Secret du vote et représentation proportionnelle - Les Elections belges du 27 mai 1906

Secret du vote et représentation proportionnelle - Les Elections belges du 27 mai 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 869-890).
SECRET DU VOTE
ET
REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE

UNE EXPERIENCE
LES ÉLECTIONS BELGES DU 27 MAI 1906

En France, — où, dans les dernières années, ces questions ont été posées comme partout, et peut-être même devaient l’être un peu plus qu’ailleurs, — chaque fois qu’on a parlé d’assurer le secret du vote et d’instituer la représentation proportionnelle les bonnes intentions sont restées vaines, tous les efforts se sont brisés à des objections dites « de bon sens, » formulées par des gens qui se disent « pratiques. » Secret du vote obtenu par l’emploi combiné de l’enveloppe ou du bulletin uniforme et de la cabine, ou « isoloir » ou « dispositif » d’isolement (lequel de ces deux mots écorche le moins la langue française ?) ; représentation proportionnelle, supposant le scrutin de liste avec ou sans « panachage » et se réalisant en une répartition des sièges entre les différens partis d’après la règle du quotient ou du diviseur commun : tout cela, déclarent ou insinuent les « gens pratiques, » les « députés-maires, » ceux qui « ont l’habitude de manier la pâte électorale, » tout cela est très joli ; mais c’est construction d’architecte politique, bâtie en fumée sur un nuage ; moins encore : c’est pure rêverie de théoricien ; et il n’est pire injure dans le vocabulaire de nos parlemens d’aujourd’hui. « La cabine servira à faire toutes sortes de niches ; on s’y enfermera, on n’en sortira plus, et, par conséquent, le vote n’en finira plus, et par suite augmentera le nombre déjà trop grand des abstentions. Quant à la représentation proportionnelle, l’électeur n’y comprendra rien ; les scrutateurs s’embrouilleront dans toutes ces listes, les commissions de recensement se perdront dans tous ces calculs. » Il est inutile de chercher des raisons nouvelles pour répondre à ces argumens, infatigablement, automatiquement ressassés. Puisque la « cabine d’isolement » et la représentation proportionnelle fonctionnent tout près de nous en Belgique, le plus simple était « d’y aller voir ; » et d’y aller voir non point une répétition avec des figurans stylés, mais le vrai drame joué par le vrai. peuple, un jour d’émotion et de combat.


I

Les élections législatives belges du 27 mai 1906 avaient une importance considérable. Il s’agissait de renouveler la plus forte moitié de la Chambre des représentans, soit 85 membres sur 166. Il s’agissait, par là même, de savoir si le parti catholique, au pouvoir depuis vingt-deux ans, depuis 1884, y demeurerait ou en serait renversé. Ce serait donc ne rien dire de trop de ces élections que d’en dire qu’elles pouvaient avoir une importance historique. Aucun parti ne s’y trompait ; ni les « cléricaux, » ni les libéraux, ni les socialistes ; et à aucun, dans l’espoir ou dans la crainte d’un pareil résultat, aucun sacrifice n’avait paru lourd. Tandis qu’à Bruxelles ils couraient chacun sa chance, en d’autres circonscriptions ils avaient contracté des unions poussées jusqu’à la confusion. L’opposition avait emprunté à la politique allemande le cartel, chose et mot, l’assouplissant du reste et le conformant aux circonstances locales. C’est ainsi que, dans l’arrondissement de Louvain, on avait vu naître un cartel libéal-socialiste, présentant trois candidats : un socialiste, encadré de deux libéraux ; de même dans l’arrondissement de Nivelles : un libéral, deux socialistes, un candidat sans qualification. A Anvers, comme à Bruxelles, socialistes, cléricaux, démocrates chrétiens marchent chacun pour soi, mais les libéraux s’intitulent libéraux-unis, — ce qui signifie, je pense, libéraux et radicaux d’accord ; — toute une concentration, un petit Bloc (et il a été en effet, pendant la dernière campagne, presque autant question du Bloc en Belgique qu’en France). Dans l’arrondissement de Matines, nous retrouvons le cartel libéral-socialiste, qui s’affirme aussi dans l’arrondissement de Turnhout, comme dans l’arrondissement de Namur, dans celui de Dinant-Philippeville, dans celui d’Arlon-Marche-Bastogne, dans celui de Neufchâteau-Virton, et s’élargit, dans les arrondissemens de Bruges, de Courtrai, de Furnes-Dixmude-Ostende, de Roulers-Thielt, d’Ypres, — par l’accession des partisans de l’abbé Daens, — en cartel libéral-socialiste-démocrate chrétien. Rarement mobilisation a été mieux faite, rarement bataille a été mieux réglée ; rarement il y a eu plus d’intérêt à la victoire, rarement il eût dû y avoir plus de passion dans la lutte. S’il n’y en eut pas, s’il y en eut aussi peu que possible, en tout cas bien moins que l’on n’eût cru, ou si on ne la vit point, et si c’est en somme un progrès, à quoi faut-il en faire honneur ? Mais, d’abord, est-il vrai qu’il n’y en eut pas, ou qu’on ne la vit point ?


Samedi 26 mai. — Premières impressions. — J’ai acheté, au départ de Paris, les journaux de Bruxelles ; mais, comme par hasard, je n’ai trouvé que les feuilles libérales : l’Indépendance et le Petit Bleu, la Chronique, et, avec eux, un journal que la grande journée de demain paraît préoccuper médiocrement, le Messager. Au ton du moindre « entrefilet » ou de la moindre « information, » il est facile de sentir que le parti libéral est plein de confiance, qu’il croit que sa galère a le vent en poupe. Il nous suffira de constater que, de sa part, la campagne dernière n’a certes pas manqué de passion ; mais la lecture de quelques numéros du Peuple amènerait, pour les socialistes, à une constatation identique ; et si certaines épithètes employées par tel ou tel organe des gauches sont d’un mauvais goût qui ne fait pas de doute, peut-être les journaux de la droite ne sont-ils pas, à cet égard, exempts de tout reproche. Entraînement, et peut-être nécessité de la bataille. Il s’agit bien de faire des grâces, lorsqu’on se jette au visage tout ce qui tombe sous la main ! Et le pavé ne pèse rien, qui assomme l’adversaire !

