Scènes de la vie orientale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 404-435).
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LES


FEMMES DU CAIRE


SCENES DE LA VIE EGYPTIENNE.




I – LES FEMMES VOILEES

Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement voilées. A Constantinople, à Smyrne, une gaze blanche ou noire laisse quelquefois deviner les traits des belles musulmanes, et les édits les plus rigoureux parviennent rarement à leur faire épaissir ce frêle tissu. Ce sont des nonnes gracieuses et coquettes, qui, se consacrant à un seul époux, ne sont pas fâchées toutefois de donner des regrets au monde. Mais l’Égypte, grave et pieuse, est toujours le pays des énigmes et des mystères ; la beauté s’y entoure comme autrefois de voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage aisément l’Européen frivole. Il abandonne le Caire après huit jours, et se hâte d’aller vers les cataractes du Nil chercher d’autres déceptions que lui réserve la science, et dont il ne conviendra jamais.

La patience était la plus grande vertu des initiés antiques. Pourquoi passer si vite ? Arrêtons-nous, et cherchons à soulever un coin du voile austère de la déesse de Saïs. D’ailleurs, n’est-il pas encourageant de voir qu’en des pays où les femmes passent pour être prisonnières, les bazars, les rues et les jardins nous les présentent par milliers, marchant seules à l’aventure, ou deux ensemble, ou accompagnées d’un enfant ? Réellement, les Européennes n’ont pas autant de liberté : les femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et dans une position inaccessible ; mais, chez nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu’en voiture. Reste le voile, — qui peut-être n’établit pas une barrière aussi farouche que l’on croit.

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne, l’habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l’aspect joyeux d’un bal masqué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme des statues antiques. L’imagination trouve son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s’étend pas à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et de bracelets d’argent, quelquefois des bras de marbre pâle s’échappant tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l’épaule, des pieds nus chargés d’anneaux que la babouche abandonne à chaque pas et dont les chevilles résonnent d’un bruit argentin, voilà ce qu’il est permis d’admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule s’en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottans du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l’éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu’on appelle borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant sur le cou et la joue des grappes de sequins d’or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d’argent. Alors on sent le besoin d’interroger les yeux de l’Égyptienne voilée, et c’est là le plus dangereux. Le masque est composé d’une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et percée de deux trous comme la cagoule d’un pénitent ; quelques annelets brillans sont enfilés dans l’intervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c’est derrière ce rempart que des yeux ardens vous attendent, armés de toutes les séductions qu’ils peuvent emprunter à l’art. Le sourcil, l’orbite de l’œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu’une femme a le droit de faire voir ici.

Je n’avais pas compris tout d’abord ce qu’a d’attrayant ce mystère dont s’enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d’Orient, mais quelques jours ont suffi pour m’apprendre qu’une femme qui se sent remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l’on ne peut leur en vouloir. C’est bien là le pays des rêves et de l’illusion ! La laideur est cachée comme un crime, et l’on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grace, jeunesse et beauté.

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les plus charmans. Le soir de mon arrivée au Caire, j’étais mortellement triste et découragé. En quelques heures de promenade sur un âne et avec la compagnie d’un drogman, j’étais parvenu à me démontrer que j’allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé d’avance pour que je n’y pusse rester un jour de moins. Quoi ! c’est là, me disais-je, la ville des Mille et une Nuits, la capitale des califes fatimites et des soudans ?… Et je me plongeais dans l’inextricable réseau des rues étroites et poudreuses, à travers la foule en haillons, l’encombrement des chiens, des chameaux et des ânes, — aux approches du soir dont l’ombre descend vite, grace à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des maisons.

Qu’espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l’on compte par milliers ? Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente générations y ont passé ; partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble qu’on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée par des fantômes qui la peuplent sans l’animer. Chaque quartier entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au moyen-âge, conserve encore la physionomie qu’il avait sans doute à l’époque de Saladin ; de longs passages voûtés conduisent çà et là d’une rue à l’autre, plus souvent on s’engage dans une voie sans issue ; il faut revenir. Peu à peu tout se ferme, les cafés seuls sont éclairés encore, et les fumeurs assis sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses nageant dans l’huile, écoutent quelque longue histoire débitée d’un ton nasillard. Cependant les moucharabys s’éclairent : ce sont des grilles de bois, curieusement travaillées et découpées, qui s’avancent sur la rue et font office de fenêtres ; la lumière qui les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant, d’autant plus que bientôt arrive l’heure du couvre-feu ; chacun se munit d’une lanterne, et l’on ne rencontre guère dehors que des Européens ou des soldats faisant la ronde.

Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j’aurais fait dans les rues passé cette heure, c’est-à-dire dix heures du soir, et je m’étais couché fort tristement, me disant qu’il en serait sans doute ainsi tous les jours, et désespérant des plaisirs de cette capitale déchue. Mon premier sommeil se croisait d’une manière inexplicable avec les sons vagues d’une cornemuse et d’une viole enrouée, qui agaçaient sensiblement mes nerfs. Cette musique obstinée répétait toujours sur divers tons la même phrase mélodique, qui réveillait en moi l’idée d’un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe ou à la vie ? Mon esprit hésita quelque temps avant de s’éveiller tout-à-fait. Il me semblait qu’on me portait en terre d’une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse, et des buveurs couronnés de pampre ; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants d’église formaient la basse d’un air bouffon propre à marquer les pas d’une danse de corybantes. Le bruit se rapprochant et grandissant de plus en plus, je m’étais levé tout engourdi encore, et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieur de ma fenêtre, m’apprit enfin qu’il s’agissait d’un spectacle tout matériel. Cependant ce que j’avais cru rêver se réalisait en partie ; des hommes presque nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des épées et des boucliers, mais ils se bornaient à frapper le cuivre avec l’acier en suivant le rhythme de la musique, et, se remettant en route, recommençaient plus loin le même simulacre de lutte. De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfans éclairaient brillamment la marche et guidaient un long cortége d’hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtemens bleus fermait la marche en poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.

C’était un mariage, il n’y avait plus à s’y tromper. J’avais vu à Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas, un tableau complet de ces cérémonies ; mais ce que je venais d’apercevoir à travers les dentelures de la fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je voulus, quoi qu’il arrivât, rattraper le cortége et l’observer plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu de la nuit, et me parla du danger d’être assassiné ou battu. Heureusement j’avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machallah qui couvrent un homme des épaules aux pieds ; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet.


II — UNE NOCE AUX FLAMBEAUX

La difficulté fut de rattraper le cortége, qui s’était perdu dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le drogman avait allumé une lanterne de papier, et nous courions au hasard, guidés ou trompés de temps en temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours. Enfin nous atteignons la porte d’un quartier différent du nôtre ; les maisons s’éclairent, les chiens hurlent, et nous voilà dans une longue rue toute flamboyante et retentissante, garnie de monde jusque sur les maisons.

Le cortége avançait fort lentement, au son mélancolique d’instrumens imitant le bruit obstiné d’une porte qui grince ou d’un chariot qui essaie des roues neuves. Les coupables de ce vacarme marchaient au nombre d’une vingtaine, entourés d’hommes qui portaient des lances à feu. Ensuite venaient des enfans chargés d’énormes candélabres, dont les bougies jetaient partout une vive clarté. Les lutteurs continuaient à s’escrimer pendant les nombreuses haltes du cortége ; quelques-uns, montés sur des échasses et coiffés de plumes, s’attaquaient avec de longs bâtons ; plus loin, des jeunes gens portaient des drapeaux et des hampes surmontés d’emblèmes et d’attributs dorés, comme on en voit, dans les triomphes romains ; d’autres promenaient de petits arbres décorés de guirlandes et de couronnes, resplendissans en outre de bougies allumées et de lames de clinquant, comme des arbres de Noël. De larges plaques de cuivre doré, élevées sur des perches et couvertes d’ornemens repoussés et d’inscriptions, reflétaient çà et là l’éclat des lumières. Ensuite marchaient les chanteuses (oualems) et les danseuses (ghavasies), vêtues de robes de soie rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et leurs longues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient leurs visages fardés de rouge et de bleu, tandis que d’autres, quoique chantant et dansant, restaient soigneusement voilées. Elles s’accompagnaient en général de cymbales, de castagnettes et de tambours de basque. Deux longues files d’esclaves marchaient ensuite, portant des coffres et des corbeilles où brillaient les présens faits à la mariée par son époux et par sa famille ; puis le cortége des invités, les femmes au milieu, soigneusement drapées de leurs longues mantilles noires et voilées de masques blancs, comme des personnes de qualité, les hommes richement vêtus, car ce jour-là, me disait le drogman, les simples fellahs eux-mêmes savent se procurer des vêtemens convenables. Enfin, au milieu d’une éblouissante clarté de torches, de candélabres et de pots-à-feu, s’avançait lentement le fantôme rouge que j’avais entrevu déjà, c’est-à-dire la nouvelle épouse (el arouss), entièrement voilée d’un long cachemire dont les palmes tombaient à ses pieds, et dont l’étoffe assez légère permettait sans doute qu’elle pût voir sans être vue. Rien n’est étrange comme cette longue figure qui s’avance sous son voile à plis droits, grandie encore par une sorte de diadème pyramidal éclatant de pierreries. Deux matrones vêtues de noir la soutiennent sous les coudes, de façon qu’elle a l’air de glisser lentement sur le sol ; quatre esclaves tendent sur sa tête un dais de pourpre, et d’autres accompagnent sa marche avec le bruit des cymbales et des tympanons.

