Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le grand Goéland à manteau noir

LE GRAND GOËLAND À MANTEAU NOIR.


Dans les hautes régions de l’air piquant et raréfié, bien loin au-dessus des redoutables écueils qui bordent les côtes désolées du Labrador, plane fièrement sur ses ailes qu’on dirait immobiles le Goëland tyran, semblable à l’aigle, tant son vol est calme et majestueux. Déployant son immense envergure, il se meut en larges cercles, sans perdre de vue les objets au-dessous de lui ; rauques et puissants, ses cris retentissent et portent l’épouvante en bas, parmi les multitudes emplumées. Maintenant il prend son essor, effleure les rochers de chaque baie, visite les petites îles et s’élance vers la terre couverte de bruyères et de mousses, du milieu desquelles peut-être le cri du tétrao ou de quelques autres oiseaux est parvenu jusqu’à lui. Tandis qu’il passe ainsi au-dessus des flots bouillonnants, des lacs, des marais, les parents, qui l’ont aperçu, se préparent à défendre leur couvée encore sans plumes, ou à la dérober, par la fuite, au bec cruel du ravisseur. Même le peuple des eaux, effrayé, rentre à son approche plus profondément sous les ondes ; les jeunes oiseaux deviennent silencieux dans leurs nids, ou cherchent à se cacher dans les crevasses des rochers. Les guillemots, les boubies n’osent regarder en haut, et les autres Goëlands, incapables de se mesurer avec un adversaire si redoutable, lui font place lorsqu’il s’avance. — Là-bas, là-bas, parmi les vagues écumantes, il a vu flotter le cadavre de quelque monstre de l’abîme, et c’est vers cette riche proie qu’il se précipite. Il s’abat sur l’énorme baleine, redresse vivement la tête, ouvre le bec, et plus perçants, plus triomphants que jamais il envoie ses cris au travers des airs. Alors il se promène à son aise sur la masse en putréfaction, et quand il s’est assuré que tout va bien, commence à tirailler, à déchirer, engloutissant morceaux après morceaux ; enfin, rempli jusqu’à la gorge et n’en pouvant plus, il se couche, pour se reposer un moment aux faibles rayons d’un soleil du Nord. Grandes cependant sont les facultés de son estomac, et bientôt il a digéré les aliments à demi corrompus dont, ainsi que le vautour, il fait ses délices. Mais, comme tous les gloutons, il aime la variété, et le voilà qui se dirige vers quelque île bien connue, où il doit trouver des milliers d’œufs et de jeunes oiseaux. Là, sans miséricorde, il brise les coquilles, en avale le contenu, et dévore à loisir les pauvres petits sans défense. Ni les cris des parents, ni leurs efforts pour repousser le destructeur, ne le peuvent émouvoir, et il ne s’arrête qu’après avoir satisfait de nouveau la voracité de son appétit. Toutefois ce despote impitoyable est un vrai lâche : il ne songe plus qu’à se cacher, lorsqu’il voit venir à lui le skua[1] qui, comparativement petit comme il l’est, fait preuve d’un courage et d’une audace devant lesquels l’ignoble maraudeur se sent trembler.

En confrontant cette espèce avec quelques autres de la même tribu, en remarquant sa grande taille, la puissance de son vol et sa constitution robuste, on s’étonne que ses excursions soient si limitées pendant la saison des œufs. On n’en trouve que quelques individus au nord de l’entrée de la baie de Baffin, et rarement plus haut, puisque le docteur Richardson ne les mentionne pas dans sa faune de l’Amérique boréale. Le long de nos côtes, aucun ne vient nicher plus bas que l’extrémité est du Maine. Les rivages ouest du Labrador, sur une étendue d’environ trois cents milles, leur offrent des retraites où ils passent le printemps et l’été ; aussi abondent-ils dans ces parages, et c’est là que je les ai bien étudiés.

