Sanguis martyrum/Deuxième partie/III

Mame (p. 102-125).

III

DANS LES MINES DE SIGUS

Cécilius avait quitté Birzil dans la région des lacs, à l’endroit où la route de Lambèse se détachait de la route de Sigus. Tandis que la jeune fille descendait vers le Calcéus, il s’acheminait vers les mines en très simple équipage, à cheval, avec une escorte de quatre serviteurs seulement.

L’approche du crépuscule enveloppait d’une ombre de tristesse les grandes plaines dénudées. Un ciel violacé, obscurci de gros nuages, pesait sur des montagnes noires comme de l’ébène, qui, avec leurs entassements de rochers pareils à des tours et à des coupoles, se déployaient en une interminable muraille de forteresse. Au bas des montagnes funèbres, l’eau morte des lacs se plombait sous les reflets du couchant. De loin en loin, immobiles et l’air maléfique, des cigognes se tenaient sur une patte, au bord de cette eau lourde qui, dans ses noirceurs, semblait éteindre les rayons épars et les images des choses. Aux arrière-plans brumeux des steppes, on distinguait des tentes, des hommes, des troupeaux qui bougeaient vaguement. Mais tout cela se perdait dans l’immensité uniforme.

Avec le beau détachement du propriétaire romain qui possède des domaines vastes comme des royaumes, le principal fermier de Sigus n’avait jamais daigné y venir. Tout était donc nouveau pour lui : ces vastes étendues minérales, ce sol pelé, ces lointains hostiles avec leurs hérissements de roches. Cécilius en avait le cœur serré, et le sentiment de la mission pénible dont il s’était chargé pour Cyprien ajoutait encore à son oppression : en quel état allait-il trouver le malheureux survivant, qu’il venait arracher à la géhenne ?

À la nuit tombante, il arriva en vue des mines. Sur un plateau, au pied d’un contrefort qui se rattachait à une haute chaîne montagneuse, un gros bourg alignait ses rangées de maisons basses. Alentour, l’aspect du terrain, partout bouleversé, annonçait le pays minier, la terre depuis longtemps travaillée et comme harassée par l’avidité humaine. Pendant des siècles, les Carthaginois avaient tiré de l’or de ces montagnes. Les Romains, accourus sur leurs traces, en extrayaient du cuivre et ce que leurs prédécesseurs avaient laissé de minerai aurifère à regratter. D’autres mines éparpillées dans le voisinage leur donnaient de l’argent en abondance. Çà et là, le sol était coupé de rivières artificielles pour le lavage des pépites. Des rigoles, des canaux en bois sillonnaient les flancs des roches, dont quelques-unes très minces étaient percées à jour par des espèces de lucarnes où passaient des aqueducs et des chutes d’eau. Pareilles à des tours, de hautes cheminées de bois signalaient les puits d’aérage accouplés de distance en distance. Une sorte de rougeoiement volcanique palpitait par intervalles dans toute la campagne déjà nocturne, parmi les fumées d’essences résineuses qui prenaient à la gorge : c’étaient les fours allumés des fonderies de lingots. Et, parmi les grêles silhouettes des monte-charges et des roues hydrauliques, des hommes pliant sous le poids des fardeaux allaient et venaient sans cesse, comme des ombres silencieuses, dans la poussière épaisse de la piste, où s’étouffait le bruit de leurs pieds nus.

Le chef de l’exploitation, qui portait le titre de sous-procurateur, était venu au-devant de Cécilius, personnage important, dont la visite inattendue autant qu’insolite l’intriguait fort. Quelques ingénieurs s’étaient joints à lui. Ensemble ils pénétrèrent dans le bourg, construit avec cette régularité militaire que Rome mettait en toutes choses. À l’intersection de deux longues rues qui se coupaient à angle droit, ils traversèrent la place, appelée pompeusement le Forum, et où l’on apercevait dans la pénombre une statue de divinité, qui, du haut de son piédestal, brandissait un trident ; autour, un petit temple trapu, une basilique judiciaire, une prison. À l’angle de la rue décumane, un établissement de bains se signalait par une lanterne allumée dans le vestibule.

La maison des hôtes se trouvait dans cette même rue, à côté des bains. C’était là que descendaient les visiteurs de distinction, — les agents de l’annone, le gouverneur de la province et même le procurateur du Patrimoine, quand il daignait quitter le Palatin pour faire une tournée en Afrique. Le chef de l’exploitation y conduisit Cécilius et ses gens. Après de nouvelles salutations aussi abondantes que délicates, il se mit complètement aux ordres du clarissime seigneur. Petit homme aux manières onctueuses, aux yeux rouges, à la barbe clairsemée et malade, il était Syrien de naissance et se nommait Théodore. Bien que cet Oriental fût très rusé, et soupçonneux aussi par profession, le secrétaire de Cécilius lui avait fait croire que son maître était un grand savant désireux de descendre dans la mine pour ses études. D’habitude, les administrateurs n’aimaient pas montrer cet enfer aux étrangers. Mais du moment qu’il s’agissait d’un nouveau Pline !…

« Si ta Prudence y consent, dit Théodore, ce sera pour moi un honneur que de t’accompagner, demain, dans les galeries… »

Cécilius le remercia, disant qu’il se contenterait d’un simple contremaître, un certain Mappalicus de Thuburbo, que lui avait recommandé un de ses amis. C’était ce même homme qui, trois mois plus tôt, s’était chargé d’envoyer à Cyprien la lettre des condamnés. Et c’était lui encore qui, l’avant-veille, avait renseigné l’émissaire de Cécilius. Un peu surpris de ce caprice, Théodore s’inclina néanmoins devant le plus gros fermier du groupe de Sigus :

« Puisque ton Excellence le désire !… »

Et, après lui avoir baisé la main, il se retira avec d’infinies protestations de dévouement.