Cependant une halte nouvelle s’est faite au moment où j’admirais cet appareil, et des enfans ont distribué des siéges pour que l’épouse et ses parens pussent se reposer. Les oualems, revenant sur leurs pas, ont fait entendre des improvisations et des chœurs accompagnés de musique et de danses, et tous les assistans répètent quelques passages de leurs chants. Quant à moi, qui dans ce moment-là me trouvais en vue, j’ouvrais la bouche comme les autres, imitant autant que possible les eleyson ou les amen qui servent de répons aux couplets les plus profanes ; mais un danger plus grand menaçait mon incognito. Je n’avais pas fait attention que depuis quelques momens des esclaves parcouraient la foule en versant un liquide clair dans de petites tasses qu’ils distribuaient à mesure. Un grand Turc vêtu de rouge, et qui probablement faisait partie de la famille, présidait à la distribution et recevait les remerciemens des buveurs. Il n’était plus qu’à deux pas de moi, et je n’avais nulle idée du salut qu’il fallait lui faire. Heureusement j’eus le temps d’observer tous les mouvemens de mes voisins, et, quand ce fut mon tour, je pris la tasse de la main gauche et m’inclinai en portant ma main droite sur le cœur, puis sur le front, et enfin sur la bouche. Ces mouvemens sont faciles, et cependant il faut prendre garde d’en intervertir l’ordre ou de ne point les reproduire avec aisance. J’avais dès ce moment le droit d’avaler le contenu de la tasse ; mais là ma surprise fut grande. C’était de l’eau-de-vie, ou plutôt une sorte d’anisette. Comment comprendre que des mahométans fassent distribuer de telles liqueurs à leurs noces ? Je ne m’étais, dans le fait, attendu qu’à une limonade ou à un sorbet. Il était cependant facile de voir que les almées, les musiciens et baladins du cortège avaient plus d’une fois pris part à ces distributions.

Enfin la mariée se leva et reprit sa marche ; les femmes fellahs, vêtues de bleu, se remirent en foule à sa suite avec leurs gloussemens sauvages, et le cortége continua sa promenade nocturne jusqu’à la maison des nouveaux époux.

Satisfait d’avoir figuré comme un véritable habitant du Caire et de m’être assez bien comporté à cette cérémonie, je fis un signe pour appeler mon drogman, qui était allé un peu plus loin se remettre sur le passage des distributeurs d’eau-de-vie ; mais il n’était pas pressé de rentrer, et prenait goût à la fête. — Suivons-les dans la maison, me dit-il tout bas. — Mais que répondrai-je si l’on me parle ? — Vous direz seulement : Tayeb ! c’est une réponse à tout. Et d’ailleurs je suis là pour détourner la conversation.

Je savais déjà qu’en Égypte tayeb était le fond de la langue. C’est un mot qui, selon l’intonation qu’on y apporte, signifie toute sorte de choses ; on ne peut toutefois le comparer au goddam des Anglais, à moins que ce ne soit pour marquer la différence qu’il y a entre un peuple certainement fort poli et une nation tout au plus policée. Le mot tayeb veut dire tour à tour : Très bien, ou voilà qui va bien, ou cela est parfait, ou à votre service ; le ton et surtout le geste y ajoutent des nuances infinies. — Le moyen me paraissait beaucoup plus sûr que celui dont parle un voyageur célèbre, Belzoni, je crois. Il était entré dans une mosquée, déguisé admirablement et répétant tous les gestes qu’il voyait faire à ses voisins ; mais, comme il ne pouvait répondre à une question qu’on lui adressait, son drogman dit aux curieux : « Il ne comprend pas, c’est un Turc anglais ! »

Nous étions entrés par une porte ornée de fleurs et de feuillages dans une fort belle cour tout illuminée de lanternes de couleur. Les moucharabys découpaient leur frêle menuiserie sur le fond orange des appartemens éclairés et pleins de monde. Il fallut s’arrêter et prendre place sous les galeries intérieures. Les femmes seules montaient dans la maison, où elles quittaient leurs voiles, et l’on n’apercevait plus que la forme vague, les couleurs et le rayonnement de leurs costumes et de leurs bijoux, à travers les treillis de bois tourné.

Pendant que les dames se voyaient reçues et fêtées à l’intérieur par la nouvelle épouse et par les femmes des deux familles, le mari était descendu de son âne ; vêtu d’un habit rouge et or, il recevait les complimens des hommes et les invitait à prendre place aux tables basses dressées en grand nombre dans les salles du rez-de-chaussée et chargées de plats disposés en pyramides. Il suffisait de se croiser les jambes à terre, de tirer à soi une assiette ou une tasse et de manger proprement avec ses doigts. Chacun du reste était le bienvenu. Je n’osai me risquer à prendre part au festin dans la crainte de manquer d’usage. D’ailleurs, la partie la plus brillante de la fête se passait dans la cour, où les danses se démenaient à grand bruit. Une troupe de danseurs nubiens exécutait des pas étranges autour d’un vaste cercle formé par les assistans ; ils allaient et venaient guidés par une femme voilée et vêtue d’un manteau à larges raies, qui, tenant à la main un sabre recourbé, semblait tour à tour menacer les danseurs et les fuir. Pendant ce temps, les oualems ou almées accompagnaient la danse de leurs chants en frappant avec les doigts sur des tambours de terre cuite (tarabouka) qu’un de leurs bras tenait suspendus à la hauteur de l’oreille. L’orchestre, composé d’une foule d’instrumens bizarres, ne manquait pas de faire sa partie dans cet ensemble, et les assistans s’y joignaient en outre en battant la mesure avec les mains. Dans les intervalles des danses, on faisait circuler des rafraîchissemens, parmi lesquels il y en eut un que je n’avais pas prévu. Des esclaves noires, tenant en main de petits flacons d’argent, les secouaient çà et là sur la foule. C’était de l’eau parfumée, dont je ne reconnus la suave odeur de rose qu’en sentant ruisseler sur mes joues et sur ma barbe les gouttes lancées au hasard.

Cependant un des personnages les plus apparens de la noce s’était avancé vers moi, et me dit quelques mots d’un air fort civil ; je répondis par le victorieux tayeb, qui parut le satisfaire pleinement ; il s’adressa à mes voisins, et je pus demander au drogman ce que cela voulait dire. « Il vous invite, me dit ce dernier, à monter dans sa maison pour voir l’épousée. » Sans nul doute, ma réponse avait été un assentiment ; mais, comme après tout il ne s’agissait que d’une promenade de femmes hermétiquement voilées autour des salles remplies d’invités, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin l’aventure. Il est vrai que la mariée et ses amies se montrent alors avec les brillans costumes que dissimulait le voile noir qu’elles ont porté dans les rues ; mais je n’étais pas encore assez sûr de la prononciation du mot tayeb pour me hasarder dans le sein des familles. Nous parvînmes, le drogman et moi, à regagner la porte extérieure, qui donnait sur la place de l’Esbekieh.

— C’est dommage, me dit le drogman, vous auriez vu ensuite le spectacle. — Comment ? — Oui, la comédie. — Je pensai tout de suite à l’illustre Caragueuz, mais ce n’était pas cela. Caragueuz ne se produit que dans les fêtes religieuses ; c’est un mythe, c’est un symbole de la plus haute gravité. Le spectacle en question devait se composer simplement de petites scènes comiques jouées par des hommes, et que l’on peut comparer à nos proverbes de société. Ceci est pour faire passer agréablement le reste de la nuit aux invités, pendant que les époux se retirent avec leurs parens dans la partie de la maison réservée aux femmes.

Il paraît que les fêtes de cette noce duraient déjà depuis huit jours. Le drogman m’apprit qu’il y avait eu le jour du contrat un sacrifice de moutons sur le seuil de la porte avant le passage de l’épousée ; il parla aussi d’une autre cérémonie dans laquelle on brise une boule de sucrerie où sont enfermés deux pigeons ; — on tire un augure du vol de ces oiseaux. Tous ces usages se rattachent probablement aux traditions de l’antiquité.

Je suis rentré tout ému de cette scène nocturne. Voilà, ce me semble, un peuple pour qui le mariage est une grande chose, et, bien que les détails de celui-là indiquassent quelque aisance chez les époux, il est certain que les pauvres gens eux-mêmes se marient avec presque autant d’éclat et de bruit. Ils n’ont pas à payer les musiciens, les bouffons et les danseurs, qui sont leurs amis, ou qui se font payer par la foule. Les costumes, on les leur prête ; chaque assistant tient à la main sa bougie ou son flambeau, et le diadème de l’épouse n’est pas moins chargé de diamans et de rubis que celui de la fille d’un pacha. Où chercher ailleurs une égalité plus réelle ? Cette jeune Égyptienne, qui n’est peut-être ni belle sous son voile ni riche sous ses diamans, a son jour de gloire où elle s’avance radieuse à travers la ville qui l’admire et lui fait cortège, étalant la pourpre et les joyaux d’une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme l’antique déesse du Nil. Un seul homme aura le secret de cette beauté ou de cette grace ignorée ; un seul peut tout le jour poursuivre en paix son idéal, et se croire le favori d’une sultane ou d’une fée ; le désappointement même laisse à couvert son amour-propre ; et d’ailleurs tout homme n’a-t-il pas le droit, dans cet heureux pays, de renouveler plus d’une fois cette journée de triomphe et d’illusion ?


III – LE DROGMAN ABDALLAH

Mon drogman est un homme précieux, mais j’ai peur qu’il ne soit un trop noble serviteur pour un si petit seigneur que moi. C’est à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur le Léonidas, qu’il m’était apparu dans toute sa gloire. Il avait accosté le navire avec une barque à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune pour lui faire cortège. Une longue tunique blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure, où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx de l’Égypte : c’était sans doute le produit de deux races mélangées ; de larges anneaux d’or pesaient à ses oreilles, et sa marche indolente dans ses longs vêtemens achevait d’en faire pour moi le portrait idéal d’un affranchi du bas-empire.

Il n’y avait pas d’Anglais parmi les passagers ; notre homme, un peu contrarié, s’attache à moi faute de mieux. Nous débarquons ; il loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit à l’hôtel d’Angleterre, où l’on veut bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour ; quant à lui-même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette somme, sur laquelle il se chargeait d’entretenir le second drogman et le petit noir.

Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m’avisai de l’inutilité du second drogman et même du petit garçon. Abdallah (c’est ainsi que s’appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à remercier son jeune collègue ; quant au petit noir, il le gardait à ses frais en réduisant d’ailleurs le total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs.

Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à l’hôtel anglais de la place de l’Esbekieh ; j’arrête cette belle ardeur en apprenant que le séjour en était aux mêmes conditions qu’à celui d’Alexandrie. — Vous préférez donc aller à l’hôtel Waghorn dans le quartier franc ? me dit l’honnête Abdallah. — Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.- Eh bien ! vous avez l’hôtel français de Domergue. — Allons-y. — Pardon, je veux bien vous y accompagner, mais je n’y resterai pas. — Pourquoi ? — Parce que c’est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante piastres ; je ne puis aller là. — Mais j’irai très bien, moi. – Vous êtes inconnu, moi je suis de la ville ; je sers ordinairement messieurs les Anglais ; j’ai mon rang à garder.

