Sanguis martyrum/Deuxième partie/II

Mame (p. 87-101).

II

LES RAISONS DE CÉCILIUS

La nouvelle d’une persécution imminente avait d’abord atterré Cécilius Natalis. Jusqu’au moment du départ de Cyprien, il était resté en proie à l’obsession des terrifiantes images évoquées par son ami. Puis bientôt son esprit lucide et ferme avait repris le dessus. Et d’abord, sitôt l’évêque parti, il s’était empressé de quitter la villa des Thermes pour rentrer à Muguas, afin d’ôter tout prétexte aux accusations. Il convenait que la maison où les magistrats soupçonnaient une réunion illicite fût abandonnée par son maître, comme en témoignage officiel d’obéissance aux ordres du légat.

Dans ce calme milieu de Muguas, auprès de Birzil insouciante et rieuse, il n’était pas devenu précisément plus optimiste, mais ses idées et ses sentiments avaient repris leur pente habituelle. Encore une fois, il cherchait à s’adapter aux circonstances, à sauvegarder la paix, en tâchant de concilier les intérêts et de désarmer les haines. Son besoin un peu égoïste de repos s’accommodait trop bien de ce parti pris de modération et de cette sagesse pratique, dont il sentait toutes les insuffisances. Cependant la haute supériorité morale de Cyprien l’humiliait secrètement, et il regrettait que leur rencontre, au lieu de les rapprocher, les eût peut-être séparés davantage. Leurs cœurs ne s’étaient pas suffisamment parlé. C’était sa faute sans doute, à lui Cécilius, qui avait eu peur de s’abandonner devant son ami. Il en éprouvait comme un remords. C’est pourquoi son premier mouvement avait été de lui écrire, en quelque sorte pour se disculper. Mais il s’était dit qu’il ne s’agissait pas seulement, en cette affaire, de lui et de Cyprien, mais des frères, de l’avenir de l’Église. Il fallait prouver à l’évêque que, contrairement à ses préventions, il s’intéressait à eux, s’employait de toutes ses forces à la défense de la cause ; il fallait aussi lui donner, non seulement quelques paroles d’espoir et de réconfort, mais des certitudes rassurantes. Maintenant, après son entretien avec Julius Martialis, triumvir de Cirta, il croyait pouvoir les lui offrir.

À peine était-il de retour à Muguas qu’il lui écrivit en ces termes :


« Cher Cyprien, je t’envoie cette lettre en toute diligence par Auster, mon coureur, afin que tu saches immédiatement ce que m’a rapporté l’homme envoyé par moi à Sigus. Une saison s’est écoulée depuis que nos malheureux frères ont réussi à t’écrire. Pendant ce temps, Baric, le ciseleur, et Gudden, le cordonnier, sont morts. Mais Privatianus, l’exorciste, est toujours vivant. Sache que je pars demain pour les mines, afin de voir ce qu’il est possible de tenter pour le tirer de là et d’abord pour le voir lui-même, pour lui porter le salut et les consolations de son évêque. Cher Cyprien, je me réjouis à la pensée que je vais tenir ta place là où tu ne peux être en personne. Sans doute, je ne la tiendrai pas aussi bien que toi. Mais ton souvenir sera présent au milieu de nous, et j’aurai la joie d’être plus près de ton cœur peut-être, en faisant ce que tu ferais toi-même avec tant de bonheur.

« Très cher ami, je sais que tu ne doutes pas de mon amitié. Mais pendant ton séjour à Cirta, j’ai bien deviné que tu doutes de mon âme. C’est peut-être autant ta faute que la mienne. Si je n’ai pas osé parler, peut-être aussi m’es-tu arrivé trop prévenu contre moi. Tu ne m’as pas compris. Ce qui t’a paru tiédeur de foi n’était que prudence, souci de ta propre conservation, désir de t’épargner des soucis inutiles. Pourquoi te tourmenter ainsi sans raison sérieuse ? Eh quoi ! parce que de jeunes clercs, désœuvrés à Rome, ont voulu faire les gens importants et bien renseignés, en t’envoyant des nouvelles dramatiques, voilà que ton imagination entre en campagne. Laisse-moi te citer un mot d’un sage païen, que nous considérons comme un peu des nôtres : « Ne sis miser ante tempus ! disait Sénèque : Ne te rends pas malheureux avant le temps ! » Les maux que tu redoutes ne viendront peut-être jamais. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils ne sont pas encore venus. Je viens de causer avec Julius Martialis, que tu connais, et qui est ami du légat de Lambèse : il m’assure qu’il n’y a rien à craindre si les chrétiens se tiennent en repos. Penses-tu que Valérien Auguste, à la veille de marcher contre les Perses, veuille se mettre à dos, en nous persécutant, les populations asiatiques, qui sont, en grande partie, chrétiennes ? Et penses-tu que, pour la même raison, le légat Macrinius risque d’exaspérer contre lui les nomades et les montagnards de l’Atlas, qui, paraît-il, sont en pleine effervescence ?…

