Satire I-5 (Horace, Janin)

Satire I, 5
Traduction par Jules Janin.
Librairie des Bibliophiles (2p. 46-52).

SATIRE V.

Nous avons quitté Rome, la grande ville, Héliodore et moi; Héliodore, le plus habile et le plus savant, sans contredit, des rhéteurs de la Grèce. Aricie à notre première étape, offrait une hospitalité médiocre; on va, de là, au bourg d'Appius, qui est une espèce de halle où foisonne la pire espèce de bateliers dans les plus horribles tavernes. Nous avons mis deux jours à faire un chemin qu'un voyageur ordinaire eût fait volontiers d'une seule traite. A des nonchalants tels que nous, la voie Appienne est préférable. Une eau saumâtre eut bien vite imposé silence à mon appétit; malgré les murmures de mon estomac je laissai mes compagnons dîner à leur bon plaisir, et sans moi.

La nuit, cependant, jetait ses premiers voiles sur la terre et les premières étoiles dans les cieux; soudain s'élève une immense clameur d'esclaves à bateliers, ceux-là répondant à ceux-ci: « Viens çà ! — Tu veux donc nous encaquer dans ta barque ? Nous sommes déjà trois cents ! — Assez ! — Assez ! » Mais que de temps perdu: recevoir le prix des places, atteler la mule au bateau !... plus d'une heure; et puis, essayez de dormir sous l'aiguillon des cousins, au chant rauque des grenouilles, aux épithalames du batelier et de certain voyageur, gris de piquette l'un et l'autre, et roucoulant en l'honneur de leur maîtresse absente. A la fin, tout s'endort. Lui-même, le muletier du coche, il lâche à travers le gazon sa mule, et, la corde ancrée à quelque pierre du rivage, il s'étend sur le dos et ronfle.

Au point du jour, cette barque immobile nous réveille; un des nôtres, une tête chaude, à peine éveillé, saute à terre , prend une gaule, et frappe à tour de bras sur la mule et le muletier. A dix heures, enfin, nous débarquons, et nous faisons nos ablutions dans les eaux de ta fontaine, ô Féronie !

Un peu refaits, il nous faut gravir pendant trois milles une montée assez pénible; on voit, d'une lieue, Anxur sur son rocher crayeux.

Là, nous devions rencontrer Mécène lui-même, et son fidèle Cocceius. Ces grands négociateurs s'étaient chargés, illustre et difficile mission, de réconcilier deux amis que la politique avait séparés. Et pendant que je raffermis mes yeux malades d'un collyre énergique, voici venir Mécène en personne, voici Cocceius, voici Fonteius Capiton, un homme accompli, l'ami le plus dévoué de Marc-Antoine. Quelle joie, en même temps, de quitter Fundi, et de planter là maître Aufidius son digne préteur ! Cet Aufidius le louche était un ancien greffier, un bouffon, qui s'était harnaché de la prétexte et du laticlave des consuls, sans oublier le brasier des pontifes. — Étions-nous fatigués en arrivant à Mamurra, où Capiton et Muréna nous offrirent, celui-ci sa table, et celui-là sa maison ! Le lendemain fut ce qu'on appelle un heureux jour; à Sinuesse, en effet, nous avons rejoint Virgile et Plotius, et Varius, les belles âmes, honneur de ce bas monde, amis que j'aime et préfère entre tous. Ah ! quelle fête et quels transports ! Non, tant qu'Horace aura la pleine autorité de soi-même, il n'est rien, pour lui, qui soit comparable à une douce et fidèle amitié.

Une humble métairie. assez voisine du pont de Campanie, offrit l'abri aux voyageurs; messieurs les pourvoyeurs publics nous fournirent strictement ce qui nous était dû, le bois et le sel. Un peu plus tard (il était jour encore), nous arrivâmes à Capoue, où nos mulets déposèrent leurs bâts et nos bagages. En ce lieu Mécène va jouer à la paume, Virgile et moi nous allons nous coucher. Qui joue à la paume a bon œil et bon estomac. De Capoue, et dédaignant les mauvaises hôtelleries de Caudium, nous arrivons, par une montée, à la bonne et belle maison de Cocceius.

