SCÈNES DU DÉSERT.
(Fragmens de l’Alméh, roman inédit.)



III.


UNE LETTRE.


Souvenez-vous de cette journée : la peur vous faisant trouver la terre étroite pour fuir, et vous avez tourné le dos comme vaincus.
Al-Koran, chap. de la Conversion.


Le pauvre missionnaire n’eut pas un moment la pensée de s’aller coucher après le départ du compagnon de sa solitude, il ne songea même pas à reprendre l’occupation méritoire de sa peinture à fresque ; tout-à-fait abattu par la conversation qu’il venait d’avoir, et par les tristes symptômes de guerre et de désastres qui étaient venus l’épouvanter, il demeura dans la position où l’avait laissé l’interprète ; et, posant ses deux coudes sur ses genoux et sa tête dans ses deux mains, il se livra aux plus amères réflexions. Le chagrin de voir en danger le saint établissement qu’il avait si péniblement formé, et les germes de foi qu’il se flattait d’avoir jetés dans les cœurs, était le plus grave de ses soucis, et il cherchait dans son esprit de quel bouclier il pourrait s’armer pour protéger son troupeau naissant. Depuis la mort du P. Félix, il avait dû lutter seul contre les violences, les avanies, les vols à main armée et les trahisons de toutes sortes des Mamelouks, des Fellahs, des Bédouins et des Cophtes ; à force de compositions, de douceur et d’art, il était parvenu à se maintenir à travers les passions opposées des tyrans et des esclaves, des infidèles et des schismatiques, à peu près comme un pilote habile maintient en pleine mer une frêle chaloupe, et, les yeux toujours attachés sur sa boussole, présente tantôt sa voile tout entière, tantôt la moitié, tantôt le bord seulement, aux vents qui viennent l’attaquer ; une autre fois la reploie et se laisse rouler au gré de la vague, puis profite d’un faible vent qui s’élève, pour revenir au point qu’il occupait dans la carte marine ; et un moment après, se voyant emporté par les courans plus loin qu’il ne voulait, vire de bord tout à coup, met à profit le vent contraire, ne le reçoit qu’en partie, et s’armant de l’air contre l’air même, s’avance en louvoyant vers le point qu’il veut conserver, et réussit enfin à garder sa dangereuse position. Mais le pauvre père voyait venir un nuage menaçant et inconnu dont il ne pouvait mesurer ni l’étendue, ni la profondeur ; il se perdait en conjectures pour deviner ce que ce pouvait être, et quelle armée avait pu vaincre Mourâd lui-même, ce redoutable bey qui partageait avec Ibrahim l’empire de l’Égypte ; il ne voyait aucune puissance voisine qui eût pu réussir dans une telle entreprise, rien n’avait fait encore penser que la Porte voulût inquiéter dans son empire la féroce aristocratie des Mamelouks : il ne fallait donc pas attendre moins qu’une de ces grandes invasions par lesquelles, de temps à autre, un peuple se rue sur un peuple, une race écrase une race, efface ses lois religieuses et humaines, réduit son langage au silence pour en faire une science morte, et recouvre la civilisation précédente de tout le poids de la sienne, comme une couche de terre, éboulée tout à coup, laisse à peine quelques arbres et quelques grands édifices montrer leurs cimes et leurs pointes au milieu des aspects nouveaux des campagnes rajeunies.