« Permets-moi de te le dire, cher Cyprien : Carthage est assurément une très grande et très savante métropole, mais, comme Alexandrie et Antioche, immodérément livrée à la fureur des sectes. Dans cette atmosphère orageuse, on perd la juste appréciation des choses. Marc-Aurèle Antonin nous reprochait l’abus des grands mots et des attitudes théâtrales. Quoique flamine des Empereurs, je n’ai qu’un médiocre respect pour les oracles de ce nouveau dieu. Pourtant il faut avouer que beaucoup d’entre nous ont une tendance à tout pousser au tragique. Ne dis pas non ! Toi-même as condamné ces excès de conduite et de langage dans des lettres adressées à ton peuple et à ton clergé. Or, en suivant une règle, qui fut autrefois la tienne, on peut arriver, à force de douceur patiente et obstinée, à dénouer des situations en apparence inextricables. Pourquoi compromettre la nôtre ? De plus en plus, le monde vient à nous. Demain, sans doute, nous l’aurons conquis. Avec un peu de prudence et de bonne volonté, ce grand changement peut s’accomplir sans causer trop de désastres ni de ruines. Sans achever d’ébranler le corps vermoulu de l’Empire, n’est-il pas possible de tout y rénover dans le Christ ? Sous le masque antique, la vie nouvelle continuerait à sourire. Tu as blâmé les mosaïques et les statues de ma villa des Thermes. Pourtant, les Heures et les Saisons païennes ne cessent pas de dérouler leurs rondes sur les murs de nos nécropoles et sur les flancs de nos sarcophages. Les Hermès Criophores se sont transfigurés en symboles du Bon Pasteur. Un jour viendra peut-être où ce qui reste de la beauté ancienne sera sauvé par les successeurs de Pierre.

« Là-dessus tu m’accuses d’avoir des faiblesses cachées pour les superstitions des Gentils. Tu crois que je ne suis chrétien que des lèvres et que mon cœur est resté attaché à ces religions de mort. Je les hais au contraire à cause de leur matérialité épaisse, de leur appétit de la chair et du sang. Je ne saurais sans répugnance assister à leurs rites. Les viandes et les graisses de leurs sacrifices, les fumées fétides, les odeurs de laine et de corne brûlée, les entrailles et les peaux des victimes, tout cela me donne la nausée. À Rome, j’étais constamment révolté par ces tueries en masse, qui, sous prétexte de cérémonies religieuses, emplissent les rues d’une puanteur d’étable et de tout un ignoble tumulte. Des vieillards me contaient qu’un jour Septime Sévère, après un sacrifice expiatoire, fut suivi jusqu’au seuil du Palatin par deux vaches noires mal égorgées, et que cela fut considéré comme un présage funèbre. N’est-ce point une chose dégradante que cette promiscuité des hommes et des bêtes sous le regards de divinités ivres de sang ? Je me rappelle ces fêtes qui n’étaient que des orgies et des ripailles, où l’on se crevait de boisson et de nourriture, où l’on tranchait et débitait des quartiers de viande à tous les carrefours, où l’on voyait se sauver le savetier du coin, cachant sous son manteau une échine de porc ou un poumon d’agneau. Des troupeaux de bœufs et de moutons montaient au Capitole, escortés par la foule, suivis par les sénateurs en corps, les chevaliers, les magistrats de la ville, tout cela piétinant dans les fientes étalées, hurlant, beuglant, bêlant pêle-mêle. Cette bestialité sacrée et triomphante, quel spectacle d’ignominie !…