Que de pavés on s’est lancés d’un camp à l’autre ! La Chronique dit vrai : « manifestes, brochures et tracts ont été répandus à foison. » La collection qu’on a eu l’obligeance de me garder est loin d’être complète : elle suffit pourtant à donner une idée de l’abondance et de la variété des genres Les catholiques (Œuvre des tracts catholiques, 39, rue Antoine-Dansaert) ont, à pleine fronde, décoché à leurs assaillans tout un panier de pamphlets rapides. Ces socialistes… les connaissez-vous ? (par Sylvain Gravez) ; Les élections du 27 mai (par C. Fieullien) ; Bas les masques, par V. B. ; Aux électeurs consciencieux ; les Trois programmes ; Pour qui voterons-nous ? Devoir des électeurs ; le Résultat certain des élections de 1906 ; Tableau fidèle, le Loup dans la bergerie ; Un mariage curieux ; le Bloc libéro-socialiste au pouvoir, les funestes conséquences ; le Gouvernement catholique approuvé et loué par ses adversaires ; le Catéchisme de l’électeur (A. Baisir). Plus d’un de ces petits écrits, pour le remarquer en passant, ferait, à lui seul, chez nous, annuler une élection, comme entachée de pression cléricale. Le XXe Siècle, doublant l’Œuvre des tracts, a publié : Fichards, socialistes et libéraux ; la mouchardise politique appliquée au recrutement de la magistrature ; les résultats du système sous le dernier ministère anti-catholique ; et le crayon a été appelé au secours de la plume ; le Sifflet, selon sa promesse, « a sifflé tous les dimanches. » On peut aimer plus ou moins cette musique, et tous les airs, — comment avoir de l’esprit tous les dimanches ? — ne sont pas d’égale qualité.

Réduites en cartes postales, et circulant d’un bout à l’autre du pays, on ne saurait croire le succès de ces images, leur portée, leur force de pénétration électorale. Aussi les associations les multiplient-elles, avec légendes dans les deux langues, en deux séries, française et flamande.

Naturellement les libéraux ne demeurent pas en reste, et ils ripostent par tout un lot de brochures : Des faits et des chiffres, des chiffres et des faits ! Les ennemis de Bruxelles démasqués, par Jean Verax ; les Accusés, par G. Bahlenbeck ; Combisme et Libéralisme, par Rafaël Rens (chez nos voisins comme chez nous-mêmes, le mot « combisme » est admis aux honneurs du vocabulaire politique, et il est devenu d’usage courant à la tribune et dans la presse). Aux brochures le parti libéral joint, ainsi que les catholiques, son paquet de cartes postales. Non pas seulement la carte banale, avec photographie des candidats, telle que nous commençons à la voir circuler pendant la période électorale, mais la bonne carte satirique, la bonne carte caricature, où l’on n’étale pas sa beauté, mais les ridicules de l’adversaire. Encore une fois, elle ne se pique pas d’une délicatesse exquise ; elle ne s’interdit pas quelque brutalité ; et, en cela aussi, les libéraux ne le cèdent à personne.

Mais les socialistes l’emportent encore sur les uns et les autres, sinon par la quantité, du moins par la qualité de leurs publications de propagande, — en prenant qualité au sens péjoratif. Il n’est pas juste de traiter de « brutales » les illustrations éditées rue Antoine-Dansaert ou rue Verbist, avant d’avoir regardé celles qui ornent la brochure de M. Louis Bertrand, député de Bruxelles : La Lutte électorale de 1906. Le programme des trois partis[1]. La violence, qui s’en trouve accusée par la grossièreté de l’exécution, sur un papier rugueux où la gravure vient mal, est d’autant plus choquante que le texte est relativement calme et correct. Le symbolisme n’en est pas exclu : pour frontispice, « l’arbre de l’évolution. » De « la brute » au « capitalisme, » en passant par « le sauvage, » « le maître » et « le noble, » l’humanité monte vers l’avenir ensoleillé ; l’artiste ne se fait pas faute de l’assurer que « le capitalisme n’est pas le dernier stade de l’évolution : » ainsi, qu’elle ne se lasse pas de monter à l’arbre, qu’elle monte ! Toujours dans un éclatant soleil, le torse nu, le pic sur l’épaule, s’avance, parmi des traits verticaux que l’on peut supposer être des fusils et des baïonnettes, un robuste ouvrier : en exergue : « Place au travail. Souvenir de 1886 et de 1893. » Passons les meilleures, — ou les plus mauvaises.

À tout prendre, si vif — et si regrettable — qu’ait été le ton de certaines plaisanteries, peu ou point de « personnalités. » À peine raille-t-on M. Émile Vandervelde sur « son automobile de vingt-cinq chevaux, » et surtout M. Furnémont, autre socialiste, sur ses « 150 francs, » bien plus, sur ses « 300 francs de revenu par jour ! » C’est l’Action catholique qui plaisante de la sorte, dans une circulaire ; et cette circulaire est le seul document, ou à peu près le seul de la collection que j’ai rapportée, où l’attaque soit vraiment directe.

Quant aux affiches, on ne les a pas prodiguées, bien que des Bruxellois aient l’impression qu’il y en eut, cette année, beaucoup, plus qu’en 1902. Mon impression, à moi est d’étonnement devant le petit nombre. Ce ne sont pas — oh ! non ! — nos orgies parisiennes d’avril, qui recouvraient la ville d’une couche de carton ! De la gare du Midi à la Grande-Place, je n’en ai aperçu que d’assez rares. Et comme elles sont, en général, d’un ton placide ! Que cette littérature, en son ensemble, est « bon enfant ! » Sans doute, dans l’énervement de la dernière heure, on verra bien apparaître sur les murs quelques « menteurs » et quelques « mensonges[2]. » On agitera bien le spectre de M. Vadécard, tout comme celui de M. Combes lui-même, et, derrière eux, le spectre rouge, le spectre ensanglanté de l’émeute, souvenir de 1902 : « Les Vadécards socialistes. » Le mot « casserole, » pris dans son acception toute moderne, politique ou policière, ne sera plus seulement français ; il deviendra belge : « A bas les casseroles socialistes et maçonniques ! »