Les jeunes, lors de leurs migrations d’hiver, ne dépassent pas, autant que j’ai pu l’observer, le milieu de la côte orientale des Florides. Dans l’hiver de 1831, à Saint-Augustin, j’en vis plusieurs couples en société avec les jeunes du pélican brun ; mais plutôt par intérêt que par amitié, car ils leur donnaient fréquemment la chasse, comme pour les forcer, ainsi que fait le stercoraire envers les petites espèces de mouettes, à dégorger une partie du produit de leur pêche ; toutefois je dois le dire, cette tentative de piraterie n’était suivie d’aucun succès. Ils étaient excessivement farouches, ne se posaient jamais qu’à l’extrémité des bancs de sable les plus reculés, et ne se laissaient pas approcher. Dès qu’ils voyaient l’un de nous se diriger vers eux, ils ne manquaient jamais de gagner, en marchant, la dernière pointe hors de l’eau, puis s’envolaient, et ne songeaient à se reposer que lorsqu’on ne les voyait plus. Je ne puis dire à quelle époque ils quittèrent cette côte. On en trouve quelques-uns de répandus au long de la mer, depuis les Florides jusqu’aux États du centre, et dans ce nombre très peu de vieux oiseaux. L’espèce ne devient commune qu’au delà des limites du Connecticut et de Long-Island, mais plus loin le nombre en augmente rapidement à mesure qu’on avance. Sauvages et défiants, sur toute cette immense surface de mers et de terres, ce n’est que par une sorte de hasard qu’on peut s’en procurer. Rarement s’avancent-ils haut dans les baies, à moins d’y être forcés par la rigueur de la saison ou la violence du vent. Je les ai trouvés sur nos grands lacs ; mais je ne me rappelle pas en avoir jamais vu sur nos rivières de l’est, à une certaine distance de la mer, là où, au contraire, le Goëland à manteau bleu se rencontre fréquemment.

Vers le commencement de l’été, ces oiseaux vagabonds abandonnent l’Océan et vont prendre, pour un temps, leurs ébats sur les rives sauvages du Labrador, rives sauvages et désolées aux yeux de l’homme, mais charmantes pour eux, et qui leur offrent tout ce qu’ils désirent. L’un après l’autre ils arrivent, les plus vieux les premiers ; apercevant de loin la terre où ils sont nés, ils la saluent de leurs notes bruyantes, joyeux comme le voyageur quand il sent qu’il approche de sa demeure chérie. Plus ou moins tôt chaque mâle s’apparie avec une femelle de son choix, et ils se retirent ensemble sur quelque banc de sable à l’écart, d’où ils remplissent l’air de leurs éclats de rire furieux que répète l’écho des rochers. Pour quiconque aime à surprendre les secrets de la nature, le spectacle, même lointain, de ces tendres rencontres ne manque ni d’intérêt ni d’attrait. Le mâle tourne en s’inclinant autour de sa compagne, et sans doute s’évertue à lui déclarer ainsi son amour ; mais bientôt tout s’arrange à la satisfaction des deux parties, et les jours suivants, on les voit se réunir d’un mutuel accord, sur la grève d’où les eaux se retirent. Tantôt ils mettent leur plumage en ordre ; tantôt, les ailes à moitié déployées, ils se réchauffent au soleil ; quelques-uns se reposent, couchés doucement sur le sable, tandis que d’autres, portés sur un pied, se tiennent côte à côte. — Les eaux commencent-elles à revenir, tous ils s’envolent pour chercher la proie. Enfin le grand moment est arrivé ; quelques couples, formant de petites sociétés, se dirigent vers les îles désertes ; ceux-ci s’arrêtent aux stations les plus voisines pour préparer leurs nids ; les autres continuent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la retraite qui leur convient, et avant une quinzaine l’incubation commence.

