Sept pour un secret/Préface

Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. vii-xv).

INTRODUCTION

Les distinctions que nous établissons en France entre le roman réaliste et le roman idéaliste, le roman romanesque et le roman d’observation, n’existent pas en Angleterre. Ou tout au moins, elles existent d’une manière moins accentuée. Il y a évidemment en Angleterre, comme chez nous, des livres de la plus basse qualité romanesque (avec plus de candeur cependant), mais lorsqu’on s’élève au-dessus de cette zone torpide, on trouve ces livres tout pénétrés à la fois de réalisme et de romanesque, d’idéalisme et d’observation, dont le mélange donne une si glorieuse fortune à la plupart des romanciers anglais. Je sais bien que nous pouvons trouver chez nous un exemple analogue chez Balzac. Et, dans un certain sens, chez le Flaubert de L’Éducation sentimentale. Mais, on le voit, ces réussites sont rares et nous connaissons rarement cette harmonieuse fusion si particulière à nos voisins.

C′est que chez eux l′idéalisme est d’origine religieuse, (remarquez qu’il en est de même chez Balzac). Il semble même qu’une certaine beauté du roman soit inséparable de l’esprit religieux. Je dis religieux, bien entendu, et non confessionnel. Il paraît chaque année un grand nombre de romans catholiques absolument dépouillés de toute vie profondément religieuse. La pratique d’un certain nombre d’exercices pieux n’est pas fatalement liée à la vue vraiment élevée de l’homme, et l’on pourrait facilement admettre que le roman finira le jour où l’individu sera arrivé à une sorte d’athéisme absolu. Jour d’ailleurs à peu près impossible, car la cervelle humaine est essentiellement déifère et l’on ne peut prévoir qu’elle finisse un jour par cesser de créer des mythes.

Toute la pensée britannique a été influencée d’une manière absolue par le fait que la grande traduction classique de la Bible est une œuvre d’une beauté littéraire exceptionnelle. Tous les Anglais que j’ai consultés là-dessus ont été unanimes à me dire qu’il devaient à cette Bible leur sens de la poésie. Il s’y mêle certainement un secret accord de la race et du climat. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre que c’est la lecture de la Bible qui donne à toute la bonne littérature anglaise une sorte d’air de famille et qui fait que chez Mary Webb on trouve des accents qui semblent empruntés aux écrivains du XVIe siècle. Que l’on lise Sarn, Le Poids des Ombres, Sept pour un secret…, ou les autres romans de Mme  Mary Webb, on a la même impression, qui est d’échapper au temps. Ses livres pourraient se passer au XVIIe siècle ou en 1830, comme aujourd’hui. Et je pense que l’on pourra les lire également pendant plusieurs siècles, parce qu’ils n’ont rien de ces modes qui écaillent si vite les livres qui s’inspirent d’elle. Combien des romans qui ont paru en 1925 paraissent déjà couverts de rides, parce qu’ils incarnaient une forme d’inspiration qui était celle de leur époque et non celle de l’humanité, et qu’ils reflétaient des tics et non des passions ! Chez Mme  Mary Webb, les passions seules sont en jeu. Et si rudes, si simples, si sincères qu’il semble impossible qu’un jour vienne où l’homme ne puisse plus les reconnaître. On peut se représenter une forme de civilisation, même en France, qui rende incompréhensible notre Princesse de Clèves. Je me demande même si ce roman si profondément, si merveilleusement français, conserve assez de clarté pour quelques milliers de Français. L’élégance morale peut arriver à instruire, à faire même une société, mais elle n’appartient pas à ces grands remous humains qui continuent à subsister quand une race a perdu le sens et le goût de cette élégance morale.

Dans Sept pour un secret…, la rivalité de Robert Rideout et de Ralph Elmer est aussi naïve et aussi immortelle que celle d’Achille et d’Hector. On pourra trouver qu’il y a dans le livre quelque chose de conventionnel par le fait que l’honnête homme triomphe et que le malhonnête homme est obligé de disparaître. Mais il y a aussi du conventionnel à penser que, dans la vie, l’honnête homme a toujours tort. Il peut se trouver des cas où il en soit autrement.