Quelques instants plus tard, l’écuyer de Cécilius introduisit dans la maison des hôtes un grand paysan au dos rond, presque bossu à force de s’être courbé dans les boyaux de la mine. Uniquement vêtu d’une blouse de grosse toile, il portait une massette glissée dans sa ceinture et, sur le devant d’un chapeau de cuir à larges bords, une petite lampe de cuivre fixée dans un godet : c’était Mappalicus. Cécilius le fit asseoir en face de lui, tandis que le cubiculaire plaçait sur une table un haut candélabre, en forme d’arbre, qui soutenait à chacune de ses branches une nacelle où brûlait de l’huile de naphte. Ébloui par la splendeur du luminaire, par la tunique à larges manches et à bandes de pourpre de son interlocuteur, le rustre promenait des regards effarés sur les murs nus de la pièce, où leurs ombres bougeaient. Finalement, encouragé par Cécilius, il se décida à parler. Il parlait même avec facilité, en homme qui a l’habitude du commandement. Il dit, à voix basse d’abord :

« Cela presse, maître ! Il était temps que tu arrives, si tu veux sauver Privatianus. Peut-être est-il déjà trop tard, car nous sommes à la veille d’une révolte terrible…

– Comment n’as-tu pas averti plus tôt le procurateur ? fit Cécilius assez rudement.

– Je l’ai averti, maître, mais à mots couverts… Ici, la révolte est toujours latente… Tu comprends ! si j’avais dénoncé les coupables, toute la mine aurait été décimée. Une foule d’innocents auraient péri dans les supplices. Si, au contraire, les chefs ne m’avaient pas cru, je m’exposais au ressentiment de mon collègue, un contremaître germain, aussi cruel que dissimulé, et qui est l’âme du complot.

– Un Germain ! s’exclama Cécilius : il y a donc des Germains ici !

– Beaucoup, maître ! Ce sont des prisonniers de guerre. Celui dont je te parle a fini par se faire affranchir, à force de servilité devant les chefs. Il s’appelle Hildemond. Tu le verras, c’est un vrai bourreau ! Il flatte ses compatriotes, les Franks, les Goths, les Alamans, mais il frappe les Asiatiques, afin de les exaspérer et de les pousser à la révolte… »

Et, regardant autour de lui, d’un air toujours plus craintif, il chuchota :

« J’ai tout su par Gudden, le cordonnier, qui vient de mourir dans la mine et qui le tenait de son camarade de chaîne, un Goth chrétien… Je te prie, maître, écoute bien ce que je vais te dire !… Il y a, en ce moment, à Ténès, un fort contingent d’auxiliaires germains à la XXIIe légion Primigénia. Les sévérités de la discipline les ont, paraît-il, rendus furieux. Or, Hildemond a noué des intelligences avec ces hommes de son pays. Comme les Maures s’agitent, ils doivent marcher tous ensemble et venir délivrer leurs compatriotes qui sont dans les mines, après avoir opéré, ici, leur jonction avec les montagnards de Bagaï… Quelque chose du complot a déjà dû transpirer, car le procurateur a demandé à Lambèse de renforcer notre poste militaire. Le légat a envoyé un détachement de cavalerie sous la conduite d’un préfet. Tu les verras : ils sont campés auprès de nos puits…

– Et tu es sûr de ce que tu avances ? dit Cécilius. Comment as-tu pu savoir ?…

– Ah ! maître ! Tout est mystérieux ici, et, pourtant tout se sait : tu le vois bien !… Mais, je te le répète, il faut te hâter ! Demain, les mines peuvent être à feu et à sang… Le difficile sera de décider le vieillard Privatianus. Depuis que Gudden et Baric, ses deux compagnons, sont morts, il est comme découragé : il dit qu’il veut mourir au fond du puits. Mais tu le persuaderas sans doute… Quant à moi, voici ce que j’ai combiné. Ce vieux est très bas. Il a continuellement des syncopes, qui lui donnent l’aspect d’un mort. Or, après-demain, Pastor, le voiturier, que tes gens connaissent, doit descendre un cheval dans la mine. Privatianus feindra un évanouissement. Je serai là. Je ferai charger le prétendu cadavre sur le plateau qui aura descendu le cheval, et je l’accompagnerai jusqu’à la sortie du puits. Pastor déposera sur sa charrette le corps enveloppé d’un sac, et, sous prétexte de le mener au cimetière, il le mènera chez toi, à Muguas… N’est-ce pas, maître, que c’est une bonne idée ?

– Je le crois ! dit Cécilius. Mais puisque tu es si fertile en stratagèmes, voilà longtemps que Privatianus devrait être sorti de la mine. Pourquoi donc ne nous as-tu pas avertis ?

– Pouvais-je savoir qu’il était chrétien ?… Nos prisonniers sont si défiants ! Songe que j’ai des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants sous mes ordres. Ils ont peur de moi. Je n’ai appris qu’à la longue et par hasard qui étaient ce Privatianus et ses compagnons. Aussitôt j’ai fait avertir Cyprien… Maître, c’était là une chose très grave : je risquais ma vie !