Mais ce sont des coups portés par un parti à un parti, non par un homme à un autre homme. Rien qui ressemble à cette frénésie de diffamation et d’injures que le scrutin d’arrondissement déchaîne si follement chez nous. Même quand les personnalités se découvrent ou sont un peu plus rudement découvertes, on est loin de perdre en Belgique, au point où nous les perdons, toute retenue et toute mesure. Le pis qu’on dise de M. Janson dans l’affiche où on l’oppose à M. Picard et où on lui oppose M. Picard, c’est de l’appeler « ce Jean qui rit, Jean qui pleure de la révolution. » Que d’hommes d’Etat de la République s’abonneraient à ce traitement bénin ! Les dessinateurs ou les peintres, — car on fait la caricature murale en double colombier ainsi que la caricature postale sur carte de quelques centimètres, — les artistes qui traduisent en formes et figures visibles aux yeux du peuple souverain les rancunes, les désira, les espérances des partis ne se montrent pas plus féroces que les rédacteurs de pamphlets ou de placards. La pointe du crayon, autant que la pointe de la plume, s’est émoussée sur la table des vieilles tavernes flamandes, et ce que l’esprit parisien aurait de trop léger ou de trop vif s’appesantit peut-être, mais sûrement s’apaise à Bruxelles, dans une fumée de tabac, une vapeur de lambic et de faro.

Ces chefs de groupes qui se livrent assaut ne cessent pas d’être des bourgeois qui s’amusent ; et de fait toute cette imagerie s’inspire des jeux populaires : la balançoire et le jeu de quilles. Sur une balançoire qui penche, M. Féron est mal assis ; et, comme la corde libérale craque et va rompre, il se raccroche désespérément à la corde socialiste : « Voilà où en arrive le doctrinaire : libéraux, jugez ! « Le jeu de quilles n’a pas fourni moins de quatre interprétations différentes ou contraires ; chaque parti a eu la sienne. Mais toujours, dans le texte ou dans l’image, sur l’affiche imprimée ou l’affiche illustrée, ce sont des partis qui s’en prennent à des partis, et presque toujours impersonnellement. Il y eut bien, par-ci par-là, quelque essai de particularisme, le plus souvent professionnel : une liste « d’agriculteurs, » une circulaire « d’agens de change, » un appel « aux cafetiers et cabaretiers ; » mais de candidat qui parlât franchement en son particulier et privé nom, je n’en vis guère qu’un seul ; il me parut inoffensif. Il s’appelait, si j’ai bonne mémoire, M. Dekens et se réclamait des idées de M. l’abbé Daens ; « Pêcheurs ! » s’écriait-il, et il jurait que nul, hors lui, n’était capable de défendre et de faire triompher les revendications des pêcheurs à la ligne, mêlant d’ailleurs étrangement, au paragraphe suivant, par une sorte de calembour involontaire, les lignes à pêche et les lignes de chemins de fer[3]. Plus encore que de partis, et plus encore que de listes, on eût dit que c’était une bataille de numéros. Quand le délai pour le dépôt des listes est expiré, on tire au sort l’ordre dans lequel elles figureront sur le bulletin commun ; et c’était donc la liste n° 2 (catholiques) contre la liste n° 6 (socialistes) ou la liste n° 7 (libéraux).

La veille même des élections, les rues ont leur physionomie de tous les jours ; ni plus de passans, ni de plus agités. Pourtant, à l’imitation de l’Angleterre et des Etats-Unis, on promène des voitures, de vastes et antiques tapissières, blindées d’affiches multicolores : « Votez pour la liste n° 2 ! 2 ! » Mais tant de belle humeur est dans l’air que cette répétition du n° 2 n’amène sur les lèvres qu’une innocente réminiscence des douces soirées de loto. A un carrefour de la ville haute, rue du Parchemin, une de ces voitures-réclame se trouve tout à coup entourée d’une bande d’étudians, porteurs de pancartes de la liste libérale ; le n° 2 et le n° 7 dansent alors une sarabande joyeuse, où alternativement ils disparaissent et reparaissent. Nulle querelle, nulle bagarre. Une grande paix électorale est descendue sur la Belgique. Si, comme, du premier mouvement, on est porté à le penser, la représentation proportionnelle a fait ce miracle, voilà, à son actif, un avantage certain. Mais, ainsi que toute institution des hommes, elle doit avoir ses inconvéniens : — choquent-ils beaucoup ? ses imperfections ou ses difficultés : — lesquelles ?


II

Tous les journaux, catholiques, libéraux ou socialistes, en termes à peine différens, contiennent un avertissement au fond identique ; l’Indépendance belge et la Chronique, par exemple :


Avis très important.

Lors de l’élection d’Ucclec, le 13 mai dernier, plus de 400 bulletins anti-cléricaux ont dû être déclarés nuls parce que l’électeur, après avoir noirci le point blanc de la case placée à côté du nom du candidat du Cartel, avait ensuite voté en tête de la liste.

Pour éviter de pareils mécomptes le 27 mai où quelques voix peuvent décider de l’attribution d’un siège, il faut que les électeurs libéraux se mettent bien en tête ce qui suit :

1° Tout panachage rend le bulletin nul. Impossible de voter pour des candidats figurant sur des listes différentes ;

2° Un seul vote de préférence est toléré, tant pour les candidats effectifs que pour les candidats suppléans. Est nul, par conséquent, tout bulletin portant, dans les cases figurant à côté du nom des candidats, plus d’un vote pour les effectifs et plus d’un vote pour les suppléans ;

3° Ne pas noircir la case de tête après avoir voté à côté d’un nom d’une liste, en donnant à un candidat de cette liste un vote de préférence, sinon vous faites un bulletin nul.

Si l’on veut émettre un vote de préférence : En ce cas, votez en noircissant une seule case d’une liste.

De ce qui précède, il résulte qu’un seul moyen est infaillible pour émettre un vote valable :

C’est de voter en tête de la liste 7.

Un seul coup de crayon dans la case de tête et l’on évite jusqu’à la possibilité d’une erreur et d’une nullité de bulletin.

Les électeurs libéraux se rallieront unanimement à ce système de vote.

Les votes de préférence sont presque toujours complètement inefficaces et ils sont le plus souvent dangereux !