Lorsqu’il venait à se représenter l’une de ces inondations d’hommes, auxquelles l’Égypte n’était guère moins sujette qu’aux inondations périodiques du Nil, le pauvre moine considérait avec effroi le peu de surface et de résistance qu’offrait sa chétive personne au choc d’un pareil bouleversement. Pourrait-il seulement conserver la liberté de ses pratiques religieuses sous les nouveaux conquérans ? Saurait-il du moins se faire entendre d’eux ? La seule langue européenne qu’il possédât était le français, sa langue naturelle ; et si les Anglais étaient les nouveaux maîtres qu’il devait attendre, son ignorance de leur langage, leur haine pour l’Église de Rome et pour la nation française l’exposerait à de grands dangers. Quelquefois il pensait que le terrible Djezzar, pacha de Saint-Jean-d’Acre, était celui dont la venue était ainsi annoncée, par l’effroi qui le précédait toujours, et lui avait fait donner le surnom de Boucher ; mais avec quelles armées aurait-il passé de la Syrie au Delta, et du Delta au Saïd ? Les Druses et les Turkmans, réunis à toutes les forces des Ottomans du pachalik de Saint-Jean-d’Acre, ne lui auraient pas suffi pour traverser les déserts de Jaffa, et s’emparer du Nil, depuis Alexandrie jusqu’à Thèbes. D’où pouvait donc venir ce nouveau Cambyse, qui faisait déjà fuir devant lui, même les Mamelouks ? Dans la confusion de ses idées, le père ne songea pas une fois qu’il fût possible à ses propres compatriotes de descendre sur la terre d’Égypte : le peu qu’il savait de la révolution française lui avait laissé la douloureuse conviction que sa patrie était en proie aux déchiremens intérieurs d’une guerre civile, et qu’entourée d’ennemis, harassée par ses propres convulsions, l’épuisement la rendait capable tout au plus de conserver ses frontières. Dans son inquiétude, il ne pouvait s’empêcher de songer aux fréquentes prédictions de l’interprète, et à leur prompt accomplissement : loin que sa confiance en lui s’accrût par le succès, il ne pouvait se défendre au contraire de soupçons quelquefois injurieux à son compagnon du désert. Était-ce par des voies naturelles et légitimes que cet homme, qui n’avait aucune relation avec qui que ce fût, avait su et raconté tout ce qui se passait sur le globe entier, et annonçait un événement qui se hâtait de venir vérifier ses paroles ? Quoique touché du mouvement d’épanchement et de sensibilité qui avait provoqué tout à l’heure ses confidences, le père les trouvait obscures, et se sentait troublé d’avance de la situation dans laquelle se jetait volontairement un jeune homme qui l’intéressait vivement, et lui inspirait une compassion que les soupçons ne pouvaient détruire. Il y avait six mois qu’un brick léger et armé en corsaire, sans pavillon qui le distinguât, avait jeté cet inconnu seul à terre à Cosséir ; se trouvant dès son arrivée en relation avec les habitans, dont il parlait la langue comme s’il fût né à la Mekke, il était venu avec une troupe de Bédouins à Médinet-Abou, et s’était emparé de droit d’une des cabanes abandonnées de ce village, avait fait au père Servus Dei une visite de voisinage, et, lui parlant dès l’abord le plus pur français, avait réveillé dans le cœur de ce vieillard ce besoin de confiance et d’épanchement que les Français éprouvent plus que tous les hommes. Mais, lorsque le bon père eut occasion de remarquer que les idiomes étaient comme indifférens à ce jeune homme, et que des gens de plusieurs nations diverses prenaient tout à coup, en l’entendant, le sourire d’intelligence d’un compatriote, il ne put se défendre de ce refroidissement involontaire que l’on éprouverait en découvrant qu’un homme, que l’on a reçu comme son proche parent, s’était présenté sous un nom supposé. Ses dernières confidences montraient une âme susceptible de quelques bons sentimens ; mais s’il semblait s’avouer le compatriote des conquérans futurs, exposé à leur haine, cette délicatesse de ne pas vouloir faire l’aveu entier au père, de peur de le compromettre, était-elle bien sincère ? n’était-ce pas la honte d’un criminel qui se cache et veut se couvrir d’un beau voile ? Ce n’était pourtant qu’à regret que le missionnaire accusait dans son cœur ce mystérieux jeune homme, car il se sentait un grand penchant à l’aimer, quoiqu’il eût trouvé en lui une ironie habituelle de propos qui avait quelque chose de froid, de désespéré et de sinistre, et un goût de sophisme qui faisait de toutes les conversations autant de disputes au fond dequelles son opinion véritable était aussi impénétrable que l’était le lieu de sa naissance.

Le bon vieillard, ne cessant ainsi de balancer dans son esprit ses soupçons et ses penchans, demeura, sur le compte de son compagnon, dans la plus complète incertitude, et elle lui arracha un profond et douloureux soupir. Résolu d’attendre la suite de ses actions pour asseoir un jugement sur lui, ses réflexions devinrent plus mûres encore lorsqu’il songea que cet homme était le seul qui eût avec lui ce rapport d’idées qu’une civilisation égale établit entre nous, et que depuis quarante ans il n’avait trouvé que lui et le révérend père Félix, ce missionnaire qu’il avait perdu, en qui il lui fût permis de répandre les pensées variées et fécondes de l’observation unie à l’instruction. Enfin le résultat des rêveries du bon moine fut celui où bien d’autres hommes sont arrivés comme lui, lorsqu’ils ont voulu porter la sonde dans le cœur de ceux qui les entouraient. Sa conclusion fut qu’il n’avait pas un ami.

Il leva les yeux sur les grands piliers carrés du péristyle, et contempla long-temps les hautes et majestueuses statues, coiffées encore de leurs thiares, qui se tenaient debout adossées à chaque pilier, les bras croisés sur la poitrine, comme un rang de sentinelles silencieuses. La lumière douteuse de la nuit commençait à faire place à celle du jour ; on sentait s’évanouir par degrés la fraîcheur de l’ombre, et une sorte de vapeur étouffante annonçait l’approche du soleil de la zone torride. Une abondante rosée semait sur le sol et sur les pierres noires ou rougeâtres de petites lueurs innombrables qui étincelaient autant que des diamans, et comme en même temps les étoiles s’éteignaient au ciel, on aurait pu croire qu’elles en étaient tombées l’une après l’autre pour s’attacher à la terre. Les masses obliques du palais commençaient à prendre cette teinte dorée qu’elles tiennent du soleil qui les calcine. Le bon père regarda tristement les murs comme des amis dont on va se séparer, car s’il s’était habitué à les considérer jusque-là comme son incontestable propriété, il ne prévoyait que trop que le moment était venu où il lui serait difficile de la conserver paisiblement. Il se leva tristement de son siége en pierre, et faisant lentement le tour des murailles, il s’inclina respectueusement devant chacune des croix-fleuries, des niches de saints creusées dans la pierre et devant des dessins hiéroglyphiques que les solitaires, ses prédécesseurs, et lui-même avaient transformés en images de la sainte Vierge et de saint Marc, fondateur de l’église d’Alexandrie, qui fut envoyé par saint Pierre en Égypte pour l’établir. L’une des plus belles de ces représentations grotesques était autrefois un Osymandias foulant aux pieds deux Éthiopiens ; mais, comme on en avait fait saint Pierre écrasant Eutychès et Nestorius, les fondateurs du schisme qui porte leur nom, ce fut cette peinture qui obtint la plus longue station de notre pieux personnage : arrivé enfin au milieu du mur du midi sur lequel il avait cloué une simple et grande croix de bois, il se prosterna le front contre terre, et demeura profondément absorbé dans l’extase d’une prière sincère et fervente.