« Tu penses peut-être que si je condamne de bouche ces dieux brutaux, je leur pardonne dans le secret de mon cœur, à cause de la beauté qu’ils auraient mise dans le monde, cette beauté qui respire dans le marbre ou l’ivoire de leurs statues et qui leur prête un semblant de vie. Mais cette beauté n’a rien de commun avec la superstition. Les religions de nos pères l’ignorèrent toujours, comme aujourd’hui encore celles de leurs descendants. La superstition ne crée que la laideur. Vois dans les sanctuaires païens : les idoles les plus vénérées sont toujours les plus vieilles et les plus hideuses, celles en qui le type humain se dégage à peine des formes animales. La beauté des dieux est l’œuvre des poètes, que les théologiens et les philosophes eux-mêmes n’ont cessé de honnir. Cette création de la libre poésie, ils la réprouvent et la repoussent avec des mines scandalisées. Donne à ces dévots un chef-d’œuvre de l’art à placer sur leurs autels, tu verras ce qu’ils en feront. Ce sont eux qui affublent d’oripeaux la Vénus de Praxitèle, qui l’écrasent sous les bijoux, les bagues, les colliers, les boucles d’oreille, les diadèmes et qui en font une sorte de courtisane barbare. À Syracuse, n’avaient-ils pas déformé stupidement un Jupiter olympien, en lui emprisonnant les épaules sous un manteau d’or massif ! Il fallut le sacrilège du tyran Denys qui vola le manteau, pour restituer à la statue célèbre sa noblesse primitive. S’ils salissent le seuil de leurs temples par les tueries et les cuisines de leurs sacrifices, ils en tapissent les murs d’ex-voto ridicules, dégoûtants ou obscènes, pieds-bots ou pieds tordus, ventres ouverts, hernies et goitres, membres atrophiés. Tant il est vrai que la laideur est le fruit naturel de la superstition ! Ne la crains pas pour moi, cher Cyprien ! La beauté que j’aime et où je me plais à voir un reflet de Dieu est étrangère aux idoles des Gentils.

« Mais du moins, la pensée de leurs sages aurait-elle séduit mon intelligence ? Tu le sais bien, je ne fais état de leurs philosophies que dans la mesure où elles se rapprochent de la vérité du Christ. Presque toujours j’y trouve la même matérialité que dans leurs religions. En réalité, ils n’ont jamais pu se dégager complètement de la matière. Platon lui-même, après avoir isolé splendidement son Dieu du reste du monde et avoir aperçu dans un éclair la spiritualité divine, éprouve le besoin de diviniser le soleil, les astres, le ciel tout entier. Ne pouvant nier Dieu, ils l’ont noyé dans la matière. De là, leur dévotion, d’autant plus fanatique qu’elle se croit plus positive. Y a-t-il quelque chose de risible comme un philosophe dévot jusqu’à la superstition ? C’est par cette cagoterie que les stoïciens en particulier me dégoûtent si fort. Ayant fait de la Nature le Dieu unique, ils se prosternent devant elle. À les en croire, ses lois sont toutes sages et toutes bonnes : il faut les subir non seulement avec résignation, mais avec joie. Et il ne leur a pas suffi d’écraser l’homme sous le destin, de moraliser ce qui est étranger à toute morale, de donner une intelligence à des forces brutes : il a fallu encore qu’ils relèvent les plus absurdes superstitions, en les justifiant par une louche sophistique. Pour eux, il n’y a jamais assez de temples, d’autels, de sacrifices, d’haruspices, d’augures et de devins. Aussi nous traitent-ils d’athées et d’impies. Le type de cette engeance est bien ce Marc-Aurèle Antonin, pour qui, décidément, je ne comprends pas les indulgences des nôtres. Ah ! celui-là ! comme il est agenouillé devant la Nature et ses lois ! C’est le parfait élève du stoïcisme. Il accepte tout, — la scélératesse humaine comme les catastrophes cosmiques, les atrocités de l’amphithéâtre, la cruauté des supplices, la coquinerie et la rapacité de ses amis, la luxure de sa femme, l’ignominie de son fils. Et quelle basse crédulité ! Ce disciple de Zénon consulte les mages chaldéens, se laisse duper par un vulgaire charlatan comme Alexandre d’Abonotique, et demande à ses dieux de lui révéler en songe un remède contre ses crachements de sang… Est-ce croyable ? Ne faut-il pas voir en lui un hypocrite ?… Tout au plus un pédant. Tu as dû, comme moi, t’arrêter à Rome, devant sa statue : c’est un honnête professeur de grammaire.

