QUELQUES SCÈNES
DU
DRAME HELLÉNIQUE [1]
(juin-décembre 1916)

I. - LES JOURNÉES DE JUIN


I

L’étude qu’on va lire, relative aux événements qui se sont déroulés en Grèce pendant la Grande Guerre, n’a trait qu’à ceux de l’année 1916. Elle est même circonscrite entre le mois de juin où les Puissances alliées, lasses d’être bernées par le Gouvernement royal, commencent à montrer les dents, et le mois de décembre où, faute d’avoir énergiquement adopté en temps utile une politique ferme et persévérante, elles ont la douleur de voir nos marins tomber victimes d’un guet-apens odieux.

On peut suivre, durant cette période, la marche ascendante de l’hostilité du Roi des Hellènes contre les Puissances de l’Entente, les vœux qu’il forme en faveur de l’Allemagne, ses mensonges pour les dissimuler, sa tendance à l’absolutisme, sa volonté de se transformer eu monarque de droit divin, sa haine contre M. Vénizélos qui lui a rappelé qu’il n’était qu’un Roi constitutionnel, haine entretenue par ses frères, par sa femme la reine Sophie, sœur de Guillaume II, par les dignitaires de sa cour, par son État-major et par les Ministres qu’il a hissés au pouvoir en violant scandaleusement les lois fondamentales du royaume et en portant atteinte à la liberté de ses sujets.

Dans la même période, nous pouvons saisir sur le vif les suites funestes de la crédulité des Puissances alliées, de leurs tergiversations, du décousu de leur politique en Grèce et des illusions qu’elles se sont faites, lorsqu’en dépit des avertissements de leurs représentants à Athènes, elles ont espéré qu’en usant de mansuétude, et se prêtant complaisamment à d’innombrables palabres avec les ministres grecs, elles rallieraient le Roi à leur cause. Elles oubliaient qu’il avait fait son éducation militaire chez les Allemands ; elles oubliaient les circonstances de son mariage en octobre 1889 et l’adieu qu’en quittant Berlin au lendemain de ses noces, il adressait à la municipalité de cette ville : « Je me souviendrai toujours des jours heureux passés dans la capitale de l’Allemagne, lorsqu’il me fut permis de prendre part aux exercices de l’armée allemande. C’est alors que Dieu m’a accordé de pouvoir jeter les bases de ma future félicité domestique. La princesse et moi ne cesserons jamais de partager les joies comme les souffrances de la population berlinoise. » Elles oubliaient les incidents, bien significatifs cependant, qui avaient marqué ses visites à Berlin et à Paris après son avènement et le geste du Kaiser qui l’avait fait maréchal dans l’armée allemande.

Qu’à la lumière de tels souvenirs, elles aient pu croire à sa franchise, ce serait inexplicable, si leur longanimité et leur patience n’attestaient son habileté à manier le mensonge, son esprit de ruse, sa duplicité et surtout les influences plus ou moins mystérieuses qu’elles subissaient et qu’exerçaient sui elles les complices de Constantin et les ennemis de Vénizélos. Elles ont été ses dupes et il a pu se flatter « de les avoir roulées. » Mais il ne prévoyait pas alors qu’il paierait sa passagère victoire de la perte de son trône.

On ne saurait contester qu’à certaines heures sa politique ne fut pas ouvertement hostile à celle de l’Entente, comme par exemple lorsqu’elle s’inspirait du désir de ne pas compromettre les avantages qu’il devait à ses succès militaires sur les Bulgares en 1913 et au traité de Bucarest, qui en avait été le prix lucratif et glorieux. Tandis que Vénizélos, au contraire, considérait qu’unique et providentielle était l’occasion qui s’offrait à la Grèce de réaliser ses aspirations nationales, qu’en conséquence, le Gouvernement royal devait renoncer à sa neutralité, se ranger aux côtés de l’Entente, déclarer la guerre à la Bulgarie, Constantin n’envisageait que les dangers de cette politique. « L’Asie-Mineure, objectait-il, c’est un capital en réserve. Laissons le soin de le réaliser à la génération qui nous suit et pour le conquérir hâtivement, ne nous exposons pas à des périls contre lesquels la neutralité nous protège. Conservons ce que nous avons et restons neutres. » Cette politique, les Puissances alliées l’avaient approuvée. Elles ne demandaient pas au Gouvernement royal de sortir de la neutralité ; seulement, elles l’exigeaient sincère et loyale, ne voulaient pas qu’en favorisant les desseins de l’Allemagne, elle compromît la sécurité de notre armée d’Orient que Guillaume II se flattait d’écraser et de jeter à la mer. « Prends patience, écrivait-il plus tard à son beau-frère, et jusque-là conserve ton trône. »

Lorsque les Puissances commencent enfin à soupçonner que la politique de Constantin n’est qu’une politique d’attente qui cache les pires desseins, et regrettent peut-être d’avoir, — sous prétexte de ne pas intervenir dans les affaires intérieures du royaume, — laissé le Roi méconnaître par deux fois la volonté des électeurs, lorsqu’elles constatent le développement imprimé en Grèce, avec la complicité de la Cour, à la propagande germanophile et à l’espionnage effréné des Allemands résidant à Athènes, elles comprennent la nécessité de mettre un terme à cette situation. Elles s’étaient résignées à ne pas exiger du Gouvernement royal l’exécution de ses engagements envers la Serbie. Renonçant à le contraindre à porter secours aux Serbes, attaqués par les Bulgares, elles s’étaient substituées à lui pour fournir ce secours, en envoyant en Orient un corps expéditionnaire. Mais lorsqu’au mois de mai, elles apprennent qu’il a livré à ces mêmes Bulgares le fort de Rupel, commandant le défilé de Démir Hassar, les munitions et les armes qui s’y trouvaient, trahison envers la patrie, qui se renouvellera au mois d’août sur le port de Cavalla, elles s’inquiètent enfin du double jeu que joue Constantin. La France, l’Angleterre et la Russie se décident alors à lui donner, sans plus tarder, un avertissement salutaire. Il se traduira, le 21 juin, sous la forme d’une note collective, qui aura le caractère d’un ultimatum.

Elles entendaient obtenir de lui par la menace ce qu’elles n’avaient pu obtenir par la persuasion. Elles espéraient que leur alliée, l’Italie, fidèle à ses engagements, se solidariserait avec elles. L’Italie, n’étant pas puissance garante, ne devait pas signer l’ultimatum qu’elles se proposaient d’adresser à la Grèce ; elle n’interviendrait, — cet ultimatum une fois signifié, — qu’en qualité d’alliée s’associant à elles pour exiger la réparation des griefs qui leur étaient communs.

Avant de lever le rideau sur les événements dont nous avons entrepris le récit, nous devons présenter à qui nous lit les acteurs qui y tinrent un rôle et, dans la mesure du possible, donner une idée de leur personnalité, en commençant par le groupe ennemi. En histoire, il n’est pas de meilleure méthode ni qui éclaire mieux le théâtre et les scènes qui vont s’y succéder. Le ministère hellène était alors présidé par M. Skouloudis, successeur de M. Vénizélos après un court ministère Zaïmis, alors que Vénizélos, au lieu de tenir tête aux prétentions de Constantin, avait donné sa démission pour ne pas ébranler le prestige de la dynastie. Les deux têtes du cabinet Skouloudis sont le général Dousmanis, chef de l’Etat-major, et le ministre de l’Intérieur Gounaris, petit avocat de province, devenu tout-puissant et millionnaire, germanophile ardent, ennemi juré de Vénizélos. Celui-ci ne compte que des adversaires parmi ces artisans de trahison, à l’exception du ministre de la Marine, l’amiral Coundouriotis, resté fidèle à l’illustre homme d’Etat auquel il devait donner ultérieurement des preuves de sa fidélité. La faction Skouloudis se divise en deux groupes : l’un, occulte, qui décide de tout ; l’autre, qui n’est qu’une façade et qu’en lui imposant les décisions du premier, on laisse dans l’ignorance des raisons et des causes qui les ont suggérées.