Le nid est habituellement placé sur le roc nu, dans quelque île basse, parfois à l’abri sous un écueil qui se projette au-dessus des eaux, ou dans une profonde crevasse. Au Labrador, il est composé de mousses et d’herbes marines arrangées avec soin. Mesurant environ deux pieds en diamètre et relevé de cinq à six pouces sur les bords, il n’a guère plus de deux pouces d’épaisseur au centre, où sont ajoutés des plumes, de l’herbe sèche et d’autres matériaux. Il contient trois œufs ; je n’y en ai jamais trouvé davantage. Longs de 2 pouces 7/8, ils ont 2 pouces 1/8 de large ; la coquille forme un ovale très évasé, est rude au toucher, sans être granuleuse, et offre une couleur d’un pâle terreux mêlé d’un gris verdâtre irrégulièrement taché et pointillé de noir brun et de pourpre terne. Comme ceux de la plupart des autres Goëlands, ils sont très bons à manger. La ponte a lieu du milieu de mai à celui de juin, et cette espèce n’élève qu’une couvée chaque saison. Tant que dure l’incubation, les oiseaux ne s’éloignent jamais pour longtemps de leurs œufs ; le mâle couve aussi bien que la femelle, et tandis que l’un d’eux est sur le nid, l’autre a soin de ne le laisser manquer de rien. La première semaine, les parents dégorgent la nourriture dans le bec des jeunes ; mais quand ceux-ci sont devenus un peu grands, ils se contentent de la déposer devant eux. À l’approche de l’homme, on les voit fuir en toute hâte et tâcher de gagner quelque cachette, ou le rocher voisin sous le rebord duquel ils se tapissent. Au bout de cinq ou six semaines, ils peuvent s’échapper à l’eau, où ils nagent légèrement et avec beaucoup d’aisance. Si on met la main dessus, ils crient de la même manière que leurs parents. Le 18 juin, nous en prîmes plusieurs que nous lâchâmes sur le pont du Ripley, où ils marchaient sans aucune gêne et ramassaient les aliments qu’on leur jetait. Aussitôt que l’un d’eux allait pour engloutir sa portion, un autre courait dessus, saisissait le morceau, tiraillait de son côté, et s’il était le plus fort, l’emportait dans un coin et l’avalait. Le 23 du même mois, deux autres individus, âgés de quelques semaines, et ayant déjà une partie de leurs plumes, furent aussi apportés à bord. Leurs cris, quoique faibles encore, ressemblaient exactement à ceux de leurs parents. Ils mangeaient goulûment tout ce qu’on leur présentait. Quand ils étaient fatigués, ils se reposaient sur leurs tarses, qu’ils allongeaient en avant par terre, comme font tous les hérons, et restaient plus ou moins de temps dans cette singulière posture. Un mois ne s’était pas écoulé qu’ils se montraient on ne peut plus familiers avec le cuisinier ; ils étaient, en outre, devenus très gras. En maintes circonstances ils manifestaient les mêmes inclinations que les vautours, car lorsqu’on leur jetait un canard mort ou même un Goëland de leur propre espèce, ils le mettaient en pièces, buvaient son sang, déchiraient sa chair, qu’ils avalaient par gros morceaux, chacun s’efforçant de dérober celui de son voisin. Jamais ils ne buvaient d’eau, mais assez souvent y plongeaient le bec, qu’ils secouaient violemment pour en ôter le sang et les autres saletés. On les nourrit ainsi, jusqu’à ce qu’ils fussent à peu près en état de voler. Pendant que nous étions dans le port, les marins s’amusaient de temps en temps à les jeter à la mer, et cela semblait les amuser eux-mêmes, car ils se mettaient gaiement à nager, se baignaient, faisaient leur toilette, puis revenaient près des flancs du navire, pour qu’on les remontât à bord. Une nuit qu’il faisait grand vent et que, ballottés par un fort roulis, nous nous tenions à l’ancre dans le havre de Bras-d’Or[2], un de ces oiseaux fut lancé à l’eau et nagea vers le rivage, où le lendemain matin, après de longues recherches, nous le retrouvâmes tout transi et grelottant derrière un rocher. Nous le rendîmes à son frère, et c’était plaisir de voir la vivacité de leurs mutuelles félicitations. Parfois ils s’envolaient d’eux-mêmes pour se baigner ; mais quelque effort qu’ils fissent, ils ne pouvaient regagner le pont sans notre aide. Je m’étais attaché à ces pauvres bêtes, et ce n’était pas sans un vrai sentiment de compassion et d’intérêt que je les voyais étendus sur le côté, soufflant et pantelants, bien que le thermomètre ne montât qu’à 55 degrés. Ils avaient, pour le chien de mon fils, une antipathie prononcée. C’était pourtant un animal d’un naturel doux et aimant ; ils ne cessaient de le harceler, de le mordre, et le pourchassaient impitoyablement du pont dans la cabine. Quelques jours après notre départ de la baie de Saint-Georges, nous fûmes assaillis par un ouragan et obligés de mettre en panne. Le lendemain un des Goëlands fut balayé par-dessus le bord ; il essaya de regagner le vaisseau, mais en vain, car l’ouragan continuait. Les matelots me dirent qu’ils l’avaient vu nager vers le rivage, qui n’était que trop rapproché pour nous, et où je souhaite qu’il ait pu arriver sain et sauf. Je donnai l’autre à mon ami Green, lieutenant dans l’armée des États-Unis ; et dans une des lettres qu’il m’écrivait l’hiver suivant, il m’annonçait que la garnison s’était prise d’engouement pour le jeune Larus marinus, et qu’il venait à merveille, quoique aucun changement sensible ne se fût manifesté dans son plumage.