« Tu vois, cher Cyprien, combien je suis éloigné de ces hommes. Je suis aussi loin d’eux que tu peux l’être toi-même… Mais il importe que j’aille jusqu’au fond de tes soupçons. J’en suis sûr : tu t’imagines que, si je repousse l’idolâtrie sous toutes ses formes, je feins néanmoins, par ambition politique, de la professer publiquement. Cependant, tu devrais assez me connaître pour savoir que si, par exemple, j’ai accepté un sacerdoce impérial, c’est parce qu’il m’était impossible de faire autrement et aussi parce que j’y vois un moyen d’agir sur nos ennemis et de protéger nos frères. Les satisfactions du pouvoir ne m’ont jamais tenté. Je vais même t’avouer un sentiment bien peu chrétien, à mon grand regret : les hommes ne m’intéressent pas plus que leurs honneurs. Je les haïrais, si je n’étais obligé de croire qu’ils ont été rachetés par le sang du Christ. Je hais leur sottise et leur brutalité.. Il y a des moments où je voudrais m’enfuir, me retirer du monde, pour me donner tout à Dieu. Cher Cyprien, personne ne proclamera plus haut que moi le droit au silence et à la solitude, le droit pour toute âme de s’appartenir, et non point aux hommes. Depuis que tu me connais, mon rêve n’a pas changé : partir, m’en aller, être d’ailleurs, — ne pas être du municipe surtout !

« Que veux-tu que devienne un homme de vieille éducation commue moi, au milieu de l’agitation vulgaire et de l’anarchie de l’Empire ? Peut-être as-tu raison lorsque tu annonces comme imminente la fin du monde. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus de place pour nous dans un monde tel que celui-ci. Les foules sont reines. Tourbes des camps ou tourbes des grandes villes, — ce sont elles, aujourd’hui, qui nous donnent des maîtres. Que sont devenues les armées citoyennes de la République ? Des cohues de Barbares, conduites par des chefs, barbares eux-mêmes, les ont remplacées. Des Maures et des Parthes, des Osdroènes et des Bretons combattent pêle-mêle contre les Germains et les Marcomans. Dieu sait ce qu’il va sortir de cette Babel des armes, de cette confusion monstrueuse des peuples. Car leurs conducteurs leur ressemblent. Les empereurs sont au niveau des soldats ivrognes et rapaces qui les élisent. Maximin le Thrace était un bouvier. Caracalla fut, sous la pourpre, un boucher et un gladiateur. Même chez les mieux nés, les meilleurs comme les plus nobles, il y a toujours de l’hercule ou du mime. Hadrien abattait des lions à coups d’épieu, comme un chasseur de l’amphithéâtre. Alexandre Sévère, le philosophe, ne le cédait à aucun lutteur pour les exercices de la palestre. Il faut cet étalage de muscles pour séduire les peuples. Aussi, comme ils acclament le césar qui sait les flatter ! En revanche, celui-ci a pour eux toutes sortes de tendresses. Gorger les foules oisives, remplir des ventres toujours affamés, telle est l’œuvre impériale par excellence. Bientôt, dans toutes les grandes villes, les riches n’auront d’autre raison d’être que d’amuser et de nourrir une plèbe qui ne veut plus travailler, — de même qu’à Rome l’Élu des foules décime le Sénat et confisque les fortunes patriciennes, pour assurer la pitance du prolétaire. Celui-ci peut se croiser les bras. Chaque matin, en s’éveillant, il sait qu’il trouvera chez le boulanger son pain de gruau, cuit par les soins de César. Les jours de fête, il a son quartier d’oie rôtie et, pour le reste du temps, sa provision d’huile et de porc salé, ses allocations de farine et de légumes secs. « Si les soldats étrangers, — ce qui est bien naturel, — traitent les provinces en pays conquis, les chefs leur donnent l’exemple et sont d’ailleurs comblés de cadeaux par le maître. C’est la ruine du trésor. Lorsque j’étais à Rome avocat du fisc, je me souviens que, sur un rescrit d’Alexandre Auguste, on paya à un tribun militaire vingt livres pesant d’argenterie, six grandes patères, deux mulets, deux chevaux, deux uniformes, une robe d’intérieur, un costume de bain, cent auréus, un cuisinier, un muletier. Il faut bien habiller et meubler des officiers sortis des derniers rangs de la plèbe et qui sont venus à l’armée sans souliers. Comme celle du prolétaire, l’avidité de ces hommes nouveaux est insatiable. De là leur conviction à tous qu’une guerre doit rapporter au peuple non seulement de l’or, mais toute espèce de butin, des esclaves, des troupeaux, des grains, des salaisons, et jusqu’à des habits tout faits. Un jour viendra, pensent-ils, où l’univers entier nourrira le peuple romain. « Ce jour-là, on n’aura plus besoin de soldats. La République régnera tranquillement sur toutes les nations et jouira sans trouble de tout ce qu’elle possède. Plus d’armes, plus d’impôts, plus de guerres. Partout la paix, partout les lois romaines, partout nos magistrats !… » Ce rêve insensé, tu sais bien que je ne l’invente pas. Ces paroles mêmes, je les ai entendu prononcer par des personnages consulaires. Elles l’ont été officiellement par des empereurs et tu les trouveras consignées dans tes histoires.

