Satires (Horace, Raoul) Livre 2 (texte français)

Horace, Satires livre II, traduction de L.V. Raoul 1829


LIVRE II.


SATIRE I.


L’un prétend que, trop libre en mes écrits caustiques,
Et transgressant les lois des anciens satiriques,
J’exerce la censure avec trop de rigueur ;
L’autre trouve mes vers traînans et sans vigueur,
Et pense qu’aisément chacun, du même style,
Dans une matinée en composerait mille.
Docte Trébatius, de grâce, dites-moi,
Que faut-il faire ? — Il faut ne plus écrire. — Quoi !
Ne plus faire de vers ! — Non. — L’avis est fort sage,
Mais je ne puis dormir. — Dans le Tibre, à la nage,
Jetez-vous par trois fois, et le soir, buvez pur ;
Il n’est point pour dormir de remède plus sûr.

Ou bien, si rien en vous n’éteint l’ardeur d’écrire,
Certain du noble prix qu’obtiendra votre lyre,
Célébrez de César les exploits éclatans.
— Déjà je les aurais chantés depuis long-temps ;
Mais chacun n’est point propre à peindre la vaillance,
Et le Gaulois altier expirant sur sa lance,
Et le Romain vainqueur, et le Parthe blessé,
De son coursier fougueux par un trait renversé.
— Au moins vous auriez pu d’un prince ferme et sage
Célébrer la justice et vanter le courage.
Ainsi jadis Lucile honora Scipion.
— Je n’en laisserai point passer l’occasion ;
Mais je ne voudrais pas de ses propres merveilles
Aller mal à propos lui lasser les oreilles.
Car César, s’il accepte un encens qu’on lui doit,
Se cabre sous la main d’un flatteur maladroit.
— Sans doute ; mais il faut y mettre de l’adresse ;
Et cela vaudrait mieux que de venir sans cesse
Percer de traits sanglans Crispinus, Fannius,
Pantolabe et surtout ce bon Tigellius.
Tout le monde en effet craint de prêter à rire,
Et, n’eût-il rien à craindre, abhorre la satire.
— Que voulez-vous ! Milon, dès qu’à ses yeux troublés,
Dans la chaleur du vin, les flambeaux sont doublés,
Se livre pour la danse au transport qui l’entraîne :
Castor, noble écuyer guide un char dans l’arène ;
Pollux, adroit lutteur du ceste arme son bras ;
Autant d’hommes, autant de penchans ici-bas.
Le mien est d’imiter le genre de Lucile,
Qui nous vaut bien tous deux, s’il n’est pas plus habile.

Lucile de ses vers faisait ses confidens ;
Et comme on s’abandonne à des amis prudens,
Qu’il eût le sort propice ou les destins contraires,
Eux seuls de ses secrets étaient dépositaires :
De là vient qu’en son livre, ainsi qu’en un portrait,
Le vieillard tout entier est rendu trait pour trait.
Habitant de la Pouille ou de la Lucanie,
Car les Vénusiens sont une colonie
Transportée en ces lieux, au départ des Sabins,
Pour contenir, dit-on, de dangereux voisins ;
Quelque nom que l’on donne aux bords qui m’ont vu naître
Je veux suivre Lucile et le prends pour mon maître ;
Mais, tout en l’imitant, je fuirai ses écarts :
Personne ne sera blessé de mes brocards ;
Et tant que les méchans me laisseront tranquille,
Mon glaive en son fourreau demeurant inutile,
(Puisse-t-il, juste ciel ! s’y rouiller à jamais !)
Je ne m’en servirai qu’à m’assurer la paix ;
Mais malheur à celui dont l’attaque imprudente
Viendrait aigrir le fiel de ma plume mordante !
Puni, je l’en préviens, de sa témérité,
Dans la ville, en tous lieux, son nom sera chanté.
Cervius en courroux, saisit l’urne fatale.
La fille d’Albucus, menaçant sa rivale,
Nouvelle Sagana, tient un breuvage prêt,
Le brigand un poignard, Turius un arrêt !
C’est la loi naturelle en tous les cœurs empreinte,
Et pour se mettre en garde ou répandre la crainte,
Chacun de ses moyens use en se défendant,
Le taureau de sa corne, et le loup de sa dent.

Confiez à Scéva les longs jours de sa mère :
Il ne brisera point sa tête octogénaire ;
Pas plus qu’un loup ne rue, et qu’un torreau ne mord.
Scéva plus doucement lui donnera la mort,
Et, le miel d’un gâteau, fait tout exprès pour elle,
Le débarassera de la vieille éternelle.
En un mot, car j’abuse ici de votre temps,
Soit que vers le tombeau je chemine à pas lents,
Soit que m’enveloppant de ses crêpes funèbres,
Bientôt la mort m’appelle au séjour des ténèbres,
Riche ou pauvre, dans Rome ou sur des bords déserts,
Quelque soit mon destin, je veux faire des vers.
— Ah ! jeune homme, craignez que de cette manie
Votre imprudente audace un jour ne soit punie ;
Craignez qu’un ennemi chez les grands en faveur,
N’éteigne en votre sang cette coupable ardeur.
— Quoi donc ? quand le premier, d’un courage héroïque,
Lucile a pu venger la morale publique ;
Lorsqu’au front des pervers par ses mains arraché,
Le masque laissa voir leur opprobre caché,
Lælius en prit-il le plus léger ombrage ?
Et vit-on le héros qui renversa Carthage,
Réclamer pour Lupus, accablé de ses vers,
Ou plaindre Métellus de quelques traits amers ?
Sa muse cependant également sévère,
Des plus nobles romains au plus obscur vulgaire,
Poursuivit sans égards tous les gens vicieux,
Et la seule vertu trouva grâce à ses yeux.
Bien plus : quand loin du bruit d’un trop vaste théâtre,
Ces grands hommes, au sein d’une amitié folâtre,

Voulaient fuir des emplois la fatigue et l’ennui,
Ils couraient chez Lucile ; et c’était avec lui
Qu’ils goûtaient le bonheur d’une douce retraite,
Heureux de partager le souper du poète,
Et ses plaisirs sans faste et ses jeux innocens.
Je n’ai pas sa naissance, encor moins ses talens :
Comme à lui, cependant, quoi qu’en dise l’envie,
Qui briserait ses dents en mordant sur ma vie,
Les grands ne m’ont fermé leur cœur ni leur maison.
Docte Trébatius, ai-je tort ou raison ?
— Vous avez raison, mais vous ignorez peut-être
Une loi qu’il importe aux auteurs de connaître :
La voici : « Le préteur punira l’écrivain
Qui par des vers méchans blessera son prochain. »
— Oui, par de méchans vers, et le décret est juste ;
Mais s’ils sont bons ; s’ils ont le suffrage d’Auguste ;
Si l’auteur pour son compte, exempt de tout défaut,
Ne blesse qu’un fripon, ou n’a berné qu’un sot !
— Oh ! tout le monde alors approuvant la satire,
Le procès finira par des éclats de rire.


Séparateur

SATIRE II.


S’il est une vertu que nulle autre n’égale,
C’est la simplicité d’une table frugale.
Ce langage n’est pas de moi, mais d’Ofellus,
Qui, sans le vain secours de dogmes superflus,
Philosophe sans livre et sage sans système,
Ce qu’il a de bon sens, ne le doit qu’à lui-même.
Venez donc ; mais quittez ces banquets somptueux
Où l’œil est ébloui d’un éclat fastueux ;
Où par de faux brillans l’esprit se laissant prendre,
À de meilleurs conseils refuse de se rendre.
C’est ici ; c’est à jeun, qu’il faut, de bonne foi,
Examiner à fond ce sujet avec moi.
— À jeun ! et pourquoi donc ? — Puisqu’il faut vous le dire,
En deux mots, s’il se peut, je vais vous en instruire.
Tout juge corrompu voit mal la vérité.
Fatigue au champ de Mars un coursier indompté ;
Cours à la chasse ; apprends à manier les armes ;
Ou bien si ce métier a pour toi peu de charmes,

Toi dont les seuls jeux grecs réveillent la langueur,
Au palet, à la paulme exerçant ta vigueur,
Descends dans cette lice où, pour celui qui l’aime,
L’ardeur change en plaisir la fatigue elle-même ;
Et lorsque l’exercice et la soif et la faim,
D’un palais délicat surmontant le dédain,
Auront enfin guéri tes dégoûts ordinaires,
Rejette, j’y consens, des alimens vulgaires,
Et refuse de prendre un falerne encor dur,
À moins que dans ta coupe on n’y mêle un miel pur.
L’hiver met le poisson à l’abri sous la glace ;
Et pendant quelques jours, pour comble de disgrâce,
Il faudra te passer de ton maître d’hôtel,
En mourras-tu de faim ? non : du pain et du sel
T’offriront au besoin un repas délectable.
Pourquoi ? c’est que des mets que tu cherches à table,
Le goût n’existe point dans ce qu’ils ont coûté ;
C’est qu’il est en toi-même, et que la volupté
Est le fruit du travail, des mâles exercices.
Pâle, et moins engraissé que bouffi de délices,
Quel plaisir ce glouton, las de tous ses banquets,
Trouverait-il encore aux huîtres, aux sargets,
Aux poissons apportés des mers les plus lointaines ?
Toi cependant séduit par des chimères vaines,
Que l’on te serve un paon : tu le préféreras
Au poulet le plus tendre, au chapon le plus gras ;
Non certes qu’il ait droit à cette préférence ;
Mais c’est un oiseau rare ; il coûte un prix immense ;
Et lorsqu’en un festin avec pompe on le sert,
Sa queue est en spectacle aux convives offert.

Il s’agit bien vraiment de cette vaine pompe !
Des dehors, conviens-en, le prestige te trompe :
Car enfin mange-t-on ce plumage vanté ?
Et paraît-il à table en toute sa beauté ?
Sur ce point toutefois je consens qu’on t’excuse :
Mais comment, insensé qu’une autre erreur abuse,
Peux-tu d’un loup marin, à sa forme, à sa chair,
Juger qu’il vient du Tibre ou de la haute mer,
Ou bien que le pêcheur en a fait la capture
Entre les ponts du fleuve, ou vers son embouchure ?
Tu n’aimes, tu ne veux que d’énormes barbeaux,
Que pourtant il faudra dépecer par morceaux !
Et dans les loups marins, c’est à leur petitesse
Que tu crois distinguer ceux de la bonne espèce !
D’où vient cela ? j’entends : la nature a prescrit
Qu’un loup marin fût gros, qu’un barbeau fût petit.
Il te faut le contraire. Homme vain et futile,
Un estomac à jeun n’est pas si difficile.
— O quel plaisir de voir, à table, tout entier
Sur un vaste plateau servir un sanglier,
Vous dira ce glouton pareil à la harpie,
Sur les mets du troyen portant sa griffe impie ?
Vents du midi, venez infecter tous ses mets.
Que dis-je ? sanglier, turbot, tout désormais
Lui fait mal, lui répugne, et le radis, l’oseille,
Seuls dans un grand festin ont un sel qui l’éveille.
C’est grâce à ce dégoût que la table des rois
De racines encor se couvre quelquefois,
Et parmi tout son luxe, à de nombreux convives
Offre de simples œufs et de noires olives.