Je trouvais pourtant le prix de cet hôtel fort honnête encore dans un pays où tout est environ six fois moins cher qu’en France, et où la journée d’un homme se paie une piastre ou cinq sols de notre monnaie. — Il y a, reprit Abdallah, un moyen d’arranger les choses. Vous logerez deux ou trois jours à l’hôtel Domergue, où j’irai vous voir comme ami ; pendant ce temps-là, je vous louerai une maison dans la ville, et je pourrai ensuite y rester à votre service sans difficulté.

Il paraît qu’en effet beaucoup d’Européens louent des maisons au Caire pour peu qu’ils y séjournent, et, informé de cette circonstance, je donnai tout pouvoir à Abdallah.

L’hôtel Domergue est situé au fond d’une impasse qui donne dans la principale rue du quartier franc ; c’est, après tout, un hôtel fort convenable et fort bien tenu. Les bâtimens entourent à l’intérieur une cour carrée peinte à la chaux, couverte d’un léger treillage où s’entrelace la vigne ; un peintre français, très aimable, quoique un peu sourd, et plein de talent, quoique très fort sur le daguerréotype, a fait son atelier d’une galerie supérieure. Il y amène de temps en temps des marchandes d’oranges et de cannes à sucre de la ville qui veulent bien lui servir de modèles. Elles se décident sans difficulté à laisser étudier les formes des principales races de l’Égypte, mais la plupart tiennent à conserver leur figure voilée ; c’est là le dernier refuge de la pudeur orientale.

L’hôtel français possède en outre un jardin assez agréable ; sa table d’hôte lutte avec bonheur contre la difficulté de varier les mets européens dans une ville où manquent le bœuf et le veau. C’est cette circonstance qui explique surtout la cherté des hôtels anglais, dans lesquels la cuisine se fait avec des conserves de viandes et de légumes, comme sur les vaisseaux. L’Anglais, en quelque pays qu’il soit, ne change jamais son ordinaire de roastbeef, de pommes de terre, et de porter ou d’ale.

Je rencontrai à la table d’hôte un colonel, un évêque in partibus, des peintres, une maîtresse de langues et deux Indiens de Bombay, dont l’un servait de gouverneur à l’autre. Il paraît que la cuisine toute méridionale de l’hôte leur semblait fade, car ils tirèrent de leur poche des flacons d’argent contenant un poivre et une moutarde à leur usage dont ils saupoudraient tous leurs mets. Ils m’en ont offert. La sensation qu’on éprouverait à mâcher de la braise allumée donnerait une idée exacte du haut goût de ces condimens.

On peut compléter le tableau du séjour de l’hôtel français en se représentant un piano au premier étage et un billard au rez-de-chaussée, et se dire qu’autant vaudrait n’être point parti de Marseille. J’aime mieux, pour moi, essayer de la vie orientale tout-à-fait. On a une fort belle maison de plusieurs étages, avec cours et jardins, pour trois cents piastres (soixante-quinze francs environ) par année. Abdallah m’en a fait voir plusieurs dans le quartier cophte et dans le quartier grec. C’étaient des salles magnifiquement décorées, avec des pavés de marbre et des fontaines, des galeries et des escaliers comme dans les palais de Gênes ou de Venise, des cours entourées de colonnes et des jardins ombragés d’arbres précieux ; il y avait de quoi mener l’existence d’un prince, sous la condition de peupler de valets et d’esclaves ces superbes intérieurs. Et dans tout cela, du reste, pas une chambre habitable, à moins de frais énormes, pas une vitre à ces fenêtres si curieusement découpées, ouvertes au vent du soir et à l’humidité des nuits. Hommes et femmes vivent ainsi au Caire, mais l’ophthalmie les punit souvent de cette imprudence, qu’explique le besoin d’air et de fraîcheur. Après tout, j’étais peu sensible au plaisir de vivre campé, pour ainsi dire, dans un coin d’un palais immense ; il faut dire encore que beaucoup de ces bâtimens, ancien séjour d’une aristocratie éteinte, remontent au règne des sultans mamelouks et menacent sérieusement ruine.

Abdallah finit par me trouver une maison beaucoup moins vaste, mais plus sûre et mieux fermée. Un Anglais, qui l’avait récemment habitée, y avait fait poser des fenêtres vitrées, et cela passait pour une curiosité. Il fallut aller chercher le cheik du quartier pour traiter avec une veuve cophte qui était la propriétaire. Cette femme possédait plus de vingt maisons, mais par procuration et pour des étrangers, ces derniers ne pouvant être légalement propriétaires en Égypte. Au fond, la maison appartenait à un chancelier du consulat anglais.

On rédigea l’acte en arabe ; il fallut payer l’acte, faire des présens au cheik, à l’homme de loi et au chef du corps-de-garde le plus voisin, puis donner des batchis (pourboires) aux scribes et aux serviteurs ; après quoi le cheik me remit la clé. Cet instrument ne ressemble pas : aux nôtres et se compose d’un simple morceau de bois pareil aux tailles des boulangers, au bout duquel cinq à six clous sont plantés comme au hasard ; mais il n’y a point de hasard : on introduit cette clé de bois dans une échancrure de la porte, et les clous se trouvent répondre à de petits trous intérieurs et invisibles au-delà desquels on accroche un verrou de bois qui se déplace et livre passage.

Il ne suffit pas d’avoir la clé de bois de sa maison, — qu’il serait impossible de mettre dans sa poche, mais que l’on peut se passer dans la ceinture : il faut encore un mobilier correspondant au luxe de l’intérieur ; mais ce détail est, pour toutes les maisons du Caire, de la plus grande simplicité. Abdallah m’a conduit à un bazar où nous avons fait peser quelques ocques de coton ; avec cela et de la toile de Perse, des cardeurs établis chez vous exécutent en quelques heures des coussins de divan qui deviennent la nuit des matelas. Le bois du meuble se compose d’une cage longue qu’un vannier construit sous vos yeux avec des bâtons de palmier ; c’est léger, élastique et plus solide qu’on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de longues pipes ou des narguilés, — à moins que l’on ne veuille emprunter tout cela au café voisin, — et l’on peut recevoir la meilleure société de la ville. Le pacha seul possède un mobilier complet, des lampes, des pendules ; mais cela ne lui sert en réalité qu’à se montrer ami du commerce et des progrès européens.

Il faut encore des nattes, des tapis et même des rideaux pour qui veut afficher du luxe. J’ai rencontré dans les bazars un Juif qui s’est entremis fort obligeamment entre Abdallah et les marchands pour me prouver que j’étais volé des deux parts. Le Juif a profité de l’installation du mobilier pour s’établir en ami sur l’un des divans ; il a fallu lui donner une pipe et lui faire servir du café. Il s’appelle Yousef, et se livre à l’élève des vers à soie pendant trois mois de l’année. Le reste du temps, me dit-il, il n’a d’autre occupation que d’aller voir si les feuilles des mûriers poussent et si la récolte en sera bonne. Il semble, du reste, parfaitement désintéressé et ne recherche la compagnie des étrangers que pour se former le goût et se fortifier dans la langue française.

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte, qui conduit à la porte de la ville correspondante aux allées de Schoubrah. Il y a un café en face, un peu plus loin une station d’âniers, qui louent leurs bêtes à raison d’une piastre l’heure ; plus loin encore une petite mosquée accompagnée d’un minaret. Le premier soir que j’entendis la voix lente et sereine du muezzin, au coucher du soleil, je me sentis pris d’une indicible mélancolie : « Qu’est-ce qu’il dit ? demandai-je au drogman. — Qu’il n’y a d’autre Dieu que Dieu. - La Allah ila Allah !… Je connais cette formule ; mais ensuite ? — O vous qui allez dormir, recommandez vos ames à celui qui ne dort jamais ! »

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut bien tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires des Mille et une Nuits me repassent par la tête, et je vois en rêve tous les dives et les géans déchaînés depuis Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu’enfante le sommeil, et l’on n’y reconnaît que le produit de l’imagination exaltée ; mais cela en existe-t-il moins relativement à nous, et n’éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle ? Le sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que celui de l’Égypte, et le pacha, dit-on, a toujours un serviteur debout à son chevet pour l’éveiller chaque fois que ses mouvemens ou son visage trahissent un sommeil agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander simplement, avec ferveur et confiance, — à celui qui ne dort jamais ?


IV – INCONVENIENS DU CELIBAT

J’ai raconté plus haut l’histoire de ma première nuit, et l’on comprend que j’aie ensuite dû me réveiller un peu tard. Abdallah m’annonce la visite du cheik de mon quartier, lequel était venu déjà une fois dans la matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon réveil au café d’en face avec son secrétaire et le nègre portant sa pipe. Je ne m’étonnai pas de sa patience ; tout Européen qui n’est ni industriel, ni marchand, est un personnage en Égypte. Le cheik s’assit sur un des divans ; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors il commença son discours, qu’Abdallah me traduisit à mesure :

— Il vient vous rapporter l’argent que vous avez donné pour louer la maison.

— Et pourquoi ? Quelle raison a-t-il ?

— Il dit que l’on ne sait pas votre manière de vivre, qu’on ne connaît pas vos mœurs.

— A-t-il observé qu’elles fussent mauvaises ?

— Ce n’est pas cela qu’il entend ; il ne sait rien là-dessus.

— Mais alors il n’en a donc pas une bonne opinion ?

— Il dit qu’il avait pensé que vous habiteriez la maison avec une femme.

— Mais je ne suis pas marié.

— Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non ; mais il dit que vos voisins ont des femmes, et qu’ils seront inquiets, si vous n’en avez pas. D’ailleurs, c’est l’usage dans ce quartier-ci.

— Que veut-il donc que je fasse ?

— Que vous quittiez la maison, ou que vous choisissiez une femme pour y demeurer avec vous.

— Dites-lui que dans mon pays il n’est pas convenable de vivre avec une femme sans être marié.