Je lis dans mon journal qu’à la baie de Saint-Georges, nos marins prirent beaucoup de jeunes morues, et que tous les jours, on en donnait à nos Goëlands, chacun d’eux ayant de huit à dix pouces de long. Ils étaient curieux à voir lorsqu’ils faisaient effort pour les avaler. La forme du poisson se trouvait marquée tout le long du cou, qu’ils étaient obligés de tenir tendu en avant ; et c’est ainsi qu’ils restaient, le bec ouvert, ayant l’air de beaucoup souffrir, mais sans chercher pour cela à rendre gorge. Vers l’époque où les jeunes se disposent à s’envoler, on en tue, aux environs du nid, des quantités considérables que l’on dépouille et que l’on sale pour les colons et les pêcheurs résidents de Labrador et de Terre-Neuve. Quand ils sont capables de se subvenir à eux-mêmes, les parents les abandonnent tout à fait, et dès lors vieux et jeunes cherchent séparément leur nourriture.

Le vol du grand Goëland à manteau noir est ferme, assuré, parfois élégant, assez rapide et prolongé. Quand il accomplit ses lointains voyages, il se tient ordinairement à une hauteur de cinquante ou soixante mètres, et se dirige en droite ligne par des battements d’aile aisés et réguliers. Si le temps tourne à la tempête, ce Goëland, de même que la plupart de ceux de sa tribu, effleure la surface des eaux ou de la terre, et prenant contre le vent, sans jamais lui céder, se fraye un passage au milieu des tourbillons les plus violents. Au contraire, par temps calme et quand le soleil brille, on le voit qui se balance à une immense hauteur, et pendant une demi-heure ou plus, semble se jouer au sein des airs, comme font les aigles, les vautours et les corbeaux. De temps à autre, lorsqu’il poursuit un oiseau de sa propre espèce, ou fuit devant son ennemi, il se précipite par bonds rapides qui toutefois ne se prolongent pas, et bientôt après se renlève et recommence à planer, en décrivant des cercles. Si l’homme tente d’empiéter sur ses domaines, il se tient au-dessus de lui, à une distance respectueuse, non plus en planant, mais comme inquiet, et donnant de côté et d’autre de vifs coups d’aile. Pour s’emparer des poissons dont il fait habituellement sa proie, il se laisse glisser légèrement en bas et, en passant au-dessus de sa victime, l’enlève dans son bec. Si le poisson est petit, le Goëland l’avale en volant ; mais lorsqu’il est gros, il se pose sur l’eau, ou gagne le plus prochain rivage, pour faire son repas à son aise.

Quoique silencieux, on peut dire les trois quarts de l’année, ce Goëland se montre très bruyant lorsque arrive la saison des amours, et même tant que les jeunes n’ont pas toutes leurs plumes ; mais ensuite il retombe dans son silence. Ses notes les plus ordinaires, quand on l’interrompt ou qu’on le surprend, sont une sorte de cack, cack, cack ; lorsqu’il fait la cour à sa femelle, elles s’adoucissent, deviennent moins saccadées et ressemblent aux syllabes cawah, cawah, qu’il répète fréquemment, tandis qu’il décrit ses cercles en l’air, au-dessus de sa retraite, ou bien en vue de sa compagne.

Il marche bien, d’un pas ferme et avec un air d’importance, nage légèrement, quoique avec lenteur et sans pouvoir échapper à la poursuite d’un bateau. Il ne sait pas plonger ; mais parfois, en cherchant sa nourriture au long des rivages, il entre dans l’eau pour courir après un crabe ou une écrevisse de mer, et réussit à s’en emparer. Au Labrador, j’en vis un plonger dans deux pieds d’eau environ, après un gros crabe qu’il parvint à tirer sur le rivage, où il le mangea. J’observais tous ses mouvements à l’aide d’une lunette, et pus parfaitement remarquer comment il s’y prenait pour le mettre en pièces et en avaler les parties charnues, laissant de côté les pattes et la carapace. Quand il eut fini, il s’envola vers ses petits et dégorgea devant eux.

