Seconde lettre de M. de Condorcet, à M. le comte Mathieu de Montmorency, député du bailliage de Montfort-l’Amaury


SECONDE LETTRE


De M. De Condorcet, à M. le Comte Mathieu de Montmorency, Député du Bailliage de Montfort-l’Amaury.


À Paris, le 6 Septembre 1789.


Monsieur le comte,

Vous avez accueilli mes réflexions avec tant de bonté que j’oſerai encore vous dérober quelques momens.

La manière de former une ſeconde Chambre, d’organiſer ce qu’on appelle un Sénat (que j’aimerois mieux appeller Conſeil-National) eſt une des queſtions les plus importantes qui reſtent à décider. C’eſt par là que nous montrerons ſi nous ne ſavons encore que copier ou ſi, du moins par le choix des exemples, nous méritons déja de ſervir de modèles.

On a propoſé de joindre à l’Aſſemblée des Repréſentans, une Chambre moins nombreuſe, compoſée d’une manière différente.

Qui ne ſeroit pas élue par l’Univerſalité des Citoyens.

Dont les Membres ſeroient à vie ou nommés pour un temps plus long que les Repréſentans.

À laquelle on attribueroit quelques parties du pouvoir judiciaire.

Qui auroit enfin un droit négatif ou abſolu ou ſuſpenſif pour toute la durée d’une Aſſemblée Nationale.

Je penſe au contraire que la compoſition de cette Chambre doit être la même que celle de l’Aſſemblée Nationale.

Qu’elle doit être élue abſolument de la même manière ;

Que les Membres doivent être réélus aux mêmes époques ;

Qu’elle ne doit avoir d’autres fonctions que l’examen & la diſcuſſion des décrets préparés dans l’Aſſemblée Nationale ; Qu’il ne faut enfin lui accorder que le droit de ſuſpendre pour un temps déterminé la publication des décrets de l’Aſſemblée.

Ce Conſeil ne peut être utile qu’autant qu’il ſera un Corps peu nombreux d’hommes plus inſtruits qu’un grand nombre des Membres de l’Aſſemblée Nationale.

Je dis plus inſtruits & non plus éclairés, parce que l’objet de cette inſtitution n’eſt pas tant d’empêcher l’Aſſemblée des Repréſentans d’adopter des principes erronnés que de l’empêcher, ſoit de s’écarter des bons principes qu’elle même reconnoit, ſoit de prendre avec trop de célérité des réſolutions dont elle n’ait point apperçu toutes les conséquences, ſoit enfin d’inſérer dans ſes décrets des diſpoſitions dont les ſuites ſeroient nuiſibles contrediroient des Loix ſubſiſtantes que l’Aſſemblée n’a pas eu l’intention de révoquer.

Il doit donc être formé par les hommes qui ont diſcuté & approfondi les principes du droit public & de la légiſlation, à qui les calculs de Finances ſont devenus familiers par la théorie ou par la pratique, qui ont ſuivi les détails de l’Adminiſtration.

En effet, quelle autre différence peut-on raiſonnablement établir entre les Membres d’un Conſeil peu nombreux, & ceux d’une Aſſemblée de Repréſentans ? Celle d’intérêt ? Mais l’intérêt de tous les Membres de la Nation n’est-il pas le même aux yeux de tous les hommes vraiement éclairés ? Et ſi cette vérité n’eſt pas encore aſſez reconnue, faut-il en retarder le progrès en établiſſant dans le Corps National une diſtinction qui conſacre cette ſuppoſition imaginaire d’intérêts oppoſés entre les diverſes claſſes de Citoyens ?

On a propoſé d’exiger dix mille livres de rente pour être Membre du Sénat. C’est ſubſtituer une Ariſtocratie de riches, à une Ariſtocratie héréditaire, & ſi la ſeconde eſt plus humiliante pour les gens aiſés qui ne ſont pas nobles, la première l’eſt encore plus pour la partie pauvre du Peuple. Ce ſeroit en quelque ſorte établir en principe, ce qui, par la vénalité de la Nobleſſe, n’étoit dans l’ordre ancien qu’un abus toléré. D’ailleurs l’eſprit de l’Aſſemblée celui d’une bonne légiſlation eſt de tendre à l’égalité des fortunés ; or il doit réſulter de cet eſprit que les fortunes de dix mille livres de rente en fonds de terres deviendront de plus en plus rares, & que cette nouvelle Ariſtocratie tendroit continuellement à ſe reſſerrer.