M. Skouloudis, maintenant octogénaire, avait quitté son pays étant encore jeune pour aller chercher la fortune à l’étranger. C’est en Angleterre et dans le commerce qu’il l’avait trouvée. L’ayant réalisée, il était rentré dans sa patrie pour y mener l’existence dorée que lui assurait sa richesse. Grâce à elle, il était devenu le familier de la Cour. Il avait dû à cette circonstance d’être ministre une première fois en 1897, et c’est ainsi qu’après la disgrâce de M. Vénizélos, le roi Constantin avait fait appel à ses services. Il a la réputation d’un grand comédien, particulièrement habile à entraîner ses contradicteurs dans des pièges, à force de mensonges, d’échappatoires, et de ruses. Malgré ses quatre-vingts ans, il jouit d’une santé robuste ; mais lorsque dans une discussion, il est réduit, par son interlocuteur, à l’impossibilité de le rallier à son opinion, il feint une défaillance subite. Il se renverse dans son fauteuil en portant la main à son cœur et en murmurant : « Cette maladie de cœur me tuera avant qu’il soit longtemps ; je suis à bout de forces. » Ceux qui le connaissent savent que sa mémoire est implacable ; il s’en est souvent flatté : il n’en gémira pas moins de n’avoir plus de mémoire. Mais cette comédie ne le mettra pas à l’abri du coup que lui portera l’attitude plus exigeante de l’Entente ; elle l’acculera à la démission.

Son futur successeur, M. Zaïmis, gouverneur de la Banque nationale, qui a été déjà ministre, rôde dès ce moment autour du cabinet menacé, non qu’il ambitionne de nouveau le pouvoir, mais parce qu’il n’ignore pas qu’en cas de crise ministérielle, c’est lui que le Roi appellera, ainsi qu’il l’a déjà fait à plusieurs reprises ; il l’enverra chercher à la Banque, pour lui confier la direction des affaires pendant les heures difficiles. M. Zaïmis est le terre-neuve du gouvernement grec. Un danger se montre-t-il sur l’horizon, on le convoque ; le danger passé, on le renvoie. Ce n’est pas un méchant homme ; il laisse l’impression qu’il est inconscient, mais de bonne foi. C’est ainsi que le jugera M. Jonnart, envoyé en 1917 à Athènes comme haut-commissaire de la République, pour exiger l’abdication de Constantin. Il l’emploiera à porter au Roi cette exigence, et M. Zaïmis s’acquittera résolument de cette mission délicate, quoique la mort dans le cœur.

A côté de ces personnages, il en est d’autres, des Grecs, qui ont été au pouvoir et brûlent d’y revenir pour servir l’Allemagne et détruire à jamais l’influence du « paria » Vénizélos ; ils sont légion. Il y a aussi des étrangers comme le baron Schenk, agent des usines Krupp, comme Hoffmann, organisateur de l’espionnage allemand, qui évoluent ainsi que des ombres plus ou moins dissimulées sur le théâtre suggestif qu’est la cour d’Athènes. Ils sont trop pour être tous désignés ici.

Mais il en est un duquel on peut dire qu’en lui se résument les autres : c’est le diplomate Streit, homme sans conscience, bon à tout, prêt à tout. Il a détenu le portefeuille des Affaires étrangères sous le monarque défunt et sous Constantin. Ayant dû résigner ses fonctions, il est resté dans la coulisse comme l’agent le plus actif du Roi, son conseiller le plus pernicieux, comme son âme damnée. Sa haine contre M. Vénizélos se traduit par les propos calomnieux et mensongers qu’elle lui inspire quand il parle de lui. Pour convaincre ses visiteurs du bien fondé de ses accusations, il leur présente des documents falsifiés, il invente des histoires et, comme le constate l’un d’eux, il leur donne neuf dixièmes de la vérité avec une si légère addition de fausseté qu’elle peut facilement passer avec le reste[2]. Cette attitude a fait de lui le confident de la Reine, dont les sentiments sont conformes aux siens.

Nous aurions voulu ne pas prononcer le nom de cette princesse, mais elle a été fatale à la Grèce, pour qui elle n’avait que mépris, et quand une femme assume dans l’Histoire un rôle égal au sien, l’Histoire ne peut ne pas parler d’elle. Elle s’est condamnée elle-même à figurer en marge des événements auxquels elle a participé.

Etant Allemande et appartenant à la maison de Hohenzollern, il serait injuste de lui reprocher d’avoir souhaité la victoire de sa patrie de naissance et la défaite des Gouvernements de l’Entente, quoique, en se mariant, elle eût cessé d’être princesse allemande et qu’il eût été de son devoir de n’être plus que reine de Grèce. La reine Elisabeth, duchesse en Bavière, lui donnait un admirable exemple en brisant, dès le début de la guerre, les liens qui l’attachaient à l’Allemagne et en déclarant qu’elle n’était plus que reine des Belges. Dans la bouche de Sophie une telle déclaration n’eût pas été sincère ; mais on pouvait attendre d’elle qu’elle ne traitât pas en ennemie cette France qui, de temps immémorial, avait soutenu et défendu la Grèce, l’avait aidée à conquérir son indépendance, à réparer ses malheurs, et créé en sa faveur par toute l’Europe une atmosphère de sympathie.

Dans les événements dont nous évoquons le souvenir, la femme de Constantin se distingue par une haine farouche contre M. Vénizélos et par conséquent contre ceux qui le soutiennent. Peut-être pourrait-on le lui pardonner, si cette haine n’eût atteint que lui. Mais la Reine qui n’aima jamais la France, n’avait pas attendu la guerre pour le laisser voir. En 1913, au cours des luttes balkaniques, organisant à Athènes une ambulance, elle refusait les infirmières françaises dont les services lui étaient offerts, en disant : « Rien de bon ne peut venir de ce pays-là. » Mêmes sentiments pour les officiers de la mission du général Eydoux.

Entre d’innombrables faits révélateurs de ses dispositions malveillantes pour la France, nous n’en trouvons qu’un qui fasse exception. Il se produisit après les tragiques journées de décembre. Le corps diplomatique allié et nos nationaux avaient quitté Athènes et s’étaient retirés sur les bâtiments de la flotte. Dans une ambulance de la capitale, était resté un soldat français, trop grièvement blessé pour être évacué avec ses compatriotes. Tant qu’il fut retenu à l’ambulance, la Reine affecta d’aller le voir tous les jours, l’entourant de soins. Sa sollicitude était-elle sincère ou n’était-ce qu’une comédie ?… C’est le secret de sa conscience. Quant à nous, en nous rappelant que dans toute accusation où existent des doutes, ils doivent profiter à l’accusé, nous ne voulons pas croire qu’en cette circonstance, elle ne cherchait qu’un argument de défense pour le cas où elle aurait à répondre de son attitude antérieure envers les soldats alliés ; nous admettrons volontiers qu’elle a obéi malgré tout à un entraînement généreux qui ne saurait étonner dans une âme féminine.

A la juger d’après l’éducation qu’elle avait reçue et d’après les enseignements de sa mère, née princesse d’Angleterre, on aurait pu croire qu’elle était plus Anglaise qu’Allemande ; mais après que son mari fut devenu Roi, elle se révéla plus Allemande qu’Anglaise. Les dépêches qu’elle envoya à son frère Guillaume II en 1916 et qui ont été publiées depuis, ont démontré qu’elle n’écoutait que la voix du sang des Hohenzollern. Exerçant sur son mari une influence décisive, elle a été son mauvais génie et c’est elle qui a précipité sa chute.

Après avoir parlé de la Reine, il nous faut parler du Roi ; mais nous le ferons brièvement, l’ayant déjà suffisamment montré, au début de cette étude, pour le faire connaître, et la suite des événements devant ajouter à cette ébauche les traits définitifs qu’exige un portrait pour être ressemblant. Un émincent diplomate français disait de lui qu’il était « borné, vaniteux, entêté et populaire. » Rien de plus vrai. On y peut ajouter qu’admirateur de la force brutale, son rêve était de voir reconstituer une Europe allemande à l’image de l’Empire romain, avec des monarchies locales surveillées par des proconsuls. Il voulait être roi absolu, sous les ordres du ministre d’Allemagne, représentant du kaiser transformé en empereur d’Europe à la façon des Césars.