Nos ayeux ignoraient ces excès scandaleux ;
Et c’est Gallonius, cet huissier trop fameux,
Qui, donnant aux Romains un exemple coupable,
Fit servir le premier, un esturgeon à table.
― Quoi ! la mer avait-elle alors moins de turbots,
M’allez-vous demander ? non : mais au sein des flots,
Le turbot ignoré vivait libre et tranquille ;
Et rien ne l’eût troublé dans ce profond asyle,
Si, s’avisant un jour d’en connaître le goût,
Certain préteur manqué n’en eût fait un ragoût.
Que demain en effet quelqu’un vienne à prétendre
Que les plongeons rôtis sont un mets gras et tendre,
Vous verrez, tant le mal est bientôt imité,
Rome entière applaudir à cette nouveauté.
Ce n’est pas cependant, ajoutait notre sage,
Qu’on doive de son bien s’interdire l’usage ;
Et d’un excès en vain on veut se corriger,
Quand, tombant dans un autre, on ne fait qu’en changer.
Eh, qui ne dévouerait à la haine publique
Cet Avidiénus, ce ladre, ce cynique,
À la faim, à la soif, sur son or condamné,
Qui ne boit de son vin que lorsqu’il est tourné ;
Vivant sur les produits d’immenses héritages,
D’olives de cinq ans et de cormes sauvages ?
Voyez-le, quand il faut, dans un banquet joyeux,
Fêter une naissance, une noce ou ses dieux,
Goutte à goutte, en tremblant, sur sa maigre salade
Lui-même de sa cruche épandre une huile fade,
De qui l’infecte odeur, dont vous seriez blessé,
Va se perdre en des flots d’un vinaigre passé

— Quelle est donc, selon vous, de ces façons de vivre,
Celle que la raison nous conseille de suivre ?
Chacune à ses dangers, et comme on dit fort bien,
D’un côté vient le loup, et de l’autre le chien,
— Le sage, loin du faste et fuyant l’avarice,
D’aucun des deux excès ne fera son supplice ;
On ne le verra point, singe des Lucullus,
Donnant dans sa maison ses ordres absolus,
Pour ranger avec ordre un buffet magnifique,
Gourmander en fureur un nombreux domestique ;
Ni comme Naevius, sordide en ses banquets,
De servir une eau sale excuser ses laquais :
Car c’est un vice aussi ; mais laissons ce langage,
Et d’un repas frugal expliquons l’avantage.
D’abord, c’est le moyen de garder sa santé,
Et pour savoir combien cette variété,
Ce choix de mets exquis peut devenir funeste,
Souviens-toi seulement de la table modeste,
Dont tu sortis toujours si calme, si dispos.
Mais si tu vas confondre, entasser les morceaux,
Le bouilli, le rôti, les huîtres et les grives,
Tous ces sucs délicats savourés des convives,
Se transformant en bile, au sortir du festin,
Porteront le désordre et le feu dans ton sein.
Vois-tu cet air défait, ce front pâle et livide ?
Voilà ce que produit une table splendide.
Ce n’est pas tout. Le corps accablé, sans vigueur,
Sur l’esprit abattu fait peser sa langueur,
Et semble éteindre en nous cette flamme immortelle,
De la divinité précieuse étincelle.

L’homme sobre, au contraire, après un court repas,
Qui dans la nuit du moins ne l’incommode pas,
Dort bien, et le matin, plein d’une ardeur nouvelle,
Peut retourner au poste où le devoir l’appelle.
Non que, se refusant tout passe-tems joyeux,
Le sage quelquefois ne se traite un peu mieux ;
Soit qu’un antique usage, à la fin de l’année,
D’un banquet solennel ramène la journée ;
Soit qu’une maladie exige plus de soins ;
Ou qu’enfin avec l’âge amenant les besoins,
La vieillesse, souvent d’infirmités suivie,
Doive se ménager au déclin de la vie.
Mais toi, qui jeune encore et brillant de santé,
Au sein de l’abondance et dans la volupté,
Ne rougis pas de vivre avec tant de mollesse,
Que feras-tu de plus aux jours de la vieillesse ?
Nos aïeux estimaient un jambon déjà vieux.
Etait-ce mauvais goût ? non : mais ils aimaient mieux,
Quand le soir au village un convive agréable,
Venait leur demander une place à leur table,
Pouvoir le lui servir un tant soit peu gâté,
Que de le manger seuls dans toute sa bonté.
Plût au ciel que la terre, encor dans l’innocence,
Au temps de ces héros eût marqué ma naissance !
Du jugement public respectes-tu la voix ?
Cette voix dont en vain nul ne brave les droits,
Et de qui l’harmonie aux plus beaux vers pareille,
Flatte si doucement et le cœur et l’oreille ?
Ces immenses bassins, ces monstrueux turbots,
Amènent l’infamie, attirent tous les maux.

Ajoute à ce désordre un tuteur en colère,
Des amis indignés, et ce témoin sévère,
Ce juge que chacun porte au fond de son cœur,
Et ce délire enfin, cette aveugle fureur
Qui sur tes propres jours te ferait entreprendre,
S’il te restait encore un lacet pour te pendre.
— Sur ce ton sérieux prêchez Nomentanus :
Moi, je nage dans l’or ; j’ai d’amples revenus,
Et trois rois, à leur aise, en ma richesse immense,
Trouveraient de quoi vivre avec magnificence.
— Comment ! le superflu s’amoncèle chez toi,
Et tu n’en sais pas faire un plus utile emploi !
Pourquoi donc tant de gens, privés du nécessaire,
Sans l’avoir mérité, sont-ils dans la misère ?
Pourquoi voit-on des dieux les temples renversés ?
Pourquoi de ces trésors, sous tes mains entassés,
À l’état, dont la voix à son secours t’appelle,
Ne cours-tu pas offrir au moins une parcelle ?
Tu crois apparemment seul fixant le bonheur,
Enchaîner du destin l’inconstante faveur ! .
Ah ! s’ils voyaient un jour ta fortune abaissée,
Pour tes nombreux rivaux quel sujet de risée !
Car enfin qui des deux, bravant le sort jaloux,
Avec plus de courage en soutiendrait les coups,
Ou celui qui, plongé dans de molles délices,
Aurait de tous ses sens caressé les caprices,
Ou celui qui vivant avec sobriété,
Au lieu de s’endormir dans la prospérité,
Aurait prévu de loin la fortune contraire,
Et fait, pendant la paix, les apprêts de la guerre ?

C’est ainsi qu’Ofellus nous donnait des avis
D’autant plus imposans qu’il les avait suivis,
Et que tel il était au sein de l’indigence,
Tel je l’avais jadis connu dans l’opulence.
Vous le verriez encor ce bon cultivateur,
Simple fermier du champ dont il fut possesseur,
Au milieu des troupeaux, débris de sa richesse,
De ses enfans chéris instruire la jeunesse.
Oui, mes amis, toujours je fus ce que je suis :
Un morceau de jambon, des herbes, quelques fruits,
Même quand mes destins étaient le plus prospères,
Composaient mes repas dans les jours ordinaires ;
Et lorsque de nos champs le travail suspendu
M’amenait un voisin dès long-temps attendu,
Trop heureux de pouvoir, sous mon humble chaumière,
Partager avec lui ma table hospitalière
Sans courir acheter ni sarget, ni barbeau,
Chez moi, pour le traiter, je trouvais un chevreau,
Des figues, quelques noix et la grappe vermeille
Qui, du haut du plancher, semblait pendre à la treille.
Bacchus prétait son charme à ce simple festin ;
Nous en nommions le roi, la bouteille à la main ;
Puis, pour qu’elle rendit nos plaines plus fécondes,
Nous implorions Cérès ; et nos coupes profondes,
Epanchant à grands flots la joie avec le vin,
De nos fronts déridés écartaient le chagrin.
Que la fortune encore exerce sa furie ;
Que des troubles nouveaux agitent la patrie ;
De quoi peut nous priver le sort injurieux ?
Et qu’avons-nous souffert depuis que, dans ces lieux,

Faisant exécuter le décret qui nous chasse,
Un nouvel habitant s’est mis à notre place ?
Croyez-moi, mes enfans, en dépit de la loi,
Ce champ n’est pas à lui plus qu’il n’était à moi.
Personne n’a le droit de s’en dire le maître.
Il s’en est emparé ; mais à son tour peut-être,
Un plaideur, un neveu d’hériter empressé,
L’en feront déguerpir, comme il m’en a chassé.
D’Ofellus autrefois on disait le domaine ;
Nous disons maintenant l’héritage d’Umbrène ;
Et tour à tour ainsi passant de main en main,
S’il l’occupe aujourd’hui, j’en puis jouir demain.
Ainsi donc, redoublant de force et de courage,
Opposons, mes enfans, un front calme à l’orage.

SATIRE III.


— Vous écrivez si peu qu’en un an tout entier
Vous ne demandez pas quatre fois du papier,
Sans cesse revenant sur vos premiers ouvrages ;
Sans cesse vous plaignant de ce qu’à nos suffrages,
Trop ami du bon vin, au sommeil trop porté,
Vous chants n’offrent plus rien qui puisse être vanté.
Qu’attendez-vous ? allons : vous voilà loin du Tibre,
Loin des plaisirs bruyans, à jeun, et l’esprit libre :
Exécutez enfin vos superbes projets :
Commencez. — Je ne puis. — D’où vous vient cet accès ?
Quoi ! si de votre plume il ne sort rien qui vaille,
Votre dépit doit-il s’en prendre à la muraille,
À l’encre, au parchemin, objets infortunés
Aux auteurs eu courroux par les dieux condamnés ?
Pourtant, si dans Tibur, loin du bruit de la ville,
Jamais vous vous trouviez en un champêtre asyle,
Chaque jour, disiez-vous, de votre heureux cerveau
On devait voir éclore un chef-d’œuvre nouveau.