Dans l’état actuel vous se trouveriez pas dix mille chefs de famille ayant dix mille livres de rente en terres, & ſi le droit de primogéniture eſt aboli, ſi le Commerce devient libre, ſi les Finances ſont bien adminiſtrées, il n’en exiſtera pas trois ou quatre mille dans quelques générations. Cette claſſe ariſtocratique ſeroit donc dès ce moment beaucoup moins nombreuſe que la Nobleſſe, & elle doit diminuer encore dans la ſuite.

On voudroit une diſtinction d’âge, je crois inutile de l’établir par la Loi ; pourquoi traiter toujours les hommes comme des enfans ? Pourquoi ſuppoſer qu’ils choiſiront de jeunes gens pour des places qui exigent de la maturité & de l’expérience ? Pourquoi même exclure les jeunes gens que des qualités extraordinaires rendroient dignes d’être élus ?

L’exemple de M. de la Fayette, de M. Pitt, n’a-t-il pas prouvé qu’aucun mérite public n’eſt incompatible avec la jeuneſſe ? J’en citerois un troiſième, ſi cette lettre ne vous étoit pas adreſſée. Il peut être juſte de ſoumettre l’éligibilité aux places, à des conditions ſeulement utiles, ſi la Nation les impoſe à des hommes publics, à des corps qu’elle charge de conférer ces places ; mais pour celles qu’elle confere par elle-même ou par des électeurs, toute condition eſt contraire au droit des Citoyens, ſi elle n’eſt pas évidemment néceſſaire. Alors même le droit rigoureux permettroit moins d’exiger des conditions, que de ſe borner a conſtater qu’elles ſont ou ne ſont pas remplies, parce qu’on peut ſuppoſer que ce ſeroit ſeulement par erreur qu’on pourroit donner ſa voix à ceux qui ne rempliſſent ces conditions néceſſaires : mais comme il peut y en avoir ſur leſquelles il ſeroit difficile d’exiger des preuves, on a préféré de prononcer l’excluſion en cas d’erreur.

Les membres du Conſeil doivent être élus par la généralité des Citoyens, ſoit médiatement, font immédiatement, & de la même manière que les Repréſentans.

L’influence qu’on voudroit donner au pouvoir exécutif ſur la nomination des membres du Conſeil, ſeroit une inſtitution dangereuſe, qui n’auroit d’autre effet que de les rendre ſuſpects à la Nation.

L’influence que d’autres voudroient donner aux Aſſemblées Provinciales, ſur les mêmes élections, ſeroit un germe d’ariſtocratie.

D’ailleurs l’eſpèce de cenſure qu’exerceroit le Conſeil ſur les réſotutions des Repréſentans de la Nation ſemble exiger qu’il ſoit formé de membres élus par elle.

Une élection immédiate eſt impoſſible, & les électeurs nommés par la Nation, peuvent auſſi bien choiſir que le Conſeil du Prince, ou l’Aſſemblée chargée d’adminiſtrer une Province. L’intérêt inſpire plus de mauvais choix que l’ignorance, & de tous les hommes, ceux qui choiſiront le mieux ſeront ceux qui chargés de cette fonction unique n’auront d’honneur, d’importance à eſpérer que par la bonté de leurs choix.

On a parlé d’un Sénat à vie ; il me paroît que toute place & vie qui n’a point de fonctions individuelles eſt le tombeau de l’émulation & facilite la corruption. On ne doit donner à vie que les places qui exigent plus de talent que de confiance.