Ennemi de tout ce qui pouvait limiter son pouvoir personnel, on le voit à certaines heures ne s’intéresser qu’à ce qui le touche de près et abandonner à ses conseillers ordinaires, Streit, Stratos, Dousmanis et autres, le soin de s’occuper des détails. Il se cramponne désespérément au germanisme, qui flatte ses sentiments autoritaires, sans être assez intelligent, pour comprendre que toutes les promesses faites par son beau-frère ne sont que chiffons de papier. Ses victoires de 1913 avaient été visiblement le résultat de l’instruction technique donnée à ses armées par des officiers français, mais son orgueil démesuré lui faisait croire qu’il ne les devait qu’à son génie militaire. Il se tenait pour le premier stratège de l’Europe et volontiers il se comparait à Napoléon, en se mettant toutefois bien au-dessus. C’est à croire que son bâton de maréchal prussien lui avait totalement tourné la tête.

Son entourage allemand l’entretenait soigneusement dans ces idées, ce qui était le plus sûr moyen de se faire bien venir de lui. Un soir, au théâtre du Phalère, on joua une pièce dans laquelle tous les plus illustres capitaines de l’Histoire, y compris Napoléon, s’effaçaient devant le génie de Constantin. Le grand Empereur avouait lui-même la supériorité de celui-ci. Comme un Français, présent à cette représentation, faisait remarquer à une dame d’honneur de la Reine tout ce qu’il y avait de ridicule dans le rôle prêté à Napoléon, celle-ci lui répondit froidement : « Chacun a le sien. »


II

En opposition à ce groupe de complices de l’Allemagne, il nous faut maintenant introduire sur la scène le haut personnel diplomatique représentant, à Athènes, les gouvernements alliés. Pendant les journées de juin, il a toujours marché la main dans la main, chacun de ses membres se considérant comme solidaire des autres. Si, parfois, il existe entre eux des divergences dues aux ordres de leur gouvernement ou à leur conviction personnelle, elles sont cordialement aplanies en commun avec le souci de n’en rien laisser paraître au dehors.

Voici d’abord le doyen du corps diplomatique, le ministre d’Angleterre, sir Francis Elliot. Ses cheveux blancs révéleraient qu’il sera bientôt un vieillard, si sa figure et ses allures résolues n’attestaient qu’il a encore échappé aux atteintes de l’âge. Il réside depuis quinze ans à Athènes. Le gouvernement du Roi défunt lui est redevable de nombreux services. Personnellement, il est partisan des solutions pacifiques. Lorsqu’il s’associe à des mesures coercitives dont il comprend la nécessité, il s’efforce de les modérer. La vivacité de ses mouvements et son énergie sont proverbiales. On le verra, pendant les journées de décembre, lorsque sa légation est menacée par une poignée de réservistes, s’élancer au-devant d’eux, sans autre arme que son parapluie, le brandir comme une épée et, par la violence hautaine et dédaigneuse de sa parole et de ses gestes, obliger ces bandits à s’éloigner.

Le ministre de France, M. Jean Guillemin, occupe dans le corps diplomatique la place la plus en vue. C’est même le seul qui sache exactement ce qu’il veut, le seul qui le dise, et le répète avec une persistance énergique. Au cours d’une longue carrière, ayant rempli dans les bureaux du Quai d’Orsay les fonctions les plus délicates, ayant été successivement secrétaire, puis conseiller d’ambassade à Constantinople, à Saint-Pétersbourg et à Vienne, il doit à son passé le poste qu’il occupe. On ne saurait lui contester ni l’expérience, ni l’esprit de résolution et d’initiative ; ils caractérisent ses actes. Il y joint la prudence avec la constante préoccupation de ne rien faire qu’après s’être assuré de l’approbation de son gouvernement. Il gémira souvent des refus ou des silences qu’on oppose à ses propositions ; il soupçonne avec raison, — et maintes fois il en a la preuve, — que des relations sont engagées en dehors de lui avec des personnalités sans caractère diplomatique. Mais de ce qu’il pense il ne laisse rien paraître, si ce n’est pour protester à l’occasion contre les mesures qu’il désapprouve et pour lesquelles il n’a pas été consulté. Malgré les entraves qu’il rencontre fréquemment sur son chemin, il n’exerce pas moins sur ses collègues un ascendant qui permet de dire de lui qu’il a été souvent l’inspirateur de leurs décisions communes.

Le prince Demidoff représente la Russie. Possesseur d’une immense fortune, lettré délicat, poussant jusqu’au raffinement les habitudes de luxe et d’élégance, il entretient avec la famille royale les rapports les plus confiants. Princes, princesses, le Roi lui-même, sont les habitués de sa légation. Il les y reçoit, les y fête, et c’est sur le pied de la plus cordiale intimité qu’il est reçu dans leurs palais, grâce aux liens de parenté qui existent entre la famille royale de Grèce et la famille impériale de Russie. Cette intimité n’est pas secrète, nul ne l’ignore, et elle a eu pour conséquence, à diverses reprises, de faire douter de la fidélité du prince Demidoff à l’Entente. Mais jamais il n’a cessé d’être solidaire de ses collègues. Il a pu regretter parfois leurs décisions, nous ne le voyons jamais refuser de s’y associer.

A côté de ces personnages, et quoiqu’il ne vienne pas au premier rang, — l’Italie n’étant pas puissance garante, — il faut mentionner le comte Bosdari, représentant le gouvernement de Rome. C’est un diplomate de carrière et un érudit dont on peut rappeler les conférences sur Dante. Quoique avant la guerre son gouvernement ait figuré dans la Triple Alliance et qu’on se plaise à dire qu’il a nourri, au temps de Crispi, des sentiments hostiles à la France, on le trouvera le plus souvent, dans les circonstances graves ; à côté de ses collègues.

Nous n’aurions plus rien à signaler dans le groupe diplomatique ententiste, s’il ne convenait d’y réserver une place aux attachés militaires de la Légation de France et à son attaché-naval. Les attachés militaires ont été, tour à tour, le colonel Braquet, qui était à Athènes au début de la guerre, et plus tard le général Bousquier. À cette époque, il n’y avait pas encore d’attaché naval français dans cette capitale, C’était une lacune qui fut comblée au mois de décembre 1915, à la demande de M. Guillemin. Le Ministre de la Marine désigna pour ce poste le commandant de Roquefeuil, capitaine de frégate, qui fut, au cours de sa mission, nommé capitaine de vaisseau. Autrefois, il avait fait partie avec les futurs amiraux Lacaze et Daveluy, de l’état-major de l’amiral Germinet quand celui-ci commandait les forces navales de la Méditerranée. Cet officier général le tenait en haute estime. Nommé attaché naval à la légation de France à Athènes, un jeune officier, l’enseigne de Béarn, lui fut adjoint. Le Ministre de France déplorait, à cette époque, qu’il n’existât pas à Athènes un service de renseignements analogue à celui qu’avait créé la Légation britannique, après en avoir prévenu la police grecque dont parfois il demandait le concours. Des entretiens du nouvel attaché naval avec le Ministre de France résulta la preuve qu’il était de toute nécessité que la Légation Française possédât, elle aussi, un service de renseignements, qui serait secret et placé directement sous l’autorité du Ministre de la Marine. Les choses s’organisèrent ainsi, d’accord avec le service anglais. L’attaché naval s’était installé personnellement à l’Ecole Française d’Athènes, mais il installa le service des renseignements dans les locaux où résidait déjà le service anglais. Dès ce jour, les deux services fonctionnèrent en restant indépendants l’un de l’autre, mais en échangeant quotidiennement leurs communications et leurs informations. Notre Gouvernement avait approuvé, bien entendu, cette organisation et nous eûmes ainsi une entreprise ignorée de contre-espionnage.