Que vous a donc servi cette savante escorte,
Ce cortège poudreux d’auteurs de toute sorte,
Archiloque et Ménandre, Eupolis et Platon ?
Peut-être, en abjurant le culte d’Apollon,
Vous vous êtes flatté de désarmer l’envie :
Mais de l’opprobre seul l’indolence est suivie.
Évitez, croyez-moi, les langueurs du repos,
Ou renoncez au fruit de vos premiers travaux.
— Que le ciel, Damasippe, entendant ce langage,
Vous envoie un barbier, pour ce mot d’un vrai sage !
Mais comment mes défauts vous sont-ils si connus ?
— Depuis que sur la place où préside Janus,
Ayant perdu mon bien, je n’ai plus rien à faire,
Des intérêts d’autrui je fais ma seule affaire.
En antiques jadis j’étais grand connaisseur :
D’un marbre bien sculpté je savais la valeur,
Et distinguant des arts les merveilles diverses,
J’aurais de tel tableau donné mille sesterces.
Tous les jours j’achetais des maisons, des jardins :
Mes calculs étaient sûrs et mes profits certains :
D’où chacun me voyant en si bonne posture,
On ne m’appelait plus que l’ami de Mercure.
— Vous étiez, il est vrai, son plus cher favori ;
Mais d’un pareil travers qui donc vous a guéri ?
— Un travers tout nouveau qui vint prendre sa place.
Des pieds à l’estomac ainsi la goûte passe :
Ainsi ce léthargique, assoupi le matin,
Le soir devient Athlète et bat son médecin.
— Soit, pourvu que saisi d’un semblable délire,
Mon cher, vous n’alliez point ici…- Vous voulez rire ;

Mais je n’ai point perdu la raison plus que vous,
Et les hommes d’ailleurs la perdent presque tous.
Cest de Stertinius, l’élève de Chrysippe,
Que j’ai, pour mon bonheur, appris ce grand principe,
Un jour que, relevant mon courage abattu,
De la barbe stoïque il me dit la vertu.
Triste et désespéré, j’allais, brisant mes chaînes,
Chercher au fond du Tibre un remède à mes peines,
Quand, tel qu’un dieu propice à ma droite placé :
— Ah ! repousse, dit-il, un dessein insensé,
Et d’une sotte honte osant te rendre maître,
Dans un monde de fous, crains moins de le paraître.
Car enfin, raisonnons sur ce point important :
Par ce nom d’insensé qu’est-ce que l’on entend ?
Réponds : si tu l’es seul, je pars, te voilà libre,
Et tu peux bravement te jeter dans le Tibre.
Quiconque par l’erreur ou par le préjugé
Demeure aveuglément dans le vice engagé,
Au dire du portique, à la cervelle folle,
Et soit peuple, soit roi, dans ce monde frivole,
Chacun, hormis le sage, en tient également.
Viens donc et reconnais avec moi hardiment
Qu’en dépit de l’orgueil d’un injuste anathême,
Ceux qui l’appellent fou, le sont comme toi-même.
Regarde dans un bois ces voyageurs errans
Prendre et suivre au hazard des sentiers différens,
Et marchant sur les pas de guides téméraires,
S’égarer à la fois par des routes contraires.
Ainsi chaque mortel se trompe à sa façon,
Et tel à son voisin veut faire la leçon,

Qui ne s’apperçoit pas qu’un autre le condamne,
Et derrière son dos fait les oreilles d’âne.
L’un partout devant lui croit voir, à chaque pas,
Des fleuves, des rochers, des feux qui n’y sont pas :
L’autre, non moins aveugle, en sa marche étourdie,
Court à travers les flots, à travers l’incendie,
Et sa mère, sa sœur, sa femme, ses parens
Ont beau crier : prends garde à ces feux dévorans,
À ces gouffres profonds, il n’écoute personne,
Plus sourd que Fusius, lorsque dans Ilione,
Après avoir trop bu, feignant de sommeiller,
Deux cents Catiénus n’auraient pu l’éveiller.
Avançons, et prouvons que cette erreur vulgaire
N’épargne aucun mortel ou n’en épargne guère.
De vieux marbres rompus recherchant les débris,
Damasippe en tous lieux les achète à grand prix :
Je ris de son travers ; mais l’usurier crédule
Qui lui prête ses fonds, est-il moins ridicule ?
Qu’imagine en ce cas le prêteur peu discret ?
Il fait à l’emprunteur signer un bon billet :
« Reçu de Nérius dix mille grands sesterces. »
Il y joint mille nœuds, mille clauses diverses ;
Tout ce qu’en fait de prêt l’avarice inventa ;
Tous les plis et replis du noueux Cicuta.
Mais que lui serviront ces chaînes inutiles ?
Damasippe, brisant des liens si fragiles,
Saura bien, en dépit de l’obligation,
Rire, en plein tribunal, de sa précaution,
Lui, subtil débiteur, Protée inaccessible,
Sous sa forme réelle à saisir impossible,

Tantôt fier sanglier, tantôt affreux dragon,
Ici fleuve ou taureau, là rocher ou poisson.
S’il est extravagant de jeter sa richesse,
Si le soin qu’on en prend annonce la sagesse,
Conçoit-on un mortel plus fou que Périllus
Qui te prête un argent qu’il ne reverra plus ?
Venez, et sur ces bancs rangez-vous en silence,
Vous que séduit l’éclat d’une vaine opulence,
Qu’entraînent les plaisirs, l’amour, l’ambition,
Et, le plus grand des maux, la superstition :
Venez, tenez-vous prêts : il est tems de vous dire
Comment vous êtes tous dans un égal délire.
Avares, prenez place au premier rang des fous :
Il ne croit point assez d’ellébore pour vous.
Non, tout ce qu’il en vient des rives d’Anticyre,
Pour guérir vos cerveaux ne pourrait point suffire.
Galba sur son tombeau veut qu’on grave à combien
Monta ce qu’en sa vie il amassa de bien ;
Si non, avant d’oser s’en partager la somme,
Ses neveux donneront des jeux publics à Rome,
Et feront, à leurs frais, distribuer en pain,
Plus de blé qu’on n’en sème au rivage Africain.
Que l’on m’approuve ou non, dit-il, tel est mon ordre :
De grâce, point d’avis : je n’en veux pas démordre.
— Sans doute par ces mots, vieillard fin et subtil…
— Qu’y voyez-vous de fin ? et de quoi lui sert-il
Que sa tombe, en vertu d’une clause insensée,
Dise un jour quelle somme il avait amassée ?
— Voulez-vous le savoir ? L’indigence à ses yeux,
Tout le tems qu’il vécut, fut un vice odieux ;

Il ne craignit rien tant, et plein de cette idée,
Dont mourant il avait l’âme encore obsédée,
Riche d’un as de moins, il eût cru moins valoir.
La clause est donc conforme à sa façon de voir.
Des mortels en effet la richesse est l’arbitre :
Il n’est point de vertu, de rang, d’honneur, de titre,
Point de droit si sacré qui ne lui soit soumis.
Elle tient lieu de tout, assure des amis,
Supplée à la valeur, suppose un nom illustre,
À l’éclat des ayeux ajoute un nouveau lustre.
Avec elle on est juste, on est sage, on est roi,
On est tout ce qu’on veut On sent alors pourquoi,
Sur la richesse seule ayant fondé sa gloire,
Il voulut que sa cendre en gardât la mémoire.
Dans un excès contraire Aristipe est tombé.
Sous l’argent qu’il portait son esclave courbé,
Dans les sables brûlans du rivage numide,
Ne l’accompagnait point d’un pas assez rapide :
Jette-le, lui dit-il, cet importun fardeau.
Lequel est, selon vous, le plus sain du cerveau ?
— Le fait ne prouve rien ; et passer d’un extrême
À l’extrême opposé, résout mal le problême.
Ignorant en musique et sans goût pour les arts,
Un Maniaque achète et fait de toutes parts
Porter dans son logis et lyres et guitares ;
Cet autre, qui jamais n’a quitté ses dieux Lares,
De voiles et de mâts encombre sa maison :
L’un et l’autre, à coup sûr, ont perdu la raison.
Mais d’un or entassé tremblant de faire usage,
L’avare sur ses sacs vous semble-t-il plus sage ?

Qu’un homme, chaque nuit, près de ses tas de grain,
Se tienne en sentinelle, un bâton à la main,
Et, de peur de toucher à ses meules de gerbes,
Pour appaiser sa faim, vive de simples herbes ;
Qu’ayant d’un vieux chio cent muids dans son cellier,
Il se condamne à boire un vin dur et grossier ;
Ou que, tandis qu’aux vers son lit sert de pâture,
À quatre-vingt-dix ans, il couche sur la dure,
Si d’insensé d’abord on ne le traite pas,
C’est que le plus grand nombre est dans le même cas.
Quoi ! pour qu’à ton décès ton fils ou ton esclave,
Même avant le convoi, déménage ta cave,
De crainte d’en manquer, vieillard maudit des dieux,
Tu n’oses savourer ce vin délicieux !
Eh ! de combien par jour décroîtrait ta fortune,
Quand tu te servirais d’une huile moins commune ?
Quand un parfum plus pur enduirait tes cheveux ?
Peu de chose, dis-tu, doit suffire à nos vœux !
Soit, mais alors, pourquoi cette soif de richesse ?
Pourquoi tromper, voler, te parjurer sans cesse ?
Qu’un maître tout à coup de fureur transporté,
Frappe et blesse un esclave à prix d’or acheté ;
Qu’il charge les passans d’une grêle de pierre ;
Les filles, les garçons, la populace entière,
À grands cris, comme un fou, le suivront en tous lieux.
Et tu te crois sensé, toi, monstre furieux,
Qui, par un double crime également infâme,
Fis périr en un jour et ta mère et ta femme !
Car enfin ce n’est point dans un soudain transport,
Ni, le glaive à la main, que tu hâtas leur mort,

Comme on vit pour calmer les mânes de son père,
Oreste dans Argus assassiner sa mère.
Et d’ailleurs, penses-tu qu’avant le jour cruel,
Où son bras se plongea dans le sang maternel,
Bravant le fouet vengeur des noires Euménides,
Oreste n’avait eu que des momens lucides ?
Que dis-je ? C’est depuis qu’on le crut insensé,
Qu’en effet son délire a tout-à-coup cessé.
D’Électre et de Pylade il respecte la vie ;
Seulement sa vengeance encor mal assouvie,
Des mots les plus sanglans empruntant le secours,
Leur prodigue l’outrage, en ménageant leurs jours.
Certain Opimius, pauvre dans l’opulence,
Qui, lorsqu’aux jours de fête il forçait sa dépense,
Ne rendait qu’en tremblant visite à son caveau,
Et le reste du tems ménageait son tonneau,
Un jour tomba soudain frappé de léthargie ;
Tellement que déjà, préparant une orgie,
Son avide héritier, tout joyeux de sa mort,
Courait, les clefs en main, autour du coffre-fort.
Le médecin arrive, homme fidèle, habile,
Et, dans les grands dangers, en ressources fertile.
Il demande une table, y verse des sacs d’or,
Les compte, les remue et les remue encor.
Au doux bruit du métal qui frappe son oreille,
Le malade en sursaut tout-à-coup se réveille.
— Et vite, levez-vous ; ou bien votre héritier
Emporte en ce moment votre bien tout entier.
— Qu’entends-je ! avant ma mort ! — Levez-vous, — Comment faire ?
— Mangez, c’est le moyen de vous tirer d’affaire :

Que tardez-vous ? Allons, prenez ce ris. — Hélas !
Combien coûte-t-il ? — Rien. — Mais encore ! — dix as.
— Dix as ! eh ! que m’importe, ô justice divine,
De périr par le mal ou par la médecine !
— Quels gens sont sages donc ? — Ceux qui ne sont pas fous.
— Et l’avare ? — L’avare est le plus fou de tous.
— Ainsi ! quand on n’est point avare, l’on est sage !
— Point du tout. — Que veut dire alors ce verbiage ?
— Écoutez, et croyez entendre Thémison.
Votre poulx est tranquille et votre estomac bon ;
Donc vous vous portez bien. Non ; car la sciatique
Vous tient dans votre lit comme un paralytique.
Vous n’êtes point un ladre, un parjure odieux !
Eh bien, courez au temple en rendre grâce aux dieux.
De l’amour des grandeurs la fièvre vous transporte :
Partez pour Anticyre. Eh ! mon ami qu’importe
Que dans le fond des mers on jette son argent
Ou que sur son trésor on vive en indigent ?
Servius à ses fils léguant son héritage,
Les fit venir tous deux et leur tint ce langage.
Lorsque je vous ai vus, suivant chacun vos goûts,
Toi, Marcus, prodiguer tes bonbons, tes joujous,
Toi, Tibère, avec soin en calculer le nombre,
Et courir à l’écart les cacher d’un air sombre
J’ai craint que, vous perdant par des sentiers divers,
L’un de Nomentanus n’imitât les travers,
L’autre de Cicuta les sentimens sordides.
Gardez-vous, mes enfans, de suivre de tels guides ;
Et, je vous en conjure au nom de tous les dieux,
Toi, ne dissipe pas le bien de tes ayeux,