Dans tout Corps, dont les Membres ſont à vie, les plus âgés ont la principale influence ; ainſi, comme les lumières doivent néceſſairement s’accroître ſans ceſſe, la réviſion des reſolutions des Repréſentans ſe trouveroit, confiée à des hommes moins éclairés qu’eux, & ſi on attribuoit à ce Conſeil un Veto abſolu, on auroit toujours une portion du pouvoir légiſlatif attachée aux anciennes idées. Or, quoique les hommes ayent perdu beaucoup de leurs préjugés, il ne faut pas croire, ni qu’il n’en reſte plus, ni qu’il ne s’en établira pas de nouveaux, ni que nous ayons atteint les dernières bornes des Sciences politiques. Les préjugés ſeront moins groſſiers, les progrès plus lents & moins importans, mais on ne doit pas renoncer à être mieux, parce que l’on exiſte d’une manière ſupportable. Dans un Corps de Membres perpétuels, il ſeroit à craindre que les préjugés ne remontaſſent à chaque époque beaucoup plus haut que la génération précédente, & que même ce Corps ne parvint à en répandre que ſans lui on n’auroit jamais eus. Enfin, il s’y formera ce que l’on appelle eſprit de corps.

Si on objecte qu’en Angleterre la Chambre des Pairs n’a point contracté cet eſprit, il eſt aiſé de trouver la cauſe de cette exception dans la diviſion et deux partis qui agire les deux Chambres, & qui empêche toute autre eſpèce de ralliement, & il faut eſpérer que l’enſemble des diſpoſitions de la Conſtitution Françaiſe ſera combiné de manière à éviter cette diviſion dont on connoit la cauſe & le danger.

On a propoſé que les réélections fuſſent plus rares pour le Conſeil que pour l’Aſſemblée des Repréſentans.

Si l’on établit quelques précautions pour empêcher la perpétuité dans les places de Repréſentans, précautions, qui cependant ne peuvent être juſtes, qu’autant qu’elles ne gênent pas le droit impreſcriptible des Citoyens de donner librement leur confiance, & parconſéquent de la continuer, on peut négliger ces précautions pour les places de Sénateurs.

Mais je ne crois pas qu’il puiſſe être utile de rendre leur réélection légalement plus rare. En effet, il faut que ſi l’eſprit qui anime l’une ou l’autre des deux Aſſemblées eſt contraire au vœu national, la Nation puiſſe également en changer les Membres. Le Conſeil ne doit pas être conſidéré comme un obſtacle au vœu de la Nation manifeſté par ſes Repréſentans ; mais comme un Corps établi par elle, pour que ce vœu ſoit moins ſujet à s’égarer, mieux conſtaté, & que les Loix rédigées en conſéquence atteignent leur but de la manière la plus utile.

On a propoſé auſſi de faire du même Conſeil un tribunal pour juger les crimes de lèze-Nation. Il me ſemble qu’on doit au contraire maintenir à la rigueur la diviſion du pouvoir légiſlatif & du pouvoir judiciaire. Le Conſeil n’eut-il que le droit de ſuſpendre pour un tems très-court les décrets de l’Aſſemblée, auroit encore trop d’influence ſur la confection des loix, pour que l’on pût lui confier ſans danger les fonctions de tribunal ſuprême.

Je ſens qu’on peut regarder comme dangereuſe l’inſtitution d’un tribunal uniquement deſtiné à juger les crimes contre la Nation, car Il ſeroit très-vraiſemblable que ce tribunal chercheroit à ne pas être abſolument inutile, & qu’ainsi il auroit l’inconvénient de multiplier, de faire naitre les ſoupçons ſur l’exiſtence des crimes de ce genre, ſoupçons, qui toujours funeſtes pour la tranquillité fourniſſent des armes terribles aux chefs des cabales politiques. Mais pourquoi ne pas confier au même Tribunal élu par les Citoyens la fonction de juger les prévarications des Juges, & de tous les agens du pouvoir, (prévarications qu’il ne faut confondre avec les crimes de lèze-Nation) celle de recevoir les réclamations contre les jugemens contraires au texte de la loi ou aux regles de l’inſtruction, celle de prononcer ſur les conflits de juridiction, ſur les cauſes ou les Membres du Tribunal ordinaire ſont intéreſſés, celle enfin de juger comme Cour d’équité, les cauſes ſur leſquels les la loi eſt muette, ou incertaine. Un tel Tribunal ſeroit plutôt ſurchargé que dénué d’affaires. Il ſera long-tems néceſſaire qu’il en exiſte un de ce genre, & il ne peut exiſter ſans danger s’il n’eſt choiſi par la généralité de la Nation. Un Tribunal ainſi constitué auroit l’avantage que promettaient, & que n’ont pas toute jours tenu les grands Corps de Magiſtrature, celui d’être indépendant de toute influence publique ou privée. Il auroit encore, celui d’être le ſeul à qui l’on pût confier le jugement des délits de ſes propres Membres, parce qu’on auroit des moyens de s’aſſurer de ſon impartialité, qui n’exiſtent ni pour des Tribunaux bornés à un reſſort peu étendu, ni pour des Tribunaux élus par une province, ni pour des Tribunaux formés de Membres ou à vie ou nommés par un des pouvoirs établis dans la Nation.