Un peu plus tard, par la force des choses, le service français étendra son action, d’abord dans toutes les villes de la Grèce où il trouvera comme correspondants nos consuls et des officiers détachés de l’armée du général Sarrail, lequel a saisi dès le premier moment les avantages de la création nouvelle, notamment en ce qui touche la recherche des sous-marins ennemis, la destination des pétroles qui entrent en Grèce en contrebande, la surveillance des suspects comme celle des télégrammes dont il est utile de constater l’envoi, même lorsqu’ils sont chiffrés, et de connaître le destinataire. Rectifions, à propos du général Sarrail, une rumeur qui a couru pendant la guerre et de laquelle il résulterait qu’à diverses reprises des malentendus s’étaient élevés entre lui et le Ministre de France. Elle était calomnieuse et il est juste de le constater ; des deux côtés les rapports n’ont jamais cessé d’être courtois et confiants. Nous pouvons même citer ce propos du Commandant en Chef de l’Armée d’Orient et qui lui fait honneur : « Entre le Ministre de France et moi, disait-il, il n’y a jamais eu de malentendu ; il n’y en aura jamais et il ne peut y en avoir puisque nous servons la même cause. »

A peine est-il besoin de rappeler que, d’après un usage immémorial et d’après les règlements en vigueur dans toutes les ambassades et légations, l’attaché militaire correspond directement avec le Ministre de la Guerre, de qui il dépend, et l’attaché naval avec le Ministre de la Marine, à la seule condition de faire passer leurs rapports par les mains du chef de l’ambassade ou de la légation auprès duquel ils résident. Ces rapports sont envoyés par celui-ci au Ministre des Affaires étrangères qui, après en avoir pris connaissance, les transmet à qui de droit. C’est par erreur qu’il a été dit que des dérogations à ces usages avaient été commises. Comme attaché naval le commandant de Roquefeuil a toujours communiqué au Ministre de France les télégrammes et les lettres qu’il envoyait au Ministre de la Marine.

Ce qu’a été la tâche de notre attaché naval et du service des renseignements dont les chefs relevaient de lui et lui rendaient compte quotidiennement de leurs opérations, on ne peut l’apprécier qu’en en montrant les résultats et qu’en lisant les minutes de la volumineuse correspondance de l’un et les milliers de dossiers que l’autre avait constitués contre les espions. On est alors obligé de reconnaître l’efficacité de son concours et, qu’en somme, ses prédictions et avertissements se sont ultérieurement réalisés, aussi bien au début que lorsque plus tard le service devint interallié. Mais il a fallu les péripéties des affaires de Grèce pour démontrer le caractère prophétique de quelques-uns des avis qui émanaient de cette source.

Pour en fournir un exemple, il me suffira de détacher l’extrait suivant d’un rapport écrit à la veille du jour où les Puissances garantes allaient se décider à signifier leurs exigences au Gouvernement royal, sous la forme d’une note collective. On verra par ce tableau de la situation de la Grèce à ce moment, telle que l’avaient faite leur crédulité et leur patience, combien la démarche qu’elles projetaient était urgente et justifiée.


La situation actuelle peut se définir ainsi : un Roi complètement acquis à nos ennemis, trop peu intelligent et trop obstiné pour comprendre ses intérêts véritables et ceux de son pays ; une minorité d’officiers et de politiciens attachés à son char, soit par la faveur, soit par les libéralités germaniques, payant son maintien au pouvoir par des procédés renouvelés du passé et en usant contre nous par tous les moyens, surtout les plus sournois ; une opposition décapitée ; un peuple encore en très grande majorité francophile et anti-gouvernemental ; il l’a prouvé par deux fois aux élections de 1915, mais craintif, inerte, incapable de passer du sentiment à l’action ; au-dessus de tout et dominant tout, la peur. Le Roi a peur de sa femme, de son beau-frère Guillaume ; il a peur de la guerre, de Vénizélos, des complots et de la révolution. La faction gouvernementale a peur de déplaire au Roi et aux Allemands qui la font vivre ; elle a peur de Vénizélos, des réfugiés d’Asie-Mineure, des complots, de la révolution, de l’armée, des électeurs. L’opposition a.peur du gouvernement et de la police ; elle se défie d’elle-même et a peur de violer la constitution dont ses adversaires ont cependant laissé bien peu de chose debout. Le peuple a peur de tout : du Roi, de l’État-major, de la police, des Allemands, de la guerre, de Vénizélos, de la révolution, de la famine, de la misère. Il manque ici un contrepoids : la peur des Alliés. Il ne serait pas très difficile de le faire intervenir souverainement pour rallier tout le reste.

La situation financière et économique est très mauvaise, les finances sont ruinées par la mobilisation et le gaspillage ; il n’est plus question d’emprunts extérieurs et on ne parle plus de l’emprunt intérieur qui devait être émis sur le papier pour consolider une partie de la dette flottante. Les armateurs, les gros contrebandiers, les hôteliers d’Athènes ont fait fortune ; mais les provinces sont dans la misère. Le prix de la vie augmente d’autant plus vite que les personnages au pouvoir spéculent sur la rareté des denrées pour réaliser des bénéfices scandaleux. Les pays qu’occupent les Alliés jouissent d’une prospérité relative, grâce aux sommes considérables dépensées par l’armée d’Orient. Ces pays excitent la jalousie des autres, qui déplorent de ne pas avoir la même occasion de bénéfices et se plaignent qu’il n’a pas été fait de débarquement chez eux.

Quant à la situation militaire, elle ne peut se comparer qu’à celle qui a précédé la campagne désastreuse de 1897. L’armée a oublié les enseignements de la mission française qui l’a menée à la victoire ; elle est entièrement livrée aux fantaisies de l’Etat- major, politiciens et antimilitaires, prenant toutes ses inspirations à la légation d’Allemagne. Les réservistes, mal nourris, mal payés, habillés de guenilles, mécontents d’une mobilisation inutile de huit mois, quittent leurs corps par milliers. Pour ne pas les qualifier de déserteurs, le ministre de la Guerre leur accorde ensuite des congés. L’armée n’a plus d’approvisionnements, peu de fusils et de munitions, peu de matériel ; les attelages réquisitionnés ont subi une mortalité effroyable, le mécontentement et l’indiscipline sont partout.

Seuls sont satisfaits ceux qui approchent le soleil d’assez près pour espérer en tirer honneurs et profits, et ceux que la faveur gouvernementale a embusqués aux sinécures plus politiques que militaires de l’Allemagne.

Par quels moyens remédier à cette situation ?… C’est d’autant plus simple que la Grèce se trouve économiquement à la merci des Puissances, et qu’il n’y a pas besoin d’un grand déploiement de forces militaires et navales. Il faut donc avant tout faire sentir une volonté ferme, refuser toutes discussions et mettre le pays dans une situation telle qu’il ne puisse s’en tirer qu’en implorant notre clémence.

On peut classer comme suit les mesures à prendre à distance, et sans immobiliser pour en assumer l’exécution nos forces militaires et navales : les mesures militaires, blocus étroit des ports, débarquement, ne sont pas nécessaires ; il suffirait de faire sentir que nous serons prêts à les prendre ; traiter le gouvernement en quantité négligeable, ne lui fournir aucune explication et attendre ; se refuser à toutes les compromissions qu’on tenterait pour arriver à une demi-solution qui permettrait de nous tromper encore. Quand la situation serait sans issue et que notre volonté serait bien établie de nous débarrasser des éléments hostiles, il serait temps de poser nos conditions. Elles devraient être nettes, précises et n’admettre aucun tempérament ; laisser entendre que les mesures de rigueur continueront tant que nous n’aurons pas reçu satisfaction. Ces conditions devraient être : la déposition du gouvernement, la dissolution de la Chambre et convocation immédiate des électeurs, ou, ce qui vaudrait mieux, convocation de la Chambre illégalement dissoute, démission de l’État-major, renvoi de certains fonctionnaires, leur remplacement par des hommes qui aient notre agrément, à commencer par les chefs de la police ; enfin, contrôle de cette police et expulsion de certains agents ennemis. Si la question prend une allure dynastique, témoigner la plus parfaite indifférence et rappeler au besoin la formule : se soumettre ou se démettre. Et il est certain qu’on se soumettra.


III

Le 7 juin, les ministres alliés délibéraient sur les mesures à prendre, afin de mettre un terme aux intrigues helléniques. Les trois représentants des Puissances garantes étaient déjà d’accord, mais ils devaient consulter leurs gouvernements. Aucune opposition sérieuse n’était à prévoir de la part de l’Italie qui n’aurait pu d’ailleurs entraver dans cette circonstance l’action commune des trois Puissances garantes. M. Vénizélos, consulté officieusement, admettait l’emploi éventuel de la force, mais il insistait pour qu’on évitât d’attaquer la personne royale et que seul fut mis en cause le cabinet Skouloudis. Il déclarait en outre qu’une fois l’opération commencée, il fallait aller jusqu’au boulet que si dès maintenant on n’y était pas décidé, mieux valait ne rien entreprendre.