On connaît le mécanisme du scrutin en Belgique. Toutes les listes, avec les numéros d’ordre que le sort leur a attribués, sont portées sur le même bulletin, et, dans chaque liste, les noms des candidats se suivent selon le rang que les 100 électeurs parrains de la liste, c’est-à-dire en fait les partis, les comités, les associations, leur ont assigné. Quiconque veut voter pour la liste et accepte l’ordre de préférence dans lequel les candidats sont présentés n’a qu’à noircir d’un coup de crayon le point demeuré blanc dans le petit carré noir en tête de la liste ; quiconque veut voter pour la liste, mais désire changer l’ordre au profit d’un autre candidat, n’a qu’à noircir le point laissé en blanc dans la petite case noire, en face du nom de ce candidat. On ne peut sans perdre sa voix faire les deux choses à la fois : noircir à la fois le point blanc en tête de la liste et le point blanc en face du nom de l’un des candidats. C’est ce qu’il paraît bien, si l’on s’en rapporte à l’avertissement ci-dessus, que les électeurs belges n’aient pas encore parfaitement compris. Aussi distribue-t-on à profusion, comme si la publicité des journaux ne suffisait pas, des « modèles du bulletin de vote » qui disent dans les deux langues : Votez ainsi, Stemt zoo, et qui, afin de parler plus sûrement à l’esprit, parlent aux yeux, sous les espèces d’une main noircissant le point blanc en tête de la liste n° 7, si le papier vient des libéraux, ou de la liste n° 2, s’il vient des catholiques : « Un seul coup de crayon dans la case au-dessus du n° 7. — Votez ici, Stemt hier, n° 2. » Et, par excès de précaution, les catholiques, pour la liste n° 2, les libéraux pour la liste n° 7, n’inscrivent sur ce « modèle du bulletin de vote » que les noms de leurs candidats à eux ; toutes les autres listes y sont comme des trous bouchés avec des zéros ; cela sans intention satirique, uniquement pour n’habituer l’électeur qu’à la place, au numéro, à la liste, aux noms qu’il doit retenir, et, lui vidant la mémoire de tout le superflu, éliminer le plus possible, de l’acte qu’on lui demande, toute chance d’erreur.

En France, et notamment à la Chambre française, on prétend parfois, — c’est un bruit que répandent certains députés voisins de la frontière, — que la complication du système déconcerte les Belges eux-mêmes, et que, sur la représentation proportionnelle, ils en reviennent, comme on dit, de leur engouement passager. Je l’ai demandé à droite et à gauche, non point à des hommes politiques, qui pouvaient être intéressés, ou non point seulement à eux, mais à n’importe qui, dont je ne saurai jamais le nom, au hasard des rencontres. Quelqu’un qui déjeunait auprès de moi au restaurant (à plus d’un trait de sa conversation, il me fut aisé de reconnaître un de ces libéraux qui sont avant tout violemment anticléricaux) m’a répondu sans ambages que dans tous les camps, au contraire, on était content de la R. P. ; « sauf peut-être, ajoutait-il, quelques grincheux de chaque parti. » D’après mon interlocuteur, la représentation proportionnelle a réellement le mérite de l’apaisement électoral, qui m’a frappé. Avant elle, on jouait le tout pour le tout, et l’on se démenait en conséquence. Avec elle, il ne s’agit pour un parti que d’avoir ou ne pas avoir un ou deux sièges de plus. Tandis que nous y sommes, je pousse un peu notre homme ; il s’échauffe, et à toute objection que je soulève, il me découvre une nouvelle vertu de la R. P. Pas de ballottage, d’abord, ce qui, en effet, est considérable ; et puis, pas de surprise, les listes étant arrêtées quinze jours à l’avance. « Mais, dis-je, est-ce qu’on ne se plaint pas de cette carte forcée, de cette liste « bloquée, » où l’électeur n’a le droit de rien changer ? Ne trouve-t-on pas que c’est fonder la tyrannie des comités et supprimer le suffrage universel ? — Mais non ; l’électeur, il est vrai, ne peut changer aucun nom sur la liste, mais il peut, pour un candidat au moins, changer l’ordre, par son vote de préférence : c’est une satisfaction. — Précisément, continuai-je, cette faculté étant donnée, n’arrive-t-il pas qu’au moyen de telles ou telles combinaisons d’une habileté plus ou moins scrupuleuse, on écarte les chefs, on décapite les listes ? — En théorie, cela n’est pas impossible ; en fait, il est extrêmement difficile que cela se produise. Il faut trop dévotes de préférence pour réussir à changer l’ordre. On a pourtant réussi à le changer une fois au bénéfice de M. Colfs, mais cette seule fois, et il n’y fallut pas moins de 10 000 suffrages de préférence. A présent, par suite de l’augmentation du nombre des voix, il en faudrait plus de 12 000. Ce sera donc toujours très exceptionnel. — Et comment l’électeur, surtout l’électeur rural, le paysan flamand par exemple, comment se débrouille-t-il en cet enchevêtrement de formalités ? — Le mieux, du monde, pour la bonne raison qu’il n’a rien à faire. Ce ne sont même pas les bureaux de vote qui ont à se débrouiller, ni même les bureaux de dépouillement. Ces bureaux (il y a, d’ordinaire, un bureau de dépouillement pour trois bureaux de vote) vident les urnes, comptent les bulletins, dressent un procès-verbal ; mais la répartition des sièges entre les listes et l’attribution aux candidats de chaque liste se font au bureau principal de l’arrondissement. Or, comme il est assisté de calculateurs professionnels, lorsque les vérifications sont achevées, et que le recensement a établi les chiffres définitifs, c’est l’affaire d’un moment ; en un quart d’heure, sans contestation ni protestation possible, on a mesuré à chacun sa part. » Ainsi parla le libéral inconnu, et, le lendemain, M. Vandervelde, sous les quelques réserves que sa situation lui impose, ‘me tint un langage où il n’entrait pas plus de récriminations.


III

Dimanche 27 mai, sept heures du matin. — Il pleut ; une de ces pluies brabançonnes qu’on appelle, je crois la « drache. » Toute la nuit, les « Jeunes Gardes » ont parcouru la ville et les faubourgs, armés de seaux et de pinceaux, collant, décollant, recollant. Deux bandes, dans la course au clocher à laquelle elles se livraient, se sont heurtées tout à coup, et ce matin, il y a, chez ces « beaux fils » de l’aristocratie, de la bourgeoisie riche, aisée, et cultivée, mêlés fraternellement aux enfans d’ouvriers, plus d’un poignet foulé et plus d’un œil meurtri. Mais ces jeunes gens sont de très jeunes gens, quoiqu’en principe on ne les enrôle pas dans les « Jeunes Gardes » avant leur dix-septième année : ils sont friands de la lame, impatiens de donner et de recevoir leurs premiers coups. Les hommes mûrs et majeurs, citoyens belges âgés de plus de vingt-cinq ans, électeurs à une, deux ou trois voix, n’ont plus de ces emportemens, et les abords des sections sont déserts, quand, à sept heures et demie, je me rends dans l’une d’elles, boulevard du Midi.