– J’aurais été là pour te défendre auprès des chefs. » dit Cécilius.

L’ouvrier secoua la tête :

« Tu serais arrivé trop tard, ou tu n’aurais rien su !… Même aujourd’hui, toi présent, je risque encore… Qu’importe ! je puis bien faire cela pour toi, — pour mériter la couronne peut-être : je ne souffrirai jamais tant que Privatianus et ses amis ! »

Il tenait ses yeux toujours baissés en disant ces mots, mais sa rude voix de manœuvre avait pris un accent d’une douceur et d’une noblesse étranges, comme si un autre, — quelqu’un de très grand, — parlait par sa bouche.

Cécilius, surpris et troublé, se leva précipitamment de son siège en tendant les bras :

« Merci, frère ! » dit-il.

Penchés l’un vers l’autre, l’héritier des rois numides et l’humble mineur de Sigus se donnèrent le pacifique baiser des temps nouveaux.


Le lendemain, vers la troisième heure, le contremaître revint chercher Cécilius pour descendre dans la mine. Il avait apporté tout un accoutrement spécial à l’intention du visiteur : des brodequins à semelles de bois ferrées, des braies gauloises, une tunique de toile grossière, un chapeau de cuir, semblable au sien, et dont la coiffe était bourrée d’étoupes afin d’amortir les chocs du front contre les parois trop basses.

Comme les deux hommes sortaient de la maison des hôtes, un soldat du poste surgit brusquement devant Cécilius un peu empêtré de son déguisement. C’était Victor, le légionnaire, qui avait escorté Cyprien dans la forêt de Thagaste. L’écuyer lui avait appris que son maître, récemment arrivé à Sigus, était un ami de l’évêque. Toujours familier et un peu vain, le jeune cavalier avait aussitôt désiré voir ce haut personnage, sous prétexte de fraternité chrétienne, mais en réalité pour se faire valoir aux yeux de ses camarades. Intrépidement, il s’avança et pria Cécilius, quelque peu déconcerté par cette assurance, de transmettre ses salutations au prélat. Il ajouta avec désinvolture :

« Et dis-lui que je suis las de ce métier maudit ! Les chefs deviennent insupportables, la discipline toujours plus barbare… »

Puis, d’un ton où il y avait de la fanfaronnade juvénile avec l’enthousiasme d’une âme toute vibrante de foi :

« Bientôt peut-être j’entrerai dans une autre milice… sous les enseignes d’un autre Empereur ! »

Heureusement que Théodore, le procurateur, n’entendit point ce propos, dont le sens pouvait paraître séditieux. Plus obséquieux et empressé que jamais, il était accouru pour accompagner son hôte au moins jusqu’à l’entrée des puits :

« Tu vois, dit-il à Cécilius, en lui montrant Victor et les soldats qui allaient et venaient sur la place, — j’ai suivi les conseils de ta Prudence : j’ai demandé des renforts à Lambèse.

– Et tu feras bien d’en demander encore !… Des mouvements suspects sont signalés, paraît-il, du côté d’Auzia. »

Ils baissaient la voix, en traversant le forum qu’emplissait toute une agitation matinale. La place du bourg servait de marché deux fois par semaine. Des légionnaires du détachement achetaient des légumes et des volailles à des paysans aux figures sauvages, accroupis sur les dalles, parmi leurs corbeilles et leurs paniers. Sous les arcades de la basilique judiciaire, un commissaire-priseur, assisté du crieur public, vendait de vieux habits. Les garçons du baigneur récuraient leurs chaudrons devant la porte des thermes, à l’angle de la rue qui descendait vers la mine. On longea les murs de l’école. Le maître primaire, armé de sa gaule, souleva le voile qui masquait la porte de la classe, pour voir passer l’imposant personnage à qui le procurateur faisait escorte. Et, tandis que les écoliers, de leurs petites voix aiguës, reprenaient la cantilène enfantine : « Un et un font deux, deux et deux font quatre, » celui-ci expliquait à Cécilius :

« Ce sont les enfants de nos scribes, de nos boutiquiers, de nos contremaîtres. Car, parmi ceux-ci, les uns sont ou bien des affranchis, ou bien des hommes libres comme ton guide Mappalicus… »

Mais un esclave qui, depuis quelques instants, suivait Théodore à distance, s’approcha de lui pour lui dire qu’on l’attendait aux offices. Cela parut contrarier vivement le procurateur, qui désirait ne quitter Cécilius qu’après l’avoir expédié sous terre. Il recommanda au contremaître :

« Tu feras passer le clarissime seigneur par le puits de la Vieille-Mine : la descenderie serait trop pénible pour son Excellence… »

Et, s’excusant sur une entrevue pressante, il prit congé de son hôte, manifestement à regret.

Cependant Cécilius observait, sur la gauche de la route, un rassemblement considérable d’individus, que refoulaient, à coups de matraques, des gardes-chiourmes et autour desquels bondissaient, avec des aboiements féroces, d’énormes chiens de berger.

« C’est la « catène ! » dit Mappalicus… un contingent de prisonniers qui arrivent d’Égypte… »

Il s’efforçait de détourner l’attention du visiteur.

« Je veux voir ! » dit celui-ci d’un ton de maître, en s’avançant vers la horde des misérables.