A Paris, les décisions du Président du Conseil, M. Briand, étaient prises et contrastaient heureusement avec ses hésitations-antérieures. Il avait, approuvé les propositions de notre représentant à Athènes. De son côté, le prince Demidoff demandait les ordres du gouvernement impérial, mais il ne doutait pas de son adhésion aux mesures qui seraient adoptées ; il avait même suggéré l’idée d’exiger de la Grèce l’expulsion des ennemis de l’Entente ; mais M. Vénizélos avait conseillé d’attendre avant d’en arriver là et le projet avait été ajourné.

La seule difficulté qui restât à résoudre à la date du 7 juin provenait de l’attitude de Sir Edward Grey. Le ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement britannique hésitait à approuver les propositions de Sir Francis Elliott dont l’accord avec ses collègues de France et de Russie était absolu. Dans l’espoir de vaincre sa résistance, M. Briand avait invité notre ambassadeur en Angleterre, M. Paul Cambon, à presser sir Edward Grey de donner son consentement. Du reste, lui-même allait partir le lendemain pour Londres où devait se tenir une conférence interalliée et il se proposait d’agir dans le même sens auprès de son collègue anglais. Bientôt il rentrait à Paris avec la certitude que son intervention et les démarches de M. Paul Cambon auraient raison de la résistance de sir Edward Grey. Ses pressentiments ne le trompaient pas. Le 15 juin, tout était réglé entre les trois Puissances garantes. A Paris, le conseil des ministres avait délibéré et approuvé à l’unanimité les mesures sur lesquelles les représentants de l’Entente à Athènes s’étaient accordés. Ils restaient libres de formuler la note à remettre au gouvernement grec.

Tandis qu’ils se préparaient à mettre le gouvernement royal en demeure de secouer le joug du parti germanophile, celui-ci, — laissé dans l’ignorance de leurs projets, — profitait de leur inaction pour se laisser aller contre elles à toutes les insultes, à toutes les violences, à tous les outrages, avec la complicité des réservistes dont l’audace ne connaissait plus de bornes. Elle se manifesta en des conditions révoltantes dans les journées des 11 et 12 juin. Voici, d’après le récit d’un témoin, le spectacle que présenta la capitale grecque.

Le 11 était un dimanche et les Athéniens, en grand nombre, avaient passé au Phalère, sur le bord de la mer, cette journée fériée. A leur retour, c’est-à-dire au déclin du jour, ils eurent la désagréable surprise de se voir barrer le chemin par des agents de la sûreté qu’appuyaient des détachements de soldats à qui ordre avait été donné de tirer sur les automobiles qui tenteraient de forcer le barrage. Revolver au poing, ils fouillaient toutes les voitures indistinctement et interrogeaient les occupants. Des membres de la Légation de France furent soumis à ce traitement sans respect pour leur immunité diplomatique.

Le lendemain, lundi, les journaux germanophiles annonçaient qu’on avait découvert les auteurs d’un attentat commis précédemment contre la Légation de Bulgarie. Il s’agissait d’une bombe inoffensive trouvée devant cette Légation et qui avait été vraisemblablement déposée soit par la police grecque, soit par le ministre Bulgare lui-même. Les journaux ayant insinué qu’un employé inférieur de la Légation britannique était gravement compromis dans cette affaire, Sir Francis Elliott qui n’était pas homme à tolérer une telle accusation contre un de ses subordonnés envoya sur-le-champ au Président du Conseil une lettre officielle ; il l’avertissait qu’à la première tentative pour impliquer dans ce prétendu complot un membre de sa Légation, il télégraphierait à l’amiral anglais d’envoyer des bâtiments de guerre au Phalère. Son employé ne fut pas inquiété.

Dans la soirée du même jour, grande réunion « du peuple d’Athènes et du Pirée » dans la plus vaste salle de la Faculté de Droit, pour protester contre les actes des Puissances alliées. Le doyen de la Faculté avait très sagement refusé d’accorder l’hospitalité à cette manifestation, mais sur l’ordre formel du ministre de l’Instruction publique, il dut revenir sur son refus et ouvrir la salle à une cinquantaine de personnages louches appartenant pour la plupart à la police. Au nom du peuple d’Athènes et du Pirée, ils dénoncèrent les actes commis contre l’Etat hellénique, « à tous les peuples libéraux de la terre, à leurs Parlements, aux gouvernements des États neutres, à la presse universelle, à l’opinion publique du monde entier ainsi qu’au Président de la République des Etats-Unis. »

Dans la même journée avait lieu à l’amphithéâtre du Stade une fête patriotique et militaire dont le Roi était le héros. Un chœur de six cents soldats chanta des hymnes enflammés : « A la frontière, à la frontière, qu’élargira l’invincible épée de Constantin. » Cette solennité avait été d’abord fixée au dimanche précédent, mais on venait d’apprendre l’occupation du fort de Rupel par les Bulgares et on avait jugé qu’une manifestation patriotique serait inopportune au lendemain de cet événement, d’où remise à huitaine.

La famille royale était présente et la foule, dans laquelle étaient disséminés les mouchards de la police germanophile et les manifestants à ses gages, acclamait frénétiquement le souverain. Après son départ, ce fut au tour des ministres d’être applaudis. Dans ce tumulte, un cri de protestation se fit entendre : « Ils sont tous payés par Schenk. » C’était un étudiant qui avait poussé ce cri. Houspillé par les braillards, il fut entraîné dehors par la police et frappé de coups de plat de sabre par un officier.

A l’issue du spectacle, les manifestants, ouvertement protégés par les gendarmes, allèrent briser les vitres et les lampes électriques des bureaux de la presse vénizéliste, poussant des cris de mort et tirant des coups de revolver contre les rédacteurs, barricadés en hâte dans leurs bureaux. La maison de M. Vénizélos fut l’objet des mêmes actes d’hostilité. Pour finir, ils allèrent défiler devant la Légation d’Angleterre et la Légation de France en criant : « A bas l’Entente, vive Gounaris ! »

A la même heure, on donnait, sur un théâtre populaire, la première représentation d’une revue subventionnée par le baron Schenk où officiers et soldats français, en uniforme, paraissaient sur la scène pour y jouer le rôle de voleurs et de lâches. Une femme représentant Verdun tremblait de peur devant un gros canon allemand. Pour mettre un terme à ce scandale, le ministre de France fit savoir au gouvernement grec que, si ce spectacle n’était pas immédiatement supprimé et si l’uniforme français paraissait encore sur un théâtre, il exigerait une réparation exemplaire. A la fin de cette journée d’outrages, on pouvait lire dans la presse libérale : « Les libéraux, amis de l’Entente, sont à la fois contents et consternés ; contents parce qu’ils attendent du dehors la protection nécessaire, consternés parce que cette protection tarde à venir et que l’insolence des énergumènes augmente chaque jour. »

Ces incidents constituaient une preuve nouvelle de la perfidie du gouvernement grec, de ses dispositions haineuses contre l’Entente, du caractère déloyal de sa prétendue neutralité et ne pouvaient qu’encourager les Puissances alliées à exécuter sans retard le plan définitif dont elles achevaient l’étude.

Il importait maintenant de mettre le gouvernement grec hors d’état de se dérober de nouveau et ce résultat ne pouvait être obtenu qu’autant que les Alliés se montreraient résolus à user de la force, s’ils y étaient contraints. Il fut donc convenu, après de laborieuses négociations, que le jour et à l’heure où la note devrait être remise au gouvernement royal, une force navale alliée apparaîtrait dans les eaux d’Athènes, escortant des transports chargés de troupes prêtes à débarquer. La remise de la note et l’apparition de l’escadre au Phalère et au Pirée devraient être simultanées. Telles étaient les décisions finalement arrêtées et c’est d’après ce programme que les ministres alliés résidant à Athènes réglaient leur marche et leur conduite.