Le président, un magistrat aimable et obligeant, juge au tribunal de Bruxelles, a bien voulu promettre de me montrer tout ce que la loi lui permet de faire voir à un étranger, c’est-à-dire à un non-électeur. Premièrement, la formation du bureau. Un peu avant huit heures, — heure légale de l’ouverture du scrutin, — le président, désigné quatorze jours au moins à l’avance, juge ou juge suppléant du tribunal de première instance, selon le rang d’ancienneté, juge de paix ou suppléant selon le rang d’ancienneté, ou bien, à défaut de tout juge, électeur choisi par le président du premier bureau, parmi les personnes de l’arrondissement jouissant du triple vote, — le président du bureau fait donc l’appel des assesseurs et assesseurs suppléans qu’à son tour il a désignés douze jours à l’avance parmi les électeurs de la section, « ayant au moins quarante ans au jour de l’élection, et jouissant du triple vote ou subsidiairement du double vote[4]. » Il les appelle dans l’ordre de désignation, les quatre titulaires d’abord, et, s’il en manque, les quatre suppléans, à prendre place au bureau. Après quoi, l’on ouvre les paquets scellés qu’il a apportés et qui contiennent les bulletins de vote, de modèle uniforme et officiel, tels qu’il les a reçus par la poste, le jeudi ou le vendredi précédent[5] ; on les compte et on les dispose sur la table. Pendant ce temps, les témoins délégués par les divers partis sont arrivés. Ils sont, ainsi que les assesseurs et le secrétaire, invités à prêter ce serment : « Je jure de garder le secret du vote. » La chose se fait, sinon avec solennité, ce serait trop dire, du moins avec un grand sérieux ; lorsqu’elle est faite, le bureau est constitué. Huit heures sonnent, les électeurs peuvent entrer...

À ce moment, il faut que je me retire. Mais il n’y a point de mystère. Les électeurs vont et reviennent par petits groupes, divisés et canalisés en quelque sorte dès la porte par une espèce de tambour ; à gauche l’entrée, à droite la sortie. Ils présentent au président leur lettre de convocation, équivalent de notre carte électorale, mais beaucoup plus explicite qu’elle : en voici un échantillon :

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Province de Brabant

Arrondissement administratif
DE BRUXELLES
VILLE DE BRUXELLES
7e section
22e bureau
N° III

ÉLECTIONS LÉGISLATIVES

Convocation du collège électoral
De l’arrondissement de Bruxelles

DESIGNATION DE L’ÉLECTEUR

Nom :
Prénoms :
Profession :
Né à, le
Domicilié à
Rue n°
Nombre de votes attribué à l’électeur par
les listes électorales pour la Chambre :
TROIS[6]


Monsieur,

Le Collège des Bourgmestre et Echevins de la ville de Bruxelles a l’honneur de vous prier de vous rendre, muni de la présente lettre de convocation, le DIMANCHE 27 MAI 1906 entre 8 heures du matin et 1 heure de l’après-midi,

A L’ÉCOLE N° 11, RUE DES DOUZE-APOTRES,


pour prendre part à l’élection de 21 membres de la Chambre des Représentans en remplacement de MM., etc.

Veuillez, Monsieur, accuser la réception de la présente lettre de convocation en apposant l’indication de la date où elle vous aura été remise, ainsi que votre signature à côté de votre nom écrit sur le tableau que vous présentera le porteur.

Sceau de la ville de Bruxelles.

Par le Collège : Le secrétaire, A. DWELSHAUVERS.

Le Bourgmestre, E. DE MOT.

Suivent, au bas de la page, des Instructions pour l’électeur et, au verso, le texte des articles 20, 21, 23, 61, 173 alinéa 7, 215, 220, 221, 222 et 223 du Code électoral (exclusions, suspensions, obligation de vote), avec le tableau de la répartition des électeurs de la ville de Bruxelles dans les différentes sections.


Sur le vu de cette lettre, le président du bureau remet à l’électeur un, deux ou trois bulletins, selon que celui-ci a une, deux ou trois voix, et l’électeur se dirige vers l’ « isoloir. » Ah ! l’isoloir ! terreur de tant de membres du Parlement français ! Que peut-il, ou plutôt que ne peut-il se passer dans « la cabine ! » Et si un farceur y reste dix minutes ! Et s’il s’y enferme ! Mais comment s’y enfermerait-il, si cette cabine n’en est pas une, si elle n’a pas de porte, si elle est ouverte, si ce n’est qu’un paravent à trois feuilles dont deux forment les côtés et la troisième le fond ? Contre la feuille du fond, à hauteur d’appui, une planchette, et sur la planchette, un gros crayon, attaché par une petite chaîne, comme autrefois les couverts d’étain dans les restaurans à clientèle suspecte, ou, sans aller si loin, comme aujourd’hui encore les porte-plume dans certaines administrations publiques. D’un coup de ce gros crayon, l’électeur noircit le point blanc, plie son bulletin ou ses bulletins en quatre, le timbre en dessus, et le dépose ou les dépose dans l’urne, de dimensions bien plus grandes que les nôtres, à cause de la grandeur même du bulletin où toutes les listes sont imprimées côte à côte, et placée sur une seconde table, devant celle où siège le bureau. Pas une seconde, durant son court séjour dans l’isoloir, il n’a été hors de la juridiction du président, qui a la police de la salle, hors des atteintes des électeurs qui suivent, et qui se lasseraient vite d’attendre la fin de la mystification ; il suffit qu’il ait été hors de la vue de tous, seul avec lui-même, affranchi par cette solitude de toute affection et de toute crainte, indépendant de toute sollicitation et de toute pression, parfaitement maître de soi, souverainement libre.


