Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/7

Satires (Horace, Leconte de Lisle)/II/1


1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE VII.


davus.

J’attends depuis longtemps, désirant, esclave que je suis, te dire quelques mots, et je tremble.

horatius.

N’est-ce pas Davus ?

davus.

Oui, Davus, ami de son maître et suffisamment honnête, c’est-à-dire, assez pour que tu penses qu’il doive vivre.

horatius.

Allons, use de la liberté de Décembre, ainsi que nos pères l’ont voulu. Parle.

davus.

Une partie des hommes se réjouit constamment de ses vices et se hâte vers ce but ; le plus grand nombre flotte, choisissant tantôt le bien, tantôt le mal. Priscus, souvent remarqué à cause des trois anneaux de sa main gauche qui parfois aussi était nue, vécut dissemblable à lui-même, au point qu’il changeait de toge à toute heure, et qu’il sortait brusquement d’une demeure magnifique pour habiter là d’où n’aurait pu sortir honnêtement un affranchi plus propre. Il aimait à vivre dans la débauche à Roma et en savant à Athénæ. Il était né maudit par autant de Vertumnus qu’il y en a. Le bouffon Volanérius, après qu’une juste goutte eut rompu ses articulations, prit quelqu’un payé à tant la journée pour relever les dés et les mettre dans le cornet à sa place. L’homme qui est le plus constant dans ses vices est d’autant moins malheureux, et il passe avant celui qui tantôt roidit, et tantôt relâche sa corde.

horatius.

Ne me diras-tu pas aujourd’hui à quoi tendent

ces sottises, coquin ?
davus.

C’est à toi que je parle.

horatius.

Comment, misérable !

davus.

Tu vantes la fortune et les mœurs du peuple ancien ; et, cependant, si un Dieu t’y ramenait brusquement, tu t’y refuserais, ou parce que tu ne penses pas, comme tu le cries, que tout était mieux alors, ou parce que tu ne défends pas fermement le bien et que tu restes dans la boue, désirant en vain en arracher ton pied. Inconstant, à Roma tu souhaites la campagne, à la campagne tu portes aux astres la Ville absente. Quand par hasard tu n’es point invité à souper, tu vantes tes légumes tranquilles, comme si tu n’y allais que de force, tant tu te dis heureux de ne point aller boire ailleurs. Mais que Mæcenas t’ordonne de venir souper assez tard, aux premières lumières : — « Ne m’apportera-t-on pas plus promptement ce parfum ? m’entend-on ? » Tu t’impatientes à grands cris, et tu fuis. Milvius et les bouffons s’en vont avec des imprécations qui ne sont pas à répéter. J’avoue, si on me le reproche, que je suis en effet frivole et mené par mon ventre, que j’ouvre la narine au fumet de la cuisine, que je suis lâche, paresseux, et, si tu veux, ajoute que je hante le cabaret ; mais toi, tu es ce que je suis et peut-être bien pire, et tu me querelles, comme si tu étais meilleur, et tu couvres tes vices de belles paroles. Qu’arriverait-il si tu étais démontré plus insensé que moi que tu as acheté cinq cents drachmes ? Cesse de m’effrayer du regard, retiens ta main et ta colère, pendant que je dirai ce que m’a appris le portier de Crispinus.