Le commandement de l’escadre alliée avait été, d’un commun accord, attribué au vice-amiral Moreau, commandant la division navale française de Salonique. On avait mis sous ses ordres les amiraux français Charlier et Habert, et l’amiral anglais Freemantle. Ils avaient reçu ses instructions, commençaient à les exécuter. Plus de vingt bâtiments étaient déjà en route. Dans l’intervalle, l’amiral Dartige du Fournet, commandant en chef les flottes alliées de la Méditerranée, se trouvant à Milo en tournée d’inspection, s’était rendu de là à Modros, où il avait conféré avec l’amiral de Robeck, commandant les forces navales anglaises, puis à Salonique. En y arrivant, il faisait savoir qu’en sa qualité de chef suprême, il prendrait lui-même la direction des opérations et resterait à Salonique sur le Jurien de la Gravière jusqu’à la fin de la crise.

A Athènes, toutes les informations recueillies depuis cinq jours par le service des renseignements dans les milieux militaires et politiques, s’accordaient à dire que le débarquement serait une entrée triomphale. Avertis par les préparatifs commencés au Pirée et au Phalère, les agents et les nationaux ennemis, affolés, s’enfuyaient à Athènes ou à Tatoï[3]. La population du Pirée se préparait à fêter nos soldats. Sous la conduite de sa municipalité entièrement vénizéliste, elle organisait une solennelle manifestation en leur honneur. Des fleurs devaient être offertes aux premiers détachements débarqués. On spéculait déjà sur l’étamine aux couleurs françaises destinée à confectionner des drapeaux et les commerçants escomptaient de gros bénéfices !

Outre la préparation matérielle du débarquement (postes d’amarrage, réquisition de chalands et remorqueurs, fourniture d’eau pour les chevaux, etc.), des reconnaissances avaient été faites par l’attaché militaire de France pour déterminer les emplacements des troupes débarquées ; les cartes nécessaires avaient été achetées ; on dressait un plan d’Athènes avec indications coloriées des maisons amies, neutres ou ennemies ; des hommes sûrs, parlant le grec et connaissant les routes, avaient été désignés pour servir de guides aux troupes débarquées.

A Athènes, les dispositions avaient été prises pour assurer les communications directement et par signaux à bras entre l’Ecole française, l’escadre et les troupes de débarquement ; les agents du Service des renseignements avaient été répartis en différents points de la ville pour tenir les chefs constamment au courant des mouvements populaires ou des déplacements de troupes. Au Pirée, la liste des maisons et personnes suspectes avait été dressée et les dispositions prises pour cerner immédiatement les centres allemands, consulats, police, etc… Les agents de la sûreté française se tenaient au consulat pour faciliter les arrestations. Sur la porte des commerçants hostiles devait être placardée une affiche spéciale portant en grec et en français les simples mots : « Consigné à la troupe, » de façon à ne faire gagner d’argent qu’aux commerçants ententistes, et c’est ce qui aurait le plus touché les autres. Les transports amenant les troupes que le général Sarrail avait promises avec empressement devaient arriver au Pirée, les musiques militaires jouant la Marseillaise et l’Hymne grec. La population applaudissait à ces préparatifs, narguait la police et se faisait une fête de pouvoir manifester ses sentiments sans danger.

L’arrivée de l’escadre et des transports restait fixée au jeudi 22 à 11 heures du matin, et d’après l’accord établi entre le Ministre de France, le général Sarrail et l’amiral Dartige, la note devait être remise à ce moment précis. Les gouvernements alliés avaient approuvé ces mesures ; la simultanéité de l’apparition de l’escadre et des transports de troupes avec la remise de la note était considérée comme indispensable.

Subitement, dans la soirée, le Ministre de France recevait l’ordre de remettre la note dès le lendemain 21, l’escadre et les troupes ne devant cependant venir que le 22, de manière à laisser au Gouvernement grec « le temps de la réflexion. » La note collective perdait ainsi le caractère d’un ultimatum qu’on avait d’abord voulu lui donner. L’ultimatum ne viendrait que, si, au bout de 48 heures, le gouvernement royal ne cédait pas aux exigences dont il allait être l’objet. Déçus par ce changement dans l’opération projetée et pour en atténuer l’effet, les Ministres alliés à Athènes ne pouvant montrer les forces navales et militaires décidaient de les annoncer le lendemain dès le matin, au Roi, au Gouvernement et au peuple par la voie de la presse, afin d’utiliser cette menace à défaut de la présence réelle.

Rédigée à Athènes, approuvée à Paris, à Londres et à Pétrograd, la note collective était prête. Dès le début, les Puissances alliées déclaraient, à titre de rappel, qu’elles ne demandaient pas à la Grèce de sortir de sa neutralité. Elles en donnaient une preuve éclatante en mettant au premier rang de leurs demandes la démobilisation totale de l’armée grecque, pour assurer au peuple hellénique la tranquillité et la paix ; mais elles alléguaient les motifs nombreux et légitimes de suspicion que leur suggérait l’altitude du Gouvernement grec, laquelle n’était pas conforme à ses engagements réitérés, ni même aux principes d’une neutralité loyale. On lui reprochait d’avoir trop souvent favorisé les agissements de certains étrangers qui avaient travaillé ouvertement à égarer l’opinion du peuple grec, à fausser sa conscience nationale et à créer sur le territoire hellénique des organisations hostiles contraires à la neutralité du pays, et tendant à compromettre la sécurité des forces militaires et navales des Alliés. Il n’était pas jusqu’à l’entrée en Grèce des forces bulgares, l’occupation du fort de Rupel et d’autres points stratégiques avec la connivence du Cabinet hellénique, qui ne constituassent pour les troupes alliées une menace qui obligeait les trois Puissances à réclamer des garanties et des mesures immédiates.

D’autres griefs étaient évoqués : la constitution grecque avait clé méconnue, le libre exercice du suffrage universel empêchés, la Chambre avait été dissoute pour la seconde fois en moins d’un an contre la volonté nettement exprimée des électeurs, ceux-ci convoqués en pleine mobilisation et bien que la Chambre actuelle ne représentât qu’une faible partie du collège électoral ; le pays tout entier était soumis à un régime d’oppression et de tyrannie policière. Cette attitude hostile du Gouvernement hellénique envers les Puissances qui avaient affranchi la Grèce du joug étranger et assuré son indépendance, la complicité du Ministère actuel avec les ennemis, les obligeaient à agir avec fermeté en s’appuyant sur les droits qu’elles tenaient des traités. Elles se voyaient donc dans la nécessité d’exiger la démobilisation réelle et totale de l’armée grecque, qui devrait être mise à bref délai sur le pied de paix ; le remplacement immédiat du Ministère actuel par un cabinet d’affaires sans nuance politique et offrant toutes les garanties nécessaires pour l’application loyale d’une neutralité bienveillante ; la dissolution immédiate de la Chambre des Députés, suivie de nouvelles élections et après que la démobilisation générale aurait replacé le corps électoral dans des conditions normales, et enfin le remplacement de certains fonctionnaires de la police qui avaient facilité les attentais commis contre de paisibles citoyens, ainsi que les insultes faites aux légations alliées et à leurs ressortissants.