La réponse du vieillard à cette observation morale était accompagnée d’une expression toute paternelle que les paroles traduites ne peuvent rendre qu’imparfaitement.

— Il vous donne un conseil, me dit Abdallah : il dit qu’un monsieur (un effendi) comme vous ne doit pas vivre seul, et qu’il est toujours honorable de nourrir une femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux, ajoute-t-il, d’en nourrir plusieurs, quand la religion que l’on suit le permet.

Le raisonnement de ce Turc me toucha ; cependant ma conscience européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne compris la justesse qu’en étudiant davantage la situation des femmes dans ce pays. Je fis répondre au cheik que je le priais d’attendre que je me fusse informé auprès de mes amis de ce qu’il conviendrait de faire.

J’avais loué la maison pour six mois, je l’avais meublée, je m’y trouvais fort bien, et je voulais seulement m’informer des moyens de résister aux prétentions du cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour cause de célibat. Après bien des hésitations, je me décidai à prendre conseil du peintre de l’hôtel Domergue, qui avait bien voulu déjà m’introduire dans son atelier et m’initier aux merveilles de son daguerréotype. Ce peintre avait l’oreille dure à ce point qu’une conversation par interprète eût été amusante et facile au prix de la sienne.

Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de l’Esbekieh, lorsqu’à l’angle d’une rue qui tourne vers le quartier franc, j’entends des exclamations de joie parties d’une vaste cour où l’on promenait dans ce moment-là de fort beaux chevaux. L’un des promeneurs de chevaux s’élance à mon col et me serre dans ses bras ; c’était un gros garçon vêtu d’une saye bleue et coiffé d’un turban de laine jaunâtre, et que je me souvins d’avoir remarqué sur le bateau à vapeur, à cause de sa figure, rappelant beaucoup les grosses têtes peintes que l’on voit sur les couvercles de momies.

Tayeb ! tayeb ! (fort bien ! fort bien !) dis-je à ce mortel expansif en me débarrassant de ses étreintes et en cherchant derrière moi mon drogman Abdallah ; mais ce dernier s’était perdu dans la foule, ne se souciant pas sans doute d’être vu faisant cortége à l’ami d’un simple palefrenier. Ce musulman, gâté par les touristes d’Angleterre, ne se souvenait pas que Mahomet avait été un gardeur de chameaux.

Cependant l’Égyptien me tirait par la manche et m’entraînait dans la cour, qui était celle des haras du pacha d’Égypte, et là, au fond d’une galerie, à demi couché sur un divan de bois, je reconnais un autre de mes compagnons de voyage, un peu plus avouable dans la société, Seyd-Aga, qui venait d’accomplir la mission importante de conduire à Paris quelques chevaux nedjis, présent de son souverain au nôtre. Seyd-Aga me reconnaît aussi, et, quoique plus sobre en démonstrations que son subordonné, il me fait asseoir près de lui, m’offre une pipe et demande du café. Ajoutons, comme trait de mœurs, que le simple palefrenier, se jugeant digne momentanément de notre compagnie, s’assit en croisant les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe et une de ces petites tasses pleines d’un moka brûlant que l’on tient dans une sorte de coquetier doré pour ne pas se brûler les doigts. Un cercle ne tarda pas à se former autour de nous.

Abdallah, voyant la reconnaissance prendre une tournure plus convenable, s’était montré, enfin et daignait favoriser notre conversation. Je savais déjà Seyd-Aga un convive fort aimable, et, bien que nous n’eussions eu pendant notre commune traversée que des relations de pantomime, notre connaissance était assez avancée pour que je pusse sans indiscrétion l’entretenir de mes affaires et lui demander conseil.

Machallah ! s’écria-t-il tout d’abord, le cheik a bien raison, un jeune homme de votre âge devrait s’être déjà marié plusieurs fois !

— Vous savez, observai-je timidement, que dans ma religion l’on ne peut épouser qu’une femme, et il faut ensuite la garder toujours, de sorte qu’ordinairement l’on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux possible.

— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de vos femmes roumis (européennes), elles sont à tout le monde et non à vous ; ces pauvres folles créatures montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas. — Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouffant de rire et se tournant vers d’autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quelques-unes même poussaient l’impudeur jusqu’à vouloir m’embrasser.

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus devoir leur dire, pour l’honneur des Européennes, que Seyd-Aga confondait sans doute l’empressement intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête du plus grand nombre.

— Encore, ajoutait Seyd-Aga, sans répondre à mon observation, qui parut seulement dictée par l’amour-propre national, si ces belles méritaient qu’un croyant leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes d’hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c’est autre chose ; elles ont été élevées si mal, que ce serait la guerre et le malheur dans la maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c’est le moyen d’avoir partout la tranquillité.

— Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos femmes dans vos harems ?

— Dieu puissant ! s’écria-t-il, qui n’aurait la tête cassée de leur babil ? Ne voyez-vous pas qu’ici les hommes qui n’ont rien à faire passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les audiences ou dans les visites qu’on se fait l’un à l’autre ? N’est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d’écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d’intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?

— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où vous prenez vos repas avec elles.

— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur choix, et nous tout seuls, ou avec nos parens et nos amis. Ce n’est pas qu’un petit nombre de Turcs n’en agisse autrement, mais ils sont mal vus et mènent une vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend l’homme avide, égoïste et cruel ; elle détruit la fraternité et la charité entre nous ; elle cause les querelles, les injustices et la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables ! c’est assez que le maître à l’heure de la sieste, ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le recevoir des visages sourians, d’aimables formes richement parées, et, si des almées qu’on fait venir dansent et chantent devant lui, alors il peut rêver d’avance et se croire au troisième ciel, où sont les véritables beautés pures et sans tache, celles qui seront dignes seules d’être les épouses éternelles des vrais croyans.

Est-ce là l’opinion de tous les Turcs ou d’un certain nombre d’entre eux ? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu’un certain reste du platonisme antique, qui élève l’amour pur au-dessus des objets périssables. La femme adorée n’est elle-même que le fantôme abstrait, que l’image incomplète d’une femme divine, fiancée au croyant de toute éternité. — Ce sont ces idées qui ont fait penser que les Turcs niaient l’ame des femmes ; mais on sait aujourd’hui que les musulmanes vraiment pieuses ont l’espérance de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. L’histoire religieuse des Turcs a ses saintes et ses prophétesses, et la fille de Mahomet, l’illustre Fatime, est la reine de ce paradis féminin.

Seyd-Aga avait fini par me conseiller d’embrasser le mahométisme ; je le remerciai en souriant et lui promis d’y réfléchir. Me voilà cette fois plus embarrassé que jamais : Il me restait pourtant encore à aller consulter le peintre sourd de l’hôtel Domergue, comme j’en avais eu primitivement l’idée.


V – LE MOUSKY

Lorsqu’on a tourné la rue en laissant à gauche le bâtiment des haras, on commence à sentir l’animation de la grande ville. La chaussée qui fait le tour de la place de l’Esbekieh n’a qu’une maigre allée d’arbres pour vous protéger du soleil ; mais déjà de grandes et hautes maisons de pierre découpent en zigzags les rayons poudreux qu’il projette sur un seul côté de la rue. Le lieu est d’ordinaire très frayé, très bruyant, très encombré de marchandes d’oranges, de bananes et de cannes à sucre encore vertes, dont le peuple mâche avec délice la pulpe sucrée. Il y a aussi des chanteurs, des lutteurs et des psylles qui ont de gros serpens roulés autour du cou ; là enfin se produit un spectacle qui réalise certaines images des songes drôlatiques de Rabelais. Un vieillard jovial fait danser avec le genou de petites figures dont le corps est traversé d’une ficelle comme celles que montrent nos Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beaucoup moins décentes. Ce n’est pourtant pas là l’illustre Caragueuz, qui ne se produit d’ordinaire que sous forme d’ombre chinoise. Un cercle émerveillé de femmes, d’enfans et de militaires applaudit naïvement ces marionnettes éhontées. Ailleurs c’est un montreur de singes qui a dressé un énorme cynocéphale à répondre avec un bâton aux attaques des chiens errans de la ville, que les enfans excitent contre lui. Plus loin la voie se rétrécit et s’assombrit par l’élévation des édifices. Voici à gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels donnent publiquement une séance tous les mardis ; puis une vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire un grand crocodile empaillé, signale la maison d’où partent les voitures qui traversent le désert du Caire à Suez. Ce sont des voitures très légères, dont la forme rappelle celle du prosaïque coucou ; les ouvertures, largement découpées, livrent tout passage au vent et à la poussière, c’est une nécessité sans doute ; les roues de fer présentent un double système de rayons, partant de chaque extrémité du moyeu pour aller se rejoindre sur le cercle étroit qui remplace les jantes. Ces roues singulières coupent le sol plutôt qu’elles ne s’y posent.

Mais passons. Voici à droite un cabaret chrétien, c’est-à-dire un vaste cellier où l’on donne à boire sur des tonneaux. Devant la porte se tient habituellement un mortel à face enluminée et à longues moustaches, qui représente avec majesté le Franc autochtone, la race, pour mieux dire, qui appartient à l’Orient. Qui sait s’il est Maltais, Italien, Espagnol ou Marseillais d’origine ? Ce qui est sûr, c’est que son dédain pour les costumes du pays et la conscience qu’il a de la supériorité des modes européennes l’ont induit en des raffinemens qui donnent une certaine originalité à sa garde-robe délabrée. Sur une redingote bleue dont les anglaises effrangées ont depuis long-temps fait divorce avec leurs boutons, il a eu l’idée d’attacher des torsades de ficelles qui se croisent comme des brandebourgs. Son pantalon rouge s’emboîte dans un reste de bottes fortes armées d’éperons. Un vaste col de chemise et un chapeau blanc bossué à retroussis verts adoucissent ce que ce costume aurait de trop martial et lui restituent son caractère civil. Quant au nerf de bœuf qu’il tient à la main, c’est encore un privilège des Francs et des Turcs qui s’exerce trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et patient fellah.

Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une impasse étroite, où rampe un mendiant aux pieds et aux mains coupés ; ce pauvre diable implore la charité des Anglais, qui passent à chaque instant, car l’hôtel Waghorn est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus, conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de M. Bonhomme, annoncé par un vaste écriteau peint en lettres françaises. Tous les plaisirs de la civilisation se résument là, et ce n’est pas de quoi causer grande envie aux Arabes. En poursuivant notre route, nous rencontrons à gauche une maison à face architecturale, sculptée et brodée d’arabesques peintes, unique réconfort jusqu’ici de l’artiste et du poète. Ensuite la rue forme un coude, et il faut lutter pendant vingt pas contre un encombrement perpétuel d’ânes, de chiens, de chameaux, de marchands de concombres et de femmes vendant du pain. Les ânes galopent, les chameaux mugissent, les chiens se maintiennent obstinément rangés en espaliers le long des portes de trois bouchers. Ce petit coin ne manquerait pas de physionomie arabe, si l’on n’apercevait en face de soi l’écriteau d’une trattoria remplie d’Italiens et de Maltais.

C’est qu’en face de nous voici dans tout son luxe la grande rue commerçante du quartier franc, vulgairement nommée le Mousky. La première partie, à moitié couverte de toiles et de planches, présente deux rangées de boutiques bien garnies, où toutes les nations européennes exposent leurs produits les plus usuels. L’Angleterre domine pour les étoffes et la vaisselle, l’Allemagne pour les draps, la France pour les modes, Marseille pour les épiceries, les viandes conservées et les menus objets d’assortiment. Je ne cite point Marseille avec la France, car dans le Levant on ne tarde pas à s’apercevoir que les Marseillais forment une nation à part ; ceci soit dit dans le sens le plus favorable d’ailleurs.

Parmi les boutiques où l’industrie européenne attire de son mieux les plus riches habitans du Caire, les Turcs réformistes, ainsi que les. Cophtes et les Grecs, plus facilement accessibles à nos habitudes, il y a une brasserie anglaise où l’on peut aller contrarier, à l’aide du madère, du porter ou de l’ale, l’action parfois émolliente des eaux du Nil. Un autre lieu de refuge contre la vie orientale est la pharmacie Castagnol, où très souvent les beys, les muchirs et les nazirs originaires de Paris viennent s’entretenir avec les voyageurs et retrouver un souvenir de la patrie. On n’est pas étonné de voir les chaises de l’officine, et même les bancs extérieurs, se garnir d’Orientaux douteux, à la poitrine chargée d’étoiles en brillans, qui causent en français et lisent les journaux, tandis que des saïs tiennent tout prêts à leur disposition des chevaux fringans, aux selles brodées d’or. Cette affluence s’explique aussi par le voisinage de la poste franque, située dans l’impasse qui aboutit à l’hôtel Domergue. On vient attendre tous les jours la correspondance et les nouvelles, qui arrivent de loin en loin, selon l’état des routes ou la diligence des messagers. Le bateau à vapeur anglais ne remonte le Nil qu’une fois par mois.

Je touche au but de mon itinéraire, car je rencontre à la pharmacie Castagnol mon peintre de l’hôtel français, qui fait préparer du chlorure d’or pour son daguerréotype. Il me propose de venir avec lui prendre un point de vue dans la ville ; je donne donc congé au drogman, qui se hâte d’aller s’installer dans la brasserie anglaise, ayant pris, je le crains bien, du contact de ses précédens maîtres, un goût immodéré pour la bière forte et le whiskey.

En acceptant la promenade proposée, je complotais une idée plus belle encore : c’était de me faire conduire au point le plus embrouillé de la ville, d’abandonner le peintre à ses travaux, et puis d’errer à l’aventure, sans interprète et sans compagnon. Voilà ce que je n’avais pu obtenir jusque-là, le drogman se prétendant indispensable, et tous les Européens que j’avais rencontrés me proposant de me faire voir « les beautés de la ville. » Il faut avoir un peu parcouru le Midi pour connaître toute la portée de cette hypocrite proposition. Vous croyez que l’aimable résident se fait guide par bonté d’ame. Détrompez-vous ; il n’a rien à faire, il s’ennuie horriblement, il a besoin de vous pour l’amuser, pour le distraire, pour « lui faire la conversation ; » mais il ne vous montrera rien que vous n’eussiez trouvé du premier coup : même il ne connaît point sa ville, il n’a pas d’idée de ce qui s’y passe ; il cherche un but de promenade et un moyen de vous ennuyer de ses remarques et de s’amuser des vôtres. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une belle perspective, un monument, un détail curieux, sans le hasard, sans l’imprévu ?

Un préjugé des Européens du Caire, c’est de ne pouvoir faire dix pas sans monter sur un âne escorté d’un ânier. Les ânes sont fort beaux, j’en conviens, trottent et galopent à merveille ; l’ânier vous sert de cavasse et fait écarter la foule en criant : Ha ! ha ! iniglac ! smalac ! ce qui veut dire à droite ! à gauche ! Les femmes ayant l’oreille ou la tête plus dure que les autres passans, l’ânier crie à tout moment : Ia bint ! (hé ! femme !) d’un ton impérieux qui fait bien sentir la supériorité du sexe masculin.


VI – UNE AVENTURE AU BERESTAIN

Nous chevauchions ainsi, le peintre et moi, suivis d’un âne qui portait le daguerréotype, machine compliquée et fragile qu’il s’agissait d’établir quelque part de manière à nous faire honneur. Après la rue que j’ai décrite, on rencontre un passage couvert en planches, où le commerce européen étale ses produits les plus brillans. C’est une sorte de bazar où se termine le quartier franc. Nous tournons à droite, puis à gauche, au milieu d’une foule toujours croissante ; nous suivons une longue rue très irrégulière, qui offre à la curiosité, de loin en loin, des mosquées, des fontaines, un couvent de derviches, et tout un bazar de quincaillerie et de porcelaine anglaise. Puise, après mille détours, la voie devient plus silencieuse, plus poudreuse, plus déserte ; les mosquées tombent en ruines, les maisons s’écroulent çà et là, le bruit et le tumulte ne se reproduisent plus que sous la forme d’une bande de chiens criards, acharnés après nos ânes, et poursuivant surtout nos affreux vêtemens noirs d’Europe. Heureusement nous passons sous une porte, nous changeons de quartier, et ces animaux s’arrêtent en grognant aux limites extrêmes de leurs possessions. On sait déjà que toute la ville est partagée en cinquante-trois quartiers entourés de murailles, dont plusieurs appartiennent aux nations cophte, grecque, turque, juive et française. Les chiens eux-mêmes, qui pullulent en paix dans la ville sans appartenir à personne, reconnaissent ces divisions, et ne se hasarderaient pas au-delà sans danger. Une nouvelle escorte canine remplace bientôt celle qui nous a quittés, et nous conduit jusqu’aux casins situés sur le bord d’un canal qui traverse le Caire, et qu’on appelle le Calish.

Nous voici dans une sorte de faubourg séparé par le canal des autres parties de la ville ; des cafés ou casinos nombreux bordent la rive intérieure, tandis que l’autre présente un assez large boulevard égayé de quelques palmiers poudreux. L’eau du canal est verte et quelque peu stagnante ; mais une longue suite de berceaux et de treillages festonnés de vignes et de lianes, servant d’arrière-salle aux cafés, présente un coup d’œil des plus rians, tandis que l’eau plate qui les cerne reflète avec amour les costumes bigarrés des fumeurs. Les flacons d’huile des lustres s’allument aux seuls feux du jour, les narguilés de cristal jettent des éclairs, et la liqueur ambrée nage dans les tasses légères que des noirs distribuent avec leurs coquetiers de filigrane dorée.

Après une courte station à l’un de ces cafés, nous nous transportons sur l’autre rive du Calish, et nous installons sur des piquets l’appareil où le dieu du jour s’exerce si agréablement au métier de paysagiste. Une mosquée en ruine au minaret curieusement sculpté, un palmier svelte s’élançant d’une touffe de lentisques, c’est, avec tout le reste, de quoi composer un tableau digne de Marilhat. Mon compagnon est dans le ravissement, et, pendant que le soleil travaille sur ses plaques fraîchement polies, je crois pouvoir entamer une conversation instructive en lui faisant au crayon des demandes auxquelles son infirmité ne l’empêche pas de répondre de vive voix.

— Ne vous mariez pas, s’écrie-t-il, et surtout ne prenez point le turban. Que vous demande-t-on ? D’avoir une femme chez vous. La belle affaire ! J’en fais venir tant que je veux. Ces marchandes d’oranges en tunique bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d’argent, sont fort belles. Elles ont exactement la forme des statues égyptiennes, la poitrine développée, les épaules et les bras superbes, la hanche peu saillante, la jambe fine et sèche. C’est de l’archéologie ; il ne leur manque qu’une coiffure à tête d’épervier, des bandelettes autour du corps, et une croix ansée à la main pour représenter Isis ou Athor.

— Mais vous oubliez, dis-je, que je ne suis point artiste, et, d’ailleurs, ces femmes ont des maris ou des familles. Elles sont voilées ; comment deviner si elles sont belles ? Je ne sais encore qu’un seul mot d’arabe. Comment les persuader ?

— La galanterie est sévèrement défendue au Caire, mais l’amour n’est interdit nulle part. Vous rencontrez une femme dont la démarche, dont la taille, dont la grace à draper ses vêtemens, dont quelque chose qui se dérange dans le voile ou dans la coiffure indique la jeunesse ou l’envie de paraître aimable. Suivez-la seulement, et, si elle vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin de votre maison, elle vous suivra. En fait de femmes, il ne faut se fier qu’à soi-même. Les drogmans vous adresseraient mal. Il faut payer de votre personne, c’est plus sûr.

Mais, au fait, me disais-je en quittant le peintre et le laissant à son œuvre, entouré d’une foule respectueuse qui le croyait occupé d’opérations magiques, — pourquoi donc aurais-je renoncé à plaire ? Les femmes sont voilées, mais je ne le suis pas. Mon teint d’Européen peut avoir quelque charme dans le pays. Je passerais en France pour un cavalier médiocre, mais au Caire je deviens un aimable enfant du Nord. Ce costume franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d’être remarqué ; c’est beaucoup.