Une heure après-midi. — Le scrutin est clos. On est un peu inquiet, ou plutôt on n’est pas très rassuré « dans les sphères officielles. » Que l’on doive perdre des sièges, c’est ce qui ne fait aucun doute ; mais combien ? et si l’on en perd trop, quelle décision prendra le gouvernement ? Marchera-t-il, même avec une majorité rognée et réduite presque à rien ? Recourra-t-il à une dissolution ? Ou se démettra-t-il purement et simplement ? Dans le cabinet, il paraît que les avis sont partagés. Attendons. Mais il est certain qu’à Bruxelles du moins, les catholiques semblent avoir le courant contre eux. Ceux qui n’ont pas d’autres raisons de leur en vouloir trouvent que voilà trop longtemps qu’ils durent. La Belgique commence à « s’ennuyer, » comme s’ennuyait la France, au dire de Lamartine. Aussi les libéraux sont-ils pleins d’espérance ; une seule chose les trouble : ils n’ont, dans leurs tournées de propagande, pu joindre les « cléricaux » nulle part, « ni au café, ni en chemin de fer, » car il y a des prédicateurs ambulans qui montent en wagon tout exprès pour avoir une occasion de plus de recommander leur chapelle, je veux dire leur parti. Mais les « cléricaux », eux, on ne les a pas vus ! Il est vrai que « la dernière heure » est passée, et qu’il ne s’est point produit le moindre corp, la moindre « manœuvre de la dernière heure ; » pas la moindre machination, entre toutes celles, plus noires les unes que les autres, auxquelles les libéraux croyaient leurs adversaires occupés dans l’ombre et le silence. Maintenant les amis de M. Janson respirent. Ils font et refont des pointages. Si le ministère, au lieu de ses vingt voix de majorité dans la Chambre des représentans, n’en a plus que huit ou dix, il est mort ; en tout eus, mortellement blessé : peut-être essaiera-t-il de se traîner encore, mais il ne saurait aller loin.


Cinq heures. — Devant la Maison du Peuple. La petite place est toute noire d’une foule grouillante : hommes, femmes, enfans, tout petits enfans qui courent, se poursuivent, se bousculent ; on se demande comment il n’y en a pas d’écrasés par les tramways dont le service n’est pas interrompu. La salle du café regorge de buveurs. Là-haut, derrière la loggia, où l’on affiche les résultats, le conseil du parti siège en permanence. L’escalier est gardé sévèrement. Par bonheur, pendant que je parlemente avec la sentinelle, arrive le citoyen Maes, secrétaire du parti ouvrier belge. Il fuit fléchir pour moi la consigne, et je puis ainsi entrer. Le citoyen Vandervelde est au fond, tout près de la grande baie entr’ouverte. Nous causons un peu. La joie, ici, est modeste, à la mesure du succès qui ne s’annonce pas bien éclatant. Mais pas de découragement non plus, pourvu que le socialisme maintienne ses positions. Or, à Bruxelles même, le cinquième siège est contesté. Qui l’emportera ? Le parti ouvrier ou les indépendans ?

A la « Brasserie flamande, » chez les libéraux, ce n’est point une foule, mais une cohue de gens décorés du bleuet, délirans, hurlans. Il est extrêmement difficile d’approcher de la porte, impossible de la franchir. Une telle augmentation du nombre des voix libérales, — 30 000 voix gagnées par rapport aux élections du 25 mai 1902[7], — étonne tout le monde, et les plus étonnés encore sont peut-être les chefs du parti. Cette universelle surprise et le plaisir qu’on en éprouve se traduisent naturellement par de vigoureux : A bas la calotte ! Chants anticléricaux variés.


Dix heures, rue du Miroir. — On ne crie plus : « A bas la calotte ! » mais : « Vive la calotte ! » C’est un insoluble problème, que de savoir comment se faire jour jusqu’à l’estrade. Mon guide le résout à la manière de Jean Bart, à coups de coude. Nous voici là-haut. De minute en minute un renseignement arrive. Le président, un sénateur de Bruxelles, le communique aussitôt, en y ajoutant le chiffre correspondant de 1902, et en soulignant la différence, gain ou perte. L’organisation de ce service est parfaite. Secouée d’une vibration continue, l’assemblée conspue ou acclame. Successivement, quelques-uns des anciens et des nouveaux élus font une apparition, et l’on entend alors, sur l’air des Lampions : « Vive Renkin ! » ou, à l’adresse de M. Henri Carton de Wiart : « Un discours ! un discours ! » Second problème aussi insoluble que le premier : comment sortir ? A force de chercher une issue dérobée, par des escaliers détournés, nous en trouvons une. Un Père en a la clef, car je ne m’en doutais pas, mais nous étions chez les Pères. La parole de ce religieux est d’une énergie qui déroute toutes nos habitudes françaises. Elle m’emporte à trois siècles et à trois mille lieues de moi-même. Une pareille attitude, de la part du clergé, serait en France tout à la fois la dernière des imprudences et la dernière des maladresses ; mais enfin, si elle réussit en Belgique ! Si elle y réussit, cela prouve tout bonnement, — ce qui n’a d’ailleurs pas besoin d’être prouvé, — que la Belgique n’est pas la France.


Onze heures. — Au ministère de l’Intérieur, dans le cabinet de M. de Trooz. Toute la Belgique politique est réunie là : les ministres, M. le comte de Smet de Naeyer, à leur tête ; M. Beernaert, M. Woeste. Les informations viennent une à une. Un bataillon de fonctionnaires, sous les ordres d’un chef de bureau, les reçoit et les totalise. À la fin de la soirée, il est à peu près sûr que les catholiques ne perdront que quatre sièges, — moins qu’ils ne craignaient, — et qu’il leur restera donc douze voix de majorité à la Chambre. Mais ce ne sont encore que des résultats officieux ; les résultats officiels, on ne les aura, au plus tôt, que demain soir, et peut-être seulement après-demain matin.


IV

Lundi 28 mai. — Le bureau principal se réunit à midi et demi, dans l’admirable Salle gothique de l’admirable Hôtel de Ville, pour procéder au recensement général des votes. Faire partie de ce bureau n’est pas une sinécure, car, depuis le commencement de la période électorale, c’est la cinquième fois qu’il est convoqué. Il l’a été déjà :


1° Le samedi 12 mai courant, à six heures du soir, pour arrêter provisoirement la liste des candidats ;

2° Le dimanche 13 mai courant, à quatre heures, pour arrêter définitivement la liste des candidats et le bulletin de vote ;

3° Le jeudi 24 mai, à neuf heures du matin, pour tirer au sort les membres des bureaux de dépouillement ;

4° Le dimanche 27 mai, à sept heures quarante-cinq minutes du matin, pour assister aux opérations du vote.