Effectivement, c’étaient, en majeure partie, des Alexandrins qui, dans une émeute, avaient massacré la garde du préfet. Condamnés aux mines de Numidie, il leur avait fallu des mois pour faire à pied le trajet jusqu’à Sigus, en suivant la piste des caravanes. La tête à demi rasée, marqués au fer rouge comme un bétail, ils portaient des chaînes légères, qu’on remplaçait par des entraves plus pesantes, après quoi, on les poussait, attachés deux par deux, vers la sombre ouverture de la descenderie qui, pareille à une gueule de monstre accroupi aux pieds de la montagne, absorbait sans relâche toute cette chair vivante. Une abominable odeur de roussi empoisonnait l’air. Des forgerons agenouillés rivaient de forts anneaux autour des tibias maigres et poussiéreux. Les malheureux hurlaient, atrocement brûlés. Beaucoup, épuisés de fatigue, couverts de plaies repoussantes, se couchaient comme morts sur le sol, en refusant de bouger. Tel un vautour attiré par le relent du carnage, un individu à mine patibulaire rôdait autour de ces déchets humains. Cet individu n’était autre que Salloum, le marchand d’esclaves de Thuburnica, qui faisait son choix dans le rebut de la mine.

Certains de ces condamnés semblaient n’avoir plus que le souffle. On leur avait crevé un œil et vidé l’orbite avec un poignard : l’horrible blessure purulente bâillait sous des essaims de mauvaises mouches. À d’autres on avait coupé un nerf du jarret et brûlé les jointures du pied gauche, de sorte qu’ils pouvaient à peine se tenir debout. Le Maltais les examinait, les palpait comme des bêtes en foire, tandis qu’un contremaître les frappait à coups de barre de fer, pour les obliger à se lever.

« Celui qui frappe, dit Mappalicus, c’est Hildemond, le Germain : je te l’avais bien dit, c’est une bête fauve ! »

Cécilius, déjà révolté par le spectacle lamentable des condamnés, bondit, en serrant les poings, contre le Barbare.

– Misérable !… Mauvais berger, qui estropies ton troupeau ! »

Trompé par le costume de mineur qui déguisait Cécilius, le Germain se retourna contre lui, brandissant la barre de fer, grinçant des dents sous sa moustache rousse. D’un mot Mappalicus l’arrêta :

« Le chef ! »

Comme foudroyé, la brute s’écroula dans la poussière, en gémissant :

« Pardonne, maître ! Pardonne !… Je ne pouvais pas savoir ! »

Et il essayait de baiser les gros brodequins à clous de Cécilius, qui le repoussait du pied :

« Prends garde à toi !… ou je te fais mourir sous les verges ! » tonna le visiteur.

Il suffoquait de colère. Il eut honte de son emportement, — et il était excédé, gêné par l’étalage de telles horreurs.

« Viens, maître, lui dit Mappalicus, en l’entraînant. Tu n’en finirais pas, si tu voulais punir tous les abus, et tu exciterais tout le monde contre toi… D’ailleurs, la patience et la douceur sont, la plupart du temps, impuissantes. Songe qu’il y a là, parmi ces prisonniers, une foule de bandits, d’assassins, de condamnés de droit commun…

Ils avaient rebroussé chemin et ils se dirigeaient de nouveau vers le puits de la Vieille-Mine. Ce puits était l’entrée habituelle des ingénieurs et des chefs de l’exploitation, désireux de ne point se mêler à la cohue sordide des ouvriers. Ils se munirent de lampes portatives, qui contenaient de l’huile pour une journée de douze heures, et, par précaution, ils passèrent deux torches dans leur ceinture. Puis un treuil, actionné par des mules, les descendit sur un plateau jusqu’à l’entrée d’une galerie de dimensions fastueuses. Celle-ci s’ouvrait sur une chambre oblongue, qui servait de vestiaire et de lampisterie, et où l’on remarquait, dans une niche, un ancien autel consacré aux Cabires, divinités protectrices des mineurs et des forgerons.

L’autel avait été mis à cette place par les Carthaginois premiers exploiteurs du sous-sol. Les Romains, qui se ruèrent après eux à la poursuite du filon, avaient agrandi en tous sens l’œuvre de leurs prédécesseurs. Maintenant que cette partie de la mine était abandonnée depuis bientôt cinquante ans, l’ampleur des travaux exécutés là par les maîtres du monde attestait encore, en même temps que leur cupidité insatiable, leur goût de la force et de la magnificence. Précédant Cécilius dans les ténèbres denses de la galerie, Mappalicus lui cria du seuil :

« Tu vas voir, maître, c’est colossal ! »