Ce fut dans cette attitude que le trouva son compagnon. Ce jeune homme entra lentement dans l’enceinte découverte du temple, et appuyant sa tête contre le genou de l’une des cariatides, il attendit les bras croisés, que le père eût achevé sa prière. Le jour naissant éclairait la physionomie noble et expressive ainsi que le bizarre costume de l’interprète, ses yeux creux et ardens étaient pleins d’une pensée inquiète ; il était blond, et son teint hâlé, comme celui des hommes de mer, semblait fait pour être plus blanc, à en juger par la couleur plus claire de ses mains et de son cou à demi découvert. Son vêtement de drap bleu, le couvrant jusqu’au genou et serré d’une ceinture de cuir, était d’une forme très-ample, et l’on n’aurait pu dire si c’était la blouse d’un marin de l’Europe ou la robe d’un Arabe ; mais ce qui décidait la question en faveur de l’Europe, c’était un chapeau rond vernis et luisant, de longs cheveux qui tombaient sur ses épaules formant une grosse queue que nouait un ruban noir ; on pouvait juger que ses cheveux avaient été poudrés, à la légère teinte blanchâtre qui n’avait pu totalement s’effacer. Il n’avait d’arme apparente qu’une sorte de coutelas recourbé, qui était un très-grand poignard ou un très-petit sabre, et pendait à une chaîne de cuivre. L’ensemble de sa personne avait à la fois quelque chose d’Européen et d’Asiatique qui donnait une juste idée de la double nature d’un interprète, et ne pouvait étonner dans le voisinage du port de Cosseir, où tous les Grecs, les Juifs et même les Arabes qui ont quelques rapports avec les consuls ou les commerçans européens s’empressent de mettre le chapeau rond, tirant vanité de leurs relations avec les peuples civilisés.

Il regarda quelque temps le père sans que sa figure exprimât autre chose qu’une observation attentive pour laquelle il semblait que tout son être eût été créé ; ses yeux fixes ne perdirent pas de vue la physionomie du moine absorbé dans sa prière, comme s’il eût voulu deviner si elle était sincère. Il ne parut pas que ce spectacle lui donnât le moindre désir de s’agenouiller devant la croix, ni qu’une seule pensée religieuse résultât de sa méditation et de ses remarques ; au contraire, un sourire un peu caustique erra un moment sur le coin de ses lèvres qui reprirent, tout à coup leur expression sérieuse. Il tira de sa gaîne le poignard recourbé qu’il portait, et comme par désœuvrement, se mit à achever sur les murs les deux dernières lettres d’une inscription qu’il y avait sans doute gravée lui-même précédemment.

— Je fais aussi mes hiéroglyphes, dit-il au père lorsqu’il se releva. Popule mi, quid feci tibi ?

Et il continua en silence, sans ajouter aucune réflexion à la lecture de cette épigraphe, ne paraissant occupé que de la difficulté de tracer le point d’interrogation sur une pierre aussi dure. Le missionnaire ne voulant plus revenir sur la conversation précédente, et n’ayant l’air d’attacher aucun sens à ces mots latins, affecta d’être exclusivement occupé du mariage qui allait se célébrer dans la matinée, soutenant ainsi avec son compagnon cette petite ruse de conversation à laquelle leur fausse position vis-à-vis l’un de l’autre les avait habitués.

— Vous ne connaissez pas encore tous mes néophytes, Yousouf, dit le père ; je ne vous ai pas nommé encore le neveu du cheik Yaqoub, qui est pourtant un de ceux qui me donnent le plus d’espérance : il s’appelle Richesses-deDieu.

— Richesses-de-Dieu ! dit l’interprète avec la plus grande surprise ; mais, en vérité, mon père, vous avez des noms d’une complication prodigieuse dans votre mission.

— N’importe, n’importe, mon ami, dit le bon homme avec un léger mouvement d’impatience. La coutume des Arabes est qu’aucun enfant ne porte le nom de son père, et la nôtre est de leur en donner au baptême qui leur rappellent notre sainte religion ; ce jeune homme, par exemple, se nomme Souleyman, mais je voudrais donner à ses frères l’habitude de l’appeler d’un nom plus chrétien.

Là-dessus le père se mit à raconter comment un jour que le jeune Arabe était malade, il lui avait jeté de l’eau sur la tête, et, par une innocente et pieuse supercherie, avait prononcé tout bas les paroles du baptême sur sa tête, le faisant ainsi chrétien malgré lui-même. L’interprète fit bien encore quelques observations malignes sur ce qu’il nommait escamoter une âme, et représenta au père qu’il ne pouvait regarder comme chrétien cet homme en qui la foi n’était pas alors bien vive ; mais le père Servus Dei cita, comme un exemple et une grande autorité, le trait du R. père Brévedent, qui, pendant son séjour à Sennâr, en Éthiopie, fut appelé près d’une jeune Mahométane comme médecin, et la voyant à l’extrémité, la baptisa, sous prétexte de lui faire boire une potion salutaire, et lui donna ainsi l’éternité, n’ayant pu lui conserver la vie. Ensuite il fit à l’interprète le portrait moral de son prétendu néophyte.