Les dernières lignes de ladite note étaient ainsi conçues, et c’est ce qui lui donnait le caractère d’un ultimatum : « Toujours animées envers la Grèce de l’esprit le plus bienveillant et le plus amical, les Puissances garantes sont décidées en même temps à obtenir, sans discussion ni délai, l’application de ces mesures indispensables et elles ne peuvent que laisser au gouvernement hellénique l’entière responsabilité des événements qui se produiraient si leurs justes demandes n’étaient pas immédiatement acceptées. »


IV

La journée du 21 juin 1916 a été une journée historique par la succession rapide des incidents qu’elle vit se dérouler. Ce jour-là, dans Athènes, régnait une chaleur tropicale : 43 degrés à l’ombre et 60 à 65 degrés au soleil. Cette température était officiellement constatée à l’Observatoire de la capitale. C’était la plus élevée qu’on y eût enregistrée depuis soixante ans que le service météorologique était établi. Ceux de mes lecteurs qui ont vécu pendant l’été dans les villes méridionales peuvent se figurer le spectacle que présentait l’antique cité. Dans toutes les maisons, portes et fenêtres étaient hermétiquement closes et les habitants claquemurés chez eux, attendant le soir pour sortir. Les vieux monuments témoins des temps épiques, qui sont la parure d’Athènes et lui impriment une beauté particulière, les maisons toutes blanches, le pavé des rues couvert d’une poussière grisâtre, les poivriers au feuillage roussi, tout flambait dans une lumière aveuglante. C’est ce jour-là que, conformément aux instructions de leurs gouvernements, les ministres de France, d’Angleterre et de Russie devaient remettre au gouvernement grec la note collective dont nous venons de présenter le résumé. Les trois ministres l’avaient signée et avaient décidé que deux d’entre eux, sir Francis Elliott et M. Jean Guillemin, iraient en porter l’original au ministère des Affaires étrangères, tandis que le prince Demidoff, qui entretenait avec le palais des relations amicales, justifiées par les rapports de parenté de la famille royale avec les Romanoff, se rendrait à Tatoï pour en communiquer la copie au roi Constantin, procédé de courtoisie auquel ses deux collègues avaient donné leur approbation. A onze heures, sans se laisser arrêter par la chaleur, ces deux derniers donnaient suite à leur décision et le prince Demidoff, sans prendre la peine de quitter son costume de tennis, s’éloignait pour remplir sa mission.

Les rares passants qui circulaient dans les rues eurent la surprise d’y voir passer l’auto de la légation de France, que leur faisait reconnaître le cavas, un Algérien, assis sur le siège à côté du chauffeur. Elle s’engagea dans la rue des Philhellènes et vint s’arrêter devant le ministère des Affaires étrangères, vaste maison à la façade toute blanche, que rien ne distingue des monumentales maisons voisines. M. Skouloudis étant absent, les deux visiteurs furent reçus par le secrétaire général du ministère, M. Politis. Indépendamment du pli cacheté adressé au président du Conseil, ils avaient préparé pour son subordonné une copie de la note collective. Il en prit connaissance devant eux et tout aussitôt se récria en alléguant l’impossibilité pour le gouvernement grec de remplir quelques-unes des conditions qu’elle stipulait, notamment de s’engager à dissoudre la Chambre et à procéder à des élections nouvelles. Les ministres de l’Entente se refusèrent à toute discussion, n’ayant rien à ajouter au contenu de la note. Mais comme pour atténuer la dureté de leurs ordres, ils prirent sur eux de déclarer à M. Politis que la démonstration des forces militaires et navales destinée à appuyer leur démarche et à faciliter au Roi une réponse favorable, ne prendrait une forme plus active que si l’ordre était troublé à Athènes ou si l’Entente n’obtenait pas satisfaction du Gouvernement royal.

Au moment où ils remettaient leur déclaration au ministère des Affaires étrangères, le texte en avait été communiqué en français à l’Agence Radio et en grec à l’Agence d’Athènes, pour être inséré dans des éditions spéciales de journaux. Quoique les Athéniens fussent en grand nombre retenus chez eux par une température exceptionnelle, le document fut assez vite connu et accueilli avec stupeur.

Dans la matinée du même jour, M. Zaïmis avait été appelé à Taloï. Il y avait appris que M. Skouloudis était démissionnaire et le Roi avait voulu le charger de former un nouveau cabinet. S’étant réservé deux ou trois jours pour réfléchir, il envoyait dès son retour un émissaire au ministre de France pour lui faire savoir qu’il était disposé à prendre la direction des affaires si les représentants de l’Entente lui garantissaient qu’il n’y aurait aucune aggravation dans les mesures de pression ni de démonstration navale, et s’ils voulaient s’en rapporter à lui pour gouverner le pays avec la Chambre actuelle, tout en observant une neutralité bienveillante. Cette demande, antérieure à la remise de la note, prouvait que les intentions des gouvernements alliés étaient déjà connues. Mais la réponse ne pouvait être que négative. Sans doute, M. Zaïmis leur inspirait plus de confiance que M. Skouloudis et probablement l’entente avec lui serait facile. Toutefois, ses propositions venaient trop tard ; il n’était plus possible de modifier le plan d’action adopté par les trois gouvernements alliés. Le ministre de France invitait en conséquence M. Zaïmis à user de toute son influence pour faire comprendre au Roi la situation et à témoigner lui-même de son patriotisme en acceptant le pouvoir. Sa présence à la tête des affaires améliorerait rapidement la situation, dès que la demande de l’Entente aurait été acceptée.

La note remise, les Ministres alliés se retrouvèrent, dans l’après-midi, à la Légation de France. Le prince Demidoff rendit compte de son entrevue avec le Roi. Il n’était pas mécontent de sa visite, mais il avait trouvé Constantin déjà instruit de tous les projets de l’Entente et convaincu que la démonstration navale annoncée pour le lendemain comprenait des forces imposantes. Il imputait au général Sarrail et aux ministres de France et d’Angleterre l’initiative et l’organisation de ces mesures coercitives ; aussi avait-il parlé d’eux avec une indignation véhémente, tout en reconnaissant qu’il ne pouvait résister à cette mise en demeure, sans exposer la Grèce à la famine et à la destruction. En tout cas, il se réservait de consulter ses ministres. Néanmoins, le prince Demidoff avait eu l’impression qu’il céderait.

C’est à ce moment qu’arrivait de Salonique à la Légation de France un télégramme du général Sarrail portant que, sur un ordre venu de Paris, l’envoi de l’escadre et des troupes était différé et que les transports déjà en route pour le Pirée avaient été rappelés par l’amiral Dartige du Fournet. Ainsi faisait subitement défaut l’un des éléments essentiels du succès. Heureusement le gouvernement grec ignorait encore ce contre-ordre : le secrétaire général, Politis, venait de renvoyer aux ministres alliés la note qu’ils avaient déposée entre ses mains et que M. Skouloudis, étant démissionnaire, n’avait pas voulu recevoir. Ils n’hésitèrent pas à la retourner on prévenant qu’ils la tenaient pour reçue par le gouvernement hellénique.

Il convient de mentionner ici qu’immédiatement après la démarche des représentants des Puissances garantes, le comte Bosdari, ministre d’Italie, s’était rendu chez M. Politis pour affirmer sa solidarité avec ses collègues. Il s’associait à leur demande en ce qui touchait la démobilisation de l’armée grecque et ajoutait « que l’Italie n’avait pas de titres pour s’immiscer dans les questions constitutionnelles soulevées par les autres exigences des Puissances. » Sous cette réserve justifiée par la situation spéciale de l’Italie, l’accord était donc complet. Il faisait surtout honneur aux représentants de la France, de l’Angleterre et de la Russie accrédités à Athènes et les récompensait de ne s’être pas désunis et de s’être particulièrement inspirés dans de si graves circonstances de l’esprit des traités et de la notion des devoirs et des droits qui appartenaient aux Puissances garantes.

Enfin, au début de la soirée, M. Zaïmis se présenta à la Légation de France pour annoncer qu’il était nommé Président du Conseil et que toutes les demandes des Alliés étaient acceptées par le Roi. On s’attendait à cette réponse. Ce n’en fut pas moins un coup de théâtre qui mettait fin à toutes les perplexités. Il veut alors échange de félicitations ; les ministres envoyèrent des dépêches satisfaites à leurs gouvernements. Vénizélos déclarait joyeusement que c’était la première victoire diplomatique de l’Entente.

Le surlendemain, M. Zaïmis confirmait ses engagements verbaux de l’avant-veille par une lettre officielle qu’il est nécessaire de reproduire, car elle prouve le caractère formel des promesses faites par le gouvernement grec et ne rend que plus odieux son manquement à sa parole tel que nous aurons à le constater dans la suite de ce récit.