Et la loi ne plaisante pas. Code électoral, art. 147, alinéa 2 : « Sera puni d’une amende de 50 à 200 francs, le président, l’assesseur ou l’assesseur suppléant qui n’aura pas fait connaitre ses motifs d’empêchement dans le délai fixé ou qui, après avoir accepté ces fonctions, s’abstiendra sans cause légitime de les remplir. » Cette disposition pénale se rattache à l’ensemble du système d’obligation qui ne permet à personne de se dérober un devoir public de voter. En revanche, « les membres du bureau reçoivent chacun un jeton de 5 francs, indépendamment d’une indemnité de déplacement calculée à raison de 3 francs par myriamètre parcouru... ; le jeton est de 10 francs pour les membres du bureau principal et pour les présidens de bureaux... » Ceux qui ont été admis à prêter le serment, et qui n’ont pas siégé, n’ont, comme de juste, droit à rien.

Un fiacre à galerie pénètre dans la cour de l’Hôtel de Ville, et vient se ranger devant le petit perron de gauche. A côté du cocher, un vieillard respectable, le type convenu de l’huissier d’ancien style, menton soigneusement rasé, petits favoris coupés courts, cravate blanche, jaquette noire qui conserve en sa familiarité quelque chose du cérémonieux ou cérémoniel habit. C’est en effet l’huissier du président du tribunal de première instance de Bruxelles, président de droit du bureau principal, et du collège électoral de l’arrondissement ; c’est le fidèle Devos, à qui le président lui-même, le très distingué M. Dequesne, témoigne, comme à un serviteur de choix, une bienveillance empreinte de considération. Sous l’œil attentif de M. Dequesne, Devos descend de la voiture je ne sais combien de paquets et un grand sac, que le président, aux termes de la loi, est allé en personne prendre à la Poste centrale. Ce sac et ces paquets contiennent : 1° les bulletins contestés ; 2° les procès-verbaux des bureaux de vote ; 3° les procès-verbaux de dépouillement. Le président les fait ranger sur les banquettes, commune par commune. Peu à peu les assesseurs arrivent ; parmi eux, M. Lepage, échevin de l’Instruction publique, député libéral sortant et réélu de Bruxelles ; puis les témoins des partis, en dehors desquels nulle opération ne se pratique, et parmi eux le socialiste M. Maes. Par une faveur particulière dont je ne saurais me montrer trop reconnaissant et au ministre de la Justice, si connu et si aimé de tant de Français, M. J. van den Heuvel, et à M. le président Dequesne, j’ai été, bien que le recensement général ait lieu à huis clos, autorisé à y assister. Quatre heures durant, j’en ai suivi la marche méthodique et sûre ; j’ai vu refaire un à un les totaux des procès-verbaux de dépouillement[8], avec un souci scrupuleux d’expliquer, de réparer la plus insignifiante erreur ; et si les conditions mêmes dans lesquelles je l’ai vu m’empêchent de dire autre chose, je puis dire, je dois dire que j’ai vu fonctionner loyalement le suffrage universel.


V

Dans une salle voisine, les « calculateurs professionnels » se tiennent à la disposition du bureau. Les chiffres de toutes les listes étant acquis et consacrés, ils vont, par un secret de leur art qui n’est pas un bien grand secret, déterminer le diviseur commun suivant lequel les mandats seront répartis entre les listes. A Bruxelles, comme il y a vingt et un sièges, le diviseur commun sera le vingt-et-unième quotient par ordre décroissant d’importance. C’est entendu, compris, accepté, et pas une voix ne réclame. Il ne doit y avoir ni doute ni équivoque sur ce point. Personne, en Belgique, ne proteste plus contre la représentation proportionnelle. Depuis que la question est posée en France, et que la R. P. y gagne chaque jour du terrain, on insinue volontiers, je le répète, que les Belges en sont mécontens et s’apprêtent à l’abandonner. Je répète aussi que rien n’est plus inexact. Ce dont un certain nombre de Belges, qui ne sont pas encore. la majorité, sont mécontens, ce qu’ils songent à abolir, c’est le vote plural, en vertu duquel il y a des électeurs à une, deux et trois voix en matière législative ; à une, deux, trois et quatre voix en matière communale[9]. Mais le vote plural est une chose et la représentation proportionnelle en est une autre. On peut fort bien concevoir la représentation proportionnelle sans le vote plural ; on la conçoit même mieux sans lui, car ce n’est pas le lieu de discuter de ses mérites et de ses défauts intrinsèques, mais, combiné avec la représentation proportionnelle, il faut reconnaître qu’il la complique.

Les quelques anicroches que j’ai pu noter dans le fonctionnement du régime électoral belge, les quelques arrêts ou accrocs dans la mécanique, ne viennent point de la représentation proportionnelle et ne tiennent point à la représentation proportionnelle ; en somme, dans ce régime, ce qui s’obtient le plus aisément, c’est la proportionnalité proprement dite. Il se peut qu’en Belgique, comme chez nous, tous les présidens de bureaux de vote ou de bureaux de dépouillement, quoique triés sur le volet, et malgré les instructions dont ils sont munis[10], ne soient pas infaillibles, qu’ils se trompent dans l’accomplissement des formalités ; il se peut qu’ils comptent ou ne comptent pas, là où ils ne devraient pas ou devraient les compter, des votes de préférence ou des votes pour les suppléans ; mais, au recensement général, le bureau principal les redresse, parfois avec une semonce, et, dans tous les cas, l’addition rectifiée et le total établi, ni la répartition des sièges entre les listes, ni leur attribution aux candidats de chaque liste, — c’est-à-dire la représentation proportionnelle, — n’en peuvent être atteintes.