« En attendant, la guerre reste l’unique moyen de rassasier les masses. L’idéal de tous, c’est l’athlète victorieux qui écrase l’adversaire, le cocher frénétique qui passe sur le ventre des autres coureurs. Et c’est pourquoi, en face de ces brutes qui tuent misérablement pour des biens périssables, nous avons dû dresser l’athlète chrétien qui se laisse tuer pour une félicité et pour une gloire immortelles.

« Cher Cyprien, si je juge ainsi ce monde charnel qui nous menace, ce monde sans beauté, sans bonté, sans justice, sans amour, tu dois comprendre de quel élan je me retourne vers la douceur et la charité du Christ. Sans doute, ceux qui habitent avec l’Agneau sont encore le petit nombre. Mais lui-même l’a dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre ! » Préparons-nous donc à posséder cette terre qui nous est promise. Mettons-nous en route pour sa conquête, et si, chemin faisant, l’ennemi nous assaille, suivons encore le précepte du Seigneur : « Quand ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre ! » Car si les enfants de l’Amour sont tués par les fils de la Haine, comment le monde se sauvera-t-il, comment la lumière prévaudra-t-elle contre les ténèbres ?… Mais, si tu trouves que ce mot de « fuite » a quelque chose de blessant pour les oreilles d’un citoyen romain, dégageons le vrai sens de la pensée du Maître, et ne disons pas : « Fuyez ! » mais « Réservez-vous pour des temps plus propices ! » Toi-même tu t’es réservé jusqu’ici pour le plus grand bien de l’Église, c’est-à-dire pour élargir la société des hommes doux et pacifiques qui adorent en esprit et en vérité.

« Je t’embrasse fraternellement, frère très aimé et très désiré, et je souhaite que tu te portes bien en ton corps mortel comme dans le Christ Jésus, Fils du Dieu vivant. »

Ayant terminé cette lettre, Cécilius s’approcha d’une fenêtre ouverte sur les jardins, pour respirer la fraîcheur du crépuscule et calmer un peu la fièvre de son cerveau. Il éprouvait une joie confuse, où il entrait un peu de vanité littéraire, avec la satisfaction d’avoir dit ce qu’il croyait devoir dire. Devant lui, par-dessus les montagnes violettes, se déployait un ciel rose et bleu, où flottaient de légers nuages orangés. Une odeur chaude, enivrante et suave, montait des parterres. Elle était exhalée par de grands lis aux pistils d’or, qui, en une longue nappe de blancheur, s’enfonçaient dans la pénombre des verdures, comme une procession de vierges qui s’avancent pour prendre le Corps du Seigneur.

Cette image s’effaça lentement dans l’esprit de Cécilius, y laissant tout un sillage de correspondances mystérieuses. Son regard remonta un peu à droite, vers une allée de cyprès coupée par un jet d’eau et terminée par une pergola, dont on distinguait les blanches colonnes sous un échevèlement de cytises. Soudain, il perçut un frôlement furtif le long de la bordure qui emprisonnait les lis. Sur la sombre muraille des buis, une silhouette glissa, une pâle figure de vieille femme, au profil coupant et aux regards aigus comme des poignards. C’était Thadir, la maîtresse du gynécée. Cécilius, en l’apercevant, tressaillit. D’un ton bref et dur, il lui cria de la fenêtre :

« Où est Birzil ?

