Traduction par Maurice Rémon.
Éditions du siècle (p. 293-298).

CHAPITRE XXV

La mariée entre chez elle.


Le mariage se passa exactement comme toutes les fêtes bien organisées : tout alla bien, comme il fallait, tout le monde fut à l’heure, tout se déroula régulièrement, comme la Severn coule en juillet. Le Recteur avait un surplis bien blanc et un sourire très brillant. Le père de la mariée était le type même du père. Le fiancé était très convenable et les trois longues semaines d’attente avaient donné à son expression une ardeur qui simulait très gentiment un véritable amour. Les sonneurs, rafraîchis avec de la bière de la Sirène, tirèrent avec entrain les cordes de la cloche. La tante Fanteague avait une robe neuve, si raide que sa raideur personnelle n’était rien à côté. La tante Émilie, bourrée de bromure pour la circonstance, et persuadée que M. Gentil et elle allaient se marier le lendemain, était charmante dans sa toilette lavande. Jonathan avait une fleur à sa boutonnière et une histoire toute prête à jaillir de ses lèvres à la minute où on sortirait de l’église. Mme Makepeace arborait sa plus belle robe et ses larmes les plus chaudes. Quant à la fiancée, c’était, suivant l’expression de la femme du sacristain, « l’image même de la pureté ». « Et, fit-elle observer à sa toute jeune fille, si, quand tu marcheras à l’autel, tu y vas comme elle, tout sera pour le mieux. »

Sur quoi la fille eut un sourire narquois, car les jeunes ont une clairvoyance déconcertante. Fringal était là, dominant son exaspération. Ensuite, le déjeuner fut tout ce que doit être un repas de noce. La plus vive gaîté régnait, car quand il plaisait à Isaïe de se divertir l’Olympe tremblait. Il plaisantait, et le Recteur lui-même était folâtre. On admirait les cadeaux, et le mystère du piano demeurait un mystère. On aperçut Elmer embrassant sa femme derrière le pigeonnier, et, comme personne ne sut qu’elle en avait été furieuse, tout le monde trouva que c’était délicieux. Jonathan et Fringal, en étonnants costumes du dimanche, avec des manchettes, dont ils avaient honte comme si c’étaient des menottes, déployaient tout leur talent à servir. Fringal, sans rien dire, joua quelques bons tours aux plats du buffet froid, et la lutte de Jonathan contre son ennemie la matière inanimée atteignit à son paroxysme. En effet, chargé de porter le gâteau du dressoir sur une servante, pour qu’il fût plus facile de le couper, il le laissa tomber par terre, et on n’eut plus besoin d’en détacher les ornements en sucre : il suffit d’en ramasser les débris.

Le déjeuner à peine digéré, on servit le thé, et quand ce fut fini, la patience d’Elmer était également à bout.

— Le cob, Fringal, dit-il.

— À votre service, répondit celui-ci.

Et, en un tournemain, le cob et le cabriolet furent avancés, Gillian y grimpa, puis Elmer, et Fringal enfin sauta, comme un pinson sur un énorme tournesol, et ils partirent au grand galop. Le père se tenait, très fier, sur le seuil, secondé par l’Église. Elmer agita son chapeau et Fringal, cramponné, car il tenait à la vie, rit à en pleurer, et le cob bondissait sur la route empierrée et secouait le cabriolet, car il avait eu sa part de riz épicé et il était plein de feu.

C’est ainsi que la mariée fut menée chez elle. Là, toutes les réjouissances recommencèrent. Tous ceux qui n’avaient pas encore festoyé, et bon nombre de ceux qui avaient commencé, « firent leur plein ». Certains s’étaient, comme ils disaient, « mis la ceinture toute la journée » pour faire honneur au souper. Les sonneurs vinrent, et les laboureurs et les bergers avec leurs femmes, du voisinage ou de pays lointains, et le jeune homme de Silverton qui avait photographié tout le monde. La plus vieille femme du village arriva, avec enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ; le plus jeune bébé du village se présenta dans les bras de sa mère et poussa de vigoureux hurlements. Les pasteurs de deux chapelles, le boucher qui faisait sa tournée dans le pays une fois par semaine, le facteur, toutes les camarades d’école de Gillian, les jeunes fermiers, amis d’Elmer, et la grosse sage-femme au sourire mystérieux qui semblait dire : « Mon heure sonnera », tous vinrent et restèrent, chantèrent à tue-tête et lancèrent de grasses plaisanteries. Ils dirent tout ce qui est si doux aux vrais amoureux et si amer à ceux qui ne s’aiment pas.

Quand la nuit de Mai s’assombrit et que l’indigo du ciel se confondit avec le violet de la lande, arriva, la dernière de toutes, une Bohémienne de la tribu de Johnson, que la maladie de son enfant avait retenue au Donjon, et que l’obscurité avait surprise. Elle dit :

— La fleur a été cueillie trop tôt… j’entends un bruit de larmes… il y a quelqu’un ici qui ne verra pas la fin de l’année… il y a de l’autre côté des montagnes quelqu’un qui devrait être ici… j’entends le bruit d’un berceau qu’on balance,… mais pas dans cette maison… pas dans cette maison !