Je n’oublie pas, d’autre part, les critiques que des Belges, même amis, initiateurs et auteurs de la R. P., sont les premiers à formuler contre certains détails de son fonctionnement ; encore ces critiques, non plus que les reproches précédens, ne portent-elles pas contre la représentation proportionnelle elle-même, mais seulement contre l’organisation intérieure des partis. A les entendre, le poll qui sert à désigner les candidats serait assez imparfait ; il laisserait trop de place aux intrigues et aux rivalités personnelles ; les associations de canton n’apporteraient pas assez de zèle et de désintéressement dans le choix de leurs délégués à la réunion centrale, chargée de former la liste des candidatures du parti ; mais la représentation proportionnelle n’existerait pas, qu’il en serait ou pourrait en être absolument de même avec le scrutin de liste pur et simple : la représentation proportionnelle n’y est donc pour rien. Enfin, on discute toujours sur les défauts et les qualités réciproques de la liste « panachée, » celle où l’électeur peut ajouter, retrancher, mêler les noms de plusieurs listes ; M. Beernaert peut continuer à préférer cette première forme, plus libérale, à l’autre, qui, à ses yeux, assure-t-on, et aux yeux de beaucoup, a le tort de porter à l’excès « la puissance des comités ; » mais de la représentation proportionnelle, avec liste « bloquée » ou liste « panachée, » on ne discute plus. Et, puisque je viens de citer M. Beernaert, je vais citer M. Van den Heuvel, qui n’a guère eu moins de part dans l’introduction de la réforme ; il peut bien penser, lui, que le système électoral « est en avance de huit à dix ans sur l’organisation des partis en Belgique ; » mais sa foi dans la représentation proportionnelle n’est pas ébranlée, n’a pas chancelé : c’est l’organisation des partis qu’il s’agit de régler en vue de la représentation proportionnelle ; il ne s’agit pas de déserter la représentation proportionnelle à cause de l’organisation actuelle des partis, car ce serait rétrograder et tourner le dos à l’avenir.

Quant à l’ « isoloir » ou « cabine » ou « dispositif d’isolement, » comme on voudra l’appeler, il n’est au monde chose plus pratique, ni moyen moins coûteux d’assurer le secret du vote. Trois planches, un rideau sur une tringle, y suffisent. Il faut vraiment de l’imagination pour s’en faire le monstre que certains de nos députés s’en font ! La manière de s’en servir est aussi innocente que la manière de le construire. Elle ne donne lieu à aucun abus, pour le motif péremptoire que, de par sa construction même, il ne s’y prêterait pas du tout. Le vote plural complique la représentation proportionnelle, et, si l’on le veut, la représentation proportionnelle complique le scrutin de liste ; mais l’isoloir ne complique pas le scrutin : je pourrais dire qu’en divisant le flot des électeurs, aux heures de presse, en le canalisant, il le simplifie.

De même pour les représentans des partis. C’est une de ces formules frappées en fausses médailles, et, à ne point mâcher les termes, un de ces sophismes dont M. Waldeck-Rousseau, en dépit de l’apparente rectitude de son esprit, avait une ample provision, que de répondre, quand on en parle : « Vous organiserez la bataille autour de l’urne ! » Avant tout examen de fait, il est probable que des hommes, investis du mandat régulier de suivre les opérations électorales, en quelque sorte promus à la dignité de fonctionnaires du scrutin, et admis à prêter serment, se tiendront plus correctement que le premier venu qui surveille le scrutin parce qu’il lui plaît de le faire ou qu’on l’a payé pour le faire, sans titre légal et sans droit autre que celui d’électeur, sans responsabilité aussi, du moins sans responsabilité qui dérive spécialement de la qualité en laquelle il est là. Mais le fait confirme l’hypothèse de la façon la plus évidente. De tous les témoins que j’ai vus à leur poste, je n’en ai vu qu’un seul qui fût un peu pointilleux et même un peu pointu : c’était un tout jeune homme, qui voulait faire blanc de son épée toute neuve : prenez « épée » au figuré, pour « science » toute neuve ou « autorité » toute neuve ; encore n’a-t-il rien dit ni rien fait d’où pût s’élever « une bataille autour de l’urne. » Le président, la loi à la main, l’a rappelé à l’ordre, et, comme lui-même avait conscience de représenter l’ordre, il y est immédiatement rentré. Non ; ce qui « organise » la bataille, c’est qu’il soit possible ou que l’on croie qu’il est possible d’» organiser » le tumulte afin d’ « organiser » la fraude. Au contraire, tout ce qui tend à « organiser » la probité du scrutin, « , organise » du même coup la paix.

La conclusion ? Un mot. Que l’on considère soit la représentation proportionnelle, soit « le secret et la liberté du vote, » soit enfin « la sincérité des opérations électorales, » l’expérience belge est décisive. Reprenons-la à notre compte ; nous avons tout à y gagner.


CHARLES BENOIST.

  1. Imprimerie-lithographie veuve Désiré Brismée, 11, rue de la Prévôté.
  2. Affiches catholiques : La politique du cartel mise en chiffres. — Et la Dette publique ! — Cf. le pamphlet, également catholique : Dix réponses aux dix gros mensonges des blocards.
  3. D’autre part, un « clérical dissident, » M. Scheerlinck, formait une liste à lui tout seul.
  4. Code électoral, art. 143 et 146.
  5. Circulaire de M. F. Dequesne, président du tribunal de 1re instance et président du Collège électoral de Bruxelles, aux juges de paix, 19 mai 1906.
  6. Ou une ou deux, en vertu de l’art. 47 de la Constitution révisée, instituant la vote plural à une, deux et trois voix pour les élections législatives.
  7. Les catholiques eurent alors à Bruxelles 98 104 voix ; ils en ont, en 1906, 109 317. Les libéraux passent de 59 817 à 89 188 ; les socialistes, au contraire (et c’est là une indication dont il ne faut pas exagérer, mais non plus nier l’importance, ne gagnent que 300 voix : 57 434 en 1902, 57 722 en 1906.
  8. Dans l’arrondissement de Bruxelles, il y avait 197 bureaux de dépouillement pour 574 bureaux de vote. Pour la seule commune d’Anderlecht (13 bureaux), la vérification a exigé plus d’une heure, un tableau étant incomplet, un autre ayant été transmis en blanc, par substitution accidentelle de feuille.
  9. Loi du 11 avril 1895, relative à la formation des listes des électeurs communaux, art. 3.
  10. Ministère de l’Intérieur et de l’Instruction publique. Administration des Affaires électorales et de la Statistique générale. Élections législatives. Instructions à messieurs les Présidens des Bureaux électoraux ; une forte brochure in-4o. Bruxelles, imprimerie Vanbuggenhondt. — Élections législatives. Opérations des nouveaux de dépouillement (Recensement]. Instructions spéciales relatives au recensement général des votes, à la répartition et à l’attribution des sièges ; une brochure in-folio. Bruxelles. 1900.