— C’est, dit-il, le plus brave et le plus entreprenant des Bédouins Ababdéhs ; dans leur tribu, ces pauvres fanatiques admirent tant le feu surnaturel qui anime les actions hardies, qu’ils disent que deux anges lui ont ouvert la poitrine, comme jadis à leur prophète, et ont rempli son corps et son sang des rayons du soleil[1]. Il est certain que ce jeune fou a bien mérité d’avoir pour femme (et Dieu veuille que ce soit la seule !) cette petite fille arabe, car on m’a raconté de lui des traits d’amour qui surpassent ce que l’on doit à une créature ; et même c’est là, soit dit entre nous, ce que je n’ai pu lui faire comprendre encore. On dit qu’une fois, au milieu du désert, l’eau vint à se tarir dans les outres que portaient les chameaux ; Souleyman disparut de toute la vitesse de son cheval, et bientôt il revint lentement, nu-pieds, marchant sur le sable qui le brûlait, mais il tenait dans ses mains, pour Zahra, une jatte de lait, contre laquelle il avait changé tout ce qu’il possédait au monde. Un matin, un léopard vint à passer près d’elle ; Zahra l’avait admiré : il partit seul, il le poursuivit pendant sept jours dans le désert, loin des puits et du Nil, se nourrissant de la gomme qui découle des palmiers ; son cheval y périt, mais lui, il revint tout sanglant rapporter la peau tachetée que Zahra avait trouvée belle. On dirait que tant de passion épouvante la jeune fille elle-même, et je crois bien qu’une sombre jalousie est cachée dans cette flamme, comme un charbon noir au fond d’une fournaise. J’ai remarqué qu’elle n’osait témoigner un désir, ni montrer une crainte devant cet ardent jeune homme, et qu’elle n’osait presque pas parler devant lui, victime de sa passion, esclave de son esclave.

Le bon père ajouta encore quelque chose des projets qu’il avait d’adoucir les mœurs de ces jeunes gens, lorsqu’une fois il les tiendrait sous la loi de l’Évangile ; mais voyant encore sur le visage de l’interprète le même rire qu’il y avait tant de fois remarqué avec chagrin, et qui semblait ne se manifester jamais que lorsqu’on formait un projet quelconque, il se rappela tout à coup les craintes qu’il venait d’oublier un moment, et poussant un profond soupir, il s’écria :

— Je ne sais vraiment pourquoi la Providence nous a réunis, et pourquoi je me suis involontairement attaché à vous, car jamais deux hommes n’eurent moins de rapports que nous deux !

L’interprète, aussi calme après cette exclamation qu’avant, se contenta de tirer de sa poche une petite lunette marine, et en dirigea le point de vue hors du palais, vers le nord du désert, comme pour voir si celui qu’il attendait ne venait pas. Son vieux compagnon tourna involontairement la tête de ce côté, et plongea ses regards dans la plaine, sous le portique pesant du pylône, à demi enfoui dans le sable et les décombres.

— J’aperçois quelque chose de blanc, entouré d’hommes, qui marche vers nous, dit le missionnaire ; qu’est-ce que cela peut être ? dites-le moi, mon ami.

L’interprète ôta un moment sa lunette de ses yeux, en essuya le verre, et la posa de nouveau sous ses sourcils froncés.

— C’est un éléphant blanc, dit-il ; il porte un homme, et un enfant le conduit monté sur sa tête ; ce n’est encore sans doute que l’envoyé indien. Je croirais volontiers que nous avons un peu de temps devant nous.

— Autant que mes faibles yeux me le permettent, reprit le vieillard en élevant sa main ridée au-dessus de ses sourcils blanchis, je vois une file d’hommes et d’animaux.

— C’est la tribu des Abadéhs qui se retire, marche vers le Nil, dit Yousouf le drogman, ou Joseph l’interprète.

En effet, des yeux plus jeunes que ceux du missionnaire eussent pu, sans la lunette de son compagnon, distinguer à peu de distance la nombreuse tribu qui sortait lentement du bois d’acacias, derrière lequel elle avait campé cette nuit. Quelques cavaliers, drapés de manteaux blancs, armés d’une lance démesurée, s’élançaient en avant, et revenaient en tournant vers la lente file de bagages qui s’avançait d’un pas plus prudent. On pouvait distinguer des chameaux portant entre leurs deux bosses, comme dans une selle formée à cet usage, des femmes voilées et des enfans nus ; des dromadaires, plus légers, chargés des tentes, des sacs de blé, de dattes, de café, et des outres pleines de l’eau du Nil, si précieuse au désert. On voyait parfois une jeune fille marcher légèrement auprès de ces animaux, portant un enfant sur sa tête, comme un vase de lait, avec une grâce toute particulière à son pays ; une autre passait sans aucun vêtement, mais tenant avec soin sur son visage le masque de toile bleue, parce que la pudeur d’une fille arabe est surtout de cacher ses traits qui, seuls, dit-elle, la distinguent des autres femmes. Quelques vieillards à barbe blanche suivaient sur de beaux chevaux, et laissaient pendre jusque sur le sable les longues pipes qu’ils fumaient en avançant ; des troupeaux de chèvres noires, et quelques moutons à longue laine, marchaient après eux ; et la nombreuse tribu, disparaissant et se montrant tour à tour dans les inégalités de ce terrain sablonneux, décrivit un grand cercle, et s’arrêta sur les bords du fleuve, dont le crépuscule commençait à découvrir les larges contours.

— Ces gens-là sentent l’approche de la tempête comme les oiseaux de mer, dit l’interprète en les lorgnant toujours ; ils vont mettre le fleuve entre eux et lui.