En effet, j’étais rentré dans les rues populeuses, et je fendais la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans guide dans la partie arabe de la ville. Je m’arrêtais aux portes des boutiques et des ateliers, examinant tout d’un air de flânerie inoffensive qui ne m’attirait que des sourires. On se disait : — Il a perdu son drogman, il manque peut-être d’argent pour prendre un âne ; — on plaignait l’étranger fourvoyé dans l’immense cohue des bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m’étais arrêté à regarder trois forgerons au travail qui semblaient des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe dont le rhythme les guidait dans les coups successifs qu’ils donnaient à des pièces de métal qu’un enfant apportait tour à tour sur l’enclume. Je frémissais en songeant que, si l’un d’eux eût manqué la mesure d’un demi-temps, l’enfant aurait eu la main broyée. Deux femmes s’étaient arrêtées derrière moi et riaient de ma curiosité. Je me retourne, et je vois bien à leur mantille de taffetas noir, à leur pardessus de levantine verte, qu’elles n’appartenaient pas à la classe des marchandes d’oranges du Mousky. Je m’élance au-devant d’elles, mais elles baissent leur voile et s’échappent. Je les suis, et j’arrive bientôt dans une longue rue entrecoupée de riches bazars qui traverse toute la ville. Nous nous engageons sous une voûte à l’aspect grandiose, formée de charpentes sculptées d’un style antique, où le vernis et la dorure rehaussent mille détails d’arabesques splendides. C’est là peut-être le besestain des Circassiens où s’est passée l’histoire racontée par le marchand cophte au sultan de Casgar. Me voilà en pleines Mille et une Nuits. Que ne suis-je un des jeunes marchands auxquels les deux dames font déployer leurs étoffes, ainsi que faisait la fille de l’émir devant la boutique de Bedreddin ! Je leur dirais comme le jeune homme de Bagdad : « Laissez-moi voir votre visage pour prix de cette étoffe à fleurs d’or, et je me trouverai payé avec usure ! » Mais elles dédaignent les soieries de Beyrouth, les étoffes brochées de Damas, les mandilles de Brousse, que chaque vendeur étale à l’envi. Il n’y a point là de boutiques ; ce sont de simples étalages dont les rayons s’élèvent jusqu’à la voûte, surmontés d’une enseigne couverte de lettres et d’attributs dorés. Le marchand, les jambes croisées, fume sa longue pipe ou son narguilé sur une estrade étroite, et les femmes passent ainsi de marchand en marchand, se contentant, après avoir fait tout déployer chez l’un, de passer à l’autre, en saluant d’un regard dédaigneux.

Mes belles rieuses veulent absolument des étoffes de Constantinople. Constantinople donne la mode au Caire. On leur fait voir d’affreuses mousselines imprimées, en criant : Istambolda (c’est de Stamboul) ! Elles poussent des cris d’admiration. Les femmes sont les mêmes partout.

Je m’approche d’un air de connaisseur ; je soulève le coin d’une étoffe jaune, à ramages lie de vin, et je m’écrie : Tayeb (cela est beau) ! Mon observation paraît plaire ; c’est à ce choix qu’on s’arrête. Le marchand aune avec une sorte de demi-mètre qui s’appelle un pic, et l’on charge un petit garçon de porter l’étoffe roulée.

Pour le coup, il me semble bien que l’une des jeunes dames m’a regardé en face ; d’ailleurs, leur marche incertaine, les rires qu’elles étouffent en se retournant et me voyant les suivre, la mantille noire (habbarah) soulevée de temps en temps pour laisser voir un masque blanc, signe d’une classe supérieure, enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de l’Opéra un domino qui veut vous séduire, semblent m’indiquer qu’on n’a pas envers moi des sentimens bien farouches. Le moment paraît donc venu de passer devant et de prendre le chemin de mon logis ; mais le moyen de le retrouver ? Au Caire, les rues n’ont point de noms, les maisons pas de numéros, et chaque quartier, ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe, des plus complets. Il y a dix impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tumulte et de lumière, où tout reluit et papillote, où le luxe des étalages fait contraste au grand caractère d’architecture et de splendeur des principales mosquées, peintes de bandes horizontales jaunes et rouges ; voici maintenant des passages voûtés, des rues étroites et sombres, où surplombent les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues du moyen-âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est un refuge aux ardeurs du soleil d’Égypte, et donne à la population beaucoup des avantages d’une latitude tempérée. Cela explique la blancheur mate qu’un grand nombre de femmes conservent sous leur voile, car beaucoup d’entre elles n’ont jamais quitté la ville que pour aller se réjouir sous les ombrages de Schoubrah.

Mais que penser de tant de tours et détours qu’on me fait faire ? Me fuit-on en réalité, ou se guide-t-on, tout en me précédant, sur ma marche aventureuse ? Nous entrons pourtant dans une rue que j’ai traversée la veille, et que je reconnais surtout à l’odeur charmante que répandent les fleurs jaunes d’un arbousier. Cet arbre aimé du soleil projette au-dessus du mur ses branches revêtues de houppes parfumées. Une fontaine basse forme encoignure, fondation pieuse destinée à désaltérer les animaux errans. Voici une maison de belle apparence, décorée d’ornemens sculptés dans le plâtre ; — l’une des dames introduit dans la porte une de ces clés rustiques dont j’ai déjà l’expérience. Je m’élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des moucharabys.


VII – UNE MAISON DANGEREUSE

Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l’entrée ; je me retourne avec l’intention sérieuse de regagner la porte : un esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que je croyais rentrer chez moi ; mais le mot tayeb, si universel qu’il soit, ne me paraît pas suffisant à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un grand bruit se fait dans le fond de la maison, des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s’avance du fond de la galerie principale.

Dans ces momens-là, le pire est de rester court. Je songe que beaucoup de Turcs entendent la langue franque, laquelle, au fond, n’est qu’un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu’on emploie au hasard jusqu’à ce qu’on se soit fait comprendre ; c’est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d’italien, d’espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le tout un discours fort captieux. — Au demeurant, me disais je, mes intentions sont pures ; l’une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J’épouse, je prends le turban ; aussi bien il y a des choses qu’on ne peut éviter. Je crois au destin.

D’ailleurs, ce Turc avait l’air d’un bon diable, et sa figure bien nourrie n’annonçait pas la cruauté. Il cligna de l’œil avec quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui eussent jamais retenti dans les Échelles du Levant, et me dit, tendant vers moi une main potelée chargée de bagues — Mon cher monsieur, donnez-vous la peine d’entrer ici ; nous causerons plus commodément.

Ô surprise ! ce brave Turc était un Français comme moi !

Nous entrons dans une fort belle salle dont les fenêtres se découpaient sur des jardins ; nous prenons place sur un riche divan. On apporte du café et des pipes. Nous causons. J’explique de mon mieux comment j’étais entré chez lui, croyant m’engager dans un des nombreux passages qui traversent au Caire les principaux massifs des maisons ; mais je comprends à son sourire que mes belles inconnues avaient eu le temps de me trahir. Cela n’empêcha pas notre conversation de prendre en peu de temps un caractère d’intimité. En pays turc, la connaissance se fait vite entre compatriotes. Mon hôte voulut bien m’inviter à sa table, et, quand l’heure fut arrivée, je vis entrer deux fort belles personnes, dont l’une était sa femme, et l’autre la sœur de sa femme. C’étaient mes inconnues du bazar des Circassiens, et toutes deux Françaises : voilà ce qu’il y avait de plus humiliant. On me fit la guerre sur ma prétention à parcourir la ville sans drogman et sans ânier ; on s’égaya touchant ma poursuite assidue de deux dominos douteux, qui évidemment ne révélaient aucune forme, et pouvaient cacher des vieilles ou des négresses. Ces dames ne me savaient pas le moindre gré d’un choix aussi hasardeux, où aucun de leurs charmes n’était intéressé, car il faut avouer que le habbarah noir, moins attrayant que le voile des simples filles fellahs, fait de toute femme un paquet sans forme, et, quand le vent s’y engouffre, lui donne l’aspect d’un ballon à demi gonflé.

Après le dîner, servi entièrement à la française, on me fit entrer dans une salle beaucoup plus riche, aux murs revêtus de porcelaines peintes, aux corniches de cèdre sculptées. Une fontaine de marbre lançait dans le milieu ses minces filets d’eau, des tapis et des glaces de Venise complétaient l’idéal du luxe arabe ; mais la surprise qui m’attendait là concentra bientôt toute mon attention. C’étaient huit jeunes filles placées autour d’une table ovale, et travaillant à divers ouvrages. Elles se levèrent, me firent un salut, et les deux plus jeunes vinrent me baiser la main, cérémonie à laquelle je savais qu’on ne pouvait se refuser au Caire. Ce qui m’étonnait le plus dans cette apparition séduisante, c’est que le teint de ces jeunes personnes, vêtues à l’orientale, variait du bistre à l’olivâtre, et arrivait, chez la dernière, au chocolat le plus foncé. Il eût été inconvenant peut-être de citer devant la plus blanche le vers de Goethe :

Connais-tu la contrée — où les citrons mûrissent…


Cependant elles pouvaient passer toutes pour des beautés de race mixte. La maîtresse de la maison et sa sœur avaient pris place sur le divan en riant aux éclats de mon admiration. Les deux petites filles nous apportèrent des liqueurs et du café.

Je savais un gré infini à mon hôte de m’avoir introduit dans son harem, mais je me disais en moi-même qu’un Français ne ferait jamais un bon Turc, et que l’amour-propre de montrer ses maîtresses ou ses épouses devait dominer toujours la crainte de les exposer aux séductions. Je me trompais encore sur ce point. Ces charmantes fleurs aux couleurs variées étaient non pas les femmes, mais les filles de la maison. Mon hôte appartenait à cette génération militaire qui voua son existence au service de Napoléon. Plutôt que de se reconnaître sujets de la restauration, beaucoup de ces braves allèrent offrir leurs services aux souverains de l’Orient. L’Inde et l’Égypte en accueillirent un grand nombre ; il y avait dans ces deux pays de beaux souvenirs de la gloire française. Quelques-uns adoptèrent la religion et les mœurs des peuples qui leur donnaient asile. Le moyen de les blâmer ? La plupart, nés pendant la révolution, n’avaient guère connu de culte que celui des théophilanthropes ou des loges maçonniques. Le mahométisme, vu dans les pays où il règne, a des grandeurs qui frappent l’esprit le plus sceptique. Mon hôte s’était livré jeune encore à ces séductions d’une patrie nouvelle. Il avait obtenu le grade de bey par ses talens, par ses services ; son sérail s’était recruté en partie des beautés du Sennaar, de l’Abyssinie, de l’Arabie même, car il avait concouru à délivrer des villes saintes du joug des sectaires musulmans. Plus tard, plus avancé en âge, les idées de l’Europe lui étaient revenues : il s’était marié à une aimable fille de consul, et, comme le grand Soliman épousant Roxelane, il avait congédié tout son sérail ; mais les enfans lui étaient restés. C’étaient les filles que je voyais là ; les garçons étudiaient dans les écoles militaires.