Enfin le Conſeil National ne doit avoir qu’un pouvoir ſuſpenſif, c’eſt-à-dire, le droit de refuſer un nombre de fois déterminé les réſolutions de l’Aſſemblée des Repréſentans & de les lui renvoyer alors, après un tems fixé pour l’examen, avec les motifs de ſon refus.

Un Veto abſolu expoſeroit la tranquillité publique à des orages & ſuſpendroit les déciſions ſans utilité. D’ailleurs en ſuppoſant une Chambre de ſix cent Repréſentans & un Conſeil de deux cent, il eſt difficile de deviner pourquoi le vœu de trois cent-un Repéſentans & de cent-un Sénateurs ſeroit un décret de l’Aſſemblée, tandis que celui de ſix cent Repréſentans & de quatre-vingt-dix-neuf Sénateurs ou celui de deux cent Sénateurs & de deux cent quatre-vingt-dix-neuf Députés n’en ſeroit pas un ; comment pour une de ces combinaiſons de voix, une pluralité de deux Sénateurs & de deux Repréſentans ſeroit préférable à celle ſix cent Repréſentans contre deux Sénateurs, ce qui ſuppoſe que le vœu de quatre Sénateurs doit l’emporter ſur celui de cinq cent quatre-vingt-dix-huit Repréſentans, tandis que dans l’autre combinaiſon la même pluralité de deux Sénateurs & de deux Repréſetans devroit l’emporter ſur une pluralité de deux cent Sénateurs comme deux, Repréſentans ; ce qui ſuppoſe que quatre Repréſentans valent cent quatre-vingt-dix-huit Sénateurs.

Le ſeul moyen d’échapper à l’abſurdité palpable de cette hypothèſe eſt de ſuppoſer que ces deux Chambres ont des principes, des intérêts différens, & qu’on exige pluralité dans chacune pour ne rien faire qui ne ſoit conforme à ces deux intérêts, à ces deux principes. Or comme il s’agit d’une Nation unique, dont l’intérêt eſt unique, & que la vérité eſt une, ce ſeroit dire en termes équivalens que tout préjugé, qui a des partiſans dans une certaine claſſe, tout intérêt contraire à l’intérêt public, qui eſt partagé par cette même claſſe doit être reſpecté jusqu’à ce qu’elle change d’intérêts & de préjugés.

Une réſolution des Repréſentans d’un Nation doit manifeſter une vérité, elle doit exprimer le vœu préſumé des commettans, vœu qu’on ſuppoſe toujours conçu d’après la vérité & conforme à la juſtice. Or il eſt impoſſible de regarder cette diſpoſition biſarre des voix qui peuvent former ou ne pas former un décret, comme un moyen de parvenir plus sûrement à des déciſions vraies ; puiſqu’on eſt expoſé à ſuivre le vœu d’une petite pluralité, à rejetter celui d’une très grande, on ſuppoſe les votants des deux Chambres égaux en lumieres & en bonnes intentions. Si au contraire on les ſuppoſe inégaux, il faut regarder les Membres du Conſeil tantôt comme ſupérieurs, tantôt comme inférieurs en lumieres aux Repréſentans, ou bien juger qu’il eſt probable que quand ils s’accordent ils ſont plus près de la vérité ; ce qui n’étant vrai pour des hommes de divers partis, de divers principes, forceroit à ſuppoſer que les Citoyens les croiront malgré cette oppoſition également dignes de leur confiance, puiſqu’il ſeroit injuſte & abſurde de ſoumettre l’adoption des loix à des hommes qui n’auroient pas évidemment la confiance des Citoyens. Comment le vœu unanime de ſix cent Repréſentans appuyé par la minorité des Sénateurs ne ſeroit-il pas le vœu de la Nation qui a concouru toute entiere à nommer ces Repréſentans, & que le vœu de trois cent-un Repréſentans, & de cent-un Sénateurs, ſeroit le vœu de la Nation, quoique vu l’inégalité néceſſaire dans les diviſions de territoire, ils pourroient n’avoir été élus que par moins de la moitié ?