— Qui, lui ? dit le missionnaire impatient, qui oublia sa résolution de ne plus questionner. En effet, il eût aussi bien fait de se taire, car l’interprète ne donna plus signe de vie, et demeura aussi immobile que les cariatides du temple, lorgnant toujours, jusqu’à ce que le cheik et les principaux de la tribu, conduisant l’Indien, fussent arrivés à vingt pas du pylône et des péristyles du palais ruiné. Là, toute cette troupe bigarée et singulière s’arrêta tout à coup, et comme voulant s’en retourner, fit tout-à-coup volte face : — Venez, dit l’interprète au père, venez voir un indien adorer le soleil ; je suis bien trompé si cet homme n’est pas un brahme. Venez, je vous expliquerai sa prière. — Ils se hâtèrent d’aller au-devant de leurs nouveaux hôtes, et virent qu’en effet les Orientaux semblaient tous attendre la naissance du soleil, qui, en ce moment même, se montra dans toute sa gloire au-dessus de la chaîne arabique, comme un énorme flambeau derrière un tombeau de granit bleu, et jeta sur le firmament, azuré jusque-là, des flammes qui le rendirent pareil à une fournaise ardente. L’astre immense et sans aurore but et dessécha tout à coup la rosée de la terre, qui, en un instant, devint brûlante sous les pieds, et renvoya au ciel ses dévorantes chaleurs. Le Nil, comme si l’on eût arraché son voile, fût éclairé dans tout son cours, et parut comme endormi au milieu d’une forêt d’obélisque, de statues tronquées, de pylônes debout encore, de portiques renversés, de môles carrés et inébranlables, de pilastres isolés, de chapiteaux sans base, de soffites sans portes et de murs penchés, dont les pointes, les têtes, les angles, les cylindres et les masses, brillèrent subitement de mille nuances rougeâtres, grises, bleues, roses, noires ou dorées. À ce spectacle, le brahme fit un geste aux douze serviteurs indous qui l’accompagnaient, et ils se prosternèrent la face contre terre ; lui se tenant debout devant eux, la face tournée vers l’orient, s’éleva sur la pointe des pieds en étendant les bras, et le creux des mains tournées vers le ciel, il prononça cette prière :

— Ô soleil ! œil du monde ! Dieu de la lumière, des planètes et de la vie ! venez, le dieu Vichnou emprunte de vous son éclat ; vous êtes pur et vous purifiez.

Et, prenant des mains d’un des sudras une petite soucoupe d’or, il versa en libation de l’eau, des fleurs rouges et de la poudre de sandal.

L’Européen, comme impatienté de ces cérémonies, s’avança d’un air de mauvaise humeur vers l’Indien, au moment où il finissait sa libation, et le frappa sur l’épaule : le brahme se retourna en rougissant subitement, et comme s’il eût su parfaitement qu’il devait lui obéir, le suivit vers le temple de Medinet-Abou, avec une docilité qui rendit le père Servus Dei totalement stupéfait. L’Indou, suivi de ses sudras et de la famille arabe, marchait à pied près de l’Européen, comme un écolier auprès de son maître qui lui fait répéter sa leçon. L’interprète paraissait même réprimander ce nouveau-venu, qui, parvenu à la grande enceinte ruinée que nous connaissons, tira de sa poche un porte-feuille de satin blanc, qui en renfermait un autre de moindre taille ; dans le second était un troisième porte-feuille parfumé.

— Il n’en finira pas, dit l’interprète en français au missionnaire. Enfin, on vit sortir d’un quatrième sachet une petite lettre sur papier jaune, barbouillé d’une écriture tortueuse et confuse.

— C’est lui ! c’est bien lui ! cria l’interprète en souriant d’un côté de la bouche seulement ; tenez, père, voilà l’homme : lisez, si vous pouvez.

— Je ne sais pas bien, mon ami, si ma vue a baissé ou si j’ai oublié le français, mais cette écriture ne ressemble à aucune de celles que j’ai vues dans ma vie. C’est une suite d’et cœtera tortillés comme des serpens entassés dans un bocal.

— C’est tout simplement la main d’un homme d’action que l’écriture ennuie et qui se dépêche ; mais lisez :

— Le missionnaire lut :

« À sa Présence[2] Tippoo-Saeb, sultan de Mysore. — Liberté-égalité. »

— Liberté ! égalité ! quels sont ces mots-là ?

— Ce sont des mots, répondit l’interprète laconique ; allez toujours.

— Le père continua en épelant, hésitant mille fois, et secouru comme un enfant à l’école :

» Je suis sur les bords de la mer Rouge avec une armée innombrable et invincible, remplie du désir de vous délivrer du joug de fer de l’Angleterre. Envoyez à Suez un homme avec lequel je puisse conférer.

» Bonaparte. »

— Le charlatan ! continua l’interprète, il n’a que trente mille deux cents hommes ; mais n’importe : probablement il s’en servira bien.

— Bonaparte ! je ne connais pas ce nom ; mon ami, est-ce un Italien ? d’où vient-il ? est-ce un Espagnol ? c’est un nom méridional.

— Oui, oui, papa, dit l’interprète, en lui frappant sur l’épaule, et lui parlant du ton que l’on prend avec un vieillard qui radote, et auquel on accorde tout ce qu’il dit. Oui, oui, vous avez raison. Ne vous en inquiétez pas trop, vous saurez tout cela bientôt. Il s’agit à présent de savoir ce qui se passe dans le Vostanieh[3], et d’envoyer un Ababdeh à la découverte.