Toi, ne l’augmente pas. La raison, cher Tibère,
Joint ici ses conseils aux avis de ton père.
Surtout des hauts emplois fuyez l’éclat, trompeur ;
Et que si l’un de vous est édile ou préteur,
Il soit, dès ce moment, maudit et sans asyle.
Eh quoi ! fiers d’amuser un vulgaire futile,
En fèves, en lupins vous iriez dépenser
Tout le bien que pour vous j’ai pris soin d’amasser !
Et pourquoi ? Pour jouir du noble privilège
De traîner dans le cirque un superbe cortège,
Ou de vous voir dresser un brillant piédestal !
Qu’on nous montre Agrippa sur son char triomphal ;
Ainsi qu’à ses vertus on le doit à sa race ;
Mais l’aigle et la colombe out-ils la même audace ?
— Fils d’Atrée, à quel titre avez-vous défendu
Qu’Ajax fût inhumé ? — Je suis roi. — J’aurais dû,
Modeste Plébéien, m’attendre à la réponse ;
À vous interroger désormais je renonce.
— D’ailleurs mon ordre est juste, et chacun librement
Peut, s’il croit que j’ai tort, dire son sentiment.
— Grand roi, puisse bientôt des murs de Troie en cendre,
Au rivage d’Argos votre flotte descendre !
Quoi ! vous me permettez un si libre entretien !
— Oui, je te le permets. — Ce fléau du Troyen,
Ce guerrier si souvent à vos projets utile,
Ce second des héros après le grand Achille,
Pourquoi lui refuser les honneurs du cercueil ?
Est-ce pour que Priam et ses peuples en deuil,
Nous bravant à leur tour, du haut de leurs murailles,
Puissent voir dans les champs, privé de funérailles,

Celui qui tant de fois, auprès de nos vaisseaux,
Fit servir leurs enfans de pâture aux oiseaux ?
— Sur de viles brebis exerçant son courage,
Ajax était un fou qui, poussé par la rage,
Croyait nous égorger, mon frère, Ulysse et moi.
— Mais vous, lorsqu’en Aulide, impitoyable roi,
Immolant votre fille, au lieu d’une génisse,
Vous osiez ordonner cet affreux sacrifice,
Que, de vos propres mains, la traînant à l’autel,
Vous versiez sur son front la farine et le sel,
Étiez-vous plus sensé ? — Qu’entends-je ? et qu’est-ce à dire ?
— Ce malheureux Ajax, en proie à son délire,
Si d’indignes troupeaux ont péri sous ses coups,
Sa femme ni son fils n’ont senti son courroux,
Et des Atrides seuls maudissant l’injustice,
Il épargna Teucer et laissa vivre Ulysse.
— Un long calme enchaînant nos vaisseaux et nos bras,
Calchas voulait du sang ; j’ai fait taire Calchas.
— Du sang ! ô le plus fou des princes de la Grèce !
Dites-donc votre sang. — Mon sang, je le confesse ;
Mais aucune fureur n’égarait mes esprits.
— Ceux par qui les objets sous un faux jour sont pris,
Qui ne distinguent pas le vrai de l’apparence,
Que ce soit rage aveugle, ou stupide ignorance,
Prince, au nombre des fous sont placés justement.
Qu’Ajax, dans le transport de son ressentiment,
Égorge sans pitié des brebis innocentes,
Il perd la tête. Et vous, quand vos mains frémissantes,
Dans votre propre sang promptes à se baigner,
Immolent la nature à la soif de régner ;

Quand, au prix d’un forfait vous achetez l’empire,
Tant d’orgueil n’est-il pas le comble du délire ?
Que traînant en litière une jeune brebis,
Un homme lui donnât de somptueux habits,
La fît accompagner d’un nombreux domestique,
Se plût à la traiter comme une fille unique,
Et pour elle épuisant les termes les plus doux,
Destinât à sa couche un généreux époux,
Sans doute en attendant qu’on guérit sa cervelle,
Le juge ordonnerait qu’on le mit en tutèle ;
Mais si frappant sa fille au lieu d’un tendre agneau,
Lui-même dans ses flancs il plonge le couteau,
Est-il moins insensé ? Non : trahir la nature
Est d’un esprit malsain la marque la plus sûre :
Tout scélérat est fou. Quant à l’ambitieux,
Bellone et son clairon l’ont rendu furieux.
Passons à la débauche, au goût de la dépense,
Et des Nomentanus signalons la démence.
De dix mille talens cet homme est héritier :
Aussitôt le chasseur, le pêcheur, le fruitier,
La troupe du Vélabre, et ceux dont la cohue
Des Toscans à toute heure embarrasse la rue,
Dès l’aurore, à sa porte, arrivent par essaims.
L’ambassadeur approche, et, lui baisant les mains :
O vous, le plus loyal, le plus juste des hommes,
Tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes,
Dès demain, dès l’instant, dès qu’il vous conviendra,
Sont à vous : ordonnez ; on vous obéira.
Écoutez du patron la réponse équitable.
Toi qui, pour qu’on me serve un sanglier à table,

À travers les frimas par ton zèle emporté,
Sur le mont Apennin dors la nuit tout botté :
Toi qui pendant l’hiver affrontant les naufrages,
Cours chercher le poisson aux plus lointains rivages,
Je vous en dois l’aveu, fainéant que je suis,
J’ai moins de droit que vous aux biens dont je jouis.
Venez donc partager ma fortune brillante.
Toi, reçois vingt talens, toi trente, toi soixante.
Mille traits de folie égalent celui-là.
Le fils d’un histrion soupait chez Metella ;
Il voit le diamant qui brille à son oreille ;
Le prend, le fait dissoudre, et comme une merveille,
Dévore, en l’avalant, mille talens d’un coup.
Que ne le jette-t-il plutôt dans un égout !
Les deux fils d’Arrius, noble couple de frères,
Vrais jumeaux entêtés de frivoles chimères,
Et d’un luxe coupable également épris,
Vivent de rossignols achetés à tout prix.
Qu’en dirons-nous ? faut-il pour tracer leur histoire,
User du crayon blanc ou de la pierre noire ?
Qu’un vieillard à cheval monte sur un bâton ;
Qu’il attèle des rats ; qu’il joue à pair ou non ;
De ses sens, direz-vous, il a perdu l’usage.
Mais, si je vous prouvais qu’un homme de votre âge,
Quand il est amoureux, est encore plus sot,
Et que, malgré sa barbe, il a l’air d’un marmot,
Se livrant sur le sable à quelque jeu folâtre,
Lorsque d’une Laïs follement idolâtre,
Il vient en sanglotant lui demander pardon,
Parlez, vous verrions-nous imiter Polémon,

Quand soudain entendant la voix de la sagesse,
Ce jeune débauché, honteux de son ivresse,
Au lieu de persister dans ses égaremens,
Se sentit pénétré de meilleurs sentimens,
Et dépouillant son front d’une infime guirlande,
Reçut d’un maître à jeun l’austère réprimande ?
À cet enfant boudeur vous offrez un bonbon ;
Il n’en veut pas. — Prenez, mon petit ami. — Non.
N’offrez point : il demande. Un jeune homme est de même,
Quand il est éconduit par la beauté qu’il aime,
Et que l’instant d’après à rentrer invité,
Bien que déjà son cœur n’y soit que trop porté,
En suspens, à sa porte il soupire et balance.
Dois-je entrer ? dois-je fuir ? aurai-je l’imprudence
De me laisser encor retomber dans ses fers ?
Mettrai je enfin un terme aux maux que j’ai soufferts ?
L’ingrate m’a chassé ! l’ingrate me rappelle !
Y faut-il retourner ? Non, m’en conjurât-elle.
Écoutez son esclave, homme de meilleur sens.
Mon cher maître, pourquoi ces combats impuissans ?
Pourquoi, dans une chose à la raison contraire,
Vouloir que la raison vous guide et vous éclaire ?
Tel est l’amour : tels sont ses maux et ses bienfaits :
Aujourd’hui c’est la guerre, et demain c’est la paix.
Ainsi grondent les flots d’une mer indocile.
Prétendre retenir dans un calme immobile,
Ce qui doit ressembler au mobile élément,
C’est vouloir raisonner déraisonnablement.
Mais que penserons-nous de la futile adresse
Qui vous fait trépigner d’orgueil et d’allégresse,

Lorsqu’entre vos deux doigts avec force pressé,
Un pepin vers son but au plafond est lancé ?
Et si, vieil édenté, sans respect pour votre âge,
Vous venez de l’amour bégayer le langage,
De quel droit croiriez-vous avoir plus de raison
Que l’enfant qui bâtit un château de carton ?
Et que serait-ce encor si cette ardeur bizarre
Allait dégénérer en vengeance barbare ?
Si vous portiez le fer dans ce feu dévorant ?
Marius tue Hellas et se tue en pleurant :
Pensez-vous qu’il n’a point la cervelle blessée,
Et pour donner un nom à sa rage insensée,
Entre des mots pareils irez-vous distinguant,
Dire, il est assassin, mais non extravagant ?
Chacun connaît ce trait d’un esclave imbécille
Qui, le matin, à jeun, courant toute la ville :
O vous, dieux immortels, qu’on révère ici-bas,
Faites que pour moi seul la mort ne vienne pas.
Que vous coûterait-il d’exaucer ma demande ?
Peu de chose : et d’ailleurs la faveur n’est pas grande.
Cet homme entendait bien, avait d’excellens yeux ;
Mais, nul, à moins d’aimer les cas litigieux,
N’eût garanti sa tête, et Chrysippe, par grâce,
Près de Ménénius lui réserve une place.
Jupiter, toi qui fais et calmes nos douleurs,
Que mon fils soit guéri, dit cette mère en pleurs,
Et j’irai dans le Tibre au jour où l’on t’honore,
Après avoir jeuné, le baigner dès l’aurore.
Que son fils au trépas échappe par hazard,
Ou qu’il doive la vie aux ressources de l’art,

Vous verrez en effet cette mère insensée,
Le plongeant de ses mains dans une onde glacée,
Pour tenir son serment, lui rendre le frisson.
Pourquoi ? Le fanatisme a troublé sa raison.
Voilà par quels discours notre huitième sage,
Afin de me venger de tout injuste outrage,
Mettait à son ami les armes à la main.
Aussi que désormais le railleur le plus fin,
M’accusant de folie, à mes dépens s’égaye,
Je saurai le payer de la même monnaie :
— Puissiez-vous, Damasippe, après votre malheur,
Vendre tout désormais à sa triple valeur !
Mais puisque, selon vous, chacun a son délire,
Quel est le mien, à moi ? Pourriez-vous me le dire ?
Car je ne croyais pas être au nombre des fous.
— Agave le croyait tout aussi peu que vous,
Même, quand dispersant les lambeaux de Penthée,
Elle tenait en main sa tête ensanglantée.
— À vos raisonnemens je ne résiste plus,
Et c’est argumenter trop longtemps là-dessus :
Je suis fou, j’en conviens, et plus que fou peut-être ;
Mais, ma folie enfin, je voudrais la connaître.
— D’abord vous bâtissez : vous faites le géant,
Vous, haut d’une coudée, et d’un air important,
Vous riez, quand Turbon, plein d’une ardeur guerrière,
Affecte, fier Pygmée, une attitude altière.
Cependant êtes-vous moins risible que lui,
Vous qui singez en tout Mécène votre appui,
Et qu’on voit si souvent oublier la distance
Qu’ont laissée entre vous le rang et la naissance ?

