sermon CVI. L’aumône véritable.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CVI. DE L’AUMÔNE VÉRITABLE[1]. modifier

ANALYSE. – Après avoir rappelé, avec le texte évangélique, que la justice réside essentiellement dans le cœur, saint Augustin se demande comment toutefois Notre-Seigneur semble assurer que l’aumône suffit pour purifier l’âme. Cette aumône, répond-il, doit être suffisante or elle ne l’est pas si d’abord on ne se la fait à soi-même en aimant Dieu de tout son cœur et le prochain comme soi-même.


1. Vous avez compris, à la lecture du saint Évangile, comment les reproches adressés par le Seigneur Jésus aux Pharisiens apprennent à ses disciples à ne pas faire consister la justice dans la netteté du corps. Chaque jour en effet ces Pharisiens se lavaient le corps avant de manger ; comme si ces ablutions de chaque jour pouvaient purifier le cœur. Le Seigneur aussi montre à nu ces Pharisiens. Il le pouvait, puisqu’il les voyait, puisqu’à ses yeux leur âme était sans voile aussi bien que leur face. Ce qui le prouve ici même, c’est que le Pharisien à qui répondit le Sauveur n’avait eu qu’une pensée intérieure sans l’exprimer, et que néanmoins le Sauveur l’entendit. Dans sa pensée en effet il blâmait le Seigneur Jésus de se mettre à sa table sans s’être lavé. Ce blâme n’était pas exprimé, mais il fut entendu et on y répondit, quoi ? « Vous autres, Pharisiens, vous nettoyez maintenant le dehors du plat ; mais à l’intérieur vous êtes remplis d’hypocrisie et de rapine. Quoi ! accepter une invitation et n’épargner pas davantage celui qui l’adresse ! Mais c’est l’épargner beaucoup que de lui faire ces reproches, puisque c’est vouloir qu’il se corrige pour l’épargner au jugement. Quelle autre leçon nous est donnée par là ? C’est que le Baptême, qui ne se confère qu’une fois, purifie par la foi. Or la foi est à l’intérieur et non pas au-dehors, ce qui fait dire, aux Actes des Apôtres : « Purifiant leurs cœurs parla foi [2] ; » et à l’Apôtre Pierre, dans une de ses épîtres où il établit une comparaison tirée de l’arche de Noé qui servit à sauver huit âmes du déluge : « Ce qui vous sauvera vous-mêmes c’est un baptême semblable ; non pas une purification des souillures de la chair, mais l’engagement d’une bonne conscience envers Dieu[3]. » Les Pharisiens méprisaient cet état d’une bonne conscience ; ils lavaient le dehors et restaient au dedans horriblement souillés.
2. Que leur est-il dit ensuite ? «Toutefois faites l’aumône, et tout est pur pour vous. » Voilà un bel éloge de l’aumône ; faites-la et expérimentez-en l’efficacité. Auparavant, néanmoins, écoutez un peu. C’est aux Pharisiens que s’adresse le Sauveur. Ces Pharisiens étaient alors comme l’élite des Juifs, car on n’appelait Pharisiens que les plus distingués et les plus instruits. Ils n’avaient pas reçu le baptême du Christ : le Christ vivait au milieu d’eux, mais ils ne le reconnaissaient pas, ils ne le regardaient pas comme le Fils unique de Dieu. Comment donc le Sauveur leur dit-il : «, Faites l’aumône et tout est pur pour vous ? » Si ces Pharisiens l’écoutaient et faisaient l’aumône, d’après lui-même tout serait pur pour eux ; auraient-ils alors besoin de croire en lui ? Et s’ils ne peuvent être justifiés qu’en croyant en Celui qui purifie le cœur parla foi, que signifie : « Donnez l’aumône et tout est pur pour vous ? » Examinons ; peut-être l’auteur de ces paroles les explique-t-il lui-même.
3. Sans doute qu’après l’avoir entendu ces Pharisiens pensèrent qu’ils étaient fidèles à ce précepte de l’aumône. Comment la faisaient-ils ? Ils donnaient la dîme de tous leurs biens, ils détournaient la dixième part de tout ce qu’ils récoltaient et la distribuaient. Il ne serait pas facile de trouver des Chrétiens qui en fissent autant. Les Juifs donnaient la dîme, non-seulement du blé, mais aussi du vin et de l’huile ; par égard pour le commandement du Seigneur, ils la donnaient aussi des moindres choses, du cumin, de la rire, de la menthe et de l’an et, séparant de tout la dixième part et la distribuant en aumône. Il est donc présumable qu’ils se rappelèrent tout cela et s’imaginèrent que le Seigneur se trompait en les traitant