En effet, ils se trouvaient dans un immense corridor, où deux chariots auraient pu circuler de front et qui mesurait huit ou dix pieds de haut. Le toit, taillé régulièrement dans le roc, semblait formé par d’énormes dalles de pierre. Les parois, vidées de leur minerai jusqu’à la dernière pépite, étaient lisses comme des murs de cave. Partout la sécheresse des lieux entièrement stériles dans une nudité de tombeau. Puis le plafond s’abaissa peu à peu : il fallut se courber, sous peine de se cogner la tête aux rondins en bois de pin qui soutenaient la couverture. Un air humide et froid emplissait le couloir rétréci. Des rigoles où brillait de l’eau stagnante rampaient le long des murs. Des suintements filtraient entre les poutres du boisage. Par endroits, une pluie crépitante et glaciale vous mouillait les épaules. La pente de la galerie devenait plus rapide et, à mesure qu’on descendait, les rigoles s’élargissaient en canaux où roulait une eau livide sur un fond de vase grisâtre. Les semelles ferrées des brodequins glissaient dans une boue épaisse et gluante. L’humidité glacée vous enveloppait comme un suaire. À la lueur grésillante des lampes, on voyait pendre aux poutres du toit et s’épanouir sur les poteaux de soutènement toute une étrange végétation, vaporeuse et pâle comme une neige fraîchement tombée. On aurait dit des guirlandes de lis, des échevèlements de blanches campanules, — apparition fantastique dans ces noirceurs opaques. Mais ces fleurs de ténèbres fondaient comme des bulles au moindre contact. C’était l’écume des eaux souterraines épanouie au bout des radicelles des pins qui s’étaient remis à pousser dans cette humidité perpétuelle. Des caillots ferrugineux, rouges comme du sang, flottaient à la surface des canaux. Des flaques verdâtres, sinistres, croupissaient çà et là…

Tout à coup, un souffle véhément fouetta le visage de Cécilius. On approchait d’un puits d’aérage.

« Attention ! » cria le contremaître, en poussant une porte massive, devant laquelle étaient tendues des toiles grossières, et qui servait à régler le tirage.

Aussitôt les lampes s’éteignirent. Ils essayèrent inutilement d’allumer les torches. Des trombes d’air s’engouffraient à travers la galerie toujours plus basse :

« Marche derrière moi, maître ! cria Mappalicus : tu sentiras sous tes pieds, comme les degrés d’une échelle, les bourrelets de terre tassés par les pieds des mineurs ! »

Ils s’enfoncèrent à tâtons dans la nuit. L’ouragan faisait rage, l’eau jaillissait plus drue. À de certains moments, devant des crevasses béantes, que l’on devinait toutes proches, on percevait un formidable écroulement de cataracte. Et ce bruit d’abîme, cette course folle des eaux aveugles dans la ténèbre lourde, impénétrable, dans ce grand vent venu on ne savait d’où, avait quelque chose d’effrayant.

« Baisse-toi, maître ! Prends garde à la roche ! » criait, dans l’obscurité opprimante, la voix du mineur, qui avait jusqu’au bout des doigts et des orteils la notion instinctive des lieux.

Peu à peu, le vent s’apaisa, mais les eaux grondaient toujours. Mappalicus alluma finalement les deux torches et l’on se remit en marche dans la galerie déserte. Rien, pas un être vivant, rien que la fureur des torrents déchaînés. Puis ce grondement lui-même se tut, la pluie intermittente des voûtes s’arrêta, et les murailles grises continuaient à défiler sans fin, comme au bord d’une route d’éternité.

Cécilius se sentait harassé déjà. Il allait, entraîné par le contremaître, attentif uniquement à se préserver des heurts et des faux pas, lorsque, dans le lointain nocturne de la galerie, il distingua quelques petites lueurs qui se déplaçaient. En même temps, l’atmosphère se faisait plus pesante. Une odeur chaude, animale, puis bientôt une puanteur intolérable, le suffoquèrent. On percevait une vague rumeur, des cris étouffés qui semblaient avoir traversé d’immenses étendues opaques de matière souterraine. Enfin, à travers la fumée asphyxiante des torches, dont la flamme dansait dans un halo de poussière très fine, une sorte de crypte géante apparut, coupée, de distance en distance, par de gros piliers naturels qui soutenaient le toit fendillé. Une foule grouillante s’agitait vaguement dans les demi-ténèbres. Continuellement, de nouvelles équipes de travailleurs arrivaient par les galeries qui débouchaient sous la crypte, comme des avenues autour d’un rond-point. Les fouets des gardes-chiourmes claquaient dans l’ombre, des hurlements montaient, se répondaient en échos déchirants le long des corridors.

« C’est le solvicatenas, dit Mappalicus, l’endroit où l’on ôte les entraves à ceux qui vont travailler et où on les rattache à ceux qui rentrent du chantier.

– Mais quel besoin de les frapper ? dit Cécilius, que cette nouvelle confrontation avec la souffrance des misérables mettait mal à l’aise.

– Ah ! maître, ignores-tu qu’ils s’exècrent entre eux beaucoup plus qu’ils ne nous détestent, nous leurs geôliers ?… Si nous n’étions pas là avec nos nerfs de bœuf, ils se massacreraient les uns les autres. »

Effectivement, la plupart avaient une apparence d’animaux féroces qui rentrent leur colère sous la menace du dompteur. Pieds nus, la tête à demi rasée, le front brûlé d’une marque rouge, n’ayant pour tout vêtement qu’une blouse courte et un tablier de cuir froncé autour des hanches, ils défilaient deux par deux, le pic d’abattage ou la barre à forer sur l’épaule. Un chef d’escouade, un colosse, armé d’une massue en cœur de chêne, les talonnait de près. Et, sans cesse, par petits groupes de six, ils débouchaient des galeries pleines de tumulte et de lueurs intermittentes, dans un courant d’air chargé des mêmes émanations chaudes : odeur de misère et de pourriture, fétidité d’étable humaine. On sentait devant les bouches de ces vomitoires, qui se développaient pendant des lieues, comme la respiration d’une ville énorme et lointaine, le halètement de tout un peuple de damnés.

« Mais combien sont-ils donc ? jeta tout à coup Cécilius, que ce défilé interminable hallucinait.