Quand elle prononça ces mots, Ruth se levant vint la regarder avec un air étrange. La Bohémienne ajouta rapidement quelques mots dans le dialecte des siens, mais Ruth secoua la tête et fit comprendre par un geste qu’elle ne pouvait répondre.

La Bohémienne fit ripaille avec les autres, puis se retira. Peu à peu, les invités s’en allèrent et, enfin, Ruth et Fringal, après avoir achevé de laver les verres, montèrent se coucher. Les nouveaux époux étaient seuls. Alors, eux aussi gravirent l’escalier et Gillian courut à la fenêtre et vit une étoile suspendue au-dessus de Dysgwlfas, à l’endroit où s’élevait le cottage, et le verger, avec ces agneaux, bénis entre toutes les créatures, que Robert soignait tous les matins et tous les soirs. Elle se rappela la prière de Robert, touchée par une émotion comparable à celle que provoque la demande d’un mourant, car Robert, se disait-elle, ne serait guère plus loin d’elle s’il était couché dans sa tombe.

— Il faut, dit-elle, que j’aille parler à Ruth une minute.

— À Ruth ?

— Oui.

— Et pourquoi ?

— Oh, hommes, hommes, hommes, s’écria-t-elle, imitant à merveille le ton de la femme du Squire, vous croyez qu’il n’y a que vous au monde !

— Eh bien, ne soyez pas longtemps.

Elle était déjà partie, montait sans bruit l’escalier et frappait doucement à la porte de Ruth. Mais celle-ci, absorbée dans son adoration, n’entendit pas, et Gillian, entrant néanmoins, vit un tableau qu’elle ne devait jamais oublier. La fenêtre ouverte laissait apercevoir l’étoile de Dysgwlfas. Sur la couverture à carreaux bleus et blancs était étendu le mouchoir de Robert, sur lequel Ruth avait la joue posée, comme une caresse.

— Ruth, est-ce que vous êtes souffrante ?

Elle se redressa d’un bond, sur la défensive, faisant une balle du mouchoir — mais par bonheur, Gillian ne l’avait pas remarqué — et elle secoua la tête pour montrer que tout allait bien.

— Vous faisiez vos prières ?

Elle acquiesça de la tête. Si elle avait été capable de lire la Bible, elle aurait pu se rappeler le texte : « Vous les attirerez avec les cordes d’un homme et même avec les cordes de l’amour. »

Elles se regardèrent tendrement, la jeune femme encore en robe de mariée campagnarde, le teint coloré, ses beaux yeux gris éclairés et embellis par le triomphe, mêlé de tristesse, de cette journée, et la petite servante, exclue des rapports humains, avec son visage pâle et pourtant basané, ses étranges yeux pleins de lumière et l’air digne que donne la souffrance. L’étoile qui scintillait dans la nuit bleue brillait sur elles deux, et en même temps sur Robert qui passait, insoupçonné, et parcourait d’un pas fatigué la distance de l’auberge à la ferme, pour aller se jeter sur son lit.

— Ruth, Robert m’a priée de vous apprendre à écrire. En seriez-vous contente ?

Si cela lui plairait ? Ah, quel sourire ravi !

— Robert veut que vous appreniez vite. En serez-vous capable ?

Signe d’assentiment énergique.

— Nous commencerons demain ?

Nouveau signe affirmatif.

— Et puis, Ruth… Celle-ci attendit. — Il ne veut pas que le maître ni Fringal le sachent, et j’ai pensé qu’il n’y a aucun endroit sûr que celui-ci, parce que dans ma chambre…

Elle balbutiait, mais Ruth semblait parfaitement comprendre.

— Alors, voulez-vous que je monte ici quand vous aurez fini votre ouvrage à la cuisine ? Vous pouvez alors prendre un peu de repos. S’il dit quelque chose, j’expliquerai que vous cousez pour moi. N’oubliez pas de monter demain, je viendrai à une heure, vous aurez terminé en bas.

Et soudain, sans bien savoir pourquoi, elle scella le pacte avec un baiser.

Alors elle descendit rejoindre Elmer. De nouveau, l’ombre et le silence enveloppèrent la maison, de nouveau Fringal riait dans son grenier. La lande chuchotait, le Temps et l’Espace tissaient à travers l’éternité leurs bizarres tapisseries. Et au cottage, sous l’étoile, Robert composait une petite chanson :

J’ai entendu un chant retentir dans le bois,
j’ai été voir, et elle était là.
Le chant m’ensorcelait comme celui des oiseaux :
J’ai perdu et mon cœur et la parole.
Un grondement de vagues m’emplissait les oreilles,
Sa chanson me mettait les larmes aux yeux.
Mon âme était accablée de douleur,
car elle ressemblait à un arbre feuillu,
et brillait comme une coquille rouge.

Je voudrais pouvoir faire un berceau
d’églantiers en fleurs
entremêlés de roses écarlates
et d’épines rouges dans la verdure.
Mes mains nues seraient couvertes de sang,
ce qui soulagerait ma peine. Et quand j’aurais fini,
je l’enfermerais dans ma poitrine,
car elle est mon chant et mon repos
et brillante comme une coquille rouge.