comme s’ils ne faisaient pas l’aumône, tandis que sûrs de ce qu’ils faisaient, ils ne pouvaient ignorer qu’ils donnaient en aumônes la dîme même de leurs biens les plus vils et les plus méprisables. En ayant l’air de croire qu’ils ne faisaient pas l’aumône, le Sauveur ne rencontra que dérisions dans leur cœur. Aussi ajouta-t-il aussitôt : « Mais malheur à vous, Scribes et Pharisiens, qui payez la dîme de la menthe, du cumin, de la rue et de tout légume. » Sachez que je connais vos aumônes. Oui, vous faites l’aumône, vous donnez la dîme de tout cela ; vous la donnez même de ce qu’il y a de moindre et de plus vil dans ce que vous récoltez. « Mais vous laissez ce qu’il y a de plus important dans la loi, la justice et la Charité. » Remarquez : Négliger la justice et la charité, et payer la dîme des légumes mêmes, ce n’est pas faire l’aumône. « Il faut, poursuit le Sauveur, faire ces choses, sans omettre les autres. » Faire lesquelles ? « La justice et la charité, l’équité et la miséricorde, sans omettre les autres. » Faites celles-ci, mais préférez celles-là. S’il en est ainsi, pourquoi donc leur avoir dit : « Faites l’aumône et tout est pur pour« vous ? » Qu’est-ce que faire l’aumône ? C’est faire miséricorde. Et qu’est-ce que faire miséricorde ? Si tu es bien avisé, commence par toi-même. Comment en effet être miséricordieux pour autrui, si tu es cruel envers toi ? « Faites l’aumône, et tout est pur pour vous. » Faites l’aumône véritable. Que signifie l’aumône ? La miséricorde. Prête l’oreille au langage de l’Écriture : « Aie pitié de ton âme, pour te rendre agréable à Dieu [4]. » Fais l’aumône, « prends pitié de ton âme pour te rendre agréable à Dieu. » Cette âme est devant toi comme une mendiante, rentre en toi-même. Toi qui vis mal, toi qui vis dans l’infidélité, rentre en ta conscience ; tu y trouveras une âme qui mendie, une âme qui est dans le besoin, dans la pauvreté, dans l’affliction, et si tu ne la crois pas dans le besoin, c’est que le besoin même lui ôte la force de parler ; car lorsqu’elle demande, c’est qu’elle a encore faim de la justice. Si donc tu trouves ton âme en cet état, car c’est à l’intérieur, c’est dans le cœur que sont ces sortes de maux, fais-lui d’abord l’aumône, donne-lui du pain. Quel pain ? Si le Pharisien le demandait au Seigneur, le Seigneur lui répondrait : Fais l’aumône à ton, âme. C’est bien cela qu’il a dit d’abord ; mais le Pharisien ne comprenait même pas, quoique le Sauveur énuméra les aumônes qu’il faisait avec ceux de sa secte, et qu’il croyait inconnues au Christ. C’est comme si le Seigneur eût dit : Je sais ce que vous faites ; vous donnez la dîme de la menthe, de l’an et, du cumin et de la rue ; mais je parle d’une autre sorte d’aumônes : vous méprisez la justice et la charité. Fais, avec justice et avec charité, l’aumône à ton âme. Qu’est-ce à dire, avec justice ? Regarde, découvre la vérité ; condamne-toi, prononce contre toi. Et qu’est-ce que la charité ? Aime le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit ; aime aussi ton prochain comme toi-même [5] ; ce sera d’abord faire miséricorde à ton âme, porter la compassion dans ta conscience. Mais si tu négliges de faire cette aumône, donne d’ailleurs ce que tu veux Et autant qu’il te plaît, détourne de tes récoltes, non pas la dîme, mais la moitié ; donne les neuf dixièmes en ne t’en réservant qu’un, c’est ne rien faire, tant que tu ne fais rien – pour toi et qu’intérieurement tu restes pauvre. Nourris ton âme, pour ne la laisser pas mourir de faim. Donne-lui du pain. – Quel pain ? reprend le Pharisien. – Celui qui te parle. Ah ! si tu l’écoutais, si tu le comprenais, si tu croyais au Seigneur, lui-même te dirait : « Je suis le pain vivant descendu du ciel[6]. » Ne commencerais-tu pas alors par donner ce pain à ton âme et par lui faire l’aumône ? Si donc tu as la foi, tu dois le montrer en nourrissant ton âme d’abord. Crois véritablement au Christ, et à l’intérieur comme à l’extérieur tout sera pur en toi. Tournons-nous vers le Seigneur, etc[7].

  1. Luc. 11, 39-42
  2. Act. 15, 9
  3. 1Pi. 3, 20-21
  4. Sir. 30, 24
  5. Mat. 22, 37-39
  6. Jn. 6, 41
  7. Voir ci-dessus, Serm. I