Il répéta cette demande en arabe au cheik Yâqoub, qui se contenta de deux gestes pour réponse, ôtant lentement sa pipe de sa bouche, il montra sa tribu en sûreté sur la rive droite du Nil, et jetant les yeux vers le nord, il indiqua un point blanc qui s’agitait dans la plaine comme les ailes d’un papillon ; ce point grossit rapidement et devint le manteau flottant d’un Arabe, enfin un Bédouin à cheval, puis Souleyman, fils du cheik, en aussi peu de temps qu’il en faut pour lire le récit de son approche.

Le voir, c’était déjà l’avoir près de soi ; aussi prompt que le vent enflammé de son pays, il arriva sur ceux qui l’attendaient, comme s’il eût été emporté par le galop effréné de son cheval, et l’arrêtant tout à coup à la manière des Arabes par la subite secousse d’un mors déchirant, on vit cet animal superbe, raidissant ses jarrets vigoureux avec un effort pénible à voir, glisser dans un long espace jusqu’aux pieds d’Yâqoub, qu’il couvrit d’un nuage de poussière.

L’aspect du jeune Bédouin était étrange et sauvage : debout sur ses larges étriers, et assis sur le rempart élevé de sa selle orientale, tenant à peine l’extrémité de ses longues rênes séparées, il jetait autour de lui des regards farouches ; ses cheveux noirs à demi crépus formaient trois larges touffes sur sa tête, entourée d’un petit turban tissu de poils de chameau ; son teint presque noir, son nez aquilin, ses lèvres épaisses, évasées et faisant la moue : tous ses traits annonçaient l’homme du désert, un vrai fils de la race nomade. Un manteau large et blanc l’enveloppait tout entier, et ses deux extrémités flottantes derrière lui pendant sa course semblaient être deux larges ailes ; il portait à l’arçon de sa selle une sorte de sac, d’où tombaient sur le sable des taches rouges et larges.

— Que m’apportes-tu, Souleyman ? dit le cheik.

Celui-ci, sans répondre, saisit son offrande par cette longue touffe de cheveux que tout Musulman laisse croître sur sa tête, afin que l’ange Azraël l’emporte après sa mort chez les houris ; il la secoua en l’air avec mépris, et la jeta sur le sable, où elle entra en roulant. L’Européen détourna la vue un moment ; ensuite il se fit effort, et reporta les yeux sur ce jeune homme, dont la main était rouge comme celle d’un boucher. Il ne put s’empêcher de sourire ironiquement en regardant le missionnaire, qui se hâta de dire :

— Ne soyez pas étonné de cela ; malheureusement ce sont là les mœurs du pays, et d’ailleurs, je crois que Richesses-de-Dieu n’a tué qu’un Mamelouk, mais je vous jure que ce jeune homme est d’un naturel très-bon.

— Il n’a pas eu grand’peine à venir à bout de son ennemi, reprit l’interprète, faisant rouler cette tête avec le pied, car c’est ce pauvre diable auquel nous avons donné à boire. Mais ils ont leur honneur qui ne ressemble pas au nôtre.

Cependant l’assertion du père ne paraissait pas dénuée de vraisemblance, car le jeune Arabe descendit lestement de cheval, dit quelques mots à son père d’une voix très-douce, et s’en alla tranquillement attacher son cheval et puiser de l’eau dans le grand fleuve, avec la simplicité et la docilité d’une jeune fille.

La nouvelle qu’il donnait si paisiblement et qui était reçue de même par la famille, agita beaucoup plus les deux Européens.

— Avez-vous entendu ? dit le missionnaire inquiet.

— J’ai entendu très-clairement, répondit son compagnon, que l’on a jeté de la poussière des minarets, mais je ne comprends pas très-bien ce que cela veut dire.

— Qu’il y a un grand danger pour tout le pays ; les Égyptiens s’avertissent ainsi de village en village depuis des siècles,

— Allons ! Je ne l’attendais pas sitôt ! Je vais continuer mon rôle ; mais il sort un peu de la comédie pour tourner à la tragédie, mon père.

En disant cela, il s’éloigna seul et se mit à marcher à grands pas dans le sable, avec la détermination d’un homme qui sait bien où il va.

IV.
LES NÉOPHYTES.
Les uns s’en moquèrent ; les autres dirent : Nous vous entendrons une autre fois sur ce point.
Actes des Apôtres.