Au milieu de tant de filles à marier, je sentis que l’hospitalité qu’on me donnait dans cette maison présentait certaines chances dangereuses, et je n’osai trop exposer ma situation réelle avant de plus amples informations.

On une fit reconduire chez moi le soir, et j’ai emporté de toute cette aventure le plus gracieux souvenir ; — mais, en vérité, ce ne serait pas la peine d’aller au Caire pour me marier dans une famille française.

Le lendemain, Abdallah vint me demander la permission d’accompagner des Anglais jusqu’à Suez. C’était l’affaire d’une semaine, et je ne voulus pas le priver de cette course lucrative. Je le soupçonnai de n’être pas très satisfait de ma conduite de la veille. Un voyageur qui se passe de drogman toute une journée, qui rôde à pied dans les rues du Caire, et dîne ensuite on ne sait où, risque de passer pour un être bien fallacieux. Abdallah me présenta, du reste, pour tenir sa place, un barbarin de ses amis, nommé Ibrahim. Le barbarin (c’est ici le nom des domestiques ordinaires) ne sait qu’un peu de patois maltais.

VIII – LES MARIAGES A LA COPHTE

Le Juif Yousef, ma connaissance du bazar aux cotons, venait tous les jours s’asseoir sur mon divan, et se perfectionner dans la conversation. « J’ai appris, me dit-il, qu’il vous fallait une femme, et je vous ai trouvé un wékil. — Un wékil ? -Oui, cela veut dire envoyé, ambassadeur mais, dans le cas présent, c’est un honnête homme chargé de s’entendre avec les parens des filles à marier. Il vous en amènera, ou vous conduira chez elles. — Oh ! oh ! mais quelles sont donc ces filles-là ? Ce sont des personnes très honnêtes, et il n’y en a que de celles-là au Caire depuis que son altesse a relégué les autres à Esné, un peu au-dessous de la première cataracte. — Je veux le croire. Eh bien ! nous verrons ; amenez-moi ce wékil. — Je l’ai amené ; il est en bas.

Le wékil était un aveugle, que son fils, homme grand et robuste, guidait, de l’air le plus modeste. Nous montons à âne tous les quatre, et je riais beaucoup intérieurement en comparant l’aveugle à l’Amour, et son fils au dieu de l’hyménée. Le Juif, insoucieux de ces emblèmes mythologiques, m’instruisait chemin faisant.

— Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre manières. La première, c’est d’épouser une fille cophte devant le Turc.

— Qu’est-ce que c’est que le Turc ?

— C’est un brave santon à qui vous donnez quelque argent, qui dit une prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les fonctions d’un prêtre : ces hommes-là sont saints dans le pays, et tout ce qu’ils font est bien fait. Ils ne s’inquiètent pas de votre religion, si vous ne songez pas à la leur ; mais ce mariage-là n’est pas celui des filles très honnêtes.

— Bon, passons à un autre.

— Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et les Cophtes le sont aussi ; il y a des prêtres cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous la condition de consigner un douaire à la femme, pour le cas où vous divorceriez plus tard.

— C’est très raisonnable, mais quel est le douaire ?…

— Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner au moins, 200 piastres.

— Cinquante francs ! ma foi, je me marie, et ce n’est pas cher.

— Il y a encore une autre sorte de mariage pour les personnes très scrupuleuses. Ce sont les bonnes familles. Vous êtes fiancé devant le prêtre cophte, il vous marie selon son rite, et ensuite vous ne pouvez plus divorcer.

— Oh ! mais cela, c’est très grave : un instant !

— Pardon ; il faut aussi, auparavant, constituer un douaire, pour le cas où vous quitteriez le pays.

— Alors la femme devient donc libre ?

— Certainement, et vous aussi ; mais ; tant que vous restez dans le pays, vous êtes lié.

— Au fond, c’est encore assez juste ; mais quelle est la quatrième sorte de mariage ?

— Celle-là, je ne vous conseille pas d’y penser. On vous marie deux fois : à l’église cophte et au couvent des franciscains.

— C’est un mariage mixte ?

— Un mariage très solide : si vous partez, il vous faut emmener la femme ; elle peut vous suivre partout et vous mettre les enfans sur les bras.

— Alors c’est fini, on est marié sans rémission ?

— Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans l’acte… mais surtout gardez-vous d’une chose, c’est de vous laisser conduire devant le consul…

— Mais cela, c’est le mariage européen.

— Tout-à-fait. Vous n’avez qu’une seule ressource alors ; si vous connaissez quelqu’un au consulat, c’est d’obtenir que les bans ne soient pas publiés dans votre pays.

Les connaissances de cet éleveur de vers à soie sur la question des mariages me confondaient ; mais il m’apprit qu’on l’avait souvent employé dans ces sortes d’affaires. Il servait de truchement au wékil, qui ne savait que l’arabe. Tous ces détails du reste m’intéressaient au dernier point.

Nous étions arrivés presque à l’extrémité de la ville, dans la partie du quartier cophte qui fait retour sur la place de l’Esbekieh, du côté de Boulac. Une maison d’assez pauvre apparence au bout d’une rue encombrée de marchands d’herbes et de fritures, voilà le lieu où la présentation devait se faire. On m’avertit que ce n’était point la maison des parens mais un terrain neutre. — Vous allez en voir deux, me dit le Juif, et, si vous n’êtes pas content, on en fera venir d’autres. — C’est parfait ; mais, si elles restent voilées, je vous préviens que je n’épouse pas. — Oh ! soyez tranquille, ce n’est pas ici comme chez les Turcs. — Les Turcs ont l’avantage de pouvoir se rattraper sur le nombre. — C’est en effet tout différent.

La salle basse de la maison était occupée par trois ou quatre hommes en sarrau bleu, qui semblaient dormir ; pourtant, grace au voisinage de la porte de la ville et d’un corps-de-garde situé auprès, cela n’avait rien d’inquiétant. Nous montâmes par un escalier de pierre sur une terrasse intérieure. La chambre où l’on entrait ensuite donnait sur la rue, et la large fenêtre, avec tout son grillage de menuiserie, s’avançait, selon l’usage, d’un demi-mètre au dehors de la maison. — Une fois assis dans cette espèce de garde-manger, le regard plonge sur les deux extrémités de la rue ; on voit les passans à travers les dentelures latérales. C’est d’ordinaire la place des femmes, d’où, comme sous le voile, elles observent tout sans être vues. On m’y fit asseoir, tandis que le wékil, son fils et le Juif prenaient place sur les divans. Bientôt arriva une femme cophte voilée, qui, après avoir salué, releva son borghot noir au-dessus de sa tête, ce qui, avec le voile rejeté en arrière, composait une sorte de coiffure israélite. C’était la khatbé, ou wékil des femmes. Elle me dit que les jeunes personnes achevaient de s’habiller. Pendant ce temps, on avait apporté des pipes et du café à tout le monde. Un homme à barbe blanche, en turban noir, avait aussi augmenté notre compagnie. C’était le prêtre cophte. Deux femmes voilées, les mères sans doute, restaient debout à la porte.

La chose prenait du sérieux, et mon attente était, je l’avoue, mêlée de quelque anxiété. Enfin deux jeunes filles entrèrent, et successivement vinrent me baiser la main. Je les engageai par signes à prendre place auprès de moi. — Laissez-les debout, me dit le Juif, ce sont vos servantes. — Mais j’étais encore trop Français pour ne pas insister. Le Juif parla et fit comprendre sans doute que c’était une coutume bizarre des Européens de faire asseoir les femmes devant eux. Elles prirent enfin place à mes côtés.

Elles étaient vêtues d’habits de taffetas à fleurs et de mousseline brodée. C’était fort printanier. La coiffure, composée du tarbouch rouge entortillé de gazillons, laissait échapper un fouillis de rubans et de tresses de soie ; des grappes de petites pièces d’or et d’argent, probablement fausses, cachaient entièrement les cheveux. Pourtant il était aisé de reconnaître que l’une était brune et l’autre blonde ; on avait prévu toute objection. La première « était svelte comme un palmier et avait l’œil noir d’une gazelle, » avec un teint légèrement bistré ; l’autre, plus délicate, plus riche de contours, et d’une blancheur qui m’étonnait en raison de la latitude, avait la mine et le port d’une jeune reine éclose au pays du matin.

Cette dernière me séduisait particulièrement, et je lui faisais dire toute sorte de douceurs sans cependant négliger entièrement sa compagne. Toutefois le temps se passait sans qua j’abordasse la question principale ; alors la khatbé les fit lever et leur découvrit les épaules qu’elle frappa de la main pour en monter la fermeté. Un instant, je craignis que l’exhibition n’allât trop loin, et j’étais moi-même un peu embarrassé devant ces pauvres filles, dont les mains recouvraient de gaze leurs charmes à demi trahis. Enfin le Juif me dit : « Quelle est votre pensée ? — Il y en a une qui me plaît beaucoup, mais je voudrais réfléchir : on ne s’enflamme pas tout d’un coup ; nous les reviendrons voir. » Les assistans auraient certainement voulu quelque réponse plus précise. La khatbé et le prêtre cophte me firent presser de prendre une décision. Je finis par me lever en promettant de revenir, mais je sentais qu’on n’avait pas grande confiance.

Les deux jeunes filles étaient sorties pendant cette négociation. Quand je traversai la terrasse pour gagner l’escalier, celle que j’avais remarquée particulièrement semblait occupée à arranger des arbustes. Elle se retourna en souriant, et, faisant tomber son tarbouch, elle secoua sur ses épaules de magnifiques tresses dorées, auxquelles le soleil donnait un vif reflet rougeâtre. Ce dernier effort d’une coquetterie d’ailleurs bien légitime triompha presque de ma prudence, et je fis dire à la famille que j’enverrais certainement des présens.

« Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j’épouserais bien celle-là devant le Turc. — La mère ne voudrait pas ; elles tiennent au prêtre cophte. C’est une famille d’écrivains : le père est mort ; la jeune fille que vous avez préférée n’a encore été mariée qu’une fois, et pourtant elle a seize ans. — Comment ! elle est veuve ? — Non, divorcée. — Oh ! mais cela change la question ! » J’envoyai toujours une petite pièce d’étoffe comme présent.

L’aveugle et son fils se remirent en quête, et me trouvèrent, d’autres fiancées. C’étaient toujours à peu près les mêmes cérémonies ; mais je prenais goût à cette revue du beau sexe cophte, et moyennant quelques étoffes et menus bijoux l’on ne se formalisait pas trop de mes incertitudes. Il y eut une mère qui amena sa fille dans mon logis : je crois bien que celle-là aurait volontiers célébré l’hymen devant le Turc ; mais, tout bien considéré, cette fille était d’âge à avoir été déjà épousée plus que de raison.


IX – LE JARDIN DE ROSETTE

Le barbarin qu’Abdallah avait mis à sa place, un peu jaloux peut-être de l’assiduité du Juif et de son wékil, m’amena un jour un jeune homme fort bien vêtu, parlant italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un mariage tout-à-fait relevé. — Pour celui-là, me dit-il, c’est devant le consul. Ce sont des gens riches, et la fille n’a que douze ans. — Elle est un peu jeune pour moi ; mais il paraît qu’ici c’est le seul âge où l’on ne risque pas de les trouver veuves ou divorcées. — Signor è vero, ils sont très impatiens de vous voir, car vous occupez une maison où il y a eu des Anglais ; on a donc une bonne opinion de votre rang. J’ai dit que vous étiez un général. — Mais je ne suis pas un général. — Allons donc ! Vous n’êtes pas un ouvrier, ni un négociant (cavadja). Vous ne faites rien ? — Pas grand’chose. — Eh bien ! cela représente ici au moins le grade d’un myrlivoix (général).

Je savais déjà qu’en effet au Caire, comme en Russie, l’on classait toutes les positions d’après les grades militaires. Il est à Paris des écrivains pour qui c’eût été une mince distinction que d’être assimilés à un général égyptien ; moi, je ne pouvais voir là qu’une amplification orientale. Nous montons sur des ânes, et nous nous dirigeons vers le Mousky. Mahomet frappe à une maison d’assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte et pousse des cris de joie ; une autre esclave noire se penche avec curiosité sur la balustrade de l’escalier, frappe des mains en riant très haut, et j’entends retentir des conversations où je devinais seulement qu’il était question du myrlivoix annoncé.

Au premier étage je trouve un personnage proprement vêtu, ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir et me présente un grand jeune homme comme son fils. C’était le père. Dans le même instant entre une femme d’une trentaine d’années encore jolie ; on apporte du café et des pipes, et j’apprends par l’interprète qu’ils étaient de la haute Égypte, ce qui donnait au père le droit d’avoir un turban blanc. Un instant après, la jeune fille arrive suivie des négresses, qui se tiennent en dehors de la porte ; elle leur prend des mains un plateau, et nous sert des confitures dans un pot de cristal où l’on puise avec des cuillers de vermeil. Elle était si petite et si mignonne, que je ne pouvais concevoir qu’on songeât à la marier. Ses traits n’étaient pas encore bien formés ; mais elle ressemblait tellement à sa mère, qu’on pouvait se rendre compte, d’après la figure de cette dernière, du caractère futur de sa beauté. On l’envoyait aux écoles du quartier franc, et elle savait déjà quelques mots d’italien. Toute cette famille me paraissait si respectable, que je regrettais de m’y être présenté sans intentions tout-à-fait sérieuses. Ils me firent mille honnêtetés, et je les quittai en promettant une réponse prompte. Il y avait de quoi mûrement réfléchir.

Le surlendemain était le jour de la pâque juive, qui correspond à notre dimanche des rameaux. Au lieu de buis, comme en Europe, tous les chrétiens portaient le rameau biblique, et les rues étaient pleines d’enfans qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traversais, pour me rendre au quartier franc, le jardin de Rosette, qui est la plus charmante promenade du Caire. C’est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses, sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent un côté de cette retraite ; les maisons franques qui bordent l’impasse Waghorn s’étendent à l’autre extrémité ; l’intervalle est assez considérable pour présenter à l’œil un horizon touffu de dattiers, d’orangers et de sycomores.

Il n’est pas facile de trouver le chemin de cet éden mystérieux, qui n’a point de porte publique. On traverse la maison du consul de Sardaigne en donnant à ses gens quelques paras, et l’on se trouve au milieu de vergers et de parterres dépendant des maisons voisines. Un sentier qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entourée de grillages où se promènent plusieurs girafes que le docteur Clot-Bey fait élever par des Nubiens. Un bois d’orangers fort épais s’étend plus loin à gauche de la route ; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le vaste espace qu’on aperçoit de ce côté se termine par un rideau de palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues feuilles d’un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu par de hauts piliers, qui recouvre un bassin profond autour duquel des compagnies de femmes viennent souvent se reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce sont des musulmanes, toujours voilées le plus possible ; le samedi, des Juives ; le dimanche, des chrétiennes. Ces deux derniers jours, les voiles sont beaucoup moins discrets ; beaucoup de femmes font étendre des tapis près du bassin par leurs esclaves, et se font servir des fruits et des pâtisseries. Le passant peut s’asseoir dans le pavillon même sans qu’une retraite farouche l’avertisse de son indiscrétion, ce qui arrive quelquefois le vendredi, jour des Turques.

Je passais près de là, lorsqu’un garçon de bonne mine vient à moi d’un air joyeux ; je reconnais le frère de ma dernière prétendue. J’étais seul. Il me fait quelques signes que je ne comprends pas, et finit par m’engager, au moyen d’une pantomime plus claire, à l’attendre dans le pavillon. Dix minutes après, la porte de l’un des petits jardins bordant les maisons s’ouvre et donne passage à deux femmes que le jeune homme amène, et qui viennent prendre place près du bassin en levant leurs voiles. C’étaient sa mère et sa sœur. — Leur maison donnait sur la promenade du côté opposé à celui où j’y étais entré l’avant-veille. Après les premiers saluts affectueux, nous voilà à nous regarder et à prononcer des mots au hasard et souriant de notre mutuelle ignorance. La petite fille ne disait rien, sans doute par réserve ; mais, me souvenant qu’elle apprenait l’italien, j’essaie quelques mots de cette langue, auxquels elle répond avec l’accent guttural des Arabes, ce qui rendait l’entretien fort peu clair.

Je tâchais d’exprimer ce qu’il y avait de singulier dans la ressemblance des deux femmes. L’une était la miniature de l’autre. Les traits vagues encore de l’enfant se dessinaient mieux chez la mère ; on pouvait prévoir entre ces deux âges une saison charmante qu’il serait doux de voir fleurir. — Il y avait près de nous un tronc de palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont les rameaux trempaient dans l’extrémité du bassin. Je le montrai du doigt en disant : Oggi è il giorno delle palme. Or, les fêtes cophtes, se réglant sur le calendrier primitif de l’église, ne tombent pas en même temps que les nôtres. Toutefois la petite fille alla cueillir un rameau qu’elle garda à la main, et dit : Io cosi sono « Roumi. - Moi, comme cela, je suis Romaine !

Au point de vue des Égyptiens, tous les Francs sont des Romains. Je pouvais donc prendre cela pour un compliment et pour une allusion au futur mariage. O hymen, hyménée ! je t’ai vu ce jour-là de bien près ! Tu ne dois être sans doute, selon nos idées européennes, qu’un frère puîné de l’amour. Pourtant ne serait-il pas charmant de voir grandir et se développer près de soi l’épouse que l’on s’est choisie, de remplacer quelque temps le père avant d’être l’amant ?… Mais, pour le mari, quel danger ! — En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes amis du Caire. J’allai voir Seyd-Aga. « Mariez-vous donc de par Dieu ! » me dit-il, comme Pantagruel à Panurge. J’allai de là chez le peintre de l’hôtel Domergue, qui me cria de toute sa voix de sourd : « Si c’est devant le consul… ne vous mariez pas ! » Il y a, quoi qu’on fasse, un certain préjugé religieux qui domine l’Européen en Orient, du moins dans les circonstances graves. Faire un mariage à la cophte, comme on dit au Caire, ce n’est rien que de fort simple ; mais avec une toute jeune enfant, qu’on vous livre pour ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous-même, c’est une grave responsabilité morale assurément.

Comme je m’abandonnais à ces sentimens délicats, je vis arriver Abdallah revenu de Suez ; j’exposai ma situation. — Je m’étais bien douté, s’écria-t-il, qu’on profiterait de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot ? — Oh ! peu m’importe ; je sais qu’ici ce doit être peu de chose. — On parle de vingt mille piastres. — Eh bien ! c’est toujours cela (cinq mille fr.). — Comment donc ? mais c’est vous qui devez les payer. — Ah ! c’est bien différent… Ainsi il faut que j’apporte une dot, au lieu d’en recevoir ? — Naturellement. Ignorez-vous que c’est l’usage ici ? — Comme on parlait d’un mariage à l’européenne… - Le mariage, oui ; mais la somme se paie toujours. C’est un petit dédommagement pour la famille.

Je comprenais dès-lors l’empressement des parens dans ce pays à marier les petites filles. Rien n’est plus juste d’ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de braves gens se sont donnée de mettre au monde et d’élever pour vous une jeune enfant gracieuse et bien faite. — Il paraît que la dot, ou pour mieux dire le douaire, dont j’ai indiqué plus haut le minimum, croît en raison de la beauté de l’épouse et de la position des parens. Ajoutez à cela les frais de la noce, et vous verrez qu’un mariage à la cophte devient encore une formalité assez coûteuse. J’ai regretté que le dernier qui m’était proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du reste, l’opinion d’Abdallah était que pour le même prix on pouvait acquérir tout un sérail au Bazar des esclaves.


GÉRARD DE NERVAL.