Extrêmement vorace, il fait ventre de tout, sauf de végétaux ; même les plus puantes charognes ne lui répugnent pas, cependant il préfère du poisson frais, de jeunes oiseaux ou de petits quadrupèdes. Il suce tous les œufs qu’il peut trouver et en détruit ainsi un grand nombre, n’épargnant pas davantage les parents, s’ils sont faibles et sans défense. J’ai souvent vu de ces Goëlands attaquer une troupe de canards nageant aux côtés de leur mère. Celle-ci, quand ils étaient trop jeunes, prenait seule son vol, et les pauvres petits plongeaient ; mais souvent ils étaient capturés en reparaissant à la surface, à moins qu’ils ne se trouvassent parmi des joncs. La femelle de l’Eider est la seule de sa tribu qui, en pareille occasion, risque sa vie pour sauver sa famille : elle s’enlève de dessus l’eau, tandis que sa couvée disparaît au-dessous, et tient le Goëland en respect, jusqu’à ce que ses petits soient à l’abri sous quelque rocher ; ce n’est qu’alors qu’elle part dans une autre direction, laissant l’ennemi tout penaud digérer sa mortification à loisir. Mais lorsque la tendre mère est sur ses œufs et à découvert, le maraudeur l’assaille, la contraint de s’envoler, et pille son trésor, hélas ! sous ses yeux. Les jeunes tétraos deviennent aussi la proie de ce Goëland, qui leur donne la chasse sur les rocs couverts de mousse, et les dévore devant leurs parents ; enfin, il s’attache aux bancs de poissons pendant des heures de suite, et d’habitude fait très bonne pêche. Sur la côte du Labrador, je voyais ces oiseaux longer les bas-fonds de la mer et prendre des plies. Parfois ils essayaient de les avaler tout entières ; mais ne pouvant en venir à bout, ils gagnaient quelque rocher, les battaient contre la pierre, puis les déchiraient par morceaux. Ils paraissent digérer sans peine les plumes, les os et autres parties dures, et ne dégorgent que pour nourrir leurs petits, ou celui d’entre eux qui est occupé à couver ; à moins encore qu’ils ne se sentent blessés et sur le point d’être pris par l’homme, ou qu’ils ne soient poursuivis par quelque oiseau plus fort qu’eux. Un jour, à Boston, je vis un de ces Goëlands prendre, sur un banc de vase, une anguille qui n’avait pas moins de quinze à dix-huit pouces de long. Il s’enleva péniblement, parvint après de grands efforts à en avaler la tête, et se dirigeait vers le rivage en emportant sa proie, lorsque survint un aigle à tête blanche qui, traitant en maître l’infortuné Goëland, l’eût bientôt forcé à s’en dessaisir. Alors l’aigle, se laissant glisser après l’anguille, la rattrapa avant qu’elle eût touché l’eau, et fuit tranquillement en la tenant dans ses serres.

Cet oiseau est excessivement farouche et vigilant ; même au Labrador, nous ne pûmes nous en procurer qu’une douzaine de vieux, encore après beaucoup de difficultés, et en recourant à toutes sortes de stratagèmes. Ils épiaient nos mouvements avec tant de soin, qu’ils ne se hasardaient en aucun cas à dépasser certain rocher derrière lequel ils pouvaient craindre que quelqu’un de nous ne se tînt en embuscade. Pendant qu’ils couvaient, nous ne parvînmes jamais à en tuer près du nid. Une seule femelle essaya de porter secours à ses petits, et fut tuée en volant, par extraordinaire, non loin de nous. On n’a chance de les surprendre que lorsqu’il fait grand vent, car alors ils rasent les sommets des plus hauts rochers, où nous avions la précaution de nous cacher pour les attendre. Dès que nous approchions des îles où ils nichent au milieu des écueils, semblant deviner nos intentions, ils abandonnaient la place, et quand nous nous en revenions, nous suivaient à plus d’un mille, en jappant et poussant de grands cris.