Le père Servus Dei se sentit plus à l’aise dès que son compagnon l’eut quitté. Il respirait toujours plus librement en son absence. N’ayant plus à rougir devant un Européen (témoin trop éclairé) des petites concessions qu’il faisait à l’Orient et à ses usages, il s’accroupit, les jambes croisées devant ses hôtes Bédouins et devant l’Indou. La famille entière du cheik Yâqoub forma un cercle autour de lui, à l’ombre des murailles immenses du grand temple, que le père nommait son église. Il s’était tellement fait aux coutumes du pays, que sa physionomie avait pris l’expression, et son corps les attitudes d’un Arabe du désert. Chacun des Bédouins roulait dans ses doigts, en parlant, les grains d’un chapelet ; le missionnaire roulait aussi le sien qui n’avait d’autre distinction qu’une petite croix de cuivre suspendue au milieu. Espérant toujours les amener par degrés à sa fervente croyance, il faisait ainsi de continuelles avances et ne doutait pas de ses progrès dans leur âme, comme nous l’avons déjà vu. En ce moment, il avait quelque inquiétude, et tournait souvent la tête du côté du pylône, à travers lequel on voyait, comme dans un cadre rouge, Thèbes entière, et le cours du Nil, jusqu’à l’horizon du nord. Cependant cette préoccupation cessa dès qu’on se fut mis à boire le café, servi par les femmes à demi nues et à demi voilées, et s’effaça presque totalement dès qu’il eut commencé à parler à ses néophytes ; la présence d’un Indien l’anima même au point, qu’il s’imagina pouvoir le convertir, et se prépara à redoubler d’éloquence. Il parla pendant deux heures consécutives sur le sacrement du mariage, avec une conviction profonde. Il divisa son sermon en quatre points contre l’usage, afin de pouvoir suivre son système de politesse envers Mahomet. En conséquence il prit pour texte du premier point, le paragraphe de l’épître de saint Paul, aux Éphésiens : L’homme abandonnera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme; pour texte du second point, le verset du Koran, tiré du chapitre des Femmes, écrit à Médine : Ô peuple ! craignez votre Seigneur, qui a créé l’épouse de l’homme de sa côte. Épousez celle qui vous agréera. Le bon père jésuite eut soin de supprimer la suite qui porte : Ou bien les esclaves que vous aurez achetées. Le troisième point eut pour texte ces paroles de la Genèse : Or Jacob ôta la pierre du puits, fit boire le troupeau de Rachel et l’embrassa en pleurant ; et le quatrième point, ces mots du Koran, au chapitre de la Table : Jésus, fils de Marie, je t’ai fortifié par le Saint-Esprit. D’après ces bases, on peut se figurer ce que fut son sermon, dans lequel il s’attacha à démontrer à ses graves et patiens néophytes, 1o qu’ils étaient chrétiens, et même l’avaient toujours été de père en fils, depuis le commencement du monde, puisque la Bible renfermait l’histoire de leurs pères ; 2o il leur démontrait non moins clairement que Mahomet avait toujours été bon chrétien, comme le témoignaient les nombreux passages du livre qu’il cita en abondance, et dans lesquels Mahomet raconte même plusieurs miracles de Jésus, négligés par les évangélistes, comme par exemple d’avoir formé un petit oiseau avec de la boue et l’avoir animé ensuite, avoir fait descendre du ciel une table chargée de mets, etc.

Le bon père fut assez satisfait de l’effet de son discours ; ses néophytes ne cessèrent de l’écouter avec attention, les uns fumant avec gravité, les autres mâchant de l’opium ou de la gomme, et tournant leur chapelet. À chaque interruption du prédicateur, le cheik criait Allah ! en levant au ciel ses grands yeux, et ses enfans répétaient Allah ! les uns après les autres. Souleyman surtout, assis sur ses talons, les genoux réunis, et se tenant ainsi en équilibre sur la pointe des pieds, à la manière du pays, avait croisé ses mains sur sa poitrine, et ne cessait de soupirer avec une ferveur qui avait quelque chose de farouche. Lorsque le discours fut fini, il étendit les bras et cria en se levant : Allah ! el Allah ! Mahomet e rasoul Allah! « Dieu est Dieu ! et Mahomet est son prophète. » Conclusion du sermon à laquelle le père ne parut pas s’attendre. Il arriva aussi que le plus petit des enfans, Ababdeh Taleb, se glissa nu et roulant dans la poussière comme un petit serpent, et feignant de jouer au soleil avec des cailloux ; mais il parvint à voler un petit reliquaire dans la poche du père Servus Dei, sans que personne s’en aperçût. Le missionnaire ne le sut qu’en cherchant sa relique pour la montrer en témoignage à la fin du dernier point, et sentit un léger mouvement d’humeur en se voyant ainsi privé d’un de ses moyens de conviction les plus efficaces. À cela près, tout se passa dans l’ordre ; mais le bonhomme sentait quelque inquiétude en voyant arriver successivement plusieurs des cheiks Ababdeh, qui, tant que dura son discours, entrèrent et s’assirent silencieusement, formant de nouveaux cercles en dehors de son cercle, et ne donnant du reste aucun témoignage d’impatience ou d’ennui. Était-ce pour écouter le prêtre chrétien ? il ne pouvait guère se flatter de ce succès imprévu. Était-ce pour la cérémonie nuptiale chrétienne ? l’épouse ne paraissait pas, on avait même renvoyé par un geste toutes les femmes, filles et esclaves que l’on apercevait à l’ombre d’un petit bois d’acacias épineux, occupées à traire deux chamelles. Le père, voyant le nombre des cheiks et de leurs fils accru peu à peu jusqu’à près de soixante, commença à se trouver un peu interdit, et vit sans déplaisir, pour la première fois, que l’interprète était revenu se placer derrière lui debout, et sans parler.

Le sermon était fini ; on se taisait. Il prit son parti, et dit au cheik Yâqoub : « Salam alicum[4]. Allons-nous commencer ? »

Le cheik ôta sa pipe et dit : « Nous allons commencer. » Alors il déroula un petit rouleau d’écorce de palmier préparée pour écrire, il prit aussi une sorte de pinceau noir, traça, au bas, un petit barbouillage carré de droite à gauche, avec des points au milieu. Il passa le rouleau et le pinceau à tous les cheiks qui signèrent successivement.

« Je ne croyais pas que les Arabes eussent leurs contrats de mariage, dit l’interprète dans ses dents. »

Le père Servus n’osait pas répondre, et regardait.

