Sermon CII. Bien vivre pour bien mourir.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CII. BIEN VIVRE POUR BIEN MOURIR[1]. modifier

ANALYSE. – Bien vivre, pour bien mourir, elle est la proposition de ce petit et admirable discours. Pour savoir en quoi consiste la bonne mort, saint Augustin ne veut pas qu’on s’en rapporte au témoignage des yeux ; il veut qu’on consulte la foi. Mais quelle différence la foi nous montre entre les suites de la mort de Lazare et les suites de la mort du mauvais riche ! Ah ! qu’on multiplie avec soin les bonnes œuvres pour avoir part à l’heureuse mort de Lazare.


1. Ce que disait à ses disciples Notre-Seigneur Jésus-Christ, on récrivait alors et on prenait les moyens de le faire arriver jusqu’à nos oreilles. Ainsi ce sont ses paroles que nous venons d’entendre. Eh ! que nous servirait de le voir sans l’entendre ? Aujourd’hui encore nous ne perdons rien à ne pas le voir, puisque nous l’entendons. Il dit donc : « Qui vous méprise, me méprise. » Si ce n’est qu’à ces Apôtres qu’il a dit : « Quivous méprise me méprise », méprisez-nous ; mais si c’est sa parole même qui nous a été adressée, qui nous a appelé et mis à leur place ; prenez garde de nous mépriser ; l’injure que vous nous feriez pourrait monter jusqu’à lui. Et si vous ne nous craignez point, craignez Celui qui a dit : « Qui vous méprise, me méprise. » Mais qu’avons-nous à vous dire, nous qui ne craignons vos mépris, que pour avoir à nous réjouir de votre bonne conduite ? Que vos bonnes œuvres nous dédommagent des périls que nous courons ; vivez bien, pour ne pas mourir mal.
2. Afin de bien comprendre ces mots : Vivez bien, pour ne pas mourir mal, ne considérez pas ces hommes qui ont pu vivre mal et mourir dans leurs lits ; à qui on a fait des funérailles pompeuses, qui ont été mis dans de précieux sarcophages, dans des sépulcres dont la richesse le disputait à la beauté ; et si chacun de vous souhaite une telle mort, ne croyez point que j’ai parlé sans motif grave en vous recommandant de bien, vivre pour ne pas mourir mal. Peut-être pourrait-on m’opposer un homme qui a bien vécu et qui pourtant, selon l’humaine opinion, a fait une mauvaise mort ; car il a péri ou d’une chute, ou dans un naufrage, ou sous la dent des bêtes. Un cœur charnel se dit alors Que sert de bien vivre ? Un tel a si bien vécu, et il a fait une telle mort ! Ah ! rentrez en vous-mêmes, et si vous avez la foi, vous y trouverez Jésus-Christ, c’est là qu’il vous parlera. Pour moi, je crie, il est vrai ; mais lui, dans son silence, vous instruit bien d’avantage. Si je m’exprime au-dehors par un bruit de paroles ; il se fait entendre au dedans en vous inspirant sa crainte. Qu’il imprime donc dans vos cœurs ces mots que je me suis permis de vous adresser : Vivez bien, pour ne pas mourir mal. Car, la foi étant d’ans vos cœurs, Jésus-Christ y est aussi et c’est à lui de vous faire saisir ce que je désire vous faire entendre.
3. Rappelez-vous ce riche et ce pauvre, dont il est parlé dans l’Évangile ; l’un couvert de pourpre et de fin lin, et faisant chaque jour grande chère ; l’autre étendu à la porte du riche, souffrant de la faim, cherchant quelques miettes tombées de sa table, couvert d’ulcères et léché seulement par des chiens. Rappelez-vous ces deux hommes. Mais comment vous les rappeler, si le Christ n’est dans vos cœurs ? Dites-moi donc ce que vous lui avez demandé et ce que vous lui avez répondu. Le voici : « Or il arriva que cet indigent mourut et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et fut enseveli dans l’enfer. Mais, levant les yeux, lorsqu’il était dans les tourments, il vit Lazare en repos dans le sein d’Abraham ; et s’écriant alors, il dit : Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare, afin qu’il trempe son doigt dans l’eau et qu’il en fasse, tomber une goutte sur ma langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Cet homme superbe durant sa vie est un mendiant dans les enfers. Ce pauvre, en effet obtenait encore quelque miette ; mais lui ne recueille pas une goutte d’eau. Or dites-moi quel est entre ces deux hommes celui qui est bien mort et quel este celui qui a fait une mauvaise mort ? Ne consultez pas vos yeux, interrogez votre cœur. En consultant vos yeux, ils vous jetteraient dans l’erreur ; tant sont splendides et mondainement fastueux les honneurs qu’on a pu rendre au riche au moment de sa mort ! Quelles troupes ne pouvait-il pas avoir de serviteurs et de servantes en deuil ! Quelle armée de clients ! Quelles brillantes funérailles ! Quelle riche sépulture ! On aura sans doute enseveli sous une masse de parfums. En concluerons-nous, mes frères, qu’il a fait une belle ou une triste mort ? Au témoignage de l’œil, sa mort est magnifique ; mais si vous consultez votre Maître intérieur, cette mort est affreuse.
4. Or si telle est la mort de ces orgueilleux qui conservent leurs biens sans en rien donner aux pauvres, à quelle mort doivent s’attendre les ravisseurs du bien d’autrui ! N’ai-je donc pas eu raison de dire : Vivez bien pour ne pas mourir mal, pour ne pas mourir comme est mort ce riche ? Rien ne prouve que la mort est mauvaise, sinon le temps qui suit la mort. En face de cette idée, considérez donc le pauvre Lazare ; croyez-en, non pas vos yeux, car ils vous induiront en erreur, mars votre cœur. Représentez-vous ce pauvre, gisant à terre, couvert d’ulcères, et tes chiens venaient lécher ses plaies. Mais quoi ! vous détournez les yeux, votre cœur se soulève ; le dégoût vous suffoque à cette vue ! Ouvrez l’œil du cœur. Ce pauvre est mort et les Anges viennent de l’emporter dans le sein d’Abraham. Aux funérailles du riche, on voyait sa famille en deuil ; à celles de Lazare on ne voit pas la joie des Anges : Que répondit enfin Abraham à ce riche ? « Souviens-toi, mon fils, que tu as reçu les biens durant ta vie [2]. » Tu ne croyais bien que ce que tu pouvais posséder alors ; tu l’as reçus ; mais ton temps est passé, tu as tout perdu et il ne te reste que le, séjour des enfers pour y être tourmenté.
5. N’est-il donc pas à propos, mes frères que nous vous rappelions ces vérités ? Considérer pauvres ; soit couchés, soit debout ; considérez les pauvres et livrez-vous aux bonnes œuvres. Vous qui en avez l’habitude, faites-en ; faites-en aussi vous qui ne l’avez pas. Que le nombre de ceux qui font le bien croisse avec le nombre des fidèles. Vous ne voyez pas maintenant la grandeur du bien que vous faites. Le paysan, quand il sème, ne voit pas non plus la moisson. Il la confie à la terre et toi, tu ne te confierais pas à Dieu ? Pour nous aussi viendra la récolte. Songe que s’il nous en coûte aujourd’hui d’agir, s’il nous en coûte de faire le bien, notre récompense est assurée, car il est écrit : « Ils s’en allaient et pleuraient en répandant leurs semences ; mais ils reviendront avec joie, portant leurs gerbes dans leurs mains [3]. »

  1. Luc. 10, 16
  2. Luc. 16, 19-25
  3. Psa. 125, 6