On a propoſé dans le cas de diviſion entre les deux Chambres, de les réunir pour une nouvelle diſcuſſion. Cette meſure peut être bonne ou mauvaiſe, ſuivant la compoſition de ces Chambres, & la maniere d’y délibérer, mais elle ne rompt point l’unité du Corps légiſlatif, ce n’eſt qu’une forme de délibération, un véritable réglement de police intérieur.

Je préférerois ſans doute que le Conſeil n’eut que le droit d’examen, & jamais ni voix délibérative, ni ſéance dans l’Aſſemblée des Repréſentans, parce qu’autrement il deviendroit une Chambre ſupérieure à l’autre, quelques égards ; que l’eſprit d’examen, de modération qui doit animer ce Conſeil ſeroit étouffé par l’envie de dominer la grande Aſſemblée ; que les places dans Conſeil deviendroient l’objet des deſirs des ambitieux & des intriguans ; d’où il réſulte que cette diſpoſition feroit perdre à cet établiſſement ſes plus précieux avantages, au lieu qu’en exigeant une pluralité plus grande dans une ſeule Chambre, & un délai dans les délibérations, on s’aſſureroit tous ceux, qu’il pourroit encore avoir, ſans s’expoſer aux mêmes inconvéniens. Mais tout ce qui ne rompt pas l’unité du Corps légiſlatif, tout ce qui n’accorde pas le droit de voter ſur les loix à des hommes qui ne ſeroient pas choiſis uniquement par la Nation ou par des Électeurs nommés par elle, peut être plus ou moins ſage, conduire à des déciſions plus ou moins raiſonnables ; mais il n’en réſulte ni danger pour la, liberté, ni violation du droit d’égalité des Citoyens, ni diviſion de la Nation en pluſieurs claſſes, ni aucun des maux que l’établisſement de deux Chambres, ayant ſéparément une part égale à la Légiſlation, peut entrainer après lui.

J’ai cru que dans la circonſtance actuelle il ne ſuffiroit pas de fixer, un terme où la Consſtitution ſeroit néceſſairement ſoumiſe à une réviſion, qu’il falloit que le vœu de la pluralité des Provinces ou de celle des Citoyens (Voyez la première Lettre à M. le Comte de Montmorency) ſuffit pour obtenir cette réviſion. Des hommes dont je reſpecte les lumières, dont les intentions pures ſont au-deſſus de tout ſoupçon de vanité, paroiſſent craindre que cette dernière forme ne puiſſe troubler la tranquillité. Je crois au contraire, que rien n’eſt plus propre à la maintenir. En effet ſuppoſons que la Nation ait reconnu que la Conſtitution actuelle ne bleffe aucun de ſes droits, il faut d’abord que cette Conſtitution s’établiſſe, & que le Corps légiſlatif qui en fait la baſe tienne une premiere ſeſſion, autrement les réformes de la Conſtitution faites d’après la théorie, comme l’a été ſon établiſſement, ne mériteroient que la même confiance.

Mais, ſi les réélections ſont même ſeulement bis-annuelles, que dès la premiere la Nation puiſſe demander une convention chargée de revoir la Conſtitution, il eſt impoſſible qu’alors les Citoyens puiſſent aujourd’hui concevoir, ni le moindre ombrage du défaut d’examen de la Conſtitution arrêtée dans cette Aſſemblée, ni la moindre crainte des abus que cette Conſtitution peut entrainer. Ils ſentiront facilement qu’une Conſtitution vraiement libre, où leurs droits ſont reſpectes, ne peut renfermer de défauts aſſez eſſentiels pour faire plus de mal en deux ans que l’incertitude qui réſulteroit d’un examen précipité. Ainsi je ne vois dans cette diſpoſition qu’un gage de paix pour le moment actuel.