Un taureau sous ses pieds avait dans un pâtis,
D’une grenouille absente écrasé les petits ;
Un seul en réchappa, qui courut à la nage,
Raconter à sa mère, au fond du marécage,
Comment un animal énorme, furieux
Venait de massacrer ses frères à ses yeux.
Elle qui se croyait pour le moins un colosse,
Quel est donc, ô mon fils, cet animal féroce ?
Est-il plus gros que moi, dit-elle, en se gonflant ?
Regarde : — Oui, de beaucoup. — M’y-voici donc — Néant,
Et quand dans votre peau vous crèveriez d’envie,
Sans l’égaler jamais vous perdriez la vie !
Vous voilà trait pour trait. Joignez à ce travers
Cette démangeaison, cette rage des vers….
C’est-à-dire, jetez de l’huile sur la flamme :
Et si, quand ce transport s’est emparé d’une âme,
On peut n’être pas fou, je vous crois de bon sens.
Je ne parlerai point de ces cris glapissans,
De ces fureurs…. — Holà. — De ce luxe…. — Silence.
— De ces dehors brillans d’une fausse opulence….
— Mêlez-vous de vous-même, ô le plus grand des fous,
Et ne reprenez pas des gens meilleurs que vous.

SATIRE IV.


— D’où revient Catius ? où va-t-il de ce pas ?
— De grâce, mon ami, ne me retardez pas :
Je cours mettre en écrit des dogmes plus sublimes,
Plus vrais, plus importans que toutes les maximes,
Du sage qu’Anytus fit périr en prison,
Du docte Pythagore et du divin Platon.
— J’ai mal choisi mon temps et du vôtre j’abuse ;
Mais qu’auprès d’un ami l’indulgence m’excuse ;
Quand un mot par hazard vous aurait échappé,
Bientôt, en y songeant, vous l’auriez rattrapé.
C’est un de vos talens, et soit art, soit nature,
On sait jusqu’à quel point votre mémoire est sûre.
— Je cherchais cependant par quel moyen subtil,
De tout ce qu’on m’a dit je renouerais le fil ;
Car je n’ai jamais vu de si belles pensées
En termes élégans si savamment tracées.
— Quel est donc ce grand homme ? est-il grec ou romain ?
— J’ai de tout son discours l’esprit encore plein,

Et puis le répéter, s’il vous plaît de l’entendre ;
Pour le nom de l’auteur, vous ne sauriez l’apprendre.
Souviens-toi, m’a-t-il dit, que les œufs les plus longs,
Ainsi qu’ils sont plus blancs, sont meilleurs que les ronds,
Attendu qu’en leur coque et moins lisse et plus dure,
C’est un mâle toujours qui prend sa nourriture.
Au légume que donne un sol marécageux,
Je préfère celui d’un terrain sablonneux ;
Il a plus de douceur, et d’un jardin humide,
Les fruits d’eau saturés, n’ont rien que d’insipide.
Te vient-il à souper quelqu’un qui te surprend ?
Afin que la poularde apprêtée en courant
Ne soit point trop rebelle à la dent du convive,
Dans un vin trempé d’eau plonge la toute vive.
Le champignon des prés est le plus savoureux :
Jamais il n’a fait mal ; tout autre est dangereux.
Veux-tu, pendant les jours de la saison brûlante,
Conserver la fraîcheur d’une santé brillante ?
Que la mûre, cueillie au lever du soleil,
Pour finir ton repas, t’offre son fruit vermeil.
Aufidius à jeun se compose un breuvage,
De falerne et de miel ; je blâme cet usage.
On ne prend le matin que des adoucissans ;
L’onctueux hydromel calme surtout les sens.
Es-tu sans appétit ? et des mets de la veille
Te sens-tu surchargé ? L’huitre, l’anchois, l’oseille,
D’un vieux vin blanc de Cos, le tout bien arrosé,
Feront à tes humeurs prendre un cours plus aisé.
La lune en son croissant remplit les coquillages ;
Mais il n’en vient de bons que sur certains rivages.

Lucrin a des murex qu’on paye au poids de l’or ;
Les huîtres de Circé sont meilleures encor,
Baie est moins renommée, et la molle Tarente
De ses larges pectens avec orgueil se vante.
Pour Misène, on lui doit d’excellens hérissons.
Toi qui de l’art des mets veux dicter les leçons,
Je ris si des saveurs sur qui cet art se fonde,
Tu n’as fait avant tout une étude profonde.
C’est peu que d’acheter les poissons les plus chers ;
Il faut savoir comment de ces poissons divers,
Tantôt rôtis, tantôt dans une sauce exquise,
Le goût peut ranimer l’appétit qui s’épuise.
D’un vaste sanglier chargeant un long bassin,
Prétends-tu que sa chair t’offre un mets ferme et sain ?
Qu’il te soit apporté des forêts de l’Ombrie.
L’espèce entre les joncs dans Laurente nourrie,
Et qu’on voit s’y vautrer dans un immonde étang,
Ne vaut pas des forêts le sauvage habitant.
Les chevreuils engraissés du feuillage des vignes,
D’un banquet recherché ne sont pas les plus dignes.
Parmi les morceaux fins dont l’amateur fait cas,
L’épaule du levraut est des plus délicats.
Aucun autre avant moi, par son expérience,
N’a poussé des gourmands la sublime science,
Jusqu’à dire, à l’aspect d’un oiseau, d’un poisson,
Quelle est et son espèce, et son âge et son nom.
Tel se bornant lui-même en un art sans limite,
Fait d’excellens pâtés et n’a que ce mérite.
C’est manquer de talent que de n’en avoir qu’un ;
Un point ne suffit pas : c’est comme si quelqu’un,

Affectant de n’offrir que d’excellent falerne,
Versait sur ses poissons une huile de lanterne.
Laisse, par un beau temps le massique en plein air.
Le serein de la nuit, en le rendant plus clair,
Lui fera déposer cette odeur agaçante
Qui porte sur les nerfs son âcreté piquante ;
Mais ne va pas surtout le filtrer sous le lin.
Toujours ce procédé gâta le meilleur vin.
Le connaisseur qui sait par quel art on allie
Le sorrente au cécube encore sur sa lie,
Prend un œuf de pigeon dont le jaune aussitôt
Du vin au fond du vase entraine le dépôt.
Faut-il d’un franc buveur, à la fin d’une orgie,
Par quelque nouveau mets réveiller l’énergie ?
Que le crabe rôti sur le feu pétillant,
D’huile fine humecté, lui soit servi brûlant.
Point de légumes froids. La laitue indigeste
Dans l’estomac chargé porte un trouble funeste,
Et je préférerais, pour lui donner du ton,
La saucisse enfumée ou le sel du jambon,
Ou même ce ragoût dont l’odeur à la ronde
S’exhale des fourneaux d’une taverne immonde.
Deux sauces des gourmands se disputant le choix,
Sont bonnes à connaître et partagent les voix.
L’une, simple et sans art, n’admet qu’une huile pure.
L’autre se fait de vin et de cette saumure
Qui sur les bords du Tibre arrivant de l’Euxin,
Conserve encor l’odeur du vase Byzantin ;
Et lorsque du persil, du thym qui l’assaisonne,
La feuille est infusée en l’onde qui bouillonne,

L’amateur sur ces jus de safran saupoudrés,
D’une huile de Vénafre épand les flots dorés.
C’est moi qui, le premier de tous nos gastronomes,
D’anchois et de sel noir, de raisins et de pommes,
Composant un ragoût mêlé de poivre blanc,
Dans le plus pur crystal servis ce stimulant.
Sur les fruits de Tibur, plus beaux en apparence,
Toujours ceux de Picène ont eu la préférence.
De Vénuse en des pots on garde les raisins.
On durcit au foyer ceux des coteaux albains.
C’est un travers énorme, une extrême démence,
De se faire au marché suivre d’un coffre immense,
Pour resserrer à table, en un étroit bassin,
Les monstres que la mer laisse errer dans son sein.
En vain vous me servez une table splendide ;
Je suis prêt à vomir, quand un esclave avide,
Dans les plats qu’il apporte ayant trempé ses doigts,
S’en vient les imprimer sur la coupe où je bois,
Ou que du vin épais qu’il m’a versé la veille,
J’apperçois le dépôt à travers la bouteille.
En coûte-t-il si cher pour servir décemment,
Pour tenir toujours frais un riche ameublement,
Pour s’armer de balais, d’éponges et de sable ?
Cette mal-propreté n’est donc point excusable.
Quoi ! tu vois sans rougir ces marbres si polis,
Par un balai fangeux moins frottés que salis !
Tu peux souffrir qu’un lâche et misérable esclave
Couvre de pourpre un lit que jamais il ne lave !
Eh ! mon ami, ces soins trop souvent négligés,
Moins ils coûtent d’argent, plus ils sont exigés ;

Et j’y compte bien plus que sur cette dépense
Que de nos Crœsus seuls comporte l’opulence.
— Ô docte Catius, au nom de l’amitié,
Au nom des dieux pour qui vous en êtes prié.
Permettez qu’avec vous, j’aille, de mes oreilles,
De ce grand philosophe écouter les merveilles.
Vous m’avez répété tout son même entretien ;
Mais, par un interprète, on s’explique moins bien.
Et puis, quelle faveur, quel avantage extrême
De le voir en personne et de l’ouïr lui-même !
Vous en pouvez parler avec moins de chaleur,
Vous qui de l’admirer avez eu le bonheur ;
Mais moi qui ne connais son air ni son visage,
Que ne puis-je approcher de ce huitième sage,
Et puiser à leur source, en ses propres discours
Ces dogmes d’où dépend le bonheur de nos jours !

SATIRE V.