– Sous la pergola ! » dit la vieille, dressée tout de suite dans une attitude de défense.

Puis elle ajouta, avec un haussement d’épaules : « Occupée à lire, comme toujours !

– Appelle-moi Birzil ! commanda Cécilius.

– C’est impossible ! Voici l’heure du repas.

– Eh bien ! le repas attendra ! »

La vieille, immobile, semblait vouloir résister.

« M’entends-tu ? » lui jeta Cécilius, en frappant du pied avec colère.

Elle se précipita vers l’allée de cyprès, et, tandis qu’il la suivait des yeux, une irritation croissante l’envahissait.

Sans cesse, il se heurtait au mauvais vouloir, à l’opposition sournoise de cette vieille sorcière couverte d’amulettes et toute bruissante de pendeloques. Il l’accusait de lui aliéner l’esprit de sa fille adoptive, d’entraver son influence sur elle, sans doute par haine de race et de religion. Esclave, elle était venue toute jeune du pays des Arzuges, adorateurs de fétiches. Elle avait grandi dans la maison de Pompeianus, et, petit à petit, elle avait pris un ascendant incompréhensible sur Lélia, la mère de Birzil. À ce souvenir, Cécilius se troubla… Et voici que l’enfant était soumise à l’esclave comme la mère ! C’était la fascination de la barbarie sur une nature trop affinée. Maintes fois il avait voulu renvoyer Thadir. Mais, devant les larmes de la jeune fille, il lui fallait bien céder. Malgré son adoption, celle-ci n’avait jamais consenti à l’appeler « mon père », et Cécilius attribuait cette réserve blessante aux suggestions de la vieille femme.

Il remuait encore ces pensées pénibles, lorsque Birzil parut, la démarche traînante, l’air las, enveloppée dans une stola très ample et très lâche, la tête cachée sous un voile, qui dissimulait complètement son visage et à travers lequel elle ne voyait clair que par une fente étroite, à la façon des femmes d’Arabie. Elle jeta son voile, se laissa baiser au front et s’affala sur les coussins d’un lit de repos très bas. Ses yeux vagues, comme chargés de songe, semblaient continuer la lecture du livre laissé là-bas. Elle dit, d’un ton à la fois boudeur et câlin :

« Que me veux-tu, cher grand ami ?

– Birzil, fit Cécilius en prenant son air le plus paternel, nous allons quitter Muguas. Moi, je pars pour Sigus. Mais j’ai l’intention de passer avec toi la saison chaude à Rusicade, dans une villa délicieuse, au bord de la mer… Tu m’y précéderas seulement de quelques jours… »

Mais la jeune fille se récria : elle ne redoutait nullement la chaleur, répétant qu’elle était une vraie Gétule. Puisque Cécilius partait pour le Sud, qu’il l’emmenât avec lui. Tandis qu’il s’arrêterait aux mines, elle poursuivrait jusqu’au Calcéus, à l’entrée du désert.

Que t’importe, dit-elle, Rusicade ou le Calcéus ? Les deux villas sont également agréables pour toi. Mais, au Calcéus, moi je pourrai faire de grandes courses dans le désert et dans les palmeraies… »

Et, s’exaltant tout à coup, elle se mit à battre des mains :

« Oui, oui ! je monterai à cheval du matin au soir ! J’emmènerai mes deux maurétaniens, Amour et Diomède !

– C’est absurde, dit Cécilius, de vouloir passer l’été dans cet enfer !… Birzil, tu n’es pas raisonnable. Tu n’es jamais raisonnable… Tu as des caprices tout à fait déconcertants, des lubies qu’on ne s’explique point… »

Il hésita un instant, puis, avec un accent de reproche tempéré de tendresse :

« Ainsi, pourquoi n’as-tu pas voulu voir Cyprien, mon ami ?