Quand enſuite celui où l’on peut demander une réviſion, ſera venu, il ne ſera pas queſtion d’une demande tumultueuſe, mais d’une demande légale aſſujettie à des formes preſcrites par la Conſtitution même ; formes qu’on peut combiner de maniere à n’avoir pas à craindre que la tranquillité ſoit troublée, La réviſion ſeroit faite encore ſuivant des formes établies par la Conſtitution actuelle ; il auroit été ſtatué d’avance que la Conſtitution nouvelle ſeroit obligée de regarder comme légitime tous les actes émanés de l’ancienne pendant le tems de ſa durée. Or, il n’eſt pas d’homme honnête & doué de raiſon qui ne ſente qu’avec de telles formes toute inſurrection, tout mouvement populaire ſeroit inutile au bien, & ne pourroit produire que du mal.

On peut compter que la Conſtitution actuelle reſpectera d’une maniere ſuffiſante, au moins pour un tems ſi limité, la liberté & l’égalité des Citoyens. Enſuite elle pent ſans doute être bien ou mal combinée ; mais bonne ou mauvaiſe ; elle déplaira néceſſairement à un grand nombre de Citoyens, elle aura contre elle un parti plus ou moins puiſſant, qui s’élevera contre ce qui bleſſe des intérêts, des opinions qu’on peut avouer, ou, s’il en a ſeulement d’une eſpece qu’on eſt obligé, de cacher, contre les articles qu’il croira pouvoir attaquer avec plus de ſuccès.

Dans cette certitude ne vaut-il pas mieux laiſſer à ce parti, quel qu’il puiſſe être, un moyen légal & paiſible de demander une réviſion, de parvenir à un changement ? N’eſt-ce pas le forcer à employer les armes de la raiſon, au lieu de celles de l’intrigue ?

Suppoſons ce parti auſſi mal intentionné qu’un parti peut l’être, s’il exiſte un moyen prompt de revenir à une réviſion, il n’aura qu’une eſpérance très-incertaine de changemens favorables à ſes vues ; il ſera obligé de convenir qu’il doit à la Conſtitution la poſſibilité de la changer ; il la conſacrera même en renverſant quelques-unes de ſes parties ; il aura toujours devant les yeux deux barrieres inſurmontables, le droit inaliénable & impreſcriptible d’une nouvelle réviſion, au moins à une époque fixe, le droit inaliénable & impreſcriptible, reconnu dans la Nation, de vérifier ſi les changemens dans la Conſtitution ne renferment rien de contraire aux droits des Citoyens. Enfin, il ſe calmera dans l’eſpérance de trouver dans la conduite de l’Aſſemblée Nationale, inſtituée par la Conſtitution, des prétextes pour en faire demander la réviſion.

Si au contraire la reviſion ne doit avoir lieu qu’à une époque fixe un peu éloignée, ce même parti aura plus de facilité pour exciter les Citoyens à demander une réviſion contraire à la Conſtitution ; & s’il y parvient, ce n’eſt plus une ſimple réviſion qu’il aura tenue, c’eſt la deſtruction d’une des loix fondamentales de la Conſtitution. Ce ne ſera plus en s’y conformant, en la reſpectant qu’on en corrigera les défauts, ce ſera en lui ôtant la confiance du Peuple, en l’ébranlant juſques dans ſes baſes les plus eſſentielles.

Le grand art dans une Conſtitution libre et d’offrir au Peuple un moyen légal & régulier de faire tout ce dont on prévoit que la volonté de conſerver ſes droits pourra lui inſpirer le deſir, afin que la violation évidente d’une loi conſtitutionnelle ſoit le ſeul cas où il puiſſe être obligé ou tenté de recourir à la force.

J’ai l’honneur d’être avec un reſpectueux attachement, Monſieur le Comte, votre très-humble & très-obéiſſant ſerviteur,

De Condorcet.