Et maintenant, muse, aidez-moi! Racontons en deux mots la rencontre de Sarmentus le bouffon et de son compère Messius Cicerrus, sans oublier leur double origine et la cause mémorable de ces grands démêlés. Le Messius est un véritable Osque, et très complet ; le Sarmentus est un esclave, et sa propriétaire vit encore. Ainsi l'un vaut l'autre, et celui-ci ne déroge pas à se heurter à celui-là. Sarmentus le premier: « Avez-vous jamais vu nous dit-il, cheval sauvage aussi bourru ? » Et nous de rire. A son tour Messus, brandissant la tête: « Ah ! pour le coup, dit-il, j'en tiens, et suis-je heureux que ton front soit désarmé de sa corne, ô mutilé qui oses encore menacer ! » (En effet, une cicatrice hideuse ornait, au-dessus de l'œil gauche, une forêt du plus vilain aspect.) Puis toutes sortes de farces et de quolibets dont le mal de Campanie était le fond: « Le beau pays et le beau visage plein de verrues, reprenait Sarmentus ! Allons, berger, dansons la danse du Cyclope; on n'a pas besoin de masque avec cette face, et de cothurne avec ces jambes-là. »

Au Sarmentus le Cicerrus répondait de la belle façon: « Qu'as-tu fait de ta chaîne, ami ? s'écriait Cicerrus. Sans doute une offrande aux dieux lares ? On est greffier, c'est vrai, mais on est toujours esclave un tantinet. En même temps il voulait savoir pourquoi donc sa propriétaire avait lâché Sarmentus, quand une poignée de farine suffirait grandement à l'entretien d'un si petit corps. Grâce à cette comédie, il advint que le souper fut agréable et d'honnête longueur.

Le lendemain, nous allâmes tout d'une traite à Bénévent. Là, notre hôte, empressé de tourner la broche où rôtissaient des grives étiques, s'y prit si mal, que peu s'en fallut que l'hôte et la maison ne périssent dans le même incendie. Eh oui ! l'âtre était vieux, la flamme était vive, et léchait déjà les solives, lorsque les convives affamés, inquiets pour leur souper, et les esclaves tremblants pour leur logis, vinrent à bout du feu. A force de marcher, nous saluons nos chères montagnes de l'Apulie, exposées à ces vents furieux.

Il s'agissait de les gravir, et, fort à propos, nous avons trouvé, à mi-chemin, dans une métairie voisine de Trivice, de quoi réparer nos forces. Malheureusement le bois vert et les feuilles mouillées, dans l'âtre brûlant, nous enfumèrent jusqu'aux larmes.... Je me couche. Une servante, ah ! la trompeuse, avait promis de me rejoindre. Innocent que je suis, j'ai la constance de l'attendre.... A minuit je m'endors, attendant toujours.... Un songe immonde a taché mon linge et sali mon sommeil.

Le jour suivant, nous faisons, lestement, huit bonnes lieues en voiture, et nous tombons sur un humble hameau dont le nom se refuse aux plus simples exigences du vers alexandrin, mais du reste facile à désigner. De toutes les choses, la plus commune, l'eau s'y donne.... à prix d'argent; en revanche, on y fait de si bon pain, que le voyageur prévoyant en emportera sa charge. A Canose, en effet (Diomède est pourtant le fondateur de ce joli endroit !), l'eau n'est guère plus abondante et le pain craque sous la dent. Ici, Varius prit congé de ses compagnons de voyage, et pensez si ces adieux furent tristes de part et d'autre ! A grand-peine, et déjà n'en pouvant plus, nous avons gagné Rubi par des chemins détestables que la pluie avait effondrés.

Le jour suivant fut meilleur, mais, s'il se peut, le chemin fut pire encore, jusqu'aux murs de Bari, chère aux pêcheurs. Vint enfin Égnatia, conquise sur les flots irrités. Ces gens-là sont vraiment de plaisantes gens; n'ont-ils pas voulu nous persuader que l'encens offert à leurs dieux, sur le seuil de leur temple, s'enflamme et brûle sans qu'on y mette le feu ? Bon miracle, et bien fait pour plaire au peuple circoncis. Pour moi, je n'y crois guère; Epicure m'a enseigné que Jupiter se repose bien tranquillement, et que si la nature enfante un prodige, les hommes auraient tort de s'en inquiéter. Les dieux, si loin de nous, dans leurs nuages, n'y sont pour rien.

Brindes sera, s'il vous plaît, le terme de ce long voyage et de cette longue narration.