Le cheik fit signe à deux jeunes enfans noirs et nus, dont la tête était couverte de calotes rouges, et ils coururent hors du péristyle du temple. Un instant après, ils revinrent, conduisant une petite jument naissante, toute faible et gracieuse, qui pouvait à peine se porter sur ses jambes grêles et trop longues ; une belle cavale libre et sans frein la suivait d’un air inquiet, la léchant ou la mordant doucement sur la crinière, comme pour la soutenir. On la plaça au milieu des Bédouins, et le cheik lut à haute voix :

« Je jure par l’Aurore, par la dixième nuit du mois djemady-el-Aouel, par le pair et l’impair et par l’arrivée de la nuit, que la belle Tarriba est fille de la rapide jument Sobba, qui couvre la terre de sa queue, issue de Lazaz, qui dépassait le Semoun ; de Mortagjez, plus vive que le tonnerre, issue elle-même d’Aldoldol, fille unique d’Al-Borack, la divine, jument du Prophète. Alla Kerim[5]. »

La tribu répéta Alla Kerim ; et la belle cavale grise, comme si elle eût attendu la fin de la cérémonie, saisit dans ses dents la crinière naissante de sa fille : on lui permit de la soulever et de l’emmener sur la fine poussière du Désert, comme pour lui apprendre à la fouler aussi légèrement qu’elle.

Le pauvre père n’eut pas de peine à reconnaître là une de ces insolences perfides, si communes aux Arabes dans leurs relations avec les chiens de chrétiens, et n’étant pas le plus fort, il n’osa rien dire. Mais son amour-propre et sa bonne foi furent si cruellement blessés de cette avanie qui lui était faite en présence de l’interprète, qu’il baissa sur sa poitrine sa vieille tête tremblante et sa barbe grise ; son front chauve, ridé, et habituellement pâle et jaune, était devenu d’une excessive rougeur, qui se faisait remarquer jusque sur la peau luisante de son crâne : il se retourna et s’approcha de la muraille comme un enfant honteux, et enfin il pleura.

L’interprète s’avança vers lui, et remarquant les grosses larmes qui roulaient sur la barbe du vieillard, lui serra la main avec force.

« Venez, venez, lui dit-il brusquement, ces gens-là ne valent pas la peine que vous vous donnez. Cela fait mal de voir pleurer un brave homme comme vous. »

Le bonhomme, tout-à-fait abattu, se laissa emmener sans résistance, et marchant à demi courbé, s’appuya sur le bras de l’interprète, comme il aurait pu faire sur celui de son fils. Il était tout pensif et ne disait rien, il ne voyait même pas trop le chemin qu’on lui faisait prendre ; et son guide, le soignant avec une attention toute filiale, fut obligé plusieurs fois de recouvrir la tête du père avec son capuchon, et n’oublia jamais de le conduire à l’ombre ou d’un petit bois d’acacias, ou des pans de murailles, ou des murs de temple, ou des colosses tombés ; il regardait avec un intérêt triste ce pauvre vieillard infirme, jeté tout seul dans un désert, au milieu des Barbares, sans autre appui que sa foi, et voué à une seule idée dans laquelle il était trompé, celle de son prosélytisme.

Tous deux marchaient silencieusement dans ces grandes solitudes, et s’arrêtèrent au pied des rochers calcaires qui ferment la vallée des tombeaux. Ce ne fut qu’en cet endroit que le missionnaire s’aperçut qu’il avait marché : il s’arrêta, et essuya la sueur de son front.

« Mais où allons-nous, mon ami, dit-il ? Je ne suis jamais venu ici depuis quarante ans que j’habite ce pays. Arrêtons-nous un peu, j’avoue que je suis fatigué. » Il s’appuya en même temps contre un rocher. — « J’avoue aussi que la légèreté de mes néophytes m’a un peu ému ; et Richesses-de-Dieu lui-même qui avait tant de zèle ! Mais je sais d’où cela vient ; ils auront vu le santon.

— » Il y a donc un santon près d’ici ?

— » Hélas ! oui. Un Beelzébuth, qui les fait retomber dans le péché tous les jours, et détruit mon œuvre évangélique… »

Comme il parlait, on entendit un bruit sourd et lointain, comme un coup de tonnerre, qui fut répété cent fois dans les souterrains de la chaîne libyque. L’interprète regarda son vieux compagnon d’un œil ferme et animé.

« Que pensez-vous de cela ? dit-il ; connaissez-vous ce bruit-là ?

— » Mais serait-ce… dit le père en balbutiant.

— » Le canon, dit l’interprète. Montez, montez vite, et vous verrez ce que ma lunette m’a fait apercevoir il y a une demi-heure. »

Le vieillard était trop troublé pour répondre, et ils suivirent un de ces larges sentiers à pente insensible, ouverts dans le roc par les mains gigantesques des Égyptiens, pour faire glisser, jusque dans la plaine, les colosses qu’ils taillaient dans le cœur même de la montagne.


Alfred de Vigny


  1. Al-Monteki Gjannabi dit que deux anges vinrent trouver Mahomet, âgé de trois ans ; ils portaient un bassin d’or plein de neige. Ils tirèrent Mahomet à part, l’emmenèrent sur une colline voisine, le couchèrent par terre, lui fendirent le ventre et lui ouvrirent ensuite la poitrine. Ils en tirèrent une certaine tache noire ; ils lui lavèrent après cela le corps avec cette eau de neige ; ils lui remplirent le ventre de lumière, et l’ayant refermé, le laissèrent dans le même état qu’avant. C’est à ce trait sans doute que le missionnaire fait allusion.
  2. Sa Présence. Ce titre équivalait dans les Indes au titre de Majesté en Europe.
  3. Moyenne-Egypte.
  4. La paix soit avec toi.
  5. Al-Coran. Chap. de l’Aurore.