– Tu sais bien que je n’aime pas les chrétiens. »

Et, se blottissant la tête entre les coussins :

« A toi je te pardonne de l’être, parce que tu es très bon… Et puis parce que tu comprends beaucoup de choses…

– Lélia ! gronda Cécilius.

– Non, je ne suis pas Lélia ! Je suis Birzil !

– Tu es trop grande pour que l’on continue à te donner ce surnom enfantin…

– Enfantin, si tu veux, c’est un nom africain. Je suis une Africaine, moi, je ne veux pas être Romaine !

– Tu l’es par tes parents !

– Non, l’Afrique est mon pays ! Je l’aime, l’Afrique !… Tu la connais, toi qui as voyagé !… Oh ! tu voyageras encore ! tu m’emmèneras… ou plutôt non, je voyagerai avec mon mari… mon mari ?.. un conducteur de caravanes, un cavalier gétule ! C’est la vie, cela !

– Mais tu es folle, ma pauvre enfant !… Tes livres, ou Thadir, t’ont dérangé l’esprit.

– Non, non ! Je rêve du désert !… Je veux voir les oasis, les dunes… la fontaine d’Ammon !… Tu l’as vue, toi, cette fontaine merveilleuse, qui jaillit au milieu des sables ?…

– Oui, dit Cécilius, en allant à Alexandrie par Leptis et la Cyrénaïque.

– Et c’est vrai, n’est-ce pas, qu’elle bout, pendant la nuit, à gros bouillons, et qu’elle est glacée au lever du soleil ?… Quel prodige !

– Il n’y a rien là que de très naturel, dit Cécilius.

– Tais-toi ! Tu es un athée, comme tous les chrétiens. Tu ne crois pas aux dieux !

– Tu ne sais ce que tu dis, mon enfant. »

Mais elle ne l’écoutait point. Ses petits yeux noirs, brillants, extraordinairement dilatés, semblaient poursuivre des visions lointaines. Elle reprit, comme se parlant à elle-même :

« Et toutes les autres fontaines enchantées qui se trouvent par le monde !… Tiens ! là-bas, sous la pergola, je viens de lire dans un gros livre de ta bibliothèque qu’aux Iles Fortunées, il y a, l’une à côté de l’autre, deux sources miraculeuses, l’une qui guérit les maladies, l’autre qui donne un rire inextinguible et qui fait mourir… Mourir ! Est-ce qu’on peut mourir ?… Si je mourais !…

– Il faudra bien y penser un jour, petite Birzil ! dit Cécilius gravement.

– Tais-toi, tais-toi, je t’en prie ! »

Elle-même se tut un instant, mais emportée par sa rêverie nostalgique :

– Que de choses à voir !… Le jardin des Hespérides avec ses fruits d’or ; la montagne d’Atlas si haute qu’on y voit se lever le soleil à minuit ; et derrière le rivage stérile des Nigritiens, ces bois délicieux de citronniers et de térébinthes tout remplis d’éléphants ! Et l’étrange pays des Éthiopiens, hommes admirables qui cultivent toutes les vertus, dit le livre… »

Cécilius éclata de rire :

« Ce sont des nègres affreux à la peau plissée comme celle des vieilles femmes, ou des caméléons !

– N’empêche ! c’est dans leur pays qu’on rencontre les tables du Soleil… oui, des tables toujours servies ! Les passants ont beau y manger, les mets renaissent sans cesse par la volonté des dieux… Ah ! que je voudrais dîner à la table du Soleil ! Est-ce que tu ne voudrais pas, toi ?… »

Elle l’éblouissait par ces mirages d’imagination, elle le charmait par toutes les caresses de sa voix. Cécilius la contemplait avec ravissement, à demi soulevée sur son coude au milieu des coussins, les yeux vagues et en apparence toujours songeurs. Sentant le moment propice, elle dit d’un petit air suppliant :

« Alors, tu veux bien que j’aille au Calcéus ? »

Cécilius sourit de la ruse ingénieuse et obstinée :

« Soit ! Tu iras au Calcéus passer un mois, sous la garde du vieux Trophime, mon écuyer.

– Et j’emmènerai Thadir… »

Exaspéré par cet entêtement, il fit un geste violent de colère et de dénégation. Birzil, la tête enfouie dans les coussins, se mit à pleurer, à sangloter :

« Allons, j’y consens, dit Cécilius, vaincu : tu emmèneras Thadir ! »