La mue commence pour eux dès les premiers jours de juillet ; de bonne heure, en août, on voit les jeunes chercher la nourriture pour leur propre compte, et même très loin des parents. Le 12 du même mois, ils avaient tous quitté le Labrador. Nous les retrouvâmes plus tard, le long des côtes de Terre-Neuve, dans le golfe Saint-Laurent et sur les baies de la Nouvelle-Écosse. — La chair des vieux est coriace et très mauvaise ; leurs plumes sont élastiques et bonnes pour faire des coussins, des oreillers et autres choses semblables ; mais rarement peut-on en récolter une quantité suffisante.

Cet oiseau doit jouir d’une longévité extraordinaire, puisque j’en ai vu qu’on gardait en captivité depuis plus de cinquante ans. Je dois à mon savant ami le docteur Neil, d’Édimbourg, le rapport intéressant que voici, sur les habitudes d’un individu de cette espèce qu’il avait apprivoisé :

« Dans le courant de l’été de l’année 1818, un jeune Goëland me fut apporté par un petit pêcheur de New-haven, qui me dit qu’on l’avait pris sur mer, vers l’embouchure du Forth. Il n’était encore revêtu que d’une partie de ses plumes et n’avait aucun mal. Il apprit promptement à se nourrir de pommes de terre et de rebuts divers, en compagnie de plusieurs canards, et devint bientôt plus familier qu’aucun d’eux ; à ce point qu’il venait regarder par la fenêtre de la cuisine, attendant qu’on lui jetât quelque morceau de graisse qu’il aimait par-dessus tout. Il avait l’habitude de suivre ma servante Peggy Oliver aux alentours de la maison, battant des ailes et criant bien fort, pour qu’on lui donnât à manger. Après deux mues, je fus agréablement surpris de voir paraître le manteau noir, ainsi que la forme et la couleur du bec auxquels on reconnaît le larus marinus, ou grand Goëland à manteau noir ; car je l’avais jusqu’alors simplement regardé comme un bel exemplaire d’une espèce plus petite, le larus fuscus, dont je possédais deux individus qui n’avaient jamais voulu permettre au nouveau venu de faire société avec eux. Mon Goëland s’était parfaitement apprivoisé, et je ne crus pas devoir prendre la précaution de lui rogner les ailes pour l’empêcher de s’envoler. Beaucoup de personnes qui venaient chez moi me le vantaient comme l’une des plus superbes mouettes de mer qu’elles eussent vues, et je ne voulais pas le mutiler. Dans l’hiver 1821-1822, je lui donnai pour compagnon un héron mâle qui, blessé sur le marais de Coldingham et apporté vivant à Édimbourg, où on le garda quelques semaines dans une cellule du vieux collége, me fut présenté par le portier, M. John Wilson, homme véritablement distingué par l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui pouvait servir aux progrès de l’histoire naturelle. Nous réussîmes aussi à apprivoiser complétement ce héron ; et jusqu’en la présente année 1835, il est demeuré chez moi, ayant tout le jardin pour se promener, les arbres pour se percher, et jouissant d’un libre accès dans le Loch[3] qui forme la limite de mon jardin. Un jour, c’était au printemps de 1822, le gros Goëland se trouva manquer à l’appel, et nous nous assurâmes, je ne me souviens plus comment, qu’il n’avait été ni volé, ni tué, ainsi que nous le supposions d’abord, mais qu’on l’avait vu passer par-dessus le village, allant au nord, probablement pour gagner la mer. J’avais perdu tout espoir de le revoir jamais, lorsqu’en rentrant chez moi, vers la fin d’octobre, même année, je fus tout étonné d’entendre la servante me crier, d’un air de triomphe : Monsieur, monsieur, le gros Goëland est revenu ! Effectivement, je l’aperçus qui se promenait, comme d’habitude, à travers le jardin, en compagnie de son vieil ami le héron, que, j’en suis convaincu, il reconnaissait parfaitement. Il disparut de nouveau le soir, et revint au matin, pendant plusieurs jours de suite. Alors Peggy jugea prudent de l’enfermer ; mais évidemment la prison n’était pas de son goût, et on se décida à lui rendre la liberté, bien qu’il courût grand risque d’être tué sur l’étang du moulin par quelque jeune chasseur d’Édimbourg. Sa captivité temporaire l’avait rendu un peu plus méfiant et plus farouche ; cependant il n’en continua pas moins ses visites quotidiennes au jardin, où il ramassait les harengs et autres morceaux qu’on y jetait à son intention. Au commencement de mars 1823, ses visites cessèrent, et nous ne le revîmes plus qu’à la fin de l’automne. Ces échappées pendant l’hiver, à Canonmills, et ces excursions d’été, dans quelque endroit inconnu où sans doute il se retirait pour nicher, se prolongèrent pendant plusieurs années, avec une grande régularité. Seulement, je remarquai qu’après la mort de sa protectrice, en 1826, il se montra plus rarement. — Mon journal porte cette note, à la date du 26 octobre 1829 : Le grand Goëland de la vieille Peggy est arrivé ce matin sur l’étang. C’est le septième ou huitième hiver qu’il revient régulièrement. — Il amenait un jeune avec lui, mais qui ne tarda pas à être tué sur le Loch par quelque étourdi de chasseur. C’était sans doute un de ses petits ; il avait l’aile cassée, et demeura deux ou trois jours au milieu du marais, en poussant des cris lamentables, jusqu’à ce que la mort fût venue le délivrer. — Immédiatement, et pour tout l’hiver, le vieux Goëland quitta la place, comme pour nous reprocher notre cruauté. L’automne suivant toutefois, il paraît qu’il avait oublié son injure, car je vois dans mon journal que, le 30 octobre 1830, il revint au jardin de Canonmills. Les périodes de l’arrivée et du départ furent presque les mêmes l’année d’après ; mais en 1832, octobre, novembre et décembre se passèrent sans qu’il reparût, et cette fois je désespérais de le revoir. À la fin pourtant, il revint. — Autre note de mon journal : Dimanche, 6 janvier 1833, le grand Goëland s’est montré de nouveau sur l’étang du moulin pour la onzième année, si je ne me trompe. Dans les premiers temps, il arrivait en octobre, et je l’ai cru mort ou tué. Il a reconnu ma voix, et s’est mis, comme toujours, à planer au-dessus de ma tête. — La dernière mention est celle-ci : 11 mars 1835, le grand Goëland était ici hier, on ne l’a pas revu aujourd’hui, et je ne l’attends plus qu’en novembre.