— De grâce, encore un mot, docte Tîrésias.
Par quel art, en rentrant au sein de mes états,
Puis-je honorablement réparer mes affaires ?
Tu ris ? — Quoi ! de retour au palais de tes pères,
Sur le point de revoir ton Ithaque et tes dieux,
Tu n’est pas satisfait, mortel astucieux !
— Toi qui ne m’as jamais trompé dans tes réponses,
Tu sais, car, cher devin, c’est toi qui me l’annonces,
En quel état honteux, trop indigne d’un roi,
Sans habits, sans argent, je vais rentrer chez moi.
Provisions, troupeaux, quand j’assiégeais Pergame,
Tout a servi de proie aux amans de ma femme.
Or le sang, la vertu, sans quelque peu de bien,
Tu ne l’ignores pas, ou les compte pour rien.
— L’indigence, en effet, te paraît-elle horrible ?
Apprends, pour t’enricbir, un moyen infaillible.
On le donne un mets rare, un faisan, un turbot !
Cours à ce vieux Crœsus les porter aussitôt ;

Et les fruits du jardin dont tu fais tes délices,
Avant d’aller aux dieux en offrir les prémices,
Fais-en d’abord hommage à ce mortel heureux,
D’un don si solennel beaucoup plus digne qu’eux ;
Et fût-il un parjure, un lâche, un adultère ;
Eût-il trempé ses mains dans le sang de son frère ;
Fût-il encor meurtri des fers qu’il a portés,
Suis-le, s’il le désire, et marche à ses côtés.
— Moi ! que d’un vil esclave augmentant le cortège,
J’aille d’un tel affront briguer le privilège !
Est-ce ainsi qu’on m’a vu, par d’immortels exploits,
Marcher, sous Ilion, l’égal des plus grands rois ?
— En ce cas, reste pauvre. — Il faut donc que je cède.
Allons, j’appelerai le courage à mon aide.
Sous un joug plus cruel il m’a fallu fléchir ;
Mais, en deux mots, comment puis-je encor m’enrichir ?
— Je te l’ai déjà dit, et vais te le redire :
Sur de bons testamens sache te faire inscrire ;
Captive les vieillards ; et le rusé patron
Eût-il une ou deux fois évité l’hameçon,
Ne te rebute pas. Deux nobles adversaires,
Vont plaider pour des riens ou de graves affaires ;
L’un est un téméraire, un injuste agresseur,
Mais il n’a pas d’enfans : fais-toi son défenseur.
L’autre pour galant homme est connu dans le monde ;
Son droit est excellent ; mais sa femme est féconde ;
Laisse-là son bon droit, ses stériles vertus ;
Et courant au premier, dis-lui : Paul ou Quintus,
( Car d’un prénom pompeux la douceur chatouilleuse
Flatte agréablement une oreille orgueilleuse )

Vos nobles qualités vous ont gagné mon cœur :
De plus d’un grand procès je suis sorti vainqueur ;
Je connais la chicane, et plutôt que j’endure
Qu’un fripon, ajoutant le dommage à l’injure,
Vous ose seulement appauvrir d’une noix,
Je me ferai pour tous crèver les yeux cent fois.
Non, vous ne perdrez rien, je puis tous le prédire,
Et nul à vos dépens n’aura sujet de rire.
Dis lui de se fier à ton activité,
De retourner chez lui, de soigner sa santé ;
Et soudain embrassant toute la procédure,
Roidis-toi, souffre tout, la chaleur, la froidure ;
Soit lorsque Sinus embrâsant nos guérets,
Comme on dit aujourd’hui, fend les marbres muets ;
Soit lorsque Furius de son épaisse masse
Traînant péniblement le poids qui l’embarrasse,
Sur le haut Apennin hérissé de glaçons,
Crache emphatiquement la neige à gros flocons.
Voyez-vous, se diront les témoins de ton zèle,
Comme des vrais amis cet homme est le modèle !
Comme il est serviable ! et le thon par milliers
Dans la nasse surpris remplira tes viviers.
Un père avec tendresse élève un fils unique,
D’une fortune immense héritier rachitique !
Pour qu’il ne vienne pas à l’esprit des méchants,
Que tu ne fais la cour qu’aux vieillards sans enfans,
Cherche à t’insinuer auprès de ce bon père.
Obtiens d’être en second nommé son légataire.
Le fils mort, tous ses droits sont les tiens désormais ;
C’est une loterie où l’on ne perd jamais.

Quelqu’un te donne-t-il son testament à lire ?
À cette offre d’abord refuse de souscrire :
Repousse avec horreur le papier odieux ;
Mais ne perds point de tems, et, d’un œil curieux,
Cherchant l’alinéa de la première page,
Regarde, et saisissant l’écriture au passage,
Vois si le patrimoine est à toi tout entier,
Ou si d’une part seule il t’a fait héritier.
Car un jour l’on verra, tel qu’un renard perfide,
Certain greffier leurrer le corbeau trop avide,
Et le fourbe Nazon toujours prêt à tromper,
Joué par Coranus qu’il aura cru duper.
— Qu’est-ce que ce discours veut dire, je te prie ?
Est-ce un oracle, ou bien une plaisanterie ?
— Prince, ce que j’ai dit doit arriver ou non ;
Car je suis inspiré par le grand Apollon.
— Pourrais-tu cependant m’édaircir ce grimoire ?
— Lorsqu’enchaînant le Parthe à son char de victoire,
Un petit fils d’Iule, en un profond repos,
Maintiendra sous ses lois et la terre et les flots,
On verra Coranus, amant déjà sur l’âge,
Obtenir de Nazon la fille en mariage ;
Mais, pour la dot, en vain il la réclamera.
Alors, pour se venger, voici ce qu’il fera.
Il feindra de dicter sa volonté dernière,
En rédigera l’acte et priera le beau père
D’y jeter un coup d’œil ; le bon homme d’abord
N’y consentira point et se récriera fort ;
Mais à ce vœu pressant obligé de se rendre,
II prendra le papier de la main de son gendre,

Et verra que le traître, habile à le vexer,
Ne lui laisse à sa mort que des pleurs à verser.
Autre avis non moins sage. Une intrigante habile
Se joue avec Davus d’un chrémès imbécille ;
Pour qu’ils parlent de toi, quand tu seras sorti,
Et qu’ils en parlent bien, prends tout haut leur parti.
Ce point est important ; mais, pour brusquer l’affaire,
C’est au vieillard surtout qu’il faut tâcher de plaire
Dit-il un mot ? relève, admire ses talens.
Fait-il de méchans vers ? Trouve les excellens.
Sois prudent néanmoins. Une vieille thébaine,
J’étais à Thèbe alors et l’histoire est certaine,
S’avisa, pour punir un avide héritier,
D’un genre de convoi tout à fait singulier.
Il devait sur son dos transporter par la ville
Le corps de la défunte à grands flots trempé d’huile.
Elle l’avait ainsi réglé par testament.
Pourquoi ? pour essayer sans doute en ce moment
D’échapper au fâcheux qui l’avait, dans sa vie,
De son zèle importun si longtems poursuivie.
Ne sois donc complaisant qu’avec discrétion.
Attentif, prévenant en toute occasion,
Songe que trop d’ardeur quelquefois indispose.
Ce vieillard est d’humeur difficile, morose :
Crains d’être ou trop bavard ou trop silencieux.
Emprunte d’un Davus le ton obséquieux,
Son langage, son geste et sa tête penchée,
Et sois à tous ses pas comme une ombre attachée.
Fait-il le moindre vent ? préviens le cher patron
De se mettre à l’abri du piquant aquilon.

Est-il enveloppé dans la foule qui passe ?
Marche et fends devant lui le flot qui l’embarrasse.
Aime-t-il à parler ? Écoute et ne dis mot :
Veut-il être flatté ? Caresse son défaut :
Flatte-le, vante-le : qu’il n’ait ni paix, ni trêve :
Qu’il se gonfle, qu’il enfle et que le ballon crève.
Lorsque, de son trépas enfin bien assuré,
De tout soin envers lui tu seras délivré,
Et que, dans un instant où jamais on ne veille.
Ces mots pleins de douceur frapperont ton oreille :
Ulysse en ma fortune entrera pour un quart,
Que tes cris déchirans percent de toute part.
Hélas ! il n’est donc plus cet ami si fidèle !
Ce bon, ce cher Dama ! puis, redoublant de zèle :
Où rencontrer jamais un cœur si généreux ?
Ce n’est pas tout : répands quelques pleurs, si tu peux.
C’est le meilleur moyen que personne ne voie
Éclater dans tes yeux une indiscrète joie.
Est-ce à toi d’ordonner la pompe du convoi ?
Que tout s’y fasse en grand : qu’on soit content de toi,
Et d’un sincère amour donnant ce dernier gage,
À louer ton bon cœur force le voisinage.
Peut-être en ce moment ton vieux cohéritier,
Qui convoitait tout bas le patrimoine entier,
Quoique lui-même près d’aller joindre ses pères
Voudra te racheter la maison et les terres :
Quelque prix qu’il t’en donne, acquiesce à son vœu ;
Mais je suis rappelé par Proserpine. Adieu.

SATIRE VI.


Un domaine modique, un bois tranquille et frais,
Un Jardin, un toit simple, une fontaine auprès,
C’étaient tous mes désirs. Les dieux pleins d’indulgence
Ont passé de mes vœux la modeste exigence.
Daigne, fils de Maia, dans une heureuse paix,
Longtemps me conserver les présents qu’ils m’ont faits !
Si d’un peu de fortune acquise sans bassesse,
Je sais, loin des excès, jouir avec sagesse :
Si l’on ne me voit point tout bas, entre les dents,
Murmurer aux autels de ces vœux impudents :
« Puissé-je quelque jour de ce morceau de terre,
» Pour arrondir mon champ, me voir propriétaire !
» Puissé-je, la fortune aussi me protégeant,
» Rencontrer sous ma bêche une cruche d’argent,
» Comme ce laboureur qui, la vue éblouie,
» Trouva sous sa charrue une somme enfouie
» Et, grâce au bon Hercule, enrichi dans un jour,
» De fermier qu’il était devint maître à son tour ! »

Enfin le sort heureux que le ciel me procure,
Si j’en sens tout le prix, ô propice Mercure,
Rends mes bœufs plus pesants et mes esprits moins lourds,
Et sois, comme en tout temps, mon guide et mon recours.
Maintenant qu’échappé du fracas de la ville,
Et comme dans un fort, en mon champêtre asyle,
Exempt d’ambition, sans soins, sans embarras
Je ne crains ni l’auster précurseur du trépas,
Ni l’automne de qui l’influence funeste
Enrichit plus le styx que la guerre et la peste,
Quel sujet convient mieux à mes vers familiers
Que les champs et la paix de mes obscurs foyers ?
Dieu du matin, ou bien s’il faut que l’on t’honore
Sous un nom qui te soit plus agréable encore,
Janus, toi qu’ici-bas l’homme religieux,
( C’est ainsi qu’aux mortels l’ont ordonné les dieux, )
Doit invoquer, avant de se mettre à l’ouvrage,
De ma muse légère accepte l’humble hommage.
À Rome, dès le jour, prompt à m’aiguillonner,
C’est un ami, dis-tu, qu’il faut cautionner :
Allons, cours de ce pas faire ce qu’il exige,
Ou tremble qu’avant toi quelqu’autre ne l’oblige.
Il grêle, l’on entend siffler les aquilons ;
L’hiver chargé de neige est aux jours les moins longs ;
N’importe, il faut marcher ; et quand chez le notaire,
Je me suis engagé d’une voix haute et claire,
Me voilà dans la foule au retour arrêté,
Luttant et malgré moi par le flot emporté.
Que veut ce fou, dit l’un ? quelle affaire le presse ?
Est-ce qu’il croit, ajoute un autre avec rudesse,

Lorsqu’ auprès de Mécène à la hâte il se rend
Qu’il peut fouler ainsi tout le monde en courant ?
Ces discours, j’en conviens, où votre nom se mêle,
Flattent mon amour propre et redoublent mon zèle ;
Mais à peine j’arrive au mont Esquilien,
Que de placets sans nombre, où je ne comprends rien,
Et qui de tout côté m’arrivent par centaines,
J’ai la tête rompue et les oreilles pleines :
« Roscius, qui sur vous compte pour son procès,
 » À huit heures demain vous attend au Palais.
 » Les greffiers convoqués pour une grande affaire
 » Où du corps tout entier l’avis est nécessaire,
 » Sont venus vous prier de vous ressouvenir
 » À quelle heure ce soir on doit se réunir.
 » Auriez-vous la bonté de prendre tant de peine
 » Que de faire signer ce papier à Mécène ? »
— J’y ferai mon possible. — en ce cas, tout est dit :
On peut tout quand on est comme vous en crédit.
Allons, dites un mot, et c’est chose conclue.
Près de huit fois déjà l’année est révolue,
Depuis le jour heureux où chez Mécène admis,
Il daigna me compter au rang de ses amis,
Non pour me confier des secrets qu’il faut taire,
Mais pour avoir parfois, quand il veut se distraire,
Avec qui, sur son char, dans un libre entretien,
Causer en voyageant de quelque grave rien :
« Quelle heure est-il ? À qui de Gallina le Thrace,
 » Ou du lutteur Syrus trouvez-vous plus de grâce ?
 » Il fait beau ce matin ; mais l’air est un peu frais,
 » Il faut s’en défier : » et tels autres secrets