– Je ne sais, maître, dit Mappalicus. Pour moi, j’en ai plus de deux mille sous mes ordres… Qui peut connaître leur nombre ? Ils sont des milliers, venus de tous les pays du monde. Ils vivent dans des cryptes comme celle-là, parqués à la façon des bêtes, mangeant, dormant, satisfaisant leurs besoins en une promiscuité dégoûtante. Ils n’en sortent que morts, pour ne pas achever d’infecter la mine. Alors, on leur accorde l’honneur de passer par le puits des chefs. On les remonte sur le plateau qui t’a descendu. C’est ce qu’ils appellent, par moquerie, l’apothéose. Devant un cadavre des leurs, ils ricanent : « Encore un qui va monter au ciel ! »

À ces propos atroces, l’ami de l’évêque Cyprien sentit plus douloureusement les aiguillons de sa conscience. Comment avait-il pu rester si longtemps sans s’inquiéter d’une pareille abomination ?… Et voilà que, comme un écho ironique de ses pensées, la phrase voluptueuse prononcée l’autre jour par Julius Martialis sonnait de nouveau à ses oreilles : « La vie est douce. » Ah oui ! en vérité !… À cet instant, une équipe, de mineurs passa devant lui. L’expression de haine homicide, qui, à sa vue, flamba dans les yeux d’un condamné, le transperça comme un coup de stylet. Mais le pire, c’étaient les orbites sans regard de certains manœuvres. Aveugles, on les plaçait sur un échelon d’une des descenderies, et ils restaient là, cariatides vivantes, passant à l’homme de l’échelon supérieur des couffins de minerai, recommençant pendant des heures le même geste d’élever et d’abaisser leurs bras… Une honte de plus en plus consciente accablait Cécilius. Car non seulement il tolérait cela, mais lui, le principal fermier de Sigus, il vivait de la torture de ces misérables. Parfois il s’arrêtait, comme si le poids du remords ralentissait sa marche.

« Hâte-toi, maître ! lui cria son guide. Nous avons à marcher encore pour trouver Privatianus… »

Et ils s’engagèrent dans une galerie montante, assez basse de plafond. Près de l’entrée, Mappalicus, éclairant la muraille avec sa lampe, fit lire à son compagnon, gravée au couteau dans le roc, cette inscription en caractères naïfs : Chantier découvert par Hermotime, affranchi de Notre Seigneur. À peine visibles, une palme et une croix monogrammatiques gravées plus bas avertissaient les initiés que l’auteur de l’inscription était chrétien.

« Tu vois, dit le mineur, ces signes sont une consolation pour les nôtres… J’ai connu Hermotime déjà vieux. Il restait ici, comme moi, pour adoucir quelques souffrances et gagner au Christ quelques âmes… »

Cécilius songeait : « Et moi, qu’ai-je fait ? Quelles souffrances ai-je adoucies ? Quelles âmes ai-je gagnées ? » Il songeait ainsi, marchant de plus en plus courbé, se cognant le front au boisage. Brusquement, la piste montante s’inclina d’un mouvement rapide. Du haut en bas du couloir on entendait un vacarme de ferrailles, de choses lourdes qu’on entre-choquait. Le bruit se rapprocha, devint assourdissant :

« Gare-toi ! Vite, vite ! » lança le contremaître, en se retournant.

Ils n’eurent que le temps de se blottir dans une niche creusée à même la paroi. Tout près d’eux, un train de voiturettes se précipitait en avalanche, suivant les ornières creusées par leurs roues. De l’autre côté, se cramponnant à une corde qui longeait la muraille, des adolescents squelettiques tiraient à grands coups de reins, au bout d’une chaîne attachée à leur ceinture, d’autres voiturettes chargées de minerai. Ils disparurent, avec le tapage expirant, dans la nuit de la galerie mouchetée de petites flammes tremblotantes.

En bas du plan incliné, Cécilius commença à butter dans des gravats mouvants et dans des détritus de toute sorte. A droite et à gauche du corridor, des boyaux étroits comme les soupiraux d’une cave conduisaient à des chantiers en exploitation. Dans le lointain, on entendait le heurt intermittent des pics et des voix humaines qui paraissaient venir des profondeurs de la terre. Parfois le soupirail montrait, tout proche du regard, à travers une poussière jaunâtre, des visages inondés de sueur, des échines courbées, dont les vertèbres saillaient, des jambes et des bras pliés dans des postures violentes. Et tous ces corps écrasés sous l’éboulement des roches, convulsés et rétractés sous l’oppression de la pierre, se tordaient à la rouge clarté des lampes, comme des corps de suppliciés vus à travers la flamme d’un brasier.

Des enfants, agiles malgré leurs chaînes, se glissaient en rampant dans l’ouverture des boyaux. Ils reparaissaient l’instant d’après, poussant devant eux des corbeilles pleines de minerai. Des femmes à demi nues recevaient les corbeilles et les entassaient sur les véhicules traînés par les adolescents… Ainsi tous les âges et tous les sexes étaient enfermés dans la géhenne souterraine.