Tu es attiré par la femme d’autrui et Davus par une petite courtisane : qui de nous deux est le plus digne de la croix ? Quand la chaleur de la nature m’excite, celle qui, à la lueur d’une lanterne, est possédée par moi ou me possède, me renvoie sans que je sois blâmé, ni inquiet qu’un plus riche ou un plus beau se réjouisse au même endroit. Toi, lorsque, jetant de côté tes insignes, ton anneau de chevalier et la toge Romaine, tu te transformes, de juge, en un honteux Dama, recouvrant d’une lacerne ta tête parfumée, n’es-tu pas ce que tu veux paraître ? Tu es introduit, plein de crainte, frémissant jusqu’aux os à la fois de désir et de peur. Quelle différence entre être adjugé, brûlé, mis à mort par les verges et le fer, ou être renfermé honteusement dans un coffre par une servante confidente de la faute de sa maîtresse, ramassé sur toi-même et la tête entre les genoux ? Le mari de la matrone coupable n’a-t-il pas un légitime pouvoir sur tous deux, et plus légitime encore sur le séducteur ? La femme ne change pas de costume et de lieu ; elle n’a pas failli outre mesure, te craignant et ne se fiant pas à ton amour ; tandis que tu passes volontairement sous la fourche, livrant au mari furieux tout ton bien, ta vie et ta réputation avec ton corps. T’es-tu échappé ? l’expérience et la crainte te feront prendre garde, je pense. Tu chercheras de nouveau à trembler et de nouveau l’occasion de périr, esclave autant de fois ! Quelle bête sauvage, après s’être échappée, reprend les chaînes qu’elle a rompues ? — « Je ne suis pas adultère, » dis-tu. — Ni moi un voleur, par Herculès, quand je passe honnêtement devant des vases d’argent. Enlève le péril, et la nature bondira au hasard et sans frein. Toi, mon maître ! soumis de tant de façons à l’empire si puissant des hommes et des choses ! toi que la baguette toucherait trois et quatre fois sans jamais t’affranchir de la peur qui te rend malheureux ! ajoute à ces raisons ceci qui ne vaut pas moins : si celui qui obéit à un esclave est son remplaçant, ainsi que le dit votre coutume, ou son camarade, que suis-je pour toi ? Tu me commandes sans doute, mais, malheureux, tu obéis à d’autres et tu es remué comme une figure de bois par des ficelles étrangères. Qui donc est libre ? le sage, qui se commande à lui-même, que n’épouvantent ni les chaînes, ni la pauvreté, ni la mort, qui est assez fort pour refréner ses désirs et mépriser les honneurs, qui est tout en soi, qui, poli et rond, n’offre de prise à rien d’extérieur, et contre qui la Fortune se rue toujours impuissante. Peux-tu te reconnaître ici en quelque chose ? Une femme te demande cinq talents, te tourmente, te met à la porte, t’arrose d’eau froide et te rappelle. Arrache ton cou de ce joug honteux ; dis : « Je suis libre, bien libre ! » Tu ne le peux ! un rude maître domine ton esprit, excite ta fatigue d’un aiguillon aigu et te fait tourner malgré tes refus. Quand tu restes en torpeur comme un insensé devant un tableau de Pausias, es-tu moins enfant que moi, lorsque, le jarret tendu, j’admire les combats de Fulvius et de Rutuba ou de Pacidéianus, peints à la brique ou au charbon, tels qu’ils semblent vraiment se battre, frappant ou évitant les coups ? Davus est alors un coquin et un paresseux, et toi, tu es traité de juge subtil et fin des anciens. Je suis un vaurien quand un gâteau fumant m’attire ; et toi, tu as sans doute la force et le cœur de refuser un repas excellent ? Ma complaisance pour mon ventre m’est funeste ; mais pourquoi ? parce que mon dos s’en ressent. Mais toi, recherches-tu donc plus impunément ces mets qui sont défendus aux pauvres ? Ces repas poursuivis sans terme deviennent amers, et les pieds incertains refusent de porter le corps délabré. S’il est en faute, l’esclave qui échange, à la nuit, une étrille dérobée contre une grappe de raisin, celui qui vend son patrimoine pour satisfaire sa gloutonnerie n’a-t-il rien de servile ? Ajoute ceci, que tu ne peux être une heure avec toi-même ni cesser honnêtement d’être oisif, que tu t’évites, que tu vagabondes, cherchant à tromper ton ennui tantôt par le vin, tantôt par le sommeil, mais vainement, car le noir compagnon te poursuit et te presse dans ta fuite.

horatius.

N’ai-je point là une pierre ?

davus.

Qu’en as-tu besoin ?

horatius.
Ou des flèches ?
davus.

Ou cet homme est fou, ou il fait des vers.

horatius.

Si tu ne décampes pas très-vite d’ici, tu iras travailler, le neuvième, dans mon champ du Sabinum.