Dont, sans être accusé de la moindre imprudence,
Aux plus indiscrets même on ferait confidence.
Des envieux depuis contre moi s’ameutant,
Le nombre se soulève et croît à chaque instant.
M’a-t-on vu dans le cirque à côté du ministre ?
L’heureux mortel, dit-on ? Une rumeur sinistre
Dans tous les carrefours a-t-elle mis l’effroi ?
En me voyant passer, chacun accourt vers moi.
— Eh bien ! vous qui des dieux avez les bonnes grâces,
Qui les voyez de près, que deviennent les Daces ?
— Je l’ignore. — À quoi bon ces vains déguisements ?
— Puissé-je être sur l’heure écrasé si je mens !
Les terres dont César, pour prix de leur courage,
À nos braves guerriers a promis le partage,
Où dit-on qu’il les prend ? En Sicile ou chez nous ?
— Je n’en sais, sur ma foi, pas un mot plus que vous.
Mais j’ai beau le jurer, on croit que je veux rire,
Et d’être si discret tout le monde m’admire.
Ainsi le temps se passe en mortels déplaisirs,
Et vingt fois de mon cœur s’échappent ces soupirs :
Ô champs aimés des cieux ! ô chère solitude !
Quand pourrai-je, affranchi de toute servitude,
Tantôt étudiant la docte antiquité,
Tantôt d’un doux sommeil goûtant la volupté,
Savourer à loisir, loin des traits de l’envie,
L’oubli consolateur des peines de la vie !
Quand verrai-je les fruits de mon étroit enclos,
Et la fève interdite au vieillard de Samos,
Et le légume frais que le lard assaisonne,
M’offrir les simples mets que la saison nous donne !

Délicieuses nuits ! soupers dignes des dieux !
Lorsqu’avec des amis satisfaits et joyeux,
Fêtant dans un banquet mes pénates rustiques,
Le reste du festin passe à mes domestiques !
Chaque convive alors, sans contrainte, sans lois,
Prend la coupe qu’il veut et le vin de son choix
Soit qu’il aime à verser dans un ample cratère,
Soit qu’il trouve meilleur de boire à petit verre.
Bientôt, sans y penser, chacun entre en propos :
Nous causons, non d’argent, de terres, de troupeaux,
Ni de l’art merveilleux dont Lépos, au théâtre,
Sait charmer en dansant tout un peuple idolâtre.
À profit entre nous mettant mieux les instans,
Nous nous entretenons d’objets plus importans ;
Si l’homme n’est heureux qu’au sein de la richesse :
Si le bonheur plutôt n’est point dans la sagesse :
Si l’amitié pour base a toujours l’intérêt :
Ce que c’est que le bien, quel est le bien parfait.
Le voisin Cervius, à ce grave langage,
D’un vieux conte parfois mêle le badinage.
Parle-t-on d’Arellus ? et vient-on nous vanter
Ses terres, ses trésors ? Il se met à conter.
Un jour le rat des champs, d’une façon civile,
À souper dans son trou pria le rat de ville.
C’était fête au village. Il vivait sobrement,
Mais savait aux bons jours en user noblement.
Son camarade arrive : il s’empresse, il apporte
Des grains, des raisins secs, des fruits de toute sorte,
Et, pour dernier régal, tire de son buffet
Du lard qu’il n’avait point grignoté tout-à-fait,

Désirant par le choix, plus que par l’abondance.
D’un ami délicat vaincre la répugnance.
Vaine précaution ! l’orgueilleux citadin
Mange du bout des dents, montre un air de dédain,
Quand, laissant le meilleur à cet hôte superbe,
Lui, couché sur du foin, ne ronge qu’un brin d’herbe.
Alors le rat de ville : eh ! quoi ! mon pauvre ami,
Sur ce mont escarpé n’existant qu’à demi,
Que dis-je ? Tout vivant enseveli sous terre,
Tu consens à languir dans ce trou solitaire !
Que ne viens-tu plutôt avec moi, de ce pas,
Voir au sein des cités comment vivent les rats ?
Viens, crois en mes conseils, viens vivre dans la ville.
Il n’est rien d’éternel sur ce globe fragile.
Grands et petits, tout meurt Pourquoi ne pas jouir
De ces jours fugitifs qui vont s’évanouir ?
Songe au peu de momens qui font notre existence.
Il dit : son compagnon, frappé de la sentence,
D’un saut, hors de son trou, s’élance au même instant,
Et les voilà tous deux vers la ville trottant
Phœbé, du haut des cieux, leur prêtait sa lumière :
Ils arrivent aux murs : passent sous la barrière,
Dans un riche palais descendent pour loger,
Et se rendent tout droit à la salle à manger.
Là, vingt mets desservis du souper de la veille,
Sont rangés en un coin dans une ample corbeille.
Le citadin joyeux sur un lit de brocard
D’abord fait poliment asseoir le campagnard,
S’agite autour de lui, va, vient, et trotte et saute,
Et montrant de quel air on doit servir son hôte,

Tel qu’un maître d’hôtel expert en son métier,
Prend soin, à chaque plat, d’y goûter le premier.
Étalé aur la pourpre, enfoncé dans la soie,
Le rustique enchanté ne songeait qu’à la joie,
Tâtait, mangeait de tout, et s’applaudissait fort
De l’heureux changement survenu dans son sort,
Quand un grand bruit de clefs vient déranger la fête.
La porte s’ouvre. Où fuir ? Troublés, perdant la tête,
Nos rats sautent de table, et, pour chercher un trou,
Par tout l’appartement courent sans savoir où,
Cependant que des chiens aboyant dans l’enceinte,
La voix qui retentit redouble encor leur crainte.
Oh ! oh ! c’est donc ainsi que tu t’amuses, toi,
Dit notre Ermite ? Adieu : je retourne chez moi
Pauvre, mais sans regrets aux festins de la ville,
Là, si je vis de peu, du moins je vis tranquille.

SATIRE VII.


Depuis longtems j’écoute et voudrais répliquer ;
Mais je suis votre esclave et n’ose m’expliquer.
— C’est Dave, que je crois ! — Oui, mon maître, c’est Dave,
Votre bon serviteur, votre fidèle esclave
Qui se flatte, pour prix de sa frugalité,
D’un destin plus heureux qu’il a bien mérité.
— Allons, puisque Décembre amenant la licence,
Te permet aujourd’hui de rompre le silence ;
Puisqu’ainsi de tout tems l’ont voulu nos aïeux,
Parle. — On voit des mortels franchement vicieux
Poursuivre sans remords leurs projets téméraires :
On en voit, ballottés par des désirs contraires,
Et suivant de leur cœur le penchant inégal,
Incliner tour à tour vers le bien ou le mal.
De ces esprits changeans Priscus est le modèle.
Tantôt de trois brillans sa main gauche étincelle,
Tantôt il n’a plus même à ses doigts un anneau.
À chaque heure du jour il change de manteau,

Et souvent on l’a vu, désertant vers la brune,
D’un palais somptueux la splendeur importune,
Courir se renfermer dans ces impurs réduits
Où Dave rougirait d’aller passer les nuits.
Aujourd’hui sans pudeur plongé dans la mollesse,
Demain prêt, pour s’instruire, à partir pour la Grèce,
C’est l’inconstance même, et ses esprits mouvans
Ne sont guidés, je crois, que par le dieu des vents.
Le joueur Albius, les doigts rongés de goutte,
En proie à des douleurs qu’il mérita sans doute,
Pour tenir en son lieu les dez et le cornet,
Tant de sa passion l’ardeur le dominait !
Prenait à tant par jour un homme à son service,
Et, d’un cœur obstiné s’attachant à son vice,
Valait mieux que ces gens dont l’esprit incertain
Abandonne le soir ses projets du matin.
— Est-ce fini bientôt, et me diras-tu, traître,
À qui ce beau discours s’adresse ? — À vous, mon maître.
— À moi ! comment cela ? — Vous louez du bon tems
Les rustiques vertus et les faits éclatans :
Eh bien ! qu’un dieu pour vous ramène ces vieux âges,
Vous en condamnerez vous-même les usages ;
Soit, que vous n’ayez point de foi dans les discours
Qu’on vous entend si haut déclamer tous les jours,
Soit que, dans le sentier d’une vertu rigide,
Ne marchant que d’un pas indécis et timide,
Votre pied dans la bourbe encore embarrassé,
En dépit de vous-même, y demeure enfoncé.
À Tibur, vous vantez le séjour de la ville.
À Rome, de Tibur vous regrettez l’asyle.

N’êtes-vous nulle part à souper invité ?
Quel bonheur, dites-vous, que la frugalité ?
Et, comme s’il fallait, s’y prenant de la veille,
Pour vous avoir chez soi, vous traîner par l’oreille,
Vous criez qu’il n’est pas de plus mortel ennui
Que d’aller s’enivrer à la table d’autrui.
Mais que, dans cet instant, un messager fidèle,
De la part de Mécène, à souper vous appelle :
Ma toge ! mes parfums ! holà ! quelqu’un, holà !
Milvius près de vous retenu ce jour là,
À jeun, non sans dépit, en grondant se retire,
Et les propos qu’il tient, nul ne va vous les dire.
Qu’on m’appelle gourmand, je ne m’en défends pas ;
Je me plais à flairer l’odeur d’un bon repas ;
J’aime à boire, à dormir ; mais, répondez, de grâce :
Si je ne fais rien là que mon maître ne fasse,
De quel droit à nos yeux venir sous de grands mots,
Chercher, en m’accusant, à couvrir vos défauts ?
Et si je vous prouvais, par cent raisons diverses,
À vous qui ne m’avez payé que cent serterces,
Que vous ne valez pas mieux que moi !.. Quel courroux !
Allons, un peu de calme, et surtout point de coups :
On doit de Crispinus respecter les adeptes,
Et son portier m’a mis au fait de ses préceptes.
Suis-je un vil adultère, allez-vous dire ? Non ;
Pas plus que je ne suis, moi Dave, un vil fripon,
Lorsque vous me voyez, à mon devoir fidèle,
Passer, sans y toucher, près de votre vaisselle.
Mais ôtez le péril, faites taire les lois,
Et bientôt la nature aura repris ses droits.