« C’est le pire, dit Mappalicus, cette promiscuité où ils vivent ! Tu ne peux pas te l’imaginer, maître ! La mine est une Sodome, un enfer de luxure et de dépravation. »

Cécilius n’osa pas répondre. La pensée qu’il était le complice, fût-ce involontaire, de cette infamie le terrassait. Donc, il ne leur suffisait pas de martyriser, il fallait encore souiller l’enfance ! Malgré toutes les excuses et tous les prétextes de la sagesse pratique, il y avait là une iniquité révoltante, une chose qui ne devait plus être, qui ne serait plus !… Le fardeau invisible sous lequel il pliait lui semblait accru. Les reins cassés, il cheminait, en se courbant, sous la voûte du couloir extraordinairement bas. L’air devenait réellement irrespirable. On étouffait, on suffoquait de chaleur. Puis il faisait froid, un froid glacial : l’humidité pénétrante recommençait. À la lueur de la lampe, les fleurs d’écume luisaient sur les rondins de soutènement. Les moindres blancheurs, les moindres parcelles brillantes prenaient un éclat fantastique. Soudain, tout s’effaçait. Et l’on ne percevait plus aucun bruit dans les ténèbres qui semblaient s’épaissir à chaque pas.

« Regarde, maître ! dit Mappalicus qui, par habitude, frappait la paroi avec sa massette de mineur : voici encore des inscriptions tracées par nos frères ! »

Levant sa lampe, il déchiffrait des lignes écrites au charbon et qui se poursuivaient comme des hirondelles le long d’une muraille. La plupart du temps, c’était un simple mot : Vie, vie, vie ! répété avec une sorte d’acharnement mystique. D’autres fois, la promesse d’immortalité s’exaltait comme un cri prophétique : Tu vivras… Tu vivras dans le Christ… Tu vivras éternellement… Et plus loin : Lucilla, puisses-tu vivre avec les tiens !… Lucilla, ma douce amie, tu vivras éternellement en Dieu… Au-dessous, quelqu’un d’illettré, un homme du peuple sans doute, avait écrit en latin barbare : Saintes âmes, souvenez-vous du pauvre Marcianus !… En lisant ces appels tout frémissants d’un espoir invincible, les paupières de Cécilius s’emplissaient de larmes. Quelle confiance, quelle ardeur de foi !… Comme de lamentables oiseaux emportés par la tourmente, les âmes fraternelles perdues dans cette nuit d’horreur se cherchaient, se faisaient signe, finissaient par se retrouver, ne fût-ce qu’une minute. Elles n’étaient pas seules dans ces ténèbres. Par la mutuelle charité des frères, un rayon du Christ parvenait jusqu’à elles : Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles… Et le cri de ralliement qui montait de toutes ces pierres : « Tu vivras, tu vivras dans l’éternité, » ce défi jeté à la mort par des suppliciés qui étaient déjà des cadavres, avec quel éclat fulgurant il résonnait dans ce silence de sépulcre ! Cécilius s’était agenouillé devant la dernière inscription : « Souvenez-vous du pauvre Marcianus ! » et, pour que le vœu du misérable fût exaucé, il le commémorait dans le Christ.

Cependant Mappalicus qui l’avait devancé, revint sur ses pas, le toucha à l’épaule :

« Maître, dit-il, si tu t’arrêtes continuellement, nous arriverons peut-être trop tard… Il n’y a plus que quelques pas à faire. Privatianus est ici tout près, dans son écurie. Car, — je te l’ai dit, n’est-ce pas ? — le malheureux soigne les chevaux de la mine. Il était trop faible pour manier le pic ou porter des fardeaux. Grâce à moi, il a obtenu ce travail plus doux… Mais presse-toi, car nous sommes en retard. Les charretiers vont être là dans un instant pour prendre leur repas : il ne faut pas leur donner de soupçon !… »

Bientôt, en effet, ils parvinrent à un carrefour encombré de chariots vides, que les chevaux traînaient en longues files vers les chantiers. Dans un renfoncement de la paroi, un rais de lumière filtrait par une fente verticale. Mappalicus poussa une porte feutrée de grosse toile de sac : une odeur chaude de bêtes et de fourrage s’en exhala. L’écurie était creusée en cet endroit, un peu en retrait de la galerie. Elle semblait déserte. La lampe pendue au toit n’éclairait, près de l’entrée, qu’une statuette de divinité dans une niche fleurie de guirlandes : c’était celle d’Épone, la déesse des écuries, figure de paysanne aux joues vermillonnées, qui, d’une main, s’appuyait sur une fourche et, de l’autre, tenait une étrille. Les chevaux travaillaient au dehors. Dans le halo trouble on ne distinguait que des amoncellements de litières et, tombant en lambeaux poussiéreux de toutes les saillies du plafond et des murailles, d’invraisemblables toiles d’araignées.

Près du coffre à orge, un vieux dormait, recroquevillé dans la paille, la respiration rauque et embarrassée :

« C’est lui ! dit Mappalicus. Vois, maître, on dirait un mort ! »

La face livide, comme empoisonné par les exhalaisons de la mine, il était d’une maigreur presque risible. Les entraves pesantes qui lui emprisonnaient les deux jambes se rattachaient par une chaîne à sa ceinture, de sorte que le prisonnier, perpétuellement courbé, ne pouvait jamais redresser sa taille. De la tête aux pieds, pas une place de son corps n’était intacte. Les brodequins, les verges, les ongles de fer l’avaient sillonné partout d’entailles et de cicatrices. Un coup de fouet lui avait arraché le lobe de l’oreille et balafré la joue. Son front rasé portait la brûlure rosâtre de la marque. Ses clavicules se creusaient en salières profondes, et, sous l’étoffe rugueuse de sa blouse, on voyait son cœur battre, comme s’il était à nu. Une de ses mains saignait : sans doute, il avait été mordu par les rats pendant son sommeil.