« M. Zaïmis, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, a pris connaissance de la note collective que les ministres de France, de Grande-Bretagne et de Russie ont, d’ordre de leurs gouvernements, adressée, en date du 8-21 de ce mois, à son prédécesseur, M, Skouloudis, et par laquelle ils déclarent se trouver dans la nécessité d’exiger l’application immédiate des mesures suivantes :

« 1° Démobilisation réelle et totale de l’armée grecque, qui devra être mise, dans le plus bref délai, sur le pied de paix ;

« 2° Remplacement immédiat du ministère actuel par un Cabinet d’affaires, sans nuance politique et offrant toutes les garanties nécessaires pour l’application loyale de la neutralité bienveillante que la Grèce s’est engagée à observer à l’égard des Puissances alliées, ainsi que pour la sincérité d’une nouvelle consultation nationale ;

« 3° Dissolution immédiate de la Chambre des Députés suivie de nouvelles élections, dès l’expiration des délais prévus par la Constitution, et après que la démobilisation générale aura replacé le corps électoral dans des conditions normales ;

« 4° Remplacement, d’accord avec les Puissances, de certains fonctionnaires de la police, dont l’attitude, inspirée par des directions étrangères, a facilité les attentats commis contre de paisibles citoyens, ainsi que les insultes faites aux Légations alliées et à leurs ressortissants.

« M. Zaïmis prend acte de la note précitée et a l’honneur d’informer L.L. Exc. les ministres de France, de Grande-Bretagne et de Russie que le gouvernement royal hellénique, tenant compte de leur déclaration finale, à savoir que « toujours animées envers la Grèce de l’esprit le plus bienveillant et le plus amical, mais décidées en même temps à obtenir sans discussion ni délai l’application des mesures qu’Elles considèrent indispensables, les Puissances garantes ne peuvent que laisser au gouvernement hellénique l’entière responsabilité des événements qui se produiraient, si leurs justes demandes n’étaient pas réalisées, » s’engage à exécuter intégralement les demandes précitées. — Athènes, le 10-23 juin 1916. Signé : ALEXANDRE ZAÏMIS. »

Cette lettre était la consécration de la victoire pacifique des Puissances. Elles avaient vaincu sans coup férir et des compliments chaleureux leur arrivaient de toutes parts. M. Vénizélos écrivait au ministre de France une lettre de gratitude : « Les Puissances, disait-il, nous ont épargné une révolution ; elles ont acquis de nouveaux titres à la reconnaissance du peuple grec. Je sais d’ailleurs quelle part revient à la France et à vous personnellement dans ce succès. »

Il semble cependant que, tout en s’associant aux témoignages de la satisfaction générale, les représentants de l’Entente à Athènes pressentaient déjà que le gouvernement grec ne tiendrait pas ses promesses et qu’il faudrait pour les lui rappeler recourir à des mesures coercitives, à cette démonstration militaire et navale devant laquelle on avait malheureusement reculé. Ils pensaient que le résultat obtenu sur le papier eut été plus éclatant, si leur démarche avait été appuyée par l’apparition de la force considérée par eux comme essentielle pour inspirer aux Grecs une crainte salutaire et une impression durable, ainsi que pour assurer l’exécution de leurs engagements. Ils prévoyaient qu’une vigilance redoublée et un effort continu seraient nécessaires pour suppléer à l’impression de crainte qui n’avait pas été produite.

Néanmoins, au lendemain du succès diplomatique remporté par l’Entente et que rappelle la date du 23 juin, on constatait à Athènes un apaisement général que cherchaient à favoriser les ministres alliés et le cabinet Zaïmis lui-même. Le Roi, semble-t-il, n’y restait pas étranger, espérant sans doute que son gouvernement, en dépit des engagements pris, se déroberait aux exigences de la note collective : « Cet épisode passera, disait-il, comme les précédents et comme bien d’autres d’ici à la fin de la guerre. » D’un autre côté, M. Vénizelos s’était abouché avec M. Zaïmis et ils étaient tombés d’accord pour fixer les élections au 4 septembre. Il demandait aux ministres alliés de ne pas se relâcher dans leur surveillance, mais d’avoir confiance dans M. Zaïmis. Il était d’avis qu’on lui facilitât sa tâche en ne lui rendant pas la vie trop dure. M. Zaïmis s’efforçait lui-même de prouver son bon vouloir. Il pourra dire un peu plus tard aux ministres alliés qu’il a révoqué ou remplacé environ quinze préfets, que ce n’est pas de sa faute si le conseil qu’il a fait donner au chef de l’espionnage allemand, le baron Schenk, de quitter Athènes n’a pas été suivi et si le personnage a fait la sourde oreille. Les gouvernements alliés répondaient à cet effort en accordant à M. Zaïmis certaines satisfactions : les armateurs grecs s’étaient plaints que leurs bateaux étaient retenus un peu partout par les Alliés ; ordre fut envoyé dans tous les ports de les relâcher.

Cet échange de bons procédés ne dissipait pas les défiances des témoins de ce qui venait de se passer. On a vu ce qu’en pensaient les représentants des Alliés résidant à Athènes. Dans une lettre au Ministre de la Marine, l’attaché naval de la Légation de France s’unissait à eux. « Notre succès diplomatique aurait été beaucoup plus complet, s’il avait été appuyé par une exhibition de la force. Si la flotte était à Salamine, l’application du nouveau régime aurait été beaucoup plus franche. Sous une forme extérieure plus correcte, l’organisation ennemie continuera à s’exercer en dessous parce que le pays n’a pas eu le spectacle de la force qui en impose. Il faut s’attendre à des embûches perpétuelles. La facilité avec laquelle le Roi a cédé prouve que nous n’avons pas exigé assez. Dans quelque temps, on sera obligé de demander le contrôle de la police, des douanes et des postes, comme je l’ai toujours dit, ainsi que la suppression de l’état-major. La seule façon d’atténuer cette déception sera de faire, dans quelque temps, une démonstration navale amicale au Pirée et aux ports principaux. Il suffira de choisir un prétexte au cours des élections nouvelles, et ce sera d’ailleurs une façon d’en assurer le succès. Il est absolument nécessaire que la Grèce voie notre puissance. Nous avons voulu éviter une humiliation aux Grecs en leur épargnant cette exhibition : cette idée est contraire à la mentalité grecque. Nos partisans, c’est-à-dire tout le pays, désirent au contraire voir cette force pour se donner à eux-mêmes du cœur au ventre et se vanter de la Puissance sur laquelle ils s’appuient. La venue de notre escadre n’aurait humilié que le Roi, et c’était précisément le but à atteindre pour l’isoler davantage de son peuple, puisqu’il veut 1e pousser dans une voie contraire à nos intérêts.

« Par ailleurs, tout s’est très bien passé. Hier soir, tout le monde était devenu vénizéliste. Les cochers me saluent en criant : « Vive la France ! » et mon cuisinier a été ce matin au marché l’objet de manifestations francophiles. Ainsi toutes les prévisions se sont réalisées, mais ce n’est qu’une première étape et il faudra la recommencer prochainement. »

C’était aussi l’opinion des membres les plus éminents de la diplomatie de l’Entente. De Londres, M. Paul Cambon écrivait : « Le roi Constantin est, à n’en pas douter, notre ennemi. Toute tentative de résistance de sa part doit être le commencement de sa déchéance. » M. Barrère, notre ambassadeur au Quirinal, ne pensait pas autrement. Il s’appuyait sur le langage que lui avait tenu M. Sonnino, président du Conseil italien. « Il ne faut pas se laisser leurrer par des succès diplomatiques et oublier que le véritable danger pour l’Entente en Grèce est le roi Constantin. Il faut, si ses engagements ne sont pas immédiatement exécutés, que la flotte alliée se rende au Phalère et les troupes au Pirée. » Il importait, en effet, de ne pas oublier que le contre-ordre donné à la démonstration navale avait compromis le mouvement, après avoir failli le faire échouer.

Toutefois, répétons-le, l’effet sur le moment était considérable. On croyait entrer dans une phase nouvelle où s’affirmerait de la part du gouvernement grec une neutralité loyale. C’était compter sans la mauvaise foi du roi Constantin et de ses complices, personnages sinistres qu’on voyait depuis trop longtemps associés à lui pour servir les intérêts de l’Allemagne.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documents inédits, provenant de diverses sources. Copyright by Ernest Daudet, 1920.
  2. Voir le livre : Les Intrigues germaniques en Grèce, par Mrs Kennett Brown, traduit de l’anglais, page 57. Paris, Plon-Nourrit et Cie.
  3. Le Versailles d’Athènes, résidence d’été de la cour.