Ce Goëland a souvent attiré l’attention des personnes qui passaient par le village de Canonmills, et qui s’étonnaient de le voir voler presque à ras de terre, bien que porté sur d’aussi grandes ailes. Les enfants du village ne le connaissaient que sous le nom de Goëland de Neil ; et plus d’une fois, m’a-t-on dit, ils lui ont sauvé la vie, en racontant aux chasseurs étrangers les détails de son histoire. Tout d’abord, quand il arrive en automne, il commence par tourner plusieurs fois autour de l’étang et du jardin ; puis il descend peu à peu et se pose doucement vers le milieu de l’étang. Le jardinier n’a qu’à monter sur le mur du jardin, avec un poisson dans la main, l’oiseau tout de suite gagne les branches avancées de quelque gros saule, d’où il reçoit ce qu’on lui jette, plutôt que de le laisser tomber à l’eau. Il ne peut y avoir aucune espèce de doute relativement à son identité ; il reconnaît trop bien ma voix, quand je crie tout haut « gull, gull[4]  » ; et, qu’il soit en l’air ou sur l’eau, il s’approche immédiatement.

Quelques couples de ce grand Goëland nichaient, chaque année, au bas rocher ; il est très probable que le mien venait de là ; et, s’il m’est permis de hasarder une conjecture, je suppose qu’après avoir atteint lui-même l’âge adulte, il s’y retirait chaque année pour nicher à son tour ; mais que, dans ces derniers temps, ayant perdu sa femelle ou essuyé quelque autre désastre, il est allé, pour le même objet, s’établir plus au loin, ce qui retarde ainsi, de six semaines, son retour périodique aux quartiers d’hiver. »





  1. The skua, aux îles Féroé ; on appelle ainsi le Goëland varié ou grisard.
  2. À l’île de Cap-Breton, au sud du golfe Saint-Laurent.
  3. Marais.
  4. Goëland, Goëland.