Mappalicus, s’approchant avec précaution, le poussa doucement :

« Père, père, éveille-toi ! »

Lentement, le vieillard se souleva sur un coude et, aidé par le contremaître, qui soutenait ses entraves, il s’assit sur le coffre à orge.

« Tu vois, lui dit celui-ci, en montrant Cécilius, c’est un ami de Cyprien qui vient te chercher… »

La face du martyr s’illumina, tandis que ses prunelles, habituées aux ténèbres, semblaient éteintes. Il s’écria : « Cyprien ! l’apôtre de Dieu ! »

Son cri jaillit avec une telle intensité d’amour, que la présence réelle du grand évêque n’eût rien ajouté à la tendresse qui débordait de son cœur. Soudain, il se laissa tomber sur ses genoux, et, se prosternant devant Cécilius, il s’efforçait de lui baiser les pieds, comme s’il était Cyprien lui-même :

« Je t’en prie, frère, dit Cécilius qui se dérobait, ce serait plutôt à moi de baiser tes chaînes !… Laisse-moi au moins te donner le salut fraternel ! »

Le vieillard s’étant relevé, tous deux s’accolèrent :

« Je te le donne, reprit le visiteur, pour Cyprien, notre père.

– Tu es un de ses prêtres, n’est-ce pas ? dit Privatianus, en se rejetant en arrière, pour mieux le contempler.

– Non, je ne suis qu’un laïque… un ami de ton évêque. »

À ces paroles, le vieil exorciste laissa retomber ses mains d’un geste accablé. Son visage illuminé se voila tout à coup :

« Alors, dit-il, je n’ai plus qu’à mourir !… Mes compagnons, Gudden et Baric, sont morts dans la vaine attente du Banquet dominical. Pour moi, ce qui m’a soutenu jusqu’à ce jour, c’est l’espoir que Cyprien me procurerait au moins cette consolation de goûter une dernière fois sur cette terre la saveur de Pain de vie…

– Ici, tu le sais bien, dit Cécilius, c’est impossible. Je ne saurais moi-même faire lever cette interdiction… Mais laisse-toi sauver, je t’en supplie !… Mappalicus t’expliquera notre plan… Demain, si tu veux, tu seras libre ; tu assisteras chez moi au divin Sacrifice…

– Ou j’y assisterai dans le ciel avec le Christ !

– Encore une fois, je t’en conjure, laisse-toi sauver ! » Privatianus secoua la tête, et, avec un pâle sourire : « Je n’ai aucun espoir en ce monde… Fais ce que tu voudras… ce que le Seigneur voudra ! »

Cécilius contemplait ce frêle corps de supplicié, sur qui les bourreaux s’étaient si longtemps acharnés. Il touchait les cicatrices de ses épaules, palpait la plaie de sa main, et, promenant un coup d’œil sur l’écurie sordide, il considérait cet homme cultivé (Privatianus était un ancien grammairien) qui était devenu palefrenier, et qui consentait à cette déchéance, qui endurait toutes ces tortures, depuis des mois et des années, uniquement pour attester qu’un Juif de Nazareth, qu’il n’avait jamais vu, qui avait été crucifié deux cents ans auparavant, était ressuscité d’entre les morts ! Et ce témoignage en faveur du Dieu très doux, mort pour le salut de tous les hommes, ce vieil infirme était venu le donner au monde là où le monde foulait le plus durement les hommes, dans ces limbes douloureuses dont les damnés souffraient sans espérance !… Au prix d’une telle abnégation et d’une telle foi, combien son œuvre, à lui Cécilius, était médiocre, combien sa petite sagesse pratique était dérisoire et même un peu lâche !…

Il ne put résister à ce reproche de sa conscience. A son tour, il se jeta aux pieds du martyr, en sanglotant :

« Bénis-moi, mon père ! Je ne suis que cendre et poussière devant toi. Je suis plus vil que ce fumier !

– C’est au Christ de te bénir, dit Privatianus. Moi, je ne suis qu’un misérable moribond, dont les yeux ne te voient même plus…

– Tes yeux qui ont accepté ces ténèbres sont dignes de voir le Seigneur !

Cependant Mappalicus, qui faisait le guet derrière la porte, l’entre-bailla, en criant vers l’intérieur de l’écurie :

« Maître, il est temps de partir ! Voici les hommes qui rentrent du travail ; ce serait mauvais si l’on nous trouvait tous les trois ensemble. »

Cécilius étreignit une dernière fois le martyr :

« Salut, frère ! Je suis heureux et plus fier que si j’avais vu César lui-même.

– Adieu ! dit le vieillard. Souviens-toi de Privatianus ! »

Et, de ses yeux vagues, avec l’angoisse de la séparation irrévocable, il suivit jusqu’au seuil de la porte ténébreuse celui qui allait remonter vers la lumière…

Le soir même, en reprenant la route de Cirta, Cécilius, de plus en plus halluciné par les images toutes vives de cette infernale descente, arrêtait dans son esprit des résolutions radicales et violentes. Il se gourmandait de sa mollesse, et, tout en évoquant la marque infamante imprimée au fer rouge sur le front de l’exorciste, il se disait : « J’étais aveuglé ! C’est Cyprien qui a raison ! »