Êtes-vons donc mon maître, ô vous que tant de causes
Soumettent au pouvoir des hommes et des choses !
Vous que des passions qui troublent votre cœur
Ne pourraient affranchir trois soufflets du prêteur ?
Mais écoutez encore un argument plus grave :
Si l’homme qui subit le joug d’un autre esclave,
N’est qu’un esclave aussi, que suis-je à votre égard ?
Les dieux sous votre loi m’ont rangé par hazard ;
Mais, recevant des fers comme on porte les vôtres,
N’êtes-vous pas vous-même asservi par mille autres,
Tel que ce léger buis qu’on voit tourbillonner
Sous l’action du fouet qui le force à tourner ?
— Quel est donc, selon toi, le mortel vraiment libre ?
— Celui qui de son cœur, dans un juste équilibre,
Maintient par la raison les mouvemens divers :
Qui ne craint ni la soif, ni la faim, ni les fers :
Qui dompte ses penchans : qui, d’un regard stoïque,
Contemple des grandeurs la pompe magnifique :
Qui sur un plan uni, comme un globe parfait,
Sans obstacle, en roulant, achève son trajet ;
Et qui, se repliant tout entier en lui-même,
Hors des coups du destin met le bonheur suprême.
Eh bien ! que dites-vous, mon maître, à ce portrait ?
Vous y retrouvez-vous du moins à quelque trait ?
Une avare beauté vous vole, vous outrage,
Vous chasse et d’un seau d’eau vous inonde au passage :
Puis elle vous rappelle. Ah ! plus prudent enfin,
D’un honteux esclavage osez rompre le frein :
Osez-vous écrier : Je suis libre, et veux l’être.
Mais non : vous vous sentez sous l’aiguillon d’un maître :

Il vous pousse, Il vous presse, et, malgré vos efforts,
Vous contraint d’accepter et la bride et le mors.
Et quand de Pausias, amateur plein d’emphase,
Devant un beau tableau vous restez en extase,
Êtes-vous plus sensé que moi, lorsqu’en passant
Muet, le col tendu, sur les pieds me dressant,
J’admire ces combats dont l’ardeur me transporte,
Et que nos Fulvius, au-dessus de leur porte,
Pour donner de leur art un noble échantillon,
Font dessiner en rouge ou tracer au charbon :
Tellement qu’on dirait des lutteurs véritables,
Par d’adroits mouvemens, des coups inévitables,
Esquivant tour à tour et frappant leurs rivaux,
D’un vaste amphithéâtre exciter les bravos ?
Mais ce qu’on vante en l’un, dans l’autre on le méprise :
Là, c’est amour des arts, ici, fainéantise.
Qu’alléché par l’odeur d’un pâté, d’un gâteau,
En le tirant du four, j’en écorne un morceau :
Je ne suis qu’un vaurien. Vous, héros indomptable,
Vous savez résister aux excès de la table.
J’ai tort, moi, je le sais, d’avoir trop d’appétit :
Pourquoi ? c’est que mon dos quelquefois en pâtit
Mais avez-vous moins tort, et vos triples services,
Vos mets si recherchés n’ont-ils pas leurs supplices ?
Songez-y, car bientôt, affaiblis par dégré,
Vos genoux vont fléchir sous un corps délabré.
Eh ! quoi ! si nous blâmons ce fripon subalterne
Qui court furtivement le soir à la taverne
Échanger un frottoir contre quelques raisins,
Celui qui, pour fournir à ses pompeux festins,

Nouveau Nomentanus, met tous ses biens en gage,
Jouera-t-il à nos yeux au moins vil personnage ?
Ajoutez à cela qu’en vos goûts inconstant,
Vous ne savez pas être avec vous un instant ;
Que vous ne savez pas, libre de toute affaire,
Savourer le plaisir de n’avoir rien à faire ;
Qu’à vous sauver de vous à toute heure occupé,
Tel qu’aux fers de son maître un esclave échappé,
Vous ne faites, pour fuir l’ennui qui vous oppresse,
Que passer tour à tour du sommeil à l’ivresse.
Soins superflus ! l’ennui s’attache à tous vos pas ;
Il vous suit, il vous tient, il ne vous quitte pas.
— Un bâton ! — Un bâton ! eh mais, que signifie… ?
— Une épée ! — Il radote ou bien il versifie.
— Sors, traître, ou dès ce soir, dans mon champ des Sabins,
Je te fais ajouter à huit autres coquins.

SATIRE VIII.


Eh bien ! que dirons-nous, mon cher Ligurinus,
De votre grand soupé chez Nasidiénus ?
Car hier, désirant vous avoir à ma table,
J’ai su qu’à pleins flacons, chez ce convive aimable,
À boire dès midi vous étiez occupé.
— Je n’ai fait de ma vie un si charmant soupé.
— Et quel mets remarquable a d’abord, je vous prie,
Des entrailles à jeun appaisé la furie ?
— Un vaste sanglier du pays Laurentin.
On l’avait pris, disait le maître du festin,
Par un vent doux et frais. Et l’anchois, et l’oseille,
Et le vin blanc de Cos, et tout ce qui réveille
D’un Lucullus blasé l’estomac paresseux,
Étaient rangés autour de ce mets fastueux.
À peine les débris d’un si pompeux service,
Au signal du patron, ont passé dans l’office,
Qu’un esclave empressé, la serviette à la main,
Vient frotter en courant les tables de sapin,

Tandis qu’à balayer, un autre fort-habile,
Ne laisse autour de nous rien traîner d’inutile.
Aussitôt, comme on voit, dans leurs solennités,
Les vierges de Cérès, marchant à pas comptés,
Aux pieds de la déesse apporter leurs corbeilles,
Hydaspe et Corbulon, ployant sous les bouteilles,
Arrivent, celui-ci de Cécube charge,
Celui-là d’un Chio qui n’a point voyagé.
Notre hôte en ce moment à Mécène s’adresse :
De nos crûs d’Italie ou de ceux de la Grèce,
Lesquels préférez-vous ? j’en ai de tous les deux.
— Triste embarras du choix, que tu rends malheureux !
Mais enfin quelle était l’illustre compagnie
Dans ce noble banquet avec vous réunie ?
Je voudrais le savoir. — J’étais à l’un des bouts,
Viscus auprès de moi, Varius au-dessous.
Entre Servilius et le chantre Hermogène,
À la place d’honneur on avait mis Mécène ;
Et l’on voyait assis aux côtés du patron,
Le mime Pantolabe et Syrus le bouffon.
Celui-ci de son mieux cherchant à faire rire,
Misérable farceur, qui pense qu’on l’admire,
À chaque coup de dent, expédie un gâteau.
L’autre, si l’on néglige un mets rare ou nouveau,
Nous le montre du doigt ; c’est là son ministère ;
Car d’un art si sublime ignorant le mystère ;
Nous, sans comprendre rien à de si fins morceaux,
Nous mangeons au hazard huîtres, poissons, oiseaux.
C’est ce que j’ai bien vu quand, d’un air d’importance,
Ce grand homme en pitié prenant mon ignorance,

Appela mon esclave, et me fit apporter
D’un turbot qu’on avait oublié de goûter.
Et puis il m’enseigna qu’à la lune nouvelle,
La pomme se revêt d’un pourpre plus belle.
— Et la cause ? — La cause ! — adressez-vous à lui.
— Bon Dieu ! sans nous venger mourrons-nous aujourd’hui,
Nous dit Servilius ? Amis, prenons nos verres,
Buvons, et que le vin coule à flot des cratères ;
De Nasidiénus, qui change de couleur,
Le visage, à ces mots, se couvre de pâleur ;
Il tremble du défi ; soit que d’un franc convive,
Dans la chaleur du vin, la gaieté soit trop vive ;
Soit plutôt qu’émoussant le palais du buveur,
L’ivresse aux meilleurs mets enlève leur saveur.
Nous voyons son dépit ; mais nous n’en tenons compte.
Nous versons à l’envi les urnes de Sagonte ;
Nul ne demeure oisif ; hors les bouffons pourtant,
Qui, par discrétion, n’osent en faire autant.
Alors on voit paraître une énorme lamproie
Qui sur un long bassin dans la sauce se noye.
Messieurs, dit le patron, voyez, regardez bien :
Elle a des œufs : plus tard elle ne vaudrait rien.
Et la sauce ! goûtez cela, je vous conjure ;
Elle est faite d’anchois, de vin vieux, d’huile pure,
Avec force vinaigre et force poivre blanc.
Le Chio rend surtout ce mélange excellent.
On y peut joindre aussi l’aulnée et la roquette.
Cest moi qui le premier en donnai la recette.
Curtillus a prouvé que, par son goût amer,
La saumure gâtait le hérisson de mer ;

Il le sert tout entier. Comme il parlait encore,
Tout à coup du plafond qu’un dais pompeux décore,
L’antique draperie, avec un grand fracas,
Tombe et brise en tombant et la table et les plats ;
Et tel que l’aquilon, précurseur de la foudre,
Fait voler dans les airs des nuages de poudre,
Telle des vastes plis de l’effroyable dais
La poussière s’échappe en tourbillons épais.
Nul d’abord de ses sens n’a conservé l’usage ;
Mais, le péril passé, nous reprenons courage.
Pour Nasidiénus, d’un tel choc effrayé,
Il demeure long-temps comme pétrifié,
Comme un père qui vient de perdre un fils unique ;
Et dans l’abattement de sa douleur comique,
Peut-être à ses sanglots il ne mettrait pas fin ;
Mais le prudent Syrus, pour calmer son chagrin,
Appelant le secours de la philosophie :
À tes dons, ô fortune, insensé qui se fie !
Hélas ! quel autre dieu contre nous irrité,
Nous accabla jamais d’autant de cruauté !
Et faudra-t-il toujours, malheureux que nous sommes,
Te voir prendre plaisir à tourmenter les hommes !
En vain sous sa serviette Hermogène avec soin
D’un rire inextinguible étouffe le besoin.
Varius, né moqueur, d’un air de persifflage :
Tristes mortels, dit-il, voilà votre partage !
Voilà de quel succès, par les destins ingrats,
Vos peines, vos travaux sont payés ici bas !
Vous vous donnez des soins, vous vous rompez la tête,
Pour faire les apprêts d’une brillante fête :

Pour que les vins soient bons, les mets appétissans,
Les esclaves soigneux et leurs habits décens :
Et voilà qu’un démon s’en vient à la traverse !
Un dais mal suspendu sur les mets se renverse ;
Un lourdaud de valet bronche, fait un faux pas,
Et votre plus beau vase est mis en cent éclats.
Mais le roi d’un festin est comme un chef-d’armée.
Ce sont les grands échecs qui font sa renommée.
À ces mots, le patron reprenant ses esprits,
Que de tant de bonté vous accordant le prix,
Le ciel, cher Varius à tous vos vœux réponde !
Non, je ne connais pas meilleur convive au monde.
Il dit et sort. Chacun alors se regardant,
Chuchotte en son absence et rit de l’accident.
— Vraiment la comédie était divertissante ;
Mais comment a fini cette scène plaisante ?
— Tandis que Varius à boire bien dispos,
S’informe si le dais a cassé tous les pots ;
Qu’il demande du vin, et qu’à toute la troupe
Il donne le signal en présentant sa coupe ;
Tandis que Pantolabe à ces traits de gaieté,
De ses piquans bons mots joint la causticité,
Le patron rentre et semble, en changeant de figure,
Montrer qu’il a du sort su réparer l’injure.
Un esclave le suit qui, d’un air solennel,
Apporte avec une oie une grue au gros sel,
Et des merles brûlés, et des levrauts sans râble,
Et cent gibiers d’un goût sans doute délectable,
Mais qu’il vantait si fort que, n’y pouvant tenir,
Tous, en promettant bien de n’y plus revenir,

Nous nous sommes sauvés, d’un pas aussi rapide,
Que si du souffle impur de sa bouche fétide,
Pareil au noir poison du serpent Africain,
L’affreuse Canidie eût souillé le festin.