Si la Bible a conservé aux écrivains anglais le sens religieux du destin, leur amour de la nature les conduit tout doucement à une manière de paganisme qui semble de plus en plus fréquent aujourd’hui. Dans les romans de Mary Webb, on a à tout moment l’impression d’une mythologie confuse, d’un animisme latent. On ne trouverait cela ni chez Dickens ni chez Thackeray. Mais il est chez Thomas Hardy et chez Rudyard Kipling, comme chez D.-H. Lawrence, Stella Benson et Virginia Woolf. Les grands silencieux qui hantent les romans anglais ont toujours quelque chose à dire aux choses. Ce n’est pas eux qui diraient comme notre Vigny :


Ne me laissez jamais seul avec la nature.


Et cette communions fréquente les rajeunit, les renforce, leur donne le sentiment à la fois de leur petitesse et de leur utilité.

On trouvera dans Sept pour un secret… ce sentiment-là, à l’état le plus aigu. À la frontière du Pays de Galles, dans ces landes que Mary Webb nous décrit, chaque détail est vu, consigné, par un poète, et non, comme il arrive le plus souvent chez nous, par un peintre. Nos meilleurs paysagistes, un Théophile Gautier, un Goncourt, sont avant tout des hommes qui ont vécu dans des ateliers. Mais, pour Mary Webb, la nature seule entre en jeu, et non pas une transcription déjà artistique. Son principal personnage, Robert Rideout, est lui-même un poète. C’est peut-être même le seul poète possible, celui qui ne pense ni aux éditeurs ni au public, celui pour qui existe cet enchantement secret qui consiste à mettre en rythmes et à donner une forme d’incantation aux sentiments qui forment le tissu de notre vie intime. Robert Rideout s’en va faire, un jour, un long voyage pour rendre visite, dans un village éloigné, à un forgeron qui sait l’art de faire des « pennillions », c’est-à-dire ces petits poèmes en usage au Pays de Galles. Quels que soient les chagrins qui traversent sa vie, et dans les pires moments de sa détresse, Robert Rideout se laisse aller à chanter. Et c’est parce qu’il chante qu’il accepte que la vie lui soit dure ou que Mlle Gillian Levekin lui soit cruelle. On sent bien qu’il y a là un sentiment qui a dû être en quelque chose celui de Mary Webb. Elle n’écrivait pas des « pennillions », mais elle écrivait des romans. Et dans ses romans, elle se livrait à cet autre chant, qui est la création romanesque, la vraie, celle qui consiste à organiser un monde avec ses propres sentiments ; non pas à se raconter dans une autobiographie plus ou moins déguisée, mais à donner à chacun de ses sentiments éprouvés ou rêvés, sentis ou latents, à chacun de ses désirs, à chacune de ses passions, même à celles qu’on aurait pu avoir et qu’on n’aura jamais, une forme vivante, un nom, un aspect réel, une destinée. Voilà le signe distinctif des vrais romanciers, voilà celui qui distingue, comme les autres, Mary Webb. Car Robert Rideout n’est qu’une des apparences de Mary Webb et il aurait fallu bien des Robert Rideout pour épuiser le pouvoir d’animation de Mary Webb.

Mais ce pouvoir d’animation, je le répète, s’exerce surtout quand l’homme entre en communication avec les choses. Il y a, dans Sept pour un secret…, une page très significative à ce sujet, une page dans laquelle elle a l’air d’expliquer elle-même son esthétique. Il est rare qu’un écrivain fasse son propre commentaire dans un livre. C’est ce que nous trouvons ici.

« Et durant toutes ces journées de printemps, de la façon la plus étrange et la plus mystérieuse, des fils invisibles se tissaient entre la friche sauvage et quatre personnes très différentes. Un fil se reliait à Gillian Lovekin, en sorte que quand elle passait devant la friche en allant au Repos de la Sirène ou que, le bras d’Elmer autour de sa taille, elle se promenait sur la lande, et regardait ses lignes droits et sombres au-dessus de l’eau pâle, elle frissonnait. Un second fil rejoignait la femme muette et la faisait trembler quand elle y ramassait du bois, — car on n’en trouvait nulle part ailleurs, — et quand elle faisait d’étranges et secrètes courses, dont on entendra parler davantage. Un troisième tenait Elmer, en sorte qu’il avait horreur de cet endroit, comme il l’avait détesté le premier soir où il l’avait vu, détesté tout en se sentant attiré par une curiosité lancinante. Et le quatrième, enfin, ferme et tendu, liait Robert Rideout, réveillait en lui l’impression que quelque chose l’attendait là, dans cette petite lande de friches, où l’épine noire tressait sa couronne piquante, où l’eau gémissait et où la neige s’attardait longuement. Quelque chose, une décision importante, un événement qui ferait de lui à jamais un dieu ou une pauvre et misérable créature, se préparait pour lui dans la friche sauvage.

On a bien l’impression que, dans cette page, Mme Mary Webb nous livre son secret. Il y a quelque chose d’éternellement tissé dans tous ses romans entre la terre dont ils sortent et elle-même. Ils sont comme l’émanation à demi animale, à demi spirituelle des champs, des landes, des lacs, des forêts, des maisons de village. Et elle-même, on le sent bien, fait partie du même monde. Le cordon ombilical qui joint ses personnages à leur sol l’unit elle-même aux uns et à l’autre. D’où l’extraordinaire puissance, la présence de ses livres. Elle y est à la fois elle-même absente, et comme palpable. Si palpable qu’elle a donné quelque chose d’elle à ses héroïnes. On sait que Mary Webb, qui est morte à trente-six ans, en 1927, était affligée d’un goître. Ce goître n’est pas tout à fait exilé de son œuvre. Ses héroïnes sont laides et elle insiste là-dessus. Prue, l’héroïne de Sarn, est sans beauté. Ambre a une silhouette insignifiante : « Peu importe la forme du visage, dit Mary Webb, à son sujet. Toujours beau lorsque l’esprit jeune excelle et brille au travers. » Et elle ajoute : « Ainsi, le visage d’Ambre, dans ses rares moments, était beau comme le sont peu de visages dans ce monde de pâles émotions. » Et pour ce qui est de Gillian, l’héroïne de Sept pour un secret…, Mary Webb lui accorde de la beauté, mais alors elle lui laisse une cicatrice qui lui marque singulièrement le front. Cette cicatrice, c’est sa propre déchéance physique, dont elle souligne ce visage passionné, car le créateur met toujours quelque chose de son propre individu dans toutes ses créations.

Dans la préface qu’il a écrite en tête de Sarn, M. Jacques de Lacretelle admet qu’il y a souvent une certaine convention dans les romans de Mary Webb : « J’ajouterai même, dit-il, qu’un esprit digne de créer essaye sa force et développe son originalité suivant des modèles reconnus et des sentiments archétypes. Et si l’on ne pense ainsi, il ne reste plus qu’à brûler une bonne partie de notre fonds littéraire. » M. de Lacretelle a raison : les grands romanciers ont échappé rarement à une certaine convention romanesque. Et elle fait partie de leur force, parce qu’elle leur sert à développer plus librement les caractères et les situations dramatiques. Observez que les écrivains les plus originaux ont rarement recours à l’action. Ils développent leurs personnages dans une atmosphère subtile, mais un peu grise. Si Marcel Proust a un défaut, c’est celui-là, ou Virginia Woolf. Mais, pour les romanciers-nés, il y a toujours un moment où ils doivent accepter des situations extraordinaires, c’est-à-dire banales, pour épuiser à fond leurs individus. Cela est vrai de Balzac comme de Zola, de Dickens comme de Dostoïevski, à qui Eugène-Melchior de Vogüé reprochait d’avoir trop lu Eugène Sue. On trouvera dans Sept pour un secret…, comme dans les autres romans de Mary Webb, une certaine tendance à un romanesque facile. C’est dans ce livre-ci l’épisode du bohémien et de la fille perdue. Mais cet épisode mélodramatique ne choque pas dans un livre qui est si en dehors de nos usages littéraires.

Il est difficile de ne pas trouver dans Mary Webb l’influence de Thomas Hardy. C’est le romancier anglais auquel elle fait le plus souvent penser. Mais elle a aussi des traits communs avec May Sinclair et en particulier l’Ambre du Poids des Ombres est comme une sœur de la Gwelda des Trois Sœurs. Là, il n’y a pas d’influence, mais cette parenté naturelle à des écrivains qui observent le même monde et voient les mêmes figures. Mais, par delà ce monde et ces figures, plane l’ombre sublime et tragique des trois femmes de génie qui hantaient le presbytère de Haworth, l’image d’Emily, de Charlotte et d’Anne Brontë, qui ne cesse de scintiller au-dessus du roman